L’Âme chevaleresque du Japon

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L’âme chevaleresque du Japon


On l’exprime en un seul mot : Bushido !

La traduction littérale est : « Règles de conduite des guerriers », c’est-à-dire « devoirs de la chevalerie », ou, plus brièvement « Chevalerie ». Bushi est un terme sino-japonais, signifiant sentinelle, escorte, comme en anglais « knight », et en allemand « knecht », dans leur acception primitive. Chez les Japonais, il est synonyme de Samurai, « l’homme à deux sabres du Japon féodal » ; mais depuis, il a été appliqué à tous les combattants japonais de l’armée de terre et de mer.

« L’Âme du Japon », tel est le sens que donnent au mot Bushido des écrivains distingués, comme le baron Suyematsu et le Dr Inazo Notibé. Il serait peut-être plus exact de traduire par « l’Esprit du Japon ».

On dit aussi Yamato-Damashii pour rendre l’idée d’Esprit du Japon. Mais cette expression est symbolique ; elle fait allusion à la fleur du cerisier, qui est aussi l’emblème de la marine japonaise. Voici, à ce sujet, une citation du poète Motoori :

 « Îles bénites du Japon.
Si des étrangers essayent de pénétrer l’Esprit d’Yamato,
Dites-leur ceci :
La fleur du cerisier s’épanouit, sauvage et parfumée,
Sous les rayons roses du Soleil Levant. »


I

C’est le Bushido, à en croire les Japonais, qui leur a valu leurs succès passés, et c’est lui qui leur vaut leurs victoires actuelles sur les Russes. Cette conviction, que partage l’état-major général, le maréchal Yamagata a essayé de l’exprimer en remettant aux attachés militaires étrangers et à quelques-uns de nous, correspondants de la guerre à la suite de l’armée japonaise, un exemplaire, en une édition de luxe, du fameux livre du Dr Nitobé sur le Bushido. Dans ce livre, dont l’original est en anglais, l’auteur dit ceci :

« C’est grâce à ses canons Krupp et à ses fusils Murata, a-t-on dit, que le Japon est sorti victorieux de sa dernière guerre, et ce succès, a-t-on ajouté, est dû aux études militaires modernes. Tout cela n’est vrai qu’à moitié. Les canons et les fusils les plus modernes ne tirent pas seuls. Le système d’éducation militaire le plus parfait ne peut faire d’un lâche un héros. Non, les batailles sur le Yalou, en Corée et en Mandchourie, furent gagnées par les âmes de nos pères guidant nos bras et battant dans nos cœurs. Elles ne sont pas mortes, ces âmes, les esprits de ces guerriers, nos ancêtres. Ceux qui ont des yeux pour voir peuvent les voir distinctement. Nos hommes, tout en ayant les idées les plus modernes, conservent en entier toutes les traditions du passé dans leur cœur. C’est avec raison que nous disons : « Grattez un Japonais, et vous trouverez un Samurai. »


Il en est de même du proverbe français : « Grattez le Russe, et vous trouverez le Tartare. » Chose assez curieuse, c’est aussi un Russe qui a le plus ouvertement émis la théorie que ce n’est ni la perfection des armes, ni la supériorité du nombre, ni le génie des chefs, qui remportent les victoires et font le succès à la guerre, mais plutôt l’esprit des hommes derrière les canons et l’esprit du peuple derrière les hommes. C’est dans le livre remarquable de Tolstoï, Guerre ou Paix, que je trouve cet enseignement. Dans son autre livre sur La Physiologie de la Guerre, le même auteur insiste sur cette question d’une façon encore plus précise ; il s’exprime ainsi qu’il suit :


« La science militaire juge la force des troupes par leur nombre. C’est Napoléon qui a dit que le Dieu des batailles est toujours du côté du plus grand nombre de bataillons.

« Une telle assertion fait reposer la force d’une armée, suivant la science militaire, sur cette théorie en mécanique, qui, considérant des corps en mouvement, et par rapport à leurs masses seulement, affirme que leur force de mouvement est égale ou inégale, selon que leur masse est égale ou inégale. En guerre, le mouvement des troupes est le produit de la masse multipliée par une quantité inconnue x.

« La science militaire ayant découvert, en relevant un grand nombre d’exemples dans l’histoire, que les masses de troupes ne correspondent pas à la force des armées, et que de petits détachements en ont vaincu de gros, admet confusément l’existence d’un facteur inconnu qu’elle cherche à s’expliquer, tantôt par des combinaisons géométriques, tantôt par des différences dans l’armement, mais surtout, — parce que cela lui semble le plus simple, — par des différences dans le génie des chefs.

« Mais c’est en vain que l’on attribue cette faculté au facteur en question ; les résultats ne sont pas en harmonie avec les faits historiques. Il faut renoncer à cette fausse idée, tant chérie des créateurs de héros, que si les dispositions prises par les généraux ont été bien conçues et exécutées, dans une guerre, c’est là l’x cherché.

« "L’x est l’esprit des troupes, c’est le désir plus ou moins intense de tous les hommes qui en font partie, de se battre, sans considérer s’ils sont sous les ordres d’un homme de génie ou sous les ordres d’un imbécile, s’ils se battent sur deux ou trois lignes, s’ils sont armés de massues ou de canons tirant 30 coups à la minute.

« Les hommes prêts à se battre se placent toujours dans la position la plus avantageuse pour la lutte. Les hommes qui s’inquiètent plutôt de la victoire que de la possibilité de leur mort, sont tenus d’être supérieurs à ceux qui préfèrent échapper sains et saufs. L’esprit de l’armée est le facteur qui, multiplié par la masse, donne pour produit le pouvoir. »


La théorie de Tolstoï, qu’il pousse, selon son habitude, jusqu’à la dernière limite du raisonnement, a trouvé une admirable confirmation dans la chute de Port-Arthur. En admettant que tous les autres succès des Japonais remportés sur les Russes, sur terre, soient dus à une stratégie supérieure ou à une supériorité numérique en temps utile, la prise de la forteresse de Port-Arthur résulta presque entièrement de la supériorité de l’esprit de combat des Japonais. C’est seulement devant Port-Arthur, il ne faut pas l’oublier, que les listes des pertes des forces opposantes montrèrent chez les Japonais un nombre beaucoup plus considérable de tués et de blessés. La vraie première bataille à Nanshan, où les Japonais perdirent cinq fois plus d’hommes que leurs adversaires, ne fut gagnée que par un élan irrésistible de la part des soldats Japonais. L’opinion d’un stratégiste allemand, capable d’ailleurs, qui écrivit pour la Gazette militaire de Berlin un article où il soutient que la position de Kinshow fut enlevée aux Russes par un mouvement de flanc stratégique de l’infanterie japonaise, n’est pas soutenable, attendu que l’étroite bande de terrain attenant à Nansha n’a que quatre kilomètres de large, et que la ligne des forts russes de chaque côté s’étendait jusqu’au bord de l’eau. De plus, le renfort tardif apporté à l’un des flancs par l’artillerie sur bateaux des Japonais, fut compensé par le renfort de l’artillerie sur bateaux des Russes engagés sur l’autre flanc ; un assaut d’infanterie, exécuté dans un espace aussi limité, quelques-uns même des assaillants, sur la droite, ayant à entrer dans l’eau, ne peut être appelé qu’une attaque de front.

Quant à la chute de Port-Arthur, il est vrai que le général Stoessel a prétendu que ses forces étaient inférieures à celles des assiégeants, dans la proportion de un à trois, et que ses munitions de siège étaient épuisées ; mais cela n’a pas été prouvé par les faits. À l’époque même où il me disait, étant à Port-Arthur, que ses gros projectiles ne suffisaient pas pour résister à une attaque, j’apprenais du général Kondratenko qu’il en restait encore pour plusieurs mois. L’opinion du général Stoessel, qu’il me fit connaître aussi à la même époque, était que les forces japonaises assiégeant Port-Arthur s’élevaient à plus de cent vingt mille hommes. En fait, ces forces, ainsi que je l’appris quelques jours après, me trouvant au quartier général du général Nogi, montaient à peine à cinquante mille hommes.

Ce fut le Bushido qui conquit Port-Arthur. Le principal partisan vivant du Bushido est, en réalité, si l’on en croit les Japonais, le général Nogi. Parmi les Bushi du Japon qui sont devenus proéminents durant la guerre russe, le général Nogi n’a eu qu’un rival d’une valeur égale à la sienne, le commandant Takeo Hirose, qui donna sa vie pour sauver un de ses hommes, dans une tentative désespérée de Togo pour fermer l’entrée de Port-Arthur. Ce fut Hirose qui composa pour sa mort un chant du cygne adressé au « Soleil Levant » et aux « Fleurs de Cerisier » du Japon. Ce fut lui aussi qui introduisit une nouveauté dans la vie militaire en écrivant, du champ de bataille, des lettres à ses amis en Russie, leur disant combien il regrettait que leur amitié fût interrompue par la cruelle explosion de la guerre. Probablement aussi Hirose eut à renoncer à une jeune fille qu’il aimait, parce qu’elle était Russe, et que la guerre avec son pays était inévitable.

Ce même héros populaire, comme suprême distinction, était un champion lutteur du Jiu-jitsu, le jeu national du Japon. À sa mort, toute la nation prit le deuil, et son nom fut inscrit dans le temple de la renommée, comme un des dieux de la guerre du Japon. Son affirmation, en mourant, qu’il reviendrait à la vie sept fois pour combattre pour les générations futures du Japon, a été acceptée avec une foi aveugle par sa nation.

Le général Nogi, quoique n’étant pas de première jeunesse, et sans le charme et l’ardeur romantique qui distinguaient Takeo Hirose comme le marin poète de sa race, n’en est pas moins, dans l’esprit de tous les Japonais, considéré comme l’égal de tous les héros. Lui aussi est un poète et un pratiquant du Jiu-jitsu, aussi bien qu’un guerrier. De plus, c’est un champion parmi les partisans du sabre et un amateur de chevaux, prédilection plutôt rare chez ses compatriotes, tous généralement hommes de mer. À ce propos, on dit de lui que ses chevaux de bataille sont mieux logés à Tokio que ne l’est sa famille ; on dit encore que du vivant de ses fils, il était capable de les tenir en échec tous les deux à l’escrime avec des sabres de Samurai. Ses prouesses comme lutteur selon les règles du Jiu-jitsu, datent de sa jeunesse, quand, durant la guerre de Restauration, ayant reçu un coup de sabre à la jambe, il réussit à saisir, dans une lutte corps à corps, deux de ses adversaires qu’il entraîna avec lui, par dessus bord, dans une rivière, et seul il fut sauvé. Comme poète, il aurait été remarquable rien que par la courte et touchante poésie qu’il composa devant Port-Arthur, après la mort de son fils aîné. Cette poésie est devenue, depuis, un chant funèbre guerrier des plus connus au Japon ; elle est ainsi conçue :


« Désolé et triste est l’aspect qui frappe l’œil sur le champ de bataille, où un carnage a eu lieu récemment sur une étendue de plusieurs milles. L’air est encore rempli de l’odeur du sang qui trempa la terre.

« Et en m’arrêtant devant la forteresse de Kinchow sous les rayons du soleil couchant, les mots me manquent pour exprimer mes tristes pensées. Mais voyez donc, mon brave cheval de guerre même baisse la tête. »


D’innombrables poèmes ont chanté la gloire de Nogi et de ses fils tués sur le champ de bataille. En voici un qu’il a reçu de son pays natal, d’un inconnu sympathisant avec lui, qui le lui a adressé au Shado :


« Le frère aîné était le plus brave des braves, c’était Katsunori.
« Le cadet, Yasunori, était à la fois courageux et accompli.
« Leur père, le général, s’appelait Akinori. Il était ferme et indomptable.
« Quand l’un est rapporté mort chez toi, retarde ses funérailles, attends que les deux autres suivent, et ensevelis-les tous les trois dans un tombeau.
« Mourir en combattant est le sort commun à tous les guerriers.
« Là-bas, à Nanshan, dans l’ardeur de la lutte, le fils aîné est tombé en faisant face à l’ennemi.
« Ensuite, à Port-Arthur, quand les obus sifflaient,
« La branche cadette fut brisée et arrachée du vieux tronc


Le général Nogi, à ces nouvelles, conserva un visage aussi calme que jamais, sans laisser échapper un signe de tristesse, au milieu du deuil général.

Mais quelle ne fut pas l’agonie de cette mère suivant le char funèbre qui emportait son premier-né ? Sa douleur ne pouvait être plus grande que celle de la nation entière pleurant ses fils.

À une époque lointaine, il y avait déjà trois loyaux seigneurs de Kusinoki, dont les fils étaient tous tombés sur les champs de bataille pour leur souverain.

À ce glorieux exemple, célèbre dans l’histoire du Japon, vient d’être ajouté l’exemple des trois Nogi.

L’histoire remarquable de la chute de Port-Arthur ne sera jamais racontée aux générations futures du Japon, sans les faits d’armes héroïques des trois Nogi.


II


Maintenant, quels sont les principes du Bushido ? Cette question est aussi difficile à résoudre ex abrupto que le serait l’explication en quelques mots, de l’essence de la chevalerie des pays de l’Occident. Tout ce que l’on peut faire est de citer les exemples de quelques-uns des plus fameux héros Japonais qui passent pour avoir personnifié le Bushido, comme Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, personnifie la chevalerie française. Essayons donc de donner un aperçu des principaux points de l’éducation d’un Bushi.

Au temps féodal du Japon, elle comprenait l’escrime, le tir à l’arc, le jiujutsu (la lutte), le yawara (l’art de se défendre), l’équitation, la tactique militaire, l’écriture, la poésie, la musique, l’histoire et la morale. Le yawara, ce noble art japonais, ou défense de soi-même, est une combinaison de lutte, de boxe et de coups de pied. Le principal but, dans le yawara, est de mettre son adversaire hors de combat en lui portant, soit avec le poing, soit avec le pied, un coup qui l’étourdisse, en l’étouffant jusqu’à complète insensibilité, ou en lui infligeant une chute étourdissante.

L’écriture, ou plutôt l’art d’écrire, a fait au Japon des progrès extraordinaires. Outre les vieux caractères chinois qui comprennent plusieurs genres, il y a, au Japon, deux différentes sortes de caractères idéographiques : le Katakana et le Hiragana, auxquels il faut joindre les mélanges de caractères chinois et japonais, tels que le Kana-manari et le Kana-tsuki. Chaque idéographe ayant une signification et formant souvent de petites peintures en hiéroglyphes, ces caractères ont une valeur artistique propre, variant en perfection suivant le talent de l’auteur. Aussi y a-t-il un proverbe populaire au Japon qui dit que l’on peut juger d’un gentilhomme par un seul des caractères qu’il a écrits.

On remarquera que l’éducation militaire du Japonais, au temps de la féodalité, négligeait l’une des branches les plus importantes de la science militaire moderne, les mathématiques. Les anciens Bushi se faisaient une gloire de ne pas savoir compter — surtout l’argent — exactement comme les chevaliers du moyen âge en Europe qui méprisaient l’étude des livres. Les enfants des guerriers japonais étaient élevés de manière à rester ignorants même de la valeur des différentes pièces de monnaie. Les nobles laissaient toutes leurs questions d’argent aux soins de leurs intendants, qui, dans l’échelle sociale, occupaient un rang inférieur à celui du dernier des Samurai. Parler argent était le fait d’un homme sans éducation. Depuis, tout a bien changé, et les mathématiques ont pris dans l’éducation militaire japonaise une place importante, comme dans les autres pays, de même que le tir à l’arc a été remplacé par le tir au fusil et le tir au canon.

Sans doute la partie la plus importante de l’éducation d’un Bushi était la morale, ou ce que nous appelons l’éthique. Le domaine en est si vaste que l’on pourrait y consacrer des volumes. Le docteur Inaso Notibé a déjà écrit un livre sur ce sujet. Comme il l’a fait remarquer, la base fondamentale de la morale du Bushido se trouve dans l’enseignement de Bouddha et dans le culte des héros et des ancêtres, ou du Shinto, qui est la religion nationale du Japon.

Ainsi, l’on vante à l’excès la vérité et la loyauté, deux dogmes essentiels du Bouddhisme, comme les plus hautes vertus du Bushi ; à côté d’elles le courage physique n’est qu’une qualité exigée du simple soldat. « Le vrai courage consiste à faire ce que l’on doit », dit un proverbe du Bushido. Un prince de Mito, disait :

« Le clown le plus ordinaire peut s’élancer au plus épais d’une bataille et être tué. Il faut un vrai courage pour vivre quand la vie est pénible, et pour n’attendre la mort que quand on doit mourir. Aussi le Samurai avait-il des mots spéciaux pour le « courage d’un gentilhomme » et pour le « courage d’un scélérat ». La mort d’un homme qui tombait pour une cause indigne était appelée « la mort d’un chien ».

On prisait par-dessus tout la vérité et la franchise.

« La vérité, disait un ancien Daimio fameux, est nécessaire pour maintenir le caractère d’un Bushi, comme le squelette est nécessaire à notre corps. Comme nous ne pourrions pas nous tenir debout sans l’assistance de nos os, de même le simple courage, l’érudition ou des qualités remarquables ne suffisent pas pour faire d’un Samurai un homme complet. »

Un autre, non moins célèbre, en exposant les principes du Bushido, définit la vérité : le pouvoir d’une volonté honnête. Voici comment il exprime sa pensée :

« Être vrai devant soi-même comme devant les autres, c’est se donner une force qui n’hésite pas à faire la chose voulue et dans le temps voulu, à frapper seulement quand on doit frapper et à mourir bravement quand le temps de mourir est venu. »

Dans ses discours, le Samurai traite tout ensemble de la vérité, de la loyauté et du courage, si bien que leurs significations sont souvent confondues.

Comme dans la chevalerie des pays de l’Occident, le mot « vrai » est devenu un terme général, et « vrai chevalier » peut signifier presque tout : brave, loyal ou simplement accompli. C’est ainsi que le mot gishi (littéralement un homme franc) est devenu synonyme de Bushi ou Samurai. Les « 47 Ronins », les fameux partisans du seigneur d’Ako, qui consacrèrent leur existence à la vengeance de la mort de leur maître et, leur but atteint, mirent fin à leurs jours, sont ordinairement appelés « les 47 gishi ».

Le Bushi-no-itsi-gon, ou « la parole d’un Samurai », était sacré. Aussi pour un Samurai, avoir à donner sa parole par écrit, ou demander une attestation, était chose humiliante. Un chant japonais s’exprime ainsi :

« Tous doivent croire un Samurai. Le Samurai est au-dessus du commun des hommes autant que la fleur de la cerise, la reine des fleurs, est au-dessus des autres. Il ne manque jamais à sa parole. »

Innombrables sont les récits qui célèbrent l’amour du Samurai pour la vérité et le sentiment de l’honneur.

En voici un exemple, celui de Mori Rammaru, le page favori de Ota Nobunaga, le Shogun prédécesseur du grand Hideyoshi :

Nobunaga aperçut un jour son page comptant les cercles qui ornaient le fourreau d’un sabre précieux. Voulant faire cadeau de cette arme à son favori, sans exciter des jalousies, le Shogun offrit, le même soir, de la donner en récompense à celui des gens de sa suite qui pourrait deviner le nombre exact de ces cercles. Pendant que tous les autres s’efforçaient de réussir, pour obtenir le prix, Rammaru seul gardait le silence. À la fin, le Shogun lui demanda pourquoi il ne prenait pas part au concours. « Mon Seigneur », dit le page, « prétendre deviner ne serait pas honorable de ma part, attendu que je connais le nombre des cercles, pour les avoir déjà comptés. » Personne n’ayant pu deviner exactement, le Shogun donna le sabre à l’enfant. Ce même page prévint Nobunaga de la révolte de palais qui coûta la vie au Shogun. Il avait remarqué que Akechi Mitsuhide, un puissant vassal du prince, assistait à un banquet au palais, se montrait si perdu dans ses pensées, qu’il avait laissé tomber de sa main les bâtonnets lui servant à porter les mets à sa bouche. Sachant qu’Akechi était réputé pour son maintien scrupuleux, le page demeura convaincu qu’il n’y avait qu’une conspiration qui pût avoir absorbé le vassal au point de lui faire oublier l’étiquette à table. Le Shogun ne voulut pas attacher d’importance à des craintes qu’il trouva exagérées et qu’il attribua à la jalousie. Mais quelques nuits après, eut lieu la révolte au palais, et le page Samurai périt en combattant aux côtés de son maître et seigneur.


III


On raconte aussi l’histoire du « Samurai » qui tint sa parole : Hiraga Takamune, un grand Daimio du XVIe siècle. Après un siège de trois ans devant le château de Kannagee, il finit par être vainqueur au moyen d’un stratagème qui aurait fait honneur aux Spartiates des temps anciens. Sugihara Tadaoké, le défenseur du château, était fameux dans tout le Japon pour son habileté infaillible au tir à l’arc. Le siège durait déjà depuis trois ans, quand Hiraga Takamune se proposa enfin de mettre un terme à un carnage inutile, en engageant son ennemi à sortir du château, et en lui offrant de lui servir de but à deux reprises. Si Tadaoké le tuait à coups de flèche, le siège du château cesserait tout naturellement par la mort du Daimio ; s’il ne réussissait pas après avoir décoché deux flèches, il devait rendre la place à la condition qu’on lui laissât la vie sauve, ainsi qu’à ses hommes. Tadaoké, sûr de tuer son ennemi détesté, s’empressa d’accepter la proposition ; il offrit même de tirer à une distance double de celle qui était convenue et de choisir la nuit pour frapper son adversaire. La rencontre eut donc lieu, ainsi que l’avaient décidé les deux chefs, hors du château et au clair de lune. Hiraga s’assit sur un siège en attendant son sort. La première flèche perça sa poitrine. Sans faire un mouvement, il cria à son ennemi avec sarcasme : « Mon cher Sugihara, la vieillesse vous empêcherait-elle de viser ? Vous avez tiré trop bas. »

Tadaoké se laissa tromper et, visant trop haut la seconde fois, le trait passa dans les cheveux de Takamune. Tadaoké dut rendre la place. Après l’avoir quittée, lui et sa suite, ils rencontrèrent une troupe d’hommes qu’un autre Daimio avait envoyée à son secours. Ce Daimio accabla Tadaoké de reproches, ne comprenant point qu’il eût capitulé prématurément ; mais Tadaoké lui dit simplement ceci : « Hiraga a tenu sa parole et je veux tenir la mienne. Je préférerais plutôt perdre tous mes biens et ma vie que de perdre mon honneur comme Bushi. »

Cette histoire se répète souvent comme exemple de la vertu et de la force stoïque des Bushi dans la souffrance. On considérait comme indigne d’un Samurai de trahir, par l’expression de son visage, la douleur ou l’émotion. Il était héroïque de ne laisser paraître ni le plaisir, ni la colère ; même les démonstrations d’affection étaient supprimées en présence d’autres personnes Aussi, le général Nogi fut universellement admiré au Japon, lorsqu’il ne donna aucun signe de tristesse, en apprenant la mort de ses deux fils devant Port-Arthur. La seule allusion qu’il y fît se trouve dans ses poèmes, aujourd’hui célèbres, sur la bataille de Nanshan, et la prise de Signal Hill. La baronne Nogi elle-même a raconté que le général, qui est un père et un époux modèle, ne lui écrivit jamais pendant tout le temps qu’il se trouva devant Port-Arthur, et qu’il ne se permit pas de lui envoyer un seul message pour lui annoncer la mort de leurs deux fils. Cependant, le général Stoessel m’a dit lui-même que, au moment et à l’occasion de la reddition de Port-Arthur, le général Nogi avait fait preuve de la courtoisie la plus raffinée, ne négligeant rien de ce qu’il était en son pouvoir de faire pour épargner la sensibilité d’un ennemi vaincu.

Dans cette circonstance, le général Nogi se conforma strictement aux principes de générosité dictés par le Bushido. Bushi no nasake, « la douceur dans un guerrier » est un de ces principes. Comme Tennyson, un poète Bushi a chanté : « Les plus braves sont les plus doux, les plus affectueux sont les plus hardis. »

Ceux qui se connaissent en art japonais se rappellent la peinture familière d’un prêtre, monté à rebours sur une vache. Selon la tradition japonaise, ce prêtre était jadis un des plus fameux guerriers du Japon. Dans cette grande et décisive bataille de Sumuro-Ura (1184), ce guerrier, choisissant le plus avancé parmi les cavaliers ennemis engagea une lutte corps à corps avec lui et parvint à l’enlever de sa selle. D’après les règles du Bushido, dans ces premiers temps, un chevalier ne pouvait souiller son sabre, dans un combat singulier, du sang d’un ennemi de basse origine. C’est pourquoi le chevalier demanda à son adversaire quel était son nom, et n’obtenant pas de réponse, il lui arracha furieusement son casque à visière. Il fut étonné de voir la figure imberbe d’un jeune homme de seize ans. Le soulevant complètement de terre, il l’assit derrière lui sur sa monture, et lui dit : « Jeune prince, retournez chez votre mère. Votre place n’est pas ici. Le sabre de Kumagaya ne doit pas répandre le sang d’un enfant. » Le jeune homme refusa de s’enfuir, demandant à Kumagaya de le tuer plutôt que de le traiter ainsi. Le chevalier dégaina de nouveau, mais se rappelant que son propre fils à lui se battait aussi ce jour-là, pour la première fois, il rentra la lame dans le fourreau. En ce moment même une troupe d’hommes, à la suite de l’armée, passait rapidement sur le champ de bataille.

« Si je ne meurs pas de votre main », s’écria le jeune homme, « je trouverai une mort ignominieuse parmi ces maraudeurs. »

Alors Kumagaya le tua. Mais il en fut si affecté qu’à son retour chez lui, quoique victorieux, il refusa d’accepter aucun honneur, et ayant rasé sa tête, il partit pour un long pèlerinage, monté à califourchon sur une vache, et le dos constamment tourné à l’Orient, c’est-à-dire à l’avenir.

Plus authentiques, peut-être, sont quelques-unes des merveilleuses histoires de générosité entre ennemis, fréquentes dans la lutte historique que se livrèrent les tribus ou clans en combattant pour la prépondérance, à l’époque du grand conquérant Hideyoshi. Il y eût la querelle entre Uesugi Kenshin, le seigneur d’Echigo, et Takeda Shingen, le seigneur de Kai. La vraie cause en était due au mépris des préceptes d’hospitalité contenus dans le Bushido, car il n’y avait, en réalité, entre ces seigneurs, pas de puissants motifs de dissentiment privé ou politique.

Murakame Yoshikyo, un baron de Shinano, ayant été chassé de ses biens par Shingen, alla trouver Kenshin pour lui demander un refuge et se venger en usant de sa protection. Kenshin était sur son départ pour Kyoto, où il allait réclamer sa place parmi les conseillers du trône ; mais il se trouva que Murakame avait été un des ennemis les plus acharnés de son père et avait droit, pour cette cause, à l’hospitalité réclamée, qui impliquait, en vertu du Bushido, l’obligation de témoigner de la générosité envers un ennemi tombé. Kenshin ordonna aux troupes qui devaient l’accompagner à Kyoto de marcher sur Kai. À la tête de 10 000 hommes, il arriva inopinément au pied d’une montagne donnant accès à Kai. Ce passage n’était pas gardé, il n’y avait qu’une petite garnison de 800 hommes, sous le commandement de Katsuyori, l’héritier présomptif de Shingen, qui campait dans le voisinage. Semblable aux trois cents des Thermopyles, la brave troupe de Katsuyori s’élança dans le passage pour faire face à l’écrasante attaque de l’armée de Kenshin. Celui-ci fut saisi d’une telle admiration qu’il ordonna à ses troupes de faire volte-face, sans livrer bataille ; il les reconduisit par le chemin qu’elles avaient pris en venant, et se contenta de lancer dans les rangs de l’armée de Katsuyori une seule flèche entourée d’une missive en vers complimentant le jeune guerrier de sa valeur.

Dans la sanglante querelle qui suivit, ce même seigneur d’Echigo se rendit cher au peuple des pays troublés, et même à ses ennemis, en s’efforçant de remédier à la disette de sel, causée par l’arrêt de tout trafic et l’hostilité envers le seigneur de Kai. Apprenant que cette calamité était tombée sur le peuple, Kenshin s’écria avec colère qu’il ne se battait que pour l’honneur des armes, et non pour semer les horreurs de la famine chez les pauvres gens des campagnes. Il fournit donc au peuple de Kai des chargements de sel provenant de ses propres magasins, et il défendit, en outre, aux marchands de sa province d’Echigo, d’élever le prix du sel dans leurs ventes avec les gens du dehors.

Kenshin était fameux par ses prouesses audacieuses. Souvent, à la tête d’une poignée d’hommes, il rechercha Shingen, voulant terminer sa querelle avec lui en un combat singulier. Un jour, dans la fameuse bataille de Kawanakajima (1554), il réussit à le rencontrer, au plus épais de la mêlée, et il allait le tuer, quand un des gardes du corps de Shingen, frappant de sa lance le cheval de ce seigneur, fit faire à l’animal un écart qui sauva la vie à son maître. Plus tard, quand une trêve fut conclue, Kenshin envoya une armure complète de prix à Shingen pour la remettre au loyal Samurai en récompense du service qu’il avait rendu. Ce fait, cité dans les traités japonais sur le Buskido, est l’exemple le plus célèbre du « témoignage rendu à l’ennemi ».

Quand Shingen mourut, en 1573, au moment où il se préparait à faire une autre incursion dans la province d’Echigo, la nouvelle en parvint à Kenshin pendant qu’il était à table. Il fut si bouleversé d’apprendre la mort de son rival qu’il ne put finir son repas. Il ne voulut pas écouter les conseils de ses vassaux et alliés qui lui disaient de profiter de la confusion régnant à Kai par suite de cet événement.

« Comment pourrais-je être assez méprisable », répondit-il, « pour essayer de renverser une famille, quand je n’ai pu y réussir du vivant de Shingen ? »

Kenshin, après le trépas de son grand rival et ennemi, ne prit plus jamais les armes contre Kai. Longtemps après, on apprit que Shingen, connaissant la noblesse du caractère de son rival, avait, sur son lit de mort, conseillé à son fils de faire la paix avec Kenshin, et même un traité d’alliance contre les autres Daimios. Katsuyori était trop fier pour suivre l’avis de son père, mais quoique n’étant plus harcelé par Kenshin, il succomba à la fin avec sa tribu aux attaques du Shogun de Nobunaga. La chute de cette noble famille (1582) est un des faits les plus tragiques de l’histoire du moyen âge au Japon.


IV


Un autre événement non moins dramatique a été fréquemment rappelé dans les derniers temps, au milieu des discussions japonaises soulevées par la capitulation de Port-Arthur. C’est la chute de la famille Shimidsu Muneharu, aussi connue sous le nom de Chozaemon, après la reddition du château de Takamatsu. Chozaemon était un petit baron résidant à Bitshu, quand le conquérant Taiko Hideyoshi envahit cette province. Chozaemon était vassal du clan de Mori. Quoique tous les autres vassaux se fussent rendus déjà, il refusa obstinément de suivre leur exemple, défendant son château contre les forces écrasantes de Taiko. Le siège durait depuis longtemps, quand Hideyoshi lui offrit, s’il voulait opérer sa soumission, de le faire prince de Bitshu ; la proposition fut rejetée par Chozaemon. À la fin, Hideyoshi détourna les eaux de la rivière Kambe dans le but d’inonder la forteresse et d’en déloger les défenseurs. Chozaemon s’obstina dans sa résistance, espérant encore obtenir du secours de Mori, son seigneur ; à la fin, un message de celui-ci, passé à travers les lignes ennemies, l’informa qu’il fallait renoncer à tout espoir de renfort et qu’il ferait mieux de se rendre. Voyant alors que toute résistance était inutile, mais dédaignant de survivre à la chute de la place, Chozaemon envoya dire à Hideyoshi qui lui offrait la reddition de la forteresse et le sacrifice de sa propre personne, s’il voulait, en échange, épargner la vie de ses hommes, celle des femmes et des enfants. La proposition ayant été acceptée, Chozaemon fit les préparatifs pour son suicide. Un des Samurais, craignant que son maître n’eût oublié quelque détail du cérémonial assez compliqué, prescrit en pareilles circonstances par les règles du Bushido, en matière de hara-kiri, se suicida lui-même pour montrer exactement à son seigneur comment il devait s’y prendre. Au jour convenu, Chozaemon, suivi de ceux des Samurais qui désiraient mourir avec lui, se rendit, en bateau, au lieu choisi où son suicide devait avoir lieu en présence des deux armées. Hideyoshi avait dépêché des envoyés à sa rencontre et fait préparer un riche banquet pour lui et sa suite. Après avoir pris part à ce qui devait être leur dernier repas, sans se départir un instant des manières gracieuses qui caractérisent un Samurai à table, Chozaemon se leva et, debout sur le pont de son bateau, en présence de la multitude qui attendait, il chanta un passage du grand drame de No, s’accompagnant lui-même des accords d’un samisen. Puis, le Samurai et lui se suicidèrent, selon le rite du hara-kiri, et conformément aux traditions du Bushido.

Cette scène de Chozaemon, chantant, l’éventail à la main, sur le pont de son bateau, a été, pendant longtemps, un sujet favori de l’art japonais. À la chute de Port-Arthur, l’histoire de cette mort si touchante a été rappelée par tous les conteurs, qui sont des professionnels au Japon, comme un exemple saillant de ce que le général Stoessel aurait pu faire, mais ne fit pas.


V


Avant que Port-Arthur ne capitulât, on peut affirmer que la grande masse du peuple japonais espérait fermement que Stoessel se suiciderait plutôt que de survivre à la chute de la forteresse. Il y eut même un journal très avancé, l’aristocratique Nippon de Tokio, le seul que le Mikado daigne lire, qui en parla dans les termes suivants :

« La capitulation du général Stoessel est honorable, puisqu’il a tout fait pour l’intérêt de son pays ; mais le cas d’un officier japonais, en pareille circonstance, aurait été bien différent.

« Durant la guerre de la Restauration, le fort Aizu capitula, même le fort Goryokaka, à Hakodate. Les défenseurs, représentant différentes tribus, se battaient contre le drapeau impérial ; ce fut donc à Aizu et à Goryokaka une reddition de sujets Japonais à des Japonais et, partant, une reddition qui ne fut pas spécialement critiquée. Mais si la garnison impériale de Kumamoto s’était rendue à l’armée de Satsuma, à l’époque de la rébellion de celui-ci, même par suite du complet épuisement des vivres, les officiers n’auraient été l’objet d’aucune indulgence. De même, si des officiers Japonais s’étaient rendus aux Chinois durant la guerre de 1894-1895, quelles qu’eussent été les circonstances de la reddition, il est probable que ces officiers n’auraient plus jamais été reçus au Japon.

« Le général Stoessel, comme condition de sa liberté, signa un engagement de ne plus prendre les armes ni d’agir en quoi que ce soit contre les intérêts du Japon, pendant toute la durée de la guerre actuelle. Cette action de la part du général Stoessel semble excessivement étrange aux Japonais. Le tsar, paraît-il, permit à cet officier de rentrer dans son pays, mais dans aucune circonstance semblable, un officier japonais, excepté sur un ordre spécial du Mikado, n’aurait osé en faire autant. Si un officier japonais retournait au Japon durant les hostilités actuelles, après avoir signé un engagement de ne rien faire contre les intérêts de la Russie, aucun habitant ne voudrait avoir de relations avec lui. Si un officier général, de l’importance d’un commandant de corps d’armée, revenait au Japon, laissant un grand nombre de ses hommes et de ses officiers, comme prisonniers, aux mains de l’ennemi, la réception qui lui serait faite dans son pays peut à peine être imaginée : non seulement il serait critiqué, mais…

« Le feu commandant Hirose jura qu’il reviendrait à la vie sept fois pour combattre pour son souverain et son pays. S’il eût été assez malheureux pour tomber entre les mains des Russes, plutôt que d’accepter la liberté sur parole, il n’y a aucun doute qu’il n’eût, au mépris de l’emprisonnement et de la mort, tenté quelque chose contre l’ennemi de son pays. L’esprit qui animait le commandant Hirose représente exactement l’esprit Bushido de notre armée et de notre marine.

« Tous nos hommes devant l’ennemi, nous en sommes sûrs, au cas d’une défaite, seraient unanimes dans leur refus d’accepter la liberté sous de telles conditions. Même dans la marine chinoise, si poltronne, l’amiral Fing prit sur lui la responsabilité de sa défaite, en se suicidant, pour en épargner le blâme à ses officiers et à ses marins.

« Si le code d’honneur militaire russe peut acquitter le général Stoessel, celui du Japon ne le ferait jamais à l’égard d’un de nos officiers dans les mêmes circonstances. Le Bushido du Japon ne pardonnerait jamais à un officier qui aurait fait ce que Stoessel a fait. C’est peut-être un tort de critiquer ce général au point de vue de notre Bushido, car, pour le juger, nous devons prendre en considération les mœurs et les coutumes de son pays. Mais nos officiers et nos soldats n’oublieront jamais qu’ils doivent se conduire selon les principes du Bushido. »

Le baron Suyematsu, l’éminent collaborateur de La Revue, dans un remarquable essai sur le rôle du hara-kiri dans le Bushido, défend éloquemment cette idée de suicide chez les Japonais, dans le cas d’un déshonneur à éviter, un ami à sauver, ou un acte d’expiation. Les exemples de gentilhommes dans l’histoire japonaise, qui ont ainsi sacrifié leur vie pour les raisons les plus honorables, sont plus frappants que les plus fameux cas de l’Occident, tels que ceux de Socrate, Caton, Brutus, Pétrone ou Sénèque. L’auteur fait remarquer que ce n’est pas le Japonais seul qui regarde la mort comme l’unique expiation du déshonneur. Le Dr. Nitobé, aussi, nous montre, dans le chapitre qu’il a consacré au hara-kiri, que, dans la littérature de l’Occident, on trouve des passages analogues à ces vers d’un poète célèbre :


« Quand l’honneur est perdu, il vaut mieux mourir.
La mort est le seul salut de la honte. »


C’est un Samurai, sans aucun doute, qui a dit ceci : « Personne ne devrait survivre à la honte, car la honte est comme une plaie sur un arbre, s’étendant toujours de plus en plus, et de plus en plus laide avec le temps. »

Cependant, il n’était pas honorable pour un Samurai de chercher la mort sans nécessité. Dans un des contes favoris du Japon, on parle d’un guerrier, qui, ayant éprouvé défaites sur défaites, perdu toute sa famille et ses amis, se décida, après avoir tiré sa dernière flèche et ayant eu son cheval tué sous lui, à chercher un refuge dans un arbre creux, où il refusa de mourir, improvisant cette poésie japonaise devenue fameuse :


« Vous tous, vous désastres, vous défaites, vous calamités,
Vous ne pouvez pas courber mon âme jusqu’à terre,
Vous n’avez fait que m’apprendre à mieux
Supporter le fardeau de l’infortune. »


Il y a une tendance moderne aujourd’hui au Japon, parmi quelques professeurs d’origine étrangère, à déplorer l’existence du Bushido, avec ses principes démodés de vengeance par le sang, et du hara-kiri aussi antique que l’était le cérémonial du sabre et du tir à l’arc. Ainsi le professeur Shiga, de l’Université de Tokio, dans un article sur la prise de Port-Arthur, dit : « Les préceptes du Bushido, la bravoure individuelle, tout cela n’est rien sans l’aide de la science moderne. »

C’est évident, mais le professeur aurait exprimé avec plus de vérité, les sentiments réels de son peuple, s’il avait dit que la science moderne seule n’est rien, à la guerre, sans la bravoure individuelle stimulée par une éducation comme celle du Bushido.

Le Bushido est la force qui a vaincu dans la guerre avec la Chine. Les vaisseaux de guerre chinois, qui furent détruits à l’embouchure du Yalou, étaient aussi modernes et aussi bien équipés que ceux des Japonais, et leur tir non moins destructif. De plus, ils étaient commandés par des Européens. Ce fut le Bushido qui éparpilla la flotte de Witgeft, aussi forte que l’escadre de Togo, et fit rentrer le prince Oukhtomsky dans Port-Arthur. Ceux qui connaissent bien la marine russe ont déclaré que les Russes ne pouvaient espérer battre les Japonais sur mer qu’en opposant deux vaisseaux à chaque unité de l’ennemi. C’est un témoignage rendu au Bushido japonais, aussi sincère que les paroles de Kouropatkine insistant sur la nécessité de lui assurer une supériorité numérique, si l’on voulait qu’il pût jamais gagner une bataille en Mandchourie.

Ce que j’ai vu de l’esprit du soldat japonais sur le champ de bataille me fait croire que le Bushido tombera en désuétude de même que le hara-kiri et la vengeance par le sang déjà presque complètement supprimée par le code criminel moderne ; mais l’esprit du Bushido restera une force vivante au Japon, aussi longtemps qu’il y conservera les vertus idéales du soldat : le courage, la force de caractère, la loyauté, la courtoisie, la générosité, la modestie, la droiture, la vérité et l’honneur militaire.

Colonel E. EMERSON.