L’Âme chinoise, Essai d’ethnopsychologie

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L’Ame chinoise
essai d’éthnopsychologie[1]
I

C’est presque un axiome aujourd’hui, que les données fournies par la science des religions sont les seules bases possibles pour une psychologie ethnique. Ce principe est au moins contestable : les érudits auxquels on le doit, déchiffreurs de vieux bouquins énigmatiques, excellents connaisseurs de l’ancien Orient, ne sont point par cela seul de parfaits ethnopsychologues. « La religion est le miroir de l’âme populaire ». — Soit ; encore reste-t-il qu’une même religion peut refléter plusieurs âmes, et qu’une même âme peut se mirer aussi dans plusieurs religions.

Si quelqu’un usait des procédés familiers à la science des religions pour construire une psychologie du Français, des dogmes du catholicisme, il dégagerait sans doute un type mental plus semblable à l’âme de saint Augustin, ou à celle de M. Brunetière, qu’à l’âme du lecteur du Petit Journal — lequel pourtant se rapproche davantage du Français en soi. Il est vrai qu’il s’agit ici d’une nation civilisée : alors, paraît-il, la science des religions ne suffit plus, parce que l’âme populaire comprend d’autres éléments irréductibles aux phénomènes religieux. Ainsi l’on recule devant une psychologie du Français fondée sur sa religion où fraternisent la Genèse et Laplace, le Christ et Renan, la Trinité et les Mathématiques, Dieu et le Diable. Mais, sans une ombre d’hésitation, on applique le système aux peuples assez lointains pour que la réalité ne vienne jamais démentir la science, et pour que jamais l’analyse ne se heurte brutalement à cette synthèse imprévue qu’est la vie. Or, si la religion avait pour l’ethnopsychologie une importance décisive, ce serait seulement à propos de peuples si simples, qu’ils n’offrent aucuns phénomènes psychiques en dehors de leur soi-disant religion. C’est dire qu’à défaut de contre-épreuves, la méthode est déjà dangereuse quand on l’applique à la psychologie des Yakoutes et des Kamtchadales.

La religion mise à part, les seules manifestations ethnopsychiques sont : la langue, l’art, l’histoire politique et l’organisation sociale.

L’histoire politique ne peut renseigner que sur le mouvement collectif, sur l’élément dynamique de l’  « ethnopsyché ». Mais, jusqu’à présent, cette histoire a été pour une grande partie l’œuvre d’individus dont l’âme différait trop de celle de leur nation pour en être la quintessence. Personne ne fut moins français que Napoléon, moins bouriate que Djinghiz-Khan, moins russe que Catherine, moins espagnol que Charles-Quint, moins hindou que Baber, moins chinois que Khanghi. L’histoire politique des peuples date presque de nos jours.

L’art, de son côté, crée plus d’énigmes qu’il n’en résout. Rien ne défend les œuvres d’art contre les interprétations délirantes de gens qui, sans le vouloir, y retrouvent leur âme propre, au lieu de celle qu’ils se flattent d’analyser. Pour les peuples civilisés, la psychologie fondée sur l’art donnerait les mêmes résultats, troubles et contradictoires, que la psychologie fondée sur la religion : prenez Puvis, Bouguereau, Rodin, Gérôme ensemble, et faites avec cela la psychologie du Français ! L’art appliqué, issu de besoins religieux ou de besoins domestiques, n’offre par suite qu’une manifestation de ces besoins, une série de matériaux auxiliaires pour la psychologie religieuse et la sociographie.

Restent la langue et l’organisation sociale. Et ce sont bien là, en effet, les véritables clefs de l’ethnopsychologie.

Nous ne parlons pas, bien entendu, de cette psychologie des peuples qui encombre de ses clichés les Encyclopédies à l’usage des grands et des petits enfants. Ce genre de littérature procède simplement par généralisation de quelques cas spéciaux, ou — pis encore ! — de la moyenne de quelques cas spéciaux. Ainsi se dresse le type du « Français », du « Turc », du « Chinois » : « Le Mongol » (par exemple) est pacifique et hospitalier : il a les jambes courbes à cause de sa vie à cheval ; il est paresseux, et souffre de conjonctivite, parce que ses tentes n’ont pas de cheminée ; il est en outre (!) taciturne, extrêmement sale et pauvre, très religieux quoique (!) bouddhiste ; il a la vengeance longue et le tempérament gai et ouvert… »

Ces portraits frappés en médailles ont le défaut d’être si riches qu’on ne voit plus s’il est question d’un ou de deux ou de plusieurs individus : en tout cas rien ne permet d’admettre qu’ils s’appliquent à tout un peuple.

Entre deux individus de race différente, de civilisation différente, insignifiantes sont les différences psychologiques qu’on peut vraiment attribuer à cette différence de race et de civilisation. Dans une même race, dans une même civilisation, on peut toujours trouver un individu qui diffère de la moyenne autant et plus qu’en diffère un membre d’une autre race. Ce n’est pas là ce qui importe : car l’âme d’un peuple n’est pas la moyenne des âmes individuelles, mais, si j’ose m’exprimer ainsi, la racine carrée de leur produit.

En effet, dans un ensemble d’individus qui vivent sous des conditions sensiblement identiques de climat, de langue, de société, il existe, en dehors du domaine individuel, quelque chose comme un lien immatériel qui n’a rien à voir ni avec la parenté anthropologique, ni avec aucune convention consciente, et qui pourtant constitue le caractère psychique du peuple : c’est le milieu, pour lui donner un nom. Or, ce milieu, quoiqu’il dérive à coup sûr d’une coopération psychique inconsciente, est loin d’en être le produit direct ; c’est pourquoi, du milieu, l’on ne saurait déduire, fût-ce une seule « psyché » individuelle. À cette âme il manquerait toujours quelque chose, qu’on ne saurait reconstruire à l’aide du milieu seulement : le résidu est ce qui ressortit non à la vie psychique de l’ensemble considéré, mais à celle de l’Homme en général, ou — ce qui revient au même — à celle de l’Individu.

La psychologie ethnique n’a donc un sens qu’à condition de s’enfermer dans l’étude des phénomènes directement collectifs ou qui sont devenus tels pour des raisons inconscientes. Faute de quoi, elle épuiserait son effort à rapiécer la bigarrure des velléités individuelles.

II

Ces règles de méthode s’appliquent, plus rigoureusement qu’ailleurs, à l’étude de la nation chinoise. Impossible de se fonder ici sur des données religieuses. Non, certes, qu’elles fassent défaut, mais elles sont tellement hétérogènes que, pour les comprendre, il faudrait, outre l’histoire, posséder d’avance… la psychologie du peuple chinois. C’est que ces croyances et les rites correspondants ne sont manifestement pas un produit de la vie psychique du peuple. Sous la forme où nous les connaissons, elles résultent de systèmes non chinois, ou de philosophèmes individuels, adaptés, après coup, aux besoins de la vie pratique ; il s’y mêle des débris d’un ancien chamanisme, d’une anthropomorphisation des phénomènes naturels, où la vie pratique ne pourrait plus s’encadrer. On ne saurait donc tirer de conclusions valables que de la façon dont cette adaptation et ce mélange se sont accomplis. Et, comme cette adaptation s’est faite au moyen de la langue et pour les besoins sociaux, comme ce mélange est résulté, d’une part, de paralogismes qui, comme toujours, ont une source linguistique, et, d’autre part, de l’indifférence que comporte une vie sociale intensive, à l’égard des idées pures et des esprits individuels, — les croyances du peuple chinois nous ramènent finalement à la langue et à la vie sociale.

Il suffit presque de se rappeler que la langue chinoise n’a pas de mot pour dire : « Dieu » — et que l’organisation de la vie se symbolise par le principe moral, non religieux, de l’Immuable Milieu, pour comprendre à quel point tout ce qui est religion en Chine, est néologisme au point de vue linguistique, et luxe au point de vue social.

Telle est la raison profonde du fabuleux insuccès des missions chrétiennes en Chine et de la haine populaire qui les poursuit. Au contraire, l’infiltration du bouddhisme, il y a quelque mille ans, s’est faite avec une merveilleuse facilité, quoique la difficulté des néologismes fût à peu près la même. Mais, à cette époque, c’est le peuple chinois lui-même qui, par besoin d’anthropomorphiser des principes éthiques, cherchait le bouddhisme et transcrivait lui-même, à l’aide de multiples calembours, la terminologie indienne en caractères monosyllabiques. Aujourd’hui, par contre, le peuple chinois ne ressent nullement le besoin d’anthropomorphiser des mystères issus en grande partie d’antinomies linguistiques spéciales à la famille indo-européenne. Il repousse donc avec mépris le christianisme, incompréhensible à son esprit, puisque intraduisible en sa langue, et contraire à sa vie, puisque non conforme à ses besoins d’organisation sociale.

Rien de plus absurde que de vouloir convertir à une foi une nation où le raisonnement a dès longtemps établi les préceptes qu’on prétend dériver de cette même foi. En l’espèce, il est éhonté d’enseigner la foi chrétienne aux Chinois, sous prétexte d’en faire découler une morale civilisatrice dont les principes étaient, en Chine, établis logiquement, un demi millénium avant que le christianisme fût né. Les principes éthiques du peuple chinois ne diffèrent en rien des principes de la morale chrétienne, — au point que de savants jésuites ont pu entreprendre (ad majorem Dei gloriam) de prouver par des faits et des citations que le Décalogue existe chez les Chinois. Si l’on se refuse en Europe à reconnaître cette identité des principes éthiques, c’est par oubli de l’immuable vérité, vraie pour la Chine comme pour l’Europe, que de tels principes sont là pour ne pas se manifester dans la vie pratique. Comme ceux qui ont la foi ne voient que ce qui en découle, ils tombent facilement dans l’épouvantable erreur de croire, d’abord, que ces principes doivent être conscients ; ensuite, qu’ils ne peuvent s’établir sans la foi ; et enfin, qu’ils sont essentiels au bonheur de l’homme.

Or, il s’est produit en Chine des faits burlesques, de nature à confirmer singulièrement cette opinion que la foi serait une preuve — disons mieux : une excuse, une justification après coup, pour des règles morales qui existaient avant la foi, soit comme produits de nécessités hygiéniques, soit comme corrélatifs du développement économique. La propagande chrétienne n’a trouvé de succès en Chine, que là où la manifestation grossière, palpable, de l’amour du prochain, a pu ménager les voies à l’enseignement du dogme. Ce fut une question d’argent ; les conversions ne se firent nombreuses et stables que dans les cas où l’appui économique fourni par les chrétiens pouvait raisonnablement faire admettre l’efficacité de la foi chrétienne. Ce ne fut pas précisément l’achat des âmes, mais le contre-coup psychologique de cette idée chrétienne que la foi produit la morale. Mais tous ceux qui raisonnent froidement, et la plupart de ceux qui se livrent docilement à l’impression des choses, verront là la preuve absolue que ce n’est pas la foi qui est contagieuse, mais l’intérêt économique. Sans doute, par cette action en retour, il s’est formé en Chine un certain nombre de chrétiens, qui, pensant que l’action découlait de la Foi, ont embrassé celle-ci, pour l’amour de celle-là ; mais bien souvent aussi, quand l’action palpable ne se manifestait plus, La Foi tombait en disgrâce. Le christianisme n’a guère existé en Chine que comme caisse de secours. Il n’a jamais profité aux âmes, mais il a soulagé quelques-uns de ceux qui souffraient du système social environnant.

Il a pu se produire ainsi des cas, monstrueux au point de vue de la foi chrétienne, mais propres à édifier sur les résultats de la propagande. En voici un que je tiens d’un missionnaire connu, qui s’est, au dernier moment, échappé de Pékin, pour semer la panique jusqu’à Kyachta. Peu avant son départ, il passait devant un temple ; une troupe de rebelles pousse des cris de mort, sans pourtant l’attaquer ; il s’en va sans broncher, après avoir vu parmi les insulteurs un homme qui ne lui était pas inconnu. Le rencontrant le lendemain, il lui dit : « Comment peux-tu faire cause commune avec ces meurtriers, ennemis du Christ, toi, qui es chrétien, toi, que j’ai sauvé trois fois de la faillite et, par mon témoignage, une fois de la torture. Est-ce là ta foi et ta gratitude ? » Et le Chinois de répondre : « Vieux père, tu as raison, dix mille fois raison ; mais que veux-tu que j’y fasse ? Bientôt, quand les étrangers ne seront plus chez nous, à quoi la foi chrétienne me servira-t-elle ? Je ne puis agir autrement, c’est plus fort que moi… »

On voit par là que pour un Chinois, la différence entre un missionnaire européen et un marchand de même nation ne saurait être bien grande. Ce fait, aussi fâcheux pour l’influence du christianisme que pour celle de l’Europe, montre, d’autre part, à quel point les phénomènes religieux dépendent, en Chine, des phénomènes sociaux.

L’histoire politique de la Chine ne fournit pas des données plus sûres. Car elle diffère de ce qu’ailleurs on appelle histoire politique à un degré tel, qu’on est tenté de conclure qu’elle n’existe pas. Au cours de quatre mille ans, elle offre si peu d’événements propres à caractériser l’âme de la nation, que les Européens, accoutumés à juger de la vitalité et de la grandeur des peuples d’après le déploiement de leur soi-disant « puissance » politique, croient que la Chine a été de tout temps une nation morte. L’histoire de la formation des divers États chinois qui ont existé n’a eu jusqu’à présent d’intérêt que pour les nations étrangères en contact avec la nation chinoise. L’histoire intérieure de la Chine n’est qu’une suite de rivalités dynastiques et de soulèvements économiques : les premières n’ont pas grand-chose à voir avec la psychologie du peuple ; les seconds ne se rapportent guère à l’histoire de l’État comme tel. En Chine, et pour les Chinois, la configuration de l’État a toujours été chose secondaire. En principe, les États chinois, puis le grand Empire chinois, n’ont été qu’une colossale extension de la famille, c’est-à-dire une organisation essentiellement sociale. Dès que l’État a dû se transformer pratiquement en quelque chose d’autre qu’une vaste famille, il n’a plus été compris par la nation ; elle l’a supporté avec indifférence, sans jamais s’y intéresser. Ainsi, la gestion politique de la Chine n’a rien de commun avec la vie de la nation chinoise. Cette vérité, méconnue par l’Europe, qui croit à cette heure tenir la nation chinoise parce qu’elle tient le siège du gouvernement, serait la seule conclusion utile à tirer de l’histoire de l’État chinois. Elle est importante au point de vue psychologique ; elle établit d’abord que la nation n’est pas l’État ; ensuite, que la force nationale ne réside point dans la puissance de l’État, mais dans la stabilité de la civilisation, laquelle comporte deux conditions : unité linguistique, solidité inaltérable du principe social.

Il est ridicule de vouloir — comme font les historiens qui tournent sans cesse dans le cercle vicieux de la civilisation européenne — nier la force nationale d’un tel peuple : n’offre-t-il pas cette particularité grandiose, que son histoire d’État est l’œuvre de ses voisins barbares, tandis que l’histoire sociale de ses voisins est son œuvre à lui ? La majorité mal renseignée des Européens s’imagine que le peuple chinois n’a pour, lui que le nombre. Avant de parler de tout ce qu’il possède en sus, remarquons bien que si une nation a pour elle le nombre, ce n’est point le fait du hasard. C’est une loi ethnologique que les peuples qui n’ont pas pour eux la civilisation, n’ont pas non plus pour eux le nombre ; et sans statuer que le nombre d’une nation correspond mathématiquement au niveau de sa civilisation, du moins peut-on poser que le mouvement numérique est parallèle au mouvement ascendant ou descendant de la civilisation.

Par civilisation je n’entends pas ici, comme on le fait volontiers en France, un système social où l’individu tendrait à ne plus du tout compter par sa valeur biologique, — mais un système social où l’individu tendrait à compter par le produit de ses valeurs biologique, psychologique et économique. Si la civilisation européenne, en écartant la valeur biologique, tend de plus en plus à supprimer la loi de survie du plus apte, c’est, au fond, un signe non équivoque, non seulement de la décadence dynamique, mais du marasme de cette civilisation. Si, au contraire, la civilisation chinoise a pour elle le nombre (et n’eût-elle que cela), c’est une preuve qu’au point de vue biologique — point de vue essentiel, — elle n’est point en décadence, mais en développement ascendant. Au point de vue biologique, la civilisation n’est autre chose qu’une correction de la loi de survie, en ce sens qu’elle arrive, par l’organisation de la vie en commun, à enrayer l’énorme gaspillage de forces et d’individus que la nature doit se permettre pour conserver l’espèce. Avoir pour soi le nombre, ce n’est pas, en ethnologie, un stigmate de mépris, mais un titre d’honneur.

Même si les Chinois étaient vraiment « indolents, indifférents, passifs, sans vie, sans progrès » (que sais-je encore ?) l’Europe aurait tort, si elle a souci de son bien, de rechercher un contact intime avec cette masse inerte. L’idée et le mot illusoires de force assimilatrice ont engendré déjà plus d’un désastre national. C’est justement par sa force assimilatrice, toujours méconnue, que la nation chinoise a détruit, l’une après l’autre, les nations qui croyaient l’avoir subjuguée. Dans un exemple typique, l’histoire de la dynastie de Djinghiz-Khan en Chine, on observe avec une netteté démonstrative tous les stades de cette assimilation irrésistible contre laquelle, volonté des empereurs, lois d’État, mesures administratives, chicanes et expédients politiques se sont brisés comme verre. La même comédie se répéta avec la dynastie et le peuple mandchous : si bien que le mandchou est presque une langue morte et que la Mandchourie entière, à côté des Chinois, des Bouriates, des Tongouses, des Chalchas, etc., ne contient pas cinq cents Mandchous. La prétendue nullité politique de la nation chinoise n’est donc, au fond, que la nullité civilisatrice des peuples qui se sont politiquement établis en Chine ; et s’il y a des phénomènes politiques au sein de la nation, ils ne sont jamais que la répercussion des phénomènes sociaux modifiant la carte administrative. Telle fut aussi la nature de la rébellion du Grand-Poing (Boxers). La valeur ethnopsychologique de ces faits politiques est donc nulle.

Pour les faits artistiques (la littérature exceptée), on pourrait conclure de même, pour une raison bien différente. En Chine, l’art religieux ainsi que l’art appliqué, pour caractéristiques qu’ils soient, constituent des manifestations psychologiques autrement complexes que chez les peuples primitifs (où ils reflètent toute la vie mentale, la littérature n’existant pas) et même chez les Européens (où du moins on peut aisément rétablir la connexité entre l’œuvre d’art et l’idée religieuse ou la destination pratique de l’objet). En Chine, l’art est le produit de deux éléments distincts : l’exubérance du sens symbolique, et la naïveté du sens de la nature. Et comme chacun de ces éléments (à plus forte raison leurs multiples mélanges !) ne s’explique que par des phénomènes sociaux, il est certes plus prudent d’étudier l’art chinois à l’aide de la psychologie, que la psychologie à l’aide de l’art chinois.

III

On dit que la langue est l’image la plus fidèle de l’âme d’un peuple. Ce lieu commun — comme tous les lieux communs — est superficiel en sa généralité. D’abord, il n’est pas du tout facile d’établir le caractère d’une langue. Si, le plus souvent, on le résume en un seul terme caractéristique, ce terme nécessairement demeure vague et ployable en tous sens. Cette méthode d’ethnopsychologie linguistique, en usage dans les salons, aboutit à des constatations de ce genre : « Le français coule pur comme de l’eau, donc le Français a l’esprit clair (on pourrait dire aussi bien qu’il l’a fluide, ou glacé…) ; l’anglais est peu articulé, donc l’Anglais est plat (ou bien a-t-il l’esprit sans articulations, c’est-à-dire droit ?) ; le russe… hum ! on n’en sait pas grand-chose, mais ne serait-il pas doux et riche ? et le Russe, par suite, ne serait-il pas aimable et versatile ? Le sanscrit est exubérant, — naturellement. Et puisque enfin le chinois est une langue monosyllabique, il est donc de toute évidence que le peuple qui le parle doit être renfermé, haineux, réactionnaire et stupide.

Or, le caractère d’une langue, et, par conséquent, sa signification ethnopsychologique, ne tient pas du tout à son apparence phonétique, ni même à son apparence logique, mais uniquement aux principes formatifs qui président à la construction des mots et des combinaisons de mots comme symboles d’idées. Quand il s’agit du chinois, la recherche et l’explication de ces principes est heureusement plus facile que pour toute autre langue, parce que ces principes diffèrent de ceux des langues européennes, plus que ceux de tout autre idiome ayant une histoire et une littérature.

Allons droit au fait capital : Psychologiquement, la langue chinoise est beaucoup moins monosyllabique que les langues européennes ; c’est la langue polysyllabique par excellence. Cette vérité, pour paradoxale qu’elle semble au premier coup d’œil, n’en constitue pas moins l’indice linguistique le plus précieux pour éclairer les phénomènes de l’âme chinoise.

Le monosyllabisme par lequel on caractérise le chinois est une abstraction née dans le cabinet du grammairien ; il n’existe absolument pas, pour quiconque entend le chinois sans l’avoir d’abord étudié dans les livres. Mais quand même le monosyllabisme existerait au point de vue grammatical, il faut faire bien attention à ce point, que la langue, pour le psychologue, est quelque chose de très différent de ce qu’est la langue pour le grammairien. Grammaticalement, on peut à peu près définir la langue : un ensemble de sons articulés selon les règles, de façon que chaque articulation se trouve liée aux autres par des liens de nécessité dont la nature n’importe pas. Psychologiquement, la langue est un ensemble de sons articulés, destiné à fournir des corrélatifs auditifs à des phénomènes psychiques. La différence est immense.

Une langue grammaticalement monosyllabique serait celle où, en principe, chaque articulation (syllabe) tout en étant liée aux autres par des liens quelconques, conserverait assez de stabilité propre pour pouvoir entrer dans n’importe quelle autre combinaison sans pour cela perdre jamais sa fonction grammaticale constante, fixe, inaltérable.

Une langue psychologiquement monosyllabique serait celle où, en principe, à chaque syllabe isolée correspondrait un fait psychique particulier, — Sans qu’il fût possible de combiner cette syllabe avec d’autres pour former des corrélatifs à des faits psychiques autres que le premier.

Un exemple : En français, l’articulation ex porte dans toutes ses combinaisons le caractère d’un étatif ; ce fait semblerait dénoter dans notre langue un reste de monosyllabisme grammatical. D’autre part, le fait que l’expression de faits psychiques a lieu rarement par une syllabe isolée, presque toujours par des systèmes d’articulations, montre combien le français est éloigné du monosyllabisme psychologique.

Revenons au chinois. S’il existe en chinois, ne fût-ce qu’une seule syllabe qui, prononcée de la même façon, corresponde invariablement, dans toutes les combinaisons où elle entre, à un seul et même phénomène psychique, il y a suspicion de monosyllabisme. Or, en chinois, il n’existe pas une syllabe qui, même prise isolément, conserve toujours le même sens ; d’autant moins le conserve-t-elle en ses combinaisons. En vain on alléguera que de telles combinaisons — c’est-à-dire des mots polysyllabiques — n’existent pas : assertion erronée. Ce qui n’existe pas, c’est l’écriture polysyllabique, c’est-à-dire, la symbolisation de mots polysyllabiques par des unités calligraphiques distinctes.

Mais voici le point essentiel : Le mot polysyllabique, — c’est-à-dire la combinaison stable de plusieurs articulations en vue de symboliser une même unité psychique, — se forme de tout autre façon que dans les langues européennes. Il ne s’établit pas grammaticalement, par adjonction à un radical de préfixes, de suffixes, de désinences, de flexions, mais directement, par juxtaposition psychologique. Chaque articulation, en effet, quoique ne conservant pas partout la même signification psychique, en possède une dans tous les cas. C’est le contraire de ce qui se passe dans les langues européennes.

La syllabe ro, par exemple, dans une langue européenne, est absolument dépourvue de tout caractère psychique ; elle ne signifie rien : elle ne peut acquérir un sens, participer à un sens, que par sa combinaison avec d’autres. — En chinois, la syllabe li, à elle seule, constitue déjà un corrélatif psychique. Mais elle ne correspond pas toujours au même fait de conscience. Elle évoque, au contraire, un nombre considérable de faits variés, mais un nombre limité strictement : Elle peut signifier « une carpe », « une tuile cassée », « les bonnes manières », « une prune », etc. ; mais jamais elle n’évoque, ni à elle seule ni dans aucune combinaison, « un cheval », « un œuf ». « une boîte ». etc. Dans les langues européennes, au contraire, la syllabe « ro » peut, en de multiples combinaisons, participer à des significations diverses dont le nombre n’est pas psychologiquement limité : par exemple, en français : européen, roturier, robuste, carreau, aromatique, romain, etc. » Ainsi « ro », d’une part, ne signifie rien isolément, et d’autre part peut se trouver dans n’importe quel mot sans qu’on ait pour cela la moindre indication sur la signification de ce mot.

Aussi n’existe-t-il aucune relation psychologique entre les diverses syllabes que forment les mots polysyllabiques d’une langue européenne ; l’articulation « main » n’a psychologiquement rien à faire avec « ro » pour former « romain » ; de même « a », « ma » et « tique » n’ont aucune valeur psychologique distincte, en se combinant avec « ro » pour former aromatique » — d’où la possibilité des plus stupides calembours. En chinois, au contraire, dans chaque combinaison polysyllabique, chaque syllabe détermine psychologiquement le sens des autres : par exemple, la syllabe « li » ne signifie, nous l’avons vu, que trop de choses. D’autre part, la syllabe « yû », à elle seule, en signifie trop aussi, voulant dire tour à tour : « petite rivière », « une espèce d’oiseau ». « un poisson ». etc. Or la combinaison, non grammaticale, mais psychologique, des deux syllabes « li » et « yû » en un seul mot « liyû » ne peut signifier que : « la carpe ». La même syllabe « li » se combinant avec la syllabe « î » qui représente, entre autres idées, celle de « vie psychique », donne le mot « liî » qui ne peut signifier que « les bonnes manières ». — La même syllabe « î » en se combinant avec la syllabe « sse » qui représente, entre autres idées, celles de « soie », de « domestique » et d’ « affaire », donne le mot « îsse ». qui ne peut signifier que « opinion ». — La même syllabe « sse », en entrant en combinaison avec la syllabe « kong », laquelle représente, entre autres idées, celles de « travail », « seigneur féodal », « communauté », forme le mot « kong-sse » qui signifie uniquement : « syndicat ». Or, en théorie, d’après la signification primitive des syllabes qu’il unit, ce même mot pourrait signifier tout aussi bien : ou « soie pour le travail », ou « la soie du seigneur » ou « la soie publique », ou « le domestique commun », etc., etc. Mais le fait qu’en pratique une seule signification est comprise et admise par tout le monde, est le fait linguistique qui caractérise le mieux la psychologie du Chinois. Nous voyons apparaître, en effet, la restriction péremptoirement imposée à la possibilité de combinaisons psychiques. Plus nous avancerions dans la formation des mots, plus ce fait deviendrait frappant. Il nous induirait à dire qu’en chinois, il n’existe guère de phrases, mais seulement des mots polysyllabiques, formés par la combinaison, non de syllabes, mais de signes plus simples et moins polysyllabiques.

Qu’est-ce qu’une phrase ? Une combinaison temporaire, où les mots entrent dans un ordre dont l’individu qui parle est à peu près maître, en vue de signifier des faits psychiques pour lesquels il n’existe pas (ou pas encore) de combinaisons stables de mots. Or, pour les phénomènes qui se répètent souvent, ces combinaisons libres se répètent de même, deviennent de plus en plus stables, et tendent vers l’état de locutions fixes. Pour devenir des mots, il faudrait qu’elles pussent se fixer assez pour que toutes les syllabes composantes prissent une valeur psychologique égale ; soit également nulle, soit également importante. Cette condition manque dans les langues européennes ; aussi la locution complexe n’y devient-elle pas un mot inchangeable, lié immuablement au même phénomène psychique, sans qu’aucun autre mot puisse le remplacer exactement. Le trait caractéristique du mot européen est justement l’insignifiance de chaque syllabe particulière par rapport au sens du mot entier. Il y a, par suite, impossibilité psychologique à ce qu’une locution, dont chaque partie, à elle seule, offre un sens précis, se contracte finalement pour former un mot nouveau. La locution « s’il vous plaît » a beau être une des plus stables qui se rencontrent en français, elle ne deviendra jamais un mot trisyllabique, parce que chacune de ses parties, de ses mots, de ses syllabes, correspond à un fait psychique spécial et fixe. Le même obstacle se présenterait chaque fois qu’on voudrait ainsi composer un mot sans se conformer à nos usages grammaticaux.

Or, en chinois, la condition nécessaire à la formation d’un mot : l’égalité psychologique des syllabes combinées, est posée une fois pour toutes. En français, la combinaison « aromatique » doit son unité verbale à l’insignifiance absolue de chaque syllabe par rapport au sens total du mot. En chinois, la combinaison « thié-tchhou-laï-ké-pé-hsing-khan » qui signifie : « afficher publiquement » doit son unité verbale à l’importance égale de chaque syllabe pour la signification de l’ensemble. Il y a seulement celle différence, capitale il est vrai, que l’origine psychologique du mot « aromatique » n’est nullement révélée par la physionomie du mot, tandis que la combinaison chinoise porte la marque de son origine psychologique inscrite en chacun de ses éléments : « thié », en effet, signifie « coller » ; — « tchhou » signifie « sortir » ; « laï », venir ; « ké », donner ; — « pé », cent : — « hsing », famille ; — « khan », regarder. Le tout est une unité linguistique corrélative à une unité psychique ; et l’unité de mot, comme l’unité de sens, est un amalgame d’unités plus élémentaires, dont chacune contribue à l’effet total. Voilà donc une combinaison qu’on est tenté d’appeler une phrase, puisqu’en toute langue européenne elle se laisse aisément analyser ainsi : « coller, en produisant à l’endroit présent, en présentant aux cent familles pour qu’elles regardent ». Et pourtant ce n’est pas un système librement coordonné, mais un système stable, un mot. Nous avons vu plus haut que la possibilité de combinaisons psychiques est restreinte. Par suite, tout changement qu’on introduirait dans la juxtaposition des syllabes serait extrêmement dangereux pour le sens total de la combinaison : Songez, en effet, qu’outre les sens ci-dessus énoncés, « thié » signifie encore « carte » et d’autres choses ; « ké », un hôte ; « pé », blanc ; « hsing », saint, etc. Mais dans toute combinaison, chacune de ces syllabes s’immobilise dans une signification déterminée, et déterminée justement par la série des autres syllabes. On sent dès lors quel système extraordinairement délicat doit être chaque expression chinoise — si délicat, en effet, que la nécessité primordiale du langage, le besoin de comprendre et d’être compris, a dû pousser à préserver chaque système, en le momifiant, pour ainsi dire, dans les bandelettes de la convention. Cette convention est toute puissante ; elle est, surtout, rigoureuse à un point dont les langues européennes n’offrent pas d’exemple. Et le caractère principal de l’âme chinoise est désormais acquis.

Quand il doit prononcer les sons corrélatifs d’une idée, le Chinois ne peut pas, comme nous, former ce corrélatif par la combinaison grammaticale de mots existants, — chaque mot gardant son sens fixe, et la combinaison dépendant de l’individu qui parle. Il pourrait le former, en théorie, par la combinaison psychologique d’idées pour lesquelles des sons corrélatifs existent déjà. Mais alors, chacun des sons modifie son sens sous l’influence du sens des autres sons. Et la forme du mot-phrase total ne dépend point de l’individu ; elle est imposée par l’absolue nécessité de combiner les différents signes, de façon que tout autre Chinois soit capable de refaire cette combinaison, — c’est-à-dire de comprendre. Pour former une phrase en chinois, il faut donc un esprit qui procède, dans ses combinaisons, exactement comme l’esprit des autres Chinois… il faut l’esprit chinois. Mais plutôt, il faut employer, dans la plupart des cas, des mots faits d’avance contenant autant de syllabes que leur sens contient d’éléments psychiques. Ces systèmes, délicats par leur nature psychologique, mais que l’inexorable usage a rendus plus fixes, plus inflexibles, plus résistants que les mots simples européens, — épargnent à ceux qui les emploient le travail énorme de former de toutes pièces des combinaisons complexes à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche. En pratique, ce fait se traduit par la façon dont l’étranger est forcé d’apprendre le chinois : même s’il connaît le sens de beaucoup de syllabes, même s’il sait plus ou moins selon quel principe les syllabes se combinent, il ne saurait former des phrases sans courir le risque de n’être point compris. Il doit absolument apprendre par cœur, comme des mots stéréotypiques, comme d’invariables clichés, les combinaisons qu’en toute langue européenne on ne peut rendre que par des phrases.

Or, ce n’est point la langue qui, venue on ne sait d’où, produit le caractère psychique d’un peuple : c’est, au contraire, ce caractère qui se manifeste dans la langue par des procédés inconscients, donc sincères, et d’une façon immédiate, donc sans déformations.

Si, dans la langue, la possibilité des combinaisons psychiques est restreinte, il faut que, dans l’âme du peuple, la possibilité de ces combinaisons soit restreinte également. Il ne s’agit plus que de savoir où cette restriction apparaît, à quel degré et dans quelle direction elle se fait sentir. Un point est d’avance assuré : c’est que cette restriction n’apparaît point et n’existe point pour les Chinois eux-mêmes. Ce fait, d’une nécessité psychologique absolue, les pédants européens l’interprètent, comme indolence, indifférence, esprit rétrograde, décadence, paresse d’esprit… Rien n’est plus erroné. Pour comprendre la langue et ne pas simplement l’apprendre de mémoire, il faut une structure psychique capable de recevoir les combinaisons d’idées, dont la langue fournit l’expression. En d’autres termes, il faut l’esprit chinois pour manier pratiquement la langue chinoise. Par conséquent, il faut connaître la structure psychique chinoise pour juger théoriquement des mouvements psychiques dont cette structure détermine les bornes et les lois.

C’est la langue même qui permet de marquer les bornes jusqu’où s’étend la possibilité de combinaisons psychiques. — et, par là, de dessiner la structure extérieure de l’esprit chinois. La possibilité de combinaisons polysyllabiques s’arrête, en effet, au point où l’expression deviendrait incompréhensible. Et l’expression devient incompréhensible, soit quand sa formation comporte un procédé étranger à l’esprit chinois ; soit quand elle a trait à des faits ou idées tellement rares, qu’aucun des mots en usage n’y correspond. Or la langue est avant tout (particulièrement en Chine, où l’écriture ne symbolise point la langue, mais directement les idées) un moyen de communication entre plusieurs individus, c’est-à-dire un phénomène ethnologique ; par contre-coup et par surcroît, la langue devient le véhicule de faits psychiques. Mais puisqu’en chinois l’emploi des idées-mots est strictement lié à celui des mots-phrases consacrés par l’usage, il est clair que le cercle des combinaisons polysyllabiques possibles doit coïncider avec le cercle des nécessitée de la vie en commun. L’usage, phénomène social ne consacre que des choses de valeur sociale : il ne consacrera donc que des mots-phrases utiles à la vie sociale. L’individu isolé n’a pas besoin de langage. La langue ne se rapporte qu’à la vie sociale et à ses nécessités. Nous pouvons conclure des mots aux idées corrélatives : les combinaisons psychiques sont restreintes dans les limites de la vie sociale ; l’âme chinoise est enfermée dans le domaine de la vie sociale ; bref, le Chinois n’existe qu’en temps qu’être social.

IV

Ce point acquis, et les limites de la psyché chinoise ainsi tracées, sa structure se dessine facilement à l’aide de deux coordonnées que les faits mêmes nous fournissent : d’un côté, la loi fondamentale qui préside à la formation des combinaisons polysyllabiques ; de l’autre, la loi fondamentale qui préside à la formation des unités sociales. La première loi révélera immédiatement la nature des processus psychologiques qui caractérisent l’âme chinoise ; car, au cas où cette loi, linguistique et psychologique à la fois, ne serait pas générale, l’usage de la langue serait impossible. La seconde loi révélera directement la nature des faits dynamiques, des tendances propres à l’âme chinoise : car, au cas où cette loi ne serait pas spéciale à l’âme chinoise, cette dernière ne différerait en rien de l’âme de tout autre peuple, ce que la réalité dément.

I. — La loi fondamentale de la langue chinoise est la synthèse ascendante ; celle des langues européennes est l’analyse. Pour exprimer une idée, l’Européen constate, puis caractérise en ajoutant successivement la constatation des diverses circonstances ; le Chinois procède en remontant d’une circonstance à l’autre, de telle façon que chaque constatation enveloppe la précédente. Ainsi les processus logiques spéciaux aux Chinois présentent un caractère nettement synthétique. Le mouvement psychique ne s’opère, ni par induction, ni par déduction proprement dites, mais par le rapprochement de deux ou plusieurs phénomènes psychiques, entre lesquels le lien causal s’établit seulement par la différence d’ampleur de ces phénomènes. Le raisonnement part de l’idée la plus pauvre et s’achemine vers l’idée la plus compréhensive ; il va de l’accessoire à l’essentiel.

Cette curieuse particularité, qui distingue nettement le Chinois de l’Européen, est bien ce qu’on a coutume d’appeler la finesse d’esprit chinoise, ou bien aussi, la duplicité, l’ambiguïté, la fausseté, la ruse, l’insincérité… Autant de termes qui ne caractérisent pas l’âme chinoise, mais seulement le manque de compréhension de l’Européen.

La façon de prouver, de démontrer, de convaincre, doit être, et est, en chinois, tout à fait différente de celle dont use l’Européen. Il y aura pour le Chinois une série de constatations, là où pour l’Européen il y a conclusion d’un fait à un autre. Et tandis que, selon la logique européenne, on amène l’interlocuteur à comprendre un fait en analysant ou synthétisant pour lui les circonstances qui accompagnent ou composent ce fait, dans la logique chinoise on place l’interlocuteur en face du fait, et l’on juxtapose autour de lui une série de constatations, synthèses toujours élargies des mêmes circonstances. Ces circonstances peuvent bien être liées entre elles par un lien causal, l’énumération qui en est faite n’élucide en rien la genèse de l’idée ; celle-ci reste à se reconstituer par l’interlocuteur, qui s’y trompe facilement.

Le même caractère subsomptif de la logique chinoise se reflète encore dans la ciselure lapidaire des phrases. L’induction et la déduction n’ayant point de symboles dans le langage, la connexion logique est souvent suggérée par la juxtaposition de phrases symétriques, qui diffèrent entre elles seulement par le mot essentiel. D’autres fois, par exemple, pour exprimer une question, la nuance de doute ne peut être indiquée par l’analyse du fait douteux. Dans notre phrase : « Fait-il beau aujourd’hui ? ». l’inversion équivaut à une analyse pratiquée sur le sens affirmatif. Privé de cette ressource, le Chinois énonce d’abord le fait douteux comme existant, puis y juxtapose la constatation de sa non-existence.

Dans toutes ces classes de mouvement logique reparaît le même trait fondamental : toujours la constatation remplace la genèse, l’élaboration de l’idée ; le coup d’œil d’ensemble remplace l’investigation progressive ; l’observation immédiate, indivise, remplace l’analyse et la synthèse des circonstances. Ce principe une fois découvert, il est inutile de pousser plus loin l’étude des particularités logiques. Ce genre de raisonnement est la vraie marque de l’âme chinoise ; toute la vie psychique en dépend ; les divers produits intellectuels, portant tous la même empreinte, deviennent des cas spéciaux qu’un seul principe suffit à débrouiller.

II. — Depuis Nietzsche, un point est hors de doute : Le caractère dynamique prime le caractère logique, étant plus essentiel et plus profond. La structure logique reflète simplement la direction et l’intensité des tendances qui constituent le fonds même de l’esprit. On peut donc conclure de la structure logique aux tendances, par légitime induction.

Sur l’intensité du mouvement dynamique, il ne saurait y avoir de doute. La structure que nous venons de décrire (structure si différente de celle que Kant assigne à toute raison humaine) est par sa nature même tout à fait inébranlable ; c’est la condition de son exercice. Avec le procédé de juxtaposition successivement subsomptive, le moindre changement de cette structure aurait pour conséquence infaillible sa complète annihilation. Toute connexité causale se trouverait interrompue, dès que ne serait plus sous-entendue la subsomption d’un chaînon sous le chaînon suivant.

Mais la direction du mouvement importe plus encore que son intensité. Deux cas généraux sont possibles : direction en ligne droite, direction en ligne courbe. On peut appeler rectiligne le mouvement dont la direction suffit à dénoter l’existence d’un but à atteindre, d’un objet à réaliser (ce but, en général, demeure inconscient). On appellerait alors curviligne le mouvement dont la direction ne permet, à aucun moment, de conclure à l’existence d’un but. À la première tendance correspond, comme procédé logique, l’établissement de la connexité causale par enchaînement inductif ou déductif. À la seconde tendance, l’établissement de la connexité causale par un procédé quelconque autre que l’enchaînement de mailles d’égale ampleur. Le premier cas est celui de la dynamique européenne : la dynamique chinoise n’est qu’un des cas possibles de la seconde espèce.

On a cru longtemps en Europe que le mouvement de l’âme chinoise était simplement circulaire, c’est-à-dire sans résultat ; — en d’autres termes, que la nation chinoise était morte au point de vue de l’action. À cette vitalité stagnante ne pourrait correspondre qu’un seul procédé logique : la suggestion de la connexité causale par juxtaposition simple. Or ce n’est point le cas de la logique chinoise, mais tout au plus de celle des Boshimans et de certains Papous. Cependant la prépondérance de la juxtaposition (quel qu’en soit ici le caractère spécial) dénote au moins un mouvement révoluteur. En effet, l’usage de la juxtaposition pour l’établissement de la connexité causale suppose nécessairement un retour continuel de l’attention vers les termes antérieurs du système. Il n’en est pas ainsi dans la logique européenne, où l’attention n’a qu’à saisir sans cesse des chaînons nouveaux pour arriver au but sans avoir besoin de tenir en même temps compte des chaînons antérieurs. Qu’on nous permette d’emprunter encore des termes à la mécanique, puisqu’ici la psychologie n’en fournit point : Le mouvement de l’âme chinoise s’accomplit en spirale. Nulle autre courbe ne pourrait figurer tout à la fois la juxtaposition, et l’ampleur croissante des termes juxtaposés. La spirale revient sur elle-même, comme la juxtaposition synthétique et, d’autre part, s’amplifie, comme les stades successifs du connexe causal. Traduisons en psychologie : L’activité, l’énergie inconsciente, tend à évoluer toujours dans le même cercle ; mais l’initiative, la volonté dirigée vers des buts, fait dévier ce mouvement circulaire en élargissant les circonvolutions jusqu’à ce que le but s’y trouve englobé.

Comme tous les théorèmes abstraits, celui-ci semble vague, quoiqu’il ne le soit point. Il est à craindre qu’on ne l’éclaircisse encore qu’à demi, en en commentant la formule par la théorie newtonienne des fluxions. On sait que Newton, dans sa découverte du calcul infinitésimal, s’est fondé précisément sur la genèse de la spirale. Il suppose un point, d’où part une ligne droite d’une longueur infinie qui tourne, avec une vitesse constante, autour du point initial. Sur ce rayon, un point parti du centre avance avec une vitesse constante. La courbe décrite par ce point qui se trouve à la fois en rotation et en progrès rectiligne, est une spirale. Le degré d’élargissement de cette spirale est en raison directe du rapport entre les vitesses des deux mouvements composants. Si la vitesse de progression rectiligne est infiniment grande par rapport à celle du mouvement de rotation, le point décrit une ligne droite ; si la progression rectiligne est infiniment petite par rapport à la rotation, le point décrit un cercle. La ligne droite et le cercle sont deux cas limites de la spirale.

En psychologie, cherchons tant bien que mal des termes analogues : le centre sera la vitalité pure et simple, abstraction faite de tout changement ; — le rayon, c’est l’énergie ; — le mouvement rotatif, la vie inconsciente ; — le point fluent, la volonté dirigée vers un but. La volonté peut s’arrêter très près du centre, ne viser par exemple, qu’à la suppression de la faim ; — le mouvement circulaire subsiste alors à peu près seul. Elle peut tendre à la satisfaction de tous les sens simples ; — autre cercle, concentrique, mais plus vaste. Elle peut même s’acheminer à la suppression du malaise matériel (ô faux Européens !  ; — autre cercle encore plus vaste. Nous comprenons ainsi l’autre cas extrême : le point flue si vite, la volonté vers le but coule si torrentielle que la rotation, le retour régulier propre à la vie inconsciente, apparaît nul à côté ; — voilà le génie, voilà l’individu autonome, idéal de l’Européen. Enfin les cas intermédiaires, surtout celui où la vitesse de rotation est égale à la vitesse rectiligne, où le progrès est ralenti par l’incoercible retour de la vie sociale inconsciente, mais où pourtant la vie en son ensemble peu à peu s’élargit par l’impulsion non moins incoercible de l’activité vers un but ; — voilà l’homme qui vit sous les deux influences égales de « ce qu’il veut » et de « qu’il est » ; voilà la moyenne de l’homme, et presque le prototype de l’homme, l’homme le plus stable assurément, l’homme de l’Immuable Milieu, — voilà l’idéal chinois, l’essence même de l’âme chinoise.

Nous autres Européens, nous sommes presque un cas-limite de l’humanité, comme le Papou. C’est là notre danger.

V

Notre induction sur le caractère dynamique de la psyché chinoise est de tous points confirmée par l’aspect de la principale et de la plus directe de ses manifestations : la vie sociale. L’histoire sociale de la nation chinoise n’est, en effet, qu’une longue série d’oscillations par où l’énergie volontaire et l’inertie de l’existence ne cessent de s’équilibrer. La formule psychique de la civilisation chinoise est donnée dans le magnifique axiome de Lao-tse (qui l’énonce avec plus de perspicacité que Kong-tse) : « La Société, étant un système énergétique, ne peut être influencée par l’individu. »

L’individu n’a donc de valeur pour la Société (ou pour une unité sociale quelconque) que comme élément d’un système ; en dehors de cette condition, il est de valeur nulle, hors la société, hors l’humanité, criminel. Le propre du « système » étant la révolution régulière, dans laquelle incombe à chaque élément une fonction propre et déterminée, il s’ensuit que l’abandon par un seul élément de sa fonction particulière, rend impossible le fonctionnement de l’ensemble. Or, est-il en nécessaire que le fonctionnement d’un système comporte un but ? C’est peut-être un préjugé européen, car rien n’empêche de concevoir un système dont le fonctionnement n’aurait d’autre but que de maintenir ce fonctionnement même. En langage sociologique, ce serait l’unité sociale qui ne fait que se défendre contre sa propre désorganisation.

L’unité sociale chinoise est autre chose que l’unité sociale européenne. Étant donnée, chez nous, la tendance manifeste vers la dissolution, non seulement de la Famille, mais encore de l’Atelier, on sera bientôt acculé à la nécessité d’accepter, comme unité sociale, l’Individu. En Chine, la Trias des principes sociaux manifeste éternellement l’instinctive, l’inconsciente, la naturelle conception de la vie. Les trois « Rapports sociaux », ( « San-Kong » ), définis parfois, avec une profondeur sublime, comme les trois dimensions de l’espace social, — « l’horizontale : homme-femme ; la verticale : père-fils ; la transversale : dirigeant-dirigé » — ne sont point séparables. Ils forment ensemble un solide système de coordonnées, dans lequel, par abscisses et par ordonnées, est assignée la place de chaque individu. Le mariage n’est pas l’unité sociale, car homme et femme relèvent, tout autant que du mariage, de la catégorie « père-fils ». La famille n’est pas, non plus, l’unité sociale, pas plus que ne l’est le groupement économique de plusieurs individus coopérant au même travail. Chacun est toujours également tenu par les trois rapports, situé dans les trois dimensions, et, par suite, relié à tous les autres par les innombrables liens inconscients dont use la Nature pour diriger l’instinct.

L’unité sociale chinoise est donc la Société dans son ensemble. Il s’ensuit immédiatement que cette unité est inapte à la guerre ; — et que si elle fait autre chose que se défendre contre sa désorganisation, ce ne sera qu’en suivant néanmoins en son développement une direction où la stabilité de la civilisation contrebalance à tout instant l’élan vers des buts conçus.

Le premier de ces deux caractères s’explique par la nature de la défense qu’une civilisation dans son ensemble peut entreprendre contre sa désorganisation. Une race peut combattre ; des intérêts peuvent amener la lutte. Mais la race n’est pas une société ; l’intérêt est la négation d’un système social comme tel. La Société que nous avons définie, malgré son incomparable ampleur, est une unité qui, comme unité, ne peut être dissoute que par les mouvements relatifs des autres unités. Elle ne peut que rester immuable, comme un continent au milieu de la mer : sa défense sera l’inertie, sa victoire l’assimilation.

Le deuxième caractère pose une question préalable. La Société chinoise fait-elle jamais, a-t-elle jamais fait autre chose que de se défendre contre sa propre désorganisation ? L’opinion européenne est que la Chine « s’est arrêtée » au xve siècle de notre ère, et, depuis lors, se défend contre la décadence par l’immobilité. Mais le développement de la civilisation chinoise jusqu’au xve siècle ne diffère en rien de son développement depuis cette époque. Après comme avant, le « progrès », l’action vers un but, s’est, à cause de l’immense stabilité de l’ensemble, arrêtée juste au point où cessait la nécessité sociale, c’est-à-dire, où la vie de la Société, dans son ensemble, n’avait plus rien à gagner. Le développement de la Chine avant le xve siècle parait plus intense et plus rapide, uniquement parce qu’en suite l’Europe a commencé sa vertigineuse évolution économique, en partant précisément des données que la Chine avait réalisées au cours de quarante siècles. Comparée à l’Europe, la Chine semble avoir tort, uniquement parce que son développement est continu, régulier, et ne résulte pas de la lutte pour la vie, mais de la stabilité d’un principe éthique. C’est cette stabilité, c’est la rigidité de cet « espace social à trois dimensions », qui régularise et régularisera toujours le progrès, l’élargissement de la spirale. Et jamais rien n’entrera dans les circuits de la courbe, qui ne soit compris dans ces trois dimensions ; — ou bien alors, la civilisation chinoise, la plus forte du monde, celle qui a formé l’homme moyen, le prototype de l’Être social, et possédé le maximum de vitalité nationale, n’existerait plus. Or, le contraire est prouvé par l’assimilation chinoise vers le Nord et le Sud de l’Asie, par l’extension de ce principe tentaculaire que la défaillance politique elle-même semble accroître et fortifier.

Le choc actuel entre l’Europe et la Chine aura — notre étude en donne raisons — des suites funestes pour l’Europe : « Nous travaillons en ce moment pour la Chine, » disait, il y a quelques mois, le ministre le plus clairvoyant qui soit au pouvoir en Europe. Ce fin diplomate a raison : encore devrait-il ajouter : « Nous travaillons contre nous-mêmes. »

La rencontre d’un mouvement rectiligne et d’un mouvement en spirale entraînera, pour tous les deux, des changements de direction. Considérons la chance la plus favorable à l’Europe : la rapidité de son mouvement infiniment supérieure à celle du mouvement adverse. Qu’adviendra-t-il ? La spirale, tout d’un coup, s’élargira d’autant plus que la vitesse du mouvement rectiligne l’emportera davantage. De plus, cet entraînement radial fini, les deux espèces de mouvement ne se continueront pas telles qu’auparavant, mais de leur contact persistant résultera un mouvement en spirale, d’un élargissement successif supérieur au premier. On fournira à la Chine, on la contraindra d’accepter, tout ce que le rapide développement de l’Europe a pu, grâce à ses individus supérieurs, produire plus tôt que la Chine. Tout cela, en dehors des spéculations philosophiques, peut s’adapter à l’âme chinoise ; et tout cela, une fois assimilé, rendra à la Chine de nouveaux moyens d’assimilation, auxquels rien, ni l’Europe, ni l’Amérique, ne résistera.

Ceci se sera pas pour demain, et l’Europe des chasseurs de richesse verra encore de beaux jours. Mais l’après-demain de l’Europe sera différent ; le vol de sa psyché sera alourdi par le plomb de la vie commode. Elle portera le poids de la Chine pratique. Icare ne tombera plus — mais aussi il ne s’élèvera plus, droit vers le soleil. Le Dragon à cinq pattes et au sombres ailes régnera. Et le rêve grandiose du dernier penseur européen ne sera point réalisé : l’Européen d’après-demain ne sera pas individu autonome ; il sera Chinois.

Alexandre Ular
Novembre 1900.
À la recherche des ruines de Karakoroum.
Vallée de la Selenga, Mongolie.
  1. Relire, pour complément, l’article sur « la Littérature en Chine ». La revue blanche du 1er  septembre 1899.