L’Âme des saisons/Les arbres

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 181-183).
VI


LES ARBRES


Songe aux arbres, mon cœur, songe aux géants tordus
Silencieusement dans la brume, mordus
Du froid, voués la nuit aux ténèbres de suie,
Souffletés par le vent et fouettés par la pluie,
Songe, songe à ces grands frères dans la Douleur,
Songe aux arbres,songe aux sombres arbres,mon cœur...

Aux chênes monstrueux qui sourdement s’efforcent
D’écarteler la nue entre leurs branches torses ;


Aux ormes qui, bombant leur masse glauque et brune,
Laissent choir doucement leurs feuilles une à une ;
 
Aux tilleuls d’or, gorgés de soleil, qui se fanent
Mollement en feuillets tièdes et diaphanes ;

Aux platanes ombreux dont les feuilles palmées
Tombent, en tournoyant ainsi que des almées ;
 
Aux frênes convulsifs dont les rameaux se tordent
Avec un sifflement de verges et de cordes ;
 
Aux marronniers dont les dômes sombres et graves
Grondent comme la mer sous les nuées qui bavent ;
 
Aux trembles qui, dans le silence de la plaine,
Grelottent d’une fièvre étenelle et lointaine ;

Aux maigres peupliers qui bordent les usines
Et qu’insulte le rire obscène des machines ;

Aux bouleaux qui, perdus dans les brumes glacées,
Elèvent en pleurant leurs branches enlacées ;
 
Aux saules qui, le long des rivières, sanglotent
Et dont les cheveux verts dans l’eau jaunâtre flottent ;


Aux hêtres qui, de leurs grands bras de marbre, étalent
Un feuillage d’airain, plein de sang et de râles ;

Aux sapins qui, figés dans leur verdure sombre,
Sifflent comme les mâts d’un navire qui sombre ;
 
Songe, songe, ô mon cœur, à ces Titans qui sont
Fiancés au vertige et rivés à l’affront ;
Songe aux géants feuillus, premiers-nés de la Terre,
Qui, sous le poids d’un sourd et tragique mystère,
Révent obscurément en grelottant de peur ;
Songe qu’ils vivent dans une morne stupeur,
Que jamais leur ennui lugubre n’appareille
Vers un destin nouveau, que leur souffrance veille
Quand la tienne en la paix des douces nuits s’endort,
Qu’ils ont connu cent fois les affres de la Mort,
Et que, quand on croirait leurs misères finies,
Ils renaissent pour de nouvelles agonies ;
Songe qu’ils sont là-bas, sans nombre, dans les bois,
Et que, tordus, hagards, ils clament, d’une voix
Dont le sanglot ressemble au tonnerre qui gronde,
L’immortelle Douleur qui saigne au cœur du monde !


1903.