L’Âme des saisons/Petit bonhomme

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 280-287).
PETIT BONHOMME


Petit bonhomme en blanc, petit bonhomme Hiver
Emmitouflé contre la bise,
Toi qui viens de Russie avec un sapin vert
En tes grosses mitaines grises !
 
Petit bonhomme en blanc, ô toi qui cheminas
Sur la neige dix mille lieues
Et qui souvent, comme un Samoyède, dînas
D’un canard sur la glace bleue !


Petit bonhomme en blanc, tu sais l’hiver ! Tu sais
La nuit de gel qui crisse et craque,
Avec un bruit de verre et de sable écrasés,
Sous les signes du zodiaque.
 
Tu sais la zibeline et le renard d’argent
Qui trottent dans la nuit des pôles,
Tu sais la lune avec les ombres s’allongeant
Farouchement parmi les saules.
 
Tu sais la loutre, au bord de la glace qui luit,
La loutre souple aux dents d’aiguille
Qui chipote et, soudain, à ras de neige fuit
Avec un poisson qui frétille.
 
Tu sais le vent qui siffle à travers les sapins,
Les nuages en folle course,
Les noirs kobolds, fuyant au loin, et les lutins
Dégringolant de la grande Ourse.
 
Tu sais les Esquimaux fourrés et les Lapons
Aux bras repliés sur le torse,
Et les peuples huileux qui lancent des harpons
Au dos luisant et mou des morses.


Tu patinas en skis jusqu’aux îles sans nom
Dont la masse vitreuse émerge
De la banquise immense et dresse à l’horizon
Ses pics aigus de glace vierge.
 
Tu parcourus de vastes plaines en chassant
L’élan et l’eider de Norvège,
Et l’on aurait suivi ta trace, rien qu’au sang
Dont tes pas rougissaient la neige.
 
Souvent, sur un traîneau poursuivi par les loups,
Tu vis bondir les têtes plates
Et la bave à flocons mousser sur les crins roux
Et les gencives écarlates.

Pour dépecer la viande et pour fumer le lard
Et t’abriter de la froidure,
Tu savais arrondir et creuser avec art
Une hutte de neige dure.

Souvent, le soir, dispos et de bon cœur flairant
L’odeur de graisse qui suffoque,
Tu réparais tes mocassins en t’éclairant
D’une lampe à huile de phoque.


Mais parfois, par les nuits d’épouvantable froid,
Un ours blanc, sous la lune claire,
Venait gratter la hutte et contre les parois
Ballotter sa masse polaire.

Alors, armé d’un grand couteau, tu bondissais
Sur le monstre et livrais bataille,
Et la lune éclairait vos corps blancs enlacés,
Rougis de sang, fumants d’entrailles !...
 
Ah oui ! tu sais l’hiver, petit bonhomme en blanc,
Malgré ta mise si proprette ;
Tu sais l’hiver, malgré que tu fasses semblant
De faire innocemment risette.

Aussi bien je conçois que tu prennes cet air
De petite fille attendrie,
Maintenant que tu es au chaud sur le plus clair
Rayon de la confiserie,
 
Entre un nègre en gibus et gants paille, qui rit
Sous un parasol à clochettes,
Et une Japonaise en manteau canari
Piqué d’oiseaux et de fleurettes.


Tu souris de bon cœur, satisfait du Destin,
Sous les lampes couleur de lune,
Parmi les clairs fondants, les faveurs de satin
Et les plats de pralines brunes.
 
Tes yeux vont du nougat savoureux des mollets
Au chocolat luisant des bottes
Et de l’appétissant massepain des navets
Au sucre rose des carottes.
 
Tu songes aux filets de phoque, noirs et bruns,
Dans l’huile des boîtes qu’on zingue,
En aspirant d’un nez dévot le chaud parfum
Des petits fours et des meringues.
 
Tu te souviens des hurlements des loups, tandis
Qu’avec un babil de perruches,
De belles dames font un joli frisselis
De dentelle et de fanfreluches.
 
Vers minuit seulement, ainsi qu’une souris,
Tu quittes doucement ta place,
Et çà et là trottant, musant, tu te nourris
De crème fouettée et de glaces.


On ne soupçonne pas de ces jeux de lutin
Ta mine de sainte nitouche,
Bien que parfois l’on voie encore le matin
Du noir de jujube à ta bouche...

Les belles du comptoir, te trouvant l’air gaga,
One ne te firent de reproche,
Pas même le matin où Juliette trouva
Des marrons glacés dans ta poche...
 
Aussi, petit bonhomme en blanc, ton œil sourit,
Ton ventre épaissi bombe d’aise.
Et ton visage bien emmitouflé rosit
Comme les roses et les fraises.

Pourtant, malgré ton sort, certes délicieux,
O bonhomme ! je te souhaite
Qu’une dame un beau soir, pour t’envisager mieux,
Soulève un petit sa voilette ;
 
Que mignardé, flatté, tu perçoives, ainsi
Qu’une cascade de paroles :
«Ah ! le coquin !... Mon Dieu !... Mais voyez donc, Suzy !
Est-il mignon, le petit drôle !...»


Qu’après un va-et-vient de soie et de satin,
Tout pâle de terreur et moite,
Tu te sentes, au bruit d’un métal argentin,
Emprisonner dans une boîte ;
 
Et que la dame enfin, bruissant, ramageant,
Parfumant comme une corolle,
Noue à son doigt ganté la ficelle d’argent
Qui s’enroule autour de ta geôle.
 
Tu resteras penaud quelque temps et bien coi,
Fort inquiet de l’aventure,
Sans aller cependant jusqu’à craindre un renvoi
Au Groenland, où la vie est dure...

Mais le soir, ô surprise ! en un salon bien clair,
Parmi des musiques de fête,
Monarque de la neige et du féerique Hiver,
Tu trôneras gaîment au faîte
 
D’un sapin fabuleux, étincelant de gel,
Fleuri de cierges et d’oranges,
Et qui sera chargé, comme un arbre du ciel,
De jouets comme en ont les anges.


Alors tu régneras, petit bonhomme en blanc,
Sur les têtes à boucles blondes,
Et les petits tendront vers toi en bredouillant
Leurs menottes roses et rondes.
 
Eux seuls te comprendront, ô roi du sapin vert !
Et comme de graves poètes,
Ils auront avec toi, pendant les soirs d’hiver,
Des conversations muettes.
 
Grâce à toi, ce sera sous tous ces jeunes fronts
Spitzberg, Laponie et Norvège,
Et jusques au matin leurs âmes rêveront
De tes voyages sur la neige !


1905.