L’Âme des saisons/Psaume de la terre

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Veuve Fred. Larcier, Editeur (p. 133-141).
PSAUME DE LA TERRE


Salut, aurore nouvelle,
Fleuve de vie et de feu,
Qui jaillis de la prunelle
Séraphique du ciel bleu !
Salut, sang de l’atmosphère !
Salut, douce, salut, claire,
O très sainte et salutaire
Lumière, — regard de Dieu !


Sous ta caresse féconde
L’azur vierge a tressailli !
Au ras des étangs, dont l’onde
Miroite entre les taillis,
Les joyeuses hirondelles
Du battement de leurs ailes
Font jaillir en étincelles
L’eau de lapis-lazuli.

Mille gouttelettes tombent,
Comme larmes d’arc-en-ciel,
Des ormes glauques, qui bombent
Dans le bleu lavé du ciel,
Sur l’herbe en fleur des prairies,
Où les sauterelles crient
Dans un bain de pierreries
Bleu de nacre et blond de miel.

Il pleut des chants d’alouettes,
Il neige des gazouillis ;
Les fauvettes pirouettent,
Les chardonnerets sont gris ;
Et dans les blés qui tressaillent
Le gosier ivre des cailles
De ses cymbales d’écaillés
Scande la rosée en cris.


Il n’est arbre qu’on ne sente
De volupté tressaillir ;
Il n’est ruisseau qui ne chante
Une aubade de soupirs ;
Il n’est herbe ni fleurette
Qui ne tremble et ne projette
Les feux changeants d’une aigrette
De rubis et de saphirs.
 
L’horizon bleuit d’extase ;
Sur tel coteau smaragdin,
Un champ de colzas s’embrase,
Et sur le coteau voisin,
Obus aux feux écarlates
Et aux fumées d’aromates,
Les coquelicots éclatent
Dans les trèfles lie-de-vin.
 
Sur telle colline où fume
L’encens des champs attiédis,
Une chapelle s’allume
De tous ses vitraux, tandis
Qu’avec leurs feuilles, pareilles
A des cœurs qui s’ensoleillent,
Les tilleuls chargés d’abeilles
Bruissent comme en paradis.


L’amour soulève mes plaines.
Je suis ivre, ô mes lilas !
Haut mes chênes, haut mes frênes,
Haut mes bras, mes mille bras !
Voici qu’en moi houle et gronde,
Comme des orgues profondes,
Ce rythme divin du monde
Qui prie et ne comprend pas...

J’ai dressé ma haute taille
Aux hannonieux frissons,
Gonflé mon flanc qui tressaille
De nids et de floraisons,
Et dans la mer qui murmure
Selon une ligne pure
Déroulé ma chevelure
De forêts et de moissons !

Me voici ! C’est moi, la Terre,
Sombre et claire tour à tour,
Le front chargé de mystère
Et le cœur gonflé d’amour,
Toujours jeune, quoique vieille,
Qui parfois longtemps sommeille,
Mais qui soudain se réveille
Belle comme au premier jour !


Je suis debout dans l’ivresse
Qui donne le jour aux dieux !
Tandis que mon sein s’oppresse
D’un transport mystérieux,
Le vent titubant qui passe
Avec volupté m’enlace
Et fait claquer dans l’espace
Mes immenses voiles bleus !

Voyez, Seigneur ! Je suis belle !
Ma hanche ardente se tord,
L’aube à mon front étincelle
Comme un diadème d’or,
Ma gorge en feu se soulève,
Dispensant à flots la sève,
Et la vie multiple crève
Les montagnes de mon corps !

Je suis la Mère, la Mère !
Tous ceux-ci sont mes enfants,
Depuis le chêne sévère
Qui morigène les vents
Jusqu’à l’algue au fond de l’onde,
Et depuis l’abeille blonde
Jusqu’au lion roux qui gronde
Dans les antres étouffants.


O Seigneur, vers qui s’élèvent
Mes parfums et mes accents,
Tout ce rythme ardent des sèves,
Tout ce bonheur frémissant
Qui vibre de feuille en feuille,
Que votre Face l’accueille
Avec un sourire et veuille
L’agréer comme un encens !

Hosanna selon le rêve
Lumineux de ce beau jour !
Hosanna selon la sève !
Hosanna selon l’amour
Qui fait en poussières folles
Grésiller les bestioles
Et neiger sur les corolles
Les papillons de velours !

O Seigneur, que vous soient douces
Mes bêtes dont les museaux
Dans les herbes et les mousses
Soufflent d’aise à pleins naseaux ;
Que votre Droite bénisse
Mes oiseaux fous qui frémissent
Et mes poissons qui bondissent
Sur le vif argent des eaux.


Faites que les hommes même,
A leur Mère ramenés,
Aient la face un peu moins blême,
Les yeux un peu moins cernés.
Et qu’en ce jour d’allégresse
Avec des cris de tendresse
Sur mon cœur aimant je presse
Ces douloureux derniers-nés.

Que les rustres, qui s’éveillent
Dans la paille des greniers
Et qui dans l’aube vermeille
Vont aux travaux coutumiers,
Sentent sous leur rude torse
La mystérieuse force
Qui palpite sous l’écorce
Des chênes et des pommiers.

Que le fermier, qui inspecte
Son verger d’un œil prudent,
Sur sa face circonspecte
Montre un sourire content
Et, en manches de chemise,
Chasse les merles que grise
Le suc sucré des cerises
Et qui filent en flûtant.


Que la faneuse, qui darde
Le fauchet aux dents de bois,
S’arrête un instant, regarde
L'azur à travers ses doigts
Et, la joue en roses, hume
L’air sapide que parfume
Le foin tiède et blond qui fume
Sur le fond glauque des bois.

Que le facteur en casquette,
Au pas ferme et régulier,
A l’instar de la fauvette
Siffle en foulant le sentier
Et soudain, sautant de joie,
D’un gai moulinet envoie,
Dans un cerisier qui ploie,
Son bâton de néflier.

Que la pauvresse qui coupe
L’herbe fraîche des talus,
Tête basse et haut la croupe,
La rosée à ses pieds nus,
Dans une lutte gentille
Dont son œil riant pétille
S’escrime à coups de faucille
Contre les bourdons velus.


Que le pêcheur à la ligne
Qui, caché par les buissons,
Lance au loin sa mouche et cligne
De l’œil aux jeux des poissons,
Sente en son humble poitrine
L’humeur joyeuse et badine
De la vandoise argentine
Qui happe les moucherons.

Et que même ceux des villes,
Maçons, paveurs, charretiers,
Ceux des paperasses viles,
Commis, receveurs, greffiers,
Dans leur cœur gris de poussière
Aient l’indulgence plénière
D’un rayon de la Lumière
Qui fait sourire et prier !

1903.