L’Âme du père Vivandieu

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L’Âme du père Vivandieu
L’Âme du père VivandieuLe Figaro, édition du 16 novembre (p. 1-9).

L’ÂME DU PÈRE VIVANDIEU


NOUVELLE


Le nombre restreint des habitants et la régularité de mes promenades hors du village me permirent, au bout de quelques semaines, de remarquer ce fait : tous les jours, à l’arrivée du train de cinq heures vingt-trois, se tenait, sur le quai de la gare, dans la posture d’un monsieur qui attend, un petit vieillard aux manières respectables et aux vêtements soignés.

Dès que le train était signalé, son inquiétude se manifestait par des tics nerveux au visage et un menu tremblement des bras. À l’apparition de la locomotive ses jambes visiblement défaillaient. À l’arrêt du convoi, on eût dit qu’il allait tomber.

Trois ou quatre paysans descendaient. On refermait les portières. Et c’était fini. Alors le petit vieillard poussait un gros soupir, et il s’en retournait la tête basse, le dos voûté.

Le reste du temps il s’occupait de façon ordinaire. Je l’aperçus souvent qui bêchait son jardin ou lisait un journal au seuil de sa maison. Il ne parlait à personne. On le saluait. Il répondait poliment et passait son chemin.

Ce fut le médecin qui me renseigna :

— Ah ! vous voulez sans doute parler du père Vivandieu. Le père Vivandieu est un ancien commerçant, assez riche, qui s’est marié ici, voilà vingt-cinq ans, avec la fille de l’instituteur.

— Comment, il est marié ?

— Si bien marié, qu’il a la constance d’aller au devant de sa femme, chaque jour, à cinq heures vingt-trois, et cela, depuis des années, sans y manquer une fois.

Je ne comprenais pas. Il se mit à rire.

Mme Vivandieu, après quatre ans de ménage, disparut un beau matin, et, chose étrange, cette fuite coïncida avec le départ d’un jeune gentilhomme voisin qui la courtisait fort. Il est donc tout naturel que son mari attende avec une certaine impatience le retour de l’épouse prodigue.

La curiosité s’exaspère en province, où les moindres faits sont gros d’importance. L’âme de ce vieillard me sembla soudain indispensable à connaître. Quels ressorts la mouvaient ? Quel espoir ? quelle illusion ?

Une série de manœuvres habiles me rapprocha de lui. Une autre me livra sa confiance. Je le décidai facilement à parler :

— Mon Dieu, monsieur, c’est bien simple, j’attends ma femme. Tout habitant de ce pays vous le dira en ricanant : « Le bonhomme attend sa femme. » Leurs sarcasmes m’importent peu. Je n’ai point daigné leur expliquer ma conduite. Mais puisqu’elle paraît vous intriguer, je consens à vous en apprendre le secret.

» J’ai épousé une femme beaucoup plus jeune que moi, jolie, coquette, frivole, rieuse, vivante, alors que rien dans mon extérieur ou dans mon esprit ne m’autorisât à une telle audace. Ma seule excuse était l’immensité de mon amour ; ma sauvegarde, la droiture réelle d’Henriette.

» Ce furent, monsieur, de cruelles années. J’y fis l’apprentissage de la douleur. Et quelle douleur ! Sentir que ce corps ne s’abandonnait qu’à regret, l’avouerai-je, même avec une certaine répulsion, ce corps que j’adorais, moi ! Et surtout deviner que son cœur m’était hostile, sa tête pleine de rêves étrangers, malsains, coupables, qui sait ! Certes, je luttai courageusement. Hélas ! contre quoi ? Contre un dégoût instinctif de mes cheveux grisonnants et de mes membres malingres, contre des songeries confuses de jeune femme ? La lutte contre un rêve vague est impossible ; le jour où il se précise, il est trop tard.

» Il se précisa. Henriette souffrit. Et tout à coup mes peines égoïstes m’apparurent insignifiantes, en comparaison de la torture que cette souffrance m’imposait. Elle eût succombé, je l’aurais tuée, monsieur. Elle résista vaillamment, dépérissant, à bout de force, et c’est moi qui fléchis. Vous détailler les angoisses par où je passai, serait inutile. Ma détermination vous les révélera. La voici, telle que je la notifiai à ma femme, la voici dans les mêmes termes — je les avais si mûrement pesés !


« Ma chère Henriette, je me considère comme responsable de ton bonheur. Or, tu es malheureuse. Je suis trop âgé, nos goûts sont dissemblables. Tu as des aspirations légitimes vers un autre idéal, et tu es en droit d’en exiger l’assouvissement. Je te propose donc une séparation momentanée. Tu iras à Paris. Je te servirai une pension suffisante, et tu resteras là-bas le temps qu’il te plaira, vivant à ta guise, ne devant de comptes à personne. Le jour où quelque motif, lassitude, expérience, te fera regarder cette demeure comme l’unique refuge désirable, souviens-toi que j’y suis seul. »


» Elle rougit, puis se penchant vers moi, elle me baisa la main.

« — Vous êtes bon, mon ami, j’accepte… mais soyez sûr que je reviendrai. »

» Le soir, elle partit. Depuis, j’attends. »


Une émotion violente me contraignait au silence. Il reprit, de la même voix simple :

— On crut, dans le village, à une fuite. Les poignées de main furent goguenardes. Je me tins à l’écart. Et, sans m’occuper des moqueries, la deuxième année, je commençai mon pèlerinage à la gare. Elle m’y apparaîtra un jour ou l’autre, je le sais. Voyez-vous, le chagrin et la solitude m’ont appris bien des choses. J’ai prévu que l’amour réservait à la pauvre enfant une première déception, qu’elle n’oserait pas me revenir encore, que son caractère romanesque la conduirait à d’autres tentatives, et que la dure réalité les changerait aussi en d’autres déceptions… jusqu’au moment où le besoin de repos me la ramènera. »


Mon admiration se trahit par un élan d’enthousiasme où je lui offris mon amitié. Le bonhomme était vraiment sublime d’ingénuité et de dévouement. Un examen plus soutenu me le montra pour le reste assez sot et assez vulgaire, mais tout ce qui concernait son amour le haussait à une noblesse d’idées surprenante. J’avais alors la sensation qu’une âme palpitait auprès de moi. Ainsi, chez les plus niais et les plus lourds, parmi la croûte des appétits, des besoins et des habitudes, la douleur fait jaillir des éclairs d’âme qui les animent un instant du feu de la vraie vie.

C’est à ces instants que j’accourais auprès du père Vivandieu. Surtout je ne manquais point de l’accompagner à la gare. Il s’y rendait, le pauvre homme, en un état d’esprit immuable. Chaque jour renaissait sa confiance, identique, sans incertitude.

— Elle arrive, monsieur, quelque chose me le dit. Elle arrive, quelle joie !

Il marchait d’un pas léger, le corps droit. Sa canne exécutait des moulinets victorieux. Et il prononçait d’exquises phrases :

— Il est temps, il est temps. Voyez-vous, ma grande peur, c’était de mourir avant de la revoir. Car, en ce cas, elle n’aurait jamais su la vérité : ma croyance indestructible à son retour.

L’épreuve ne variait pas non plus. Le coup l’atteignait aussi violemment. « Cette fois, me disais-je, c’est l’effondrement définitif. » Erreur. Dix minutes après, il se raccrochait déjà à de petits espoirs timides, comme cette après-midi où il soupira naïvement :

— Elle a peut-être manqué le train.

Or, il advint qu’un jour elle ne le manqua pas. Je m’en aperçus aussitôt au cri qu’il poussa, à sa figure décomposée. Et cependant je devinai qu’il n’avait aucun étonnement. Il alla vers elle, lui tendit la main pour l’aider à descendre et demanda d’une voix étranglée :

— Vous avez fait bon voyage ?


Jamais je n’assistai à une émotion aussi intense. Il tremblait de tous ses membres. Les sacs et les couvertures dansaient entre ses bras. Pourtant, il ne voulut les confier à personne, et, sans plus s’occuper de moi, il s’en retourna au village, suivi de sa femme.

Cette entrée dut lui être douce. Il jetait aux paysans des regards de triomphe et semblait dire : « Vous voyez qu’elle est revenue ! Je n’étais donc pas si bête que cela… »

Qu’elle fût vieillie, déformée, épaisse très loin, hélas ! de l’image flatteuse qu’il m’en avait tracée, peu lui importait ! C’était sa femme, l’attendue, la chère attendue !

Il la conduisit chez lui. Elle retrouva leur chambre d’autrefois, toujours semblable, avec les mêmes bibelots et les mêmes tentures, mais munie seulement, au lieu du grand lit nuptial, d’un petit lit étroit et neuf.

Elle regarda le vieillard, indécise. Il l’embrassa au front, parmi les cheveux, et, se mettant, lui dit :

— Je vous laisse dans votre chambre, ma fille.

Le lendemain, m’ayant raconté ce détail, il conclut :

— N’ai-je pas eu raison, jadis, d’arranger son départ ? Elle fût partie quand même, sans doute, et je ne l’aurais jamais revue. Et elle serait seule, en quelque coin, abandonnée de tous, punie d’avoir obéi, la pauvre fille, aux instincts d’amoureuse que le hasard lui a imposés.


En vérité, M. Vivandieu avait une âme, et d’essence bien précieuse, puisqu’il y a âme chaque fois qu’il y a compréhension, bonté et miséricorde.

Maurice Leblanc.