L’Âme enchantée/L’Annonciatrice/La Mort d’un monde - Partie 1

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Albin Michel (5p. 9-130).
L’Annonciatrice - La Mort d’un monde

PREMIÈRE PARTIE

Les Sept contre Thèbes


Ils avaient dû refermer la porte-fenêtre sur le balcon. La houle de la rue s’enflait comme une marée. Il y passait des rafales. Des hurlements, des cris en vrille, des rires perçants. Par des trous de silence, on entendait piétiner l’énorme masse invisible. La bête reprenait souffle. Puis, de ses flancs montait un mugissement de taureau.

Sylvie n’y put tenir. Ses narines battaient. Elle s’esquiva, voulant entraîner son neveu. Elle disait qu’on ne pouvait pourtant pas se chambrer, un jour pareil : qu’on en pense ce qu’on voudra, il faut voir et goûter. (Ce que Sylvie goûtait, ce n’était jamais à moitié !…) Mais Marc se refusa à la suivre, avec trop de colère pour que sous son mépris il n’y eût point une peur et un désir. Et il avait passé l’après-midi entier avec sa mère, dans l’appartement fermé, où de bonne heure se glissa l’ombre de novembre. Le grondement du dehors grossissait, d’heure en heure. Marc, assis sur son lit, se mordait le dos des mains. Annette essayait d’occuper ses doigts et ses pensées ; dans le coin de sa chambre le plus éloigné de la fenêtre, elle cousait, à la lueur de la lampe. Mais, percevant le désarroi de son fils, elle jeta son ouvrage et vint s’asseoir sur le lit, près de lui. Elle lui prit la main, et il ne la retira point, mais il tournait obstinément la face vers le mur. Elle le regardait, avec un sourire de pitié ; elle baisa le jeune cou, au-dessous de l’oreille, et lui souffla : — « Sors, mon petit !… ». Il secoua violemment la tête : — « Non ! »

Mais, la nuit venue, après que sa mère eut préparé le frugal repas, qu’ils prirent en causant d’objets indifférents, Marc se rappela qu’il avait une réponse pressée à porter pour le lendemain. Annette écouta descendre ses pas dans l’escalier ; elle n’était pas sans crainte, mais elle pensait : — « Mieux vaut qu’il sorte et qu’il regrette de n’être pas resté, que de rester et qu’il regrette de n’être pas sorti… ». Elle retourna s’asseoir sous la lampe, avec au coin de la bouche l’ombre ironique de son sage sourire… « Le pire mal est peut-être celui qu’on veut faire et qu’on ne fait point… »


Il n’avait pas fait trois pas hors de la maison qu’il était happé par le tourbillon. Il avait eu la prétention de traverser, pour passer sur l’autre rive du boulevard. Il fut en un instant roulé, boulé, rejeté de l’un à l’autre flot, montant et descendant. Avant qu’il s’en fût rendu compte, il se retrouva balayé à cinquante mètres plus bas, dans la direction opposée. Porté et trituré, collé contre un amas de corps qui meuglaient, il avait l’impression d’être déshabillé, passé au rouleau, malaxé en une seule pâte humaine qui s’allongeait du haut en bas de l’avenue. Il se dégagea, à coups furieux de coudes, de reins et de genoux ; mais ce fut pour retomber, ventre à ventre, plaqué, dans le flot remontant, contre un groupe de femmes excitées, criant de plaisir et de peur, sous les brutales poussées, et poussant, enragées. Une d’elles, blonde et maigre, aux prunelles chavirées, la bouche grande ouverte — (on lui voyait jusqu’à la racine de la langue) — le derrière emboîté dans les pinces d’un gars qui la fourrageait, se jeta sur la bouche de Marc et la mangea d’un baiser plein d’écume. Le sang du jeune garçon flamba ; il empoigna une autre femelle qui passait, et lui essuya sur les lèvres ses lèvres ; et tour à tour étreint et étreignant, il passa de bras en bras, petit mâle à la chasse, pris de folie, saccageant toutes celles qu’il rencontrait. Et l’esprit tout pareil à cette masse en délire qui hurlait la Madelon, il se disait :

— « C’est la paix. C’est ma paix. C’est ma part du butin. »

Comme il était plus instruit, il se disait de plus gros mensonges :

« Mon baiser au monde entier !… »

Mais il n’eût pas fait bon que le monde le lui refusât ! … Il se heurta à un autre coq de grande taille, qui lui arracha du bec le bec qu’il pillait. Il n’y tenait pas, avant ; il s’y acharna, après. Un coup sous le menton le rejeta, étourdi, dans les vagues humaines qui s’ouvrirent sous le choc et le séparèrent de l’homme dont il gardait aux dents le goût du poing. En vain, s’enragea-t-il à le rejoindre…

La haine qui le brûlait chercha une revanche. Il lui en fallait une, sur-le-champ, ou qu’il crève ! Le hasard lui offrit, à l’instant, la plus lâche. Il l’agrippa, sans hésiter.

À quelques pas de lui, une jeune fille se débattait. D’un coup d’œil, il reconnut une petite bourgeoise provinciale, qui avait dû, au sortir de son hôtel, s’égarer dans les rues, tomber dans le torrent, et y était noyée. Elle avait une figure ronde, naïve, effarée ; elle tâchait de s’évader du flot, par une rue de côté ; et le flot s’amusait d’elle. Contre les sales audaces elle restait sans défense, et ses yeux stupéfiés appelaient au secours. Marc fonça sur elle, comme un petit épervier. Le sillage qu’il creusa dans la foule, en s’abattant sur le gibier, débloqua la perdrix ; par la rue transversale, étroite, obscure, qui montait, elle fuit. Il se lança à sa suite, et l’empoigna aux hanches. Il sentit sous ses serres le tendre corps palpitant ; entre ses quatre membres il lui broya le dos contre son ventre. Elle était prête à tomber, ses genoux fléchissaient ; le cou peureusement rentré dans les épaules, elle ployait la tête, à demi-morte d’effroi. À la lueur d’un rez-de-chaussée, Marc vit le cou blanc et frêle, et il le mordit. La victime gémit, en se couvrant le visage de ses mains. Il lui arracha de la face les doigts crispés (l’un passait au travers du gant usagé), lui retourna la tête, lui releva le menton, et plongea sur la bouche avec brutalité. À cette seconde, il vit les yeux qui suppliaient ; et son cœur en reçut le coup de lance, mais moins prompt que le coup de bec avide qui déjà se plantait entre les jeunes lèvres, et y imprimait sa marque aux commissures. Il sentit sur sa langue le sang. Et dans le même moment, aux yeux le choc de ces yeux. Il sursauta, lâcha la proie, qui, n’étant plus enclavée, s’affaissa. Elle était devant lui, tombée sur les genoux, le visage caché dans ses bras, incapable de crier, immobile, inhibée, ne gardant plus de force que pour s’empêcher de voir, La rue était déserte. Un repli de maisons masquait le boulevard voisin, dont le torrent grondant, pareil aux projecteurs électriques qui font la nuit plus noire autour de leur trou de feu, amassait le silence dans le renfoncement où se tenaient en arrêt le chien et la proie — les deux enfants. — Marc jeta un regard trouble sur le corps à ses pieds, et, sans songer à le relever, s’enfuit…

Il erra dans un dédale de rues aux flancs de la Montagne Ste-Geneviève, redébouchant soudain à quelque brusque tournant sur le gargouillement de la Victoire en ribote, et refluant, comme un rat à la nage, de l’égout collecteur. Tardivement, il parvint à regagner l’escalier de sa maison enténébrée. Dans l’obscur corridor de l’appartement au cinquième, une lueur filtrait sous le seuil de la chambre de sa mère. Il se glissa dans son lit, sans allumer. Nu dans les draps glacés, enfin il retrouva dans la nuit son âme souffletée, qui le prit à la gorge, criant : — « Qu’as-tu fait de moi ? » Car c’était toujours à lui seul, non à l’autre qu’il songeait. Le ventre sur le sommier, il s’enfonça la bouche dans le traversin. Et alors, il se vit à la place, dans les membres de sa victime : ce tendre cou, ce corps de petite fille profanée, ce viol… Et le plus sali des deux, c’était lui… Ainsi, après tous ses grands mots, après ce haut orgueil des entretiens du jour avec sa mère, après ces professions de foi de chevalerie souffletant les renards et les loups de la grande guerre qui dépeçaient le monde par la force et la ruse, en se masquant du droit, il s’était dépêché de voler son morceau du droit de la force, et il avait choisi pour sa part la plus lâche… Il revit la jeune fille à genoux sur le pavé ; et d’un coup, il rejeta ses draps ; la pensée qu’il s’était sauvé comme un voleur le brûlait ; il fut sur le point de courir à l’endroit où il l’avait laissée… Pour quoi faire ? Pour la relever ?… Idiot !… Il restait nu, assis sur le bord du matelas. Derrière la cloison, sa mère se retourna dans son lit… Il ravala son souffle et il se recoucha… Il avait sous les dents la bouche sans salive de la jeune fille… Il remâcha cette lèvre… Il eut une poussée nouvelle de cruauté… « N’importe ! Tu as ma marque ! Et si tu me rencontres, je te reconnaîtrai et tu ne le pourras pas… » — « Elle vit et me juge… » Cette pensée, cette vie lui fut insupportable… « Si elle pouvait être morte !… » Et il comprit, avec cette mobilité d’esprit qui sautait de lui au monde, sans cesser de tourner autour du même objet, pourquoi l’homme qui a touché du doigt le crime y enfonce sa main, afin de ne plus la voir… Puis, un torrent de pitié… « Qu’elle vive, qu’elle soit heureuse !… » Il eût voulu baiser les meurtrissures de ses genoux ronds… Arrivé à ce point, il ne fut pas loin de se retrouver à la brutale poussée qui la lui avait fait empoigner, et de recommencer le cercle brûlant de sa course… Il courut ainsi, tout le reste de la nuit, de l’une à l’autre étape : pitié et cruauté, haine de soi ou d’elle, les remords, les regrets, et de ce qu’il avait fait, et de ce qu’il n’avait pas fait… Cours et cours, sans arrêt ! Au terme, est la défaite. Elle était le seul point fixe dans le chaos. Battu !… Il était sans force contre les coups du hasard. Il n’avait aucune prise sur ses actes et ses pensées ; dès la première rencontre avec une lame de fond, sa volonté se dissolvait comme une méduse. Il ne sait pas en ce moment ce que la vie fera de lui dans un an… Et cette ignominieuse constatation le gifla… Non ! Non ! Plutôt un crime !… Il se redressa sur son lit et se battit la poitrine avec ses poings :

— « Je veux, je veux !… Je veux quoi ?… Être ce que je veux !… »

De l’autre chambre, la voix tendre de la mère murmura :

— « Mon petit loup, veux-tu dormir ! »

Il ne répondit pas… Colère… « Elle m’épie… » Élan d’amour… « Elle comprend… » Irritation, gratitude, les deux plateaux oscillent… Ni l’une ni l’autre ! « Seul je suis, et je veux le rester… »

La tête sur l’oreiller, il ne bougea plus. Des deux côtés du mur, la mère et le fils, étendus, restaient, les yeux ouverts dans la nuit. Annette aussi pensait :

— « J’ai eu tort de parler. C’est affaire à lui seul. Lui seul, doit la vider. »

Mais sans parler, leurs pensées alliées, par ondes alternées, mutuellement s’imprégnaient. Et un même équilibre, peu à peu, finit par s’établir en eux. Quand l’aube reparut aux vitres, elle les trouva prêts à rentrer dans le jour, avec ses illusions, ses pièges et ses combats, marqués d’une défaite de plus, mais la regardant en face et brûlants de recommencer. Ces âmes de Rivière ! Quel matin de défaite en refoulerait le cours !

Mais tandis que le jeune garçon, au sortir de la nuit sans sommeil, debout et frissonnant dans le tub d’eau glacée, revêtait de nouveau l’enveloppe de ses membres, son regard fouillait le gouffre de l’époque et du monde où il avait été jeté, son extrême faiblesse, les désastres et les hontes qui l’attendaient en route.

Et il soupirait :

— « Etre au bout !… »

« Etre au bout » : — c’est-à-dire, ne pas tomber en route. Tomber, oui. Mais au bout ! Désastres, hontes, soit ! Mais passer, coûte que coûte !… Passer ? Ô Dieu ! Avoir passé !… D’avance, il s’étira dans le repos d’après… N’être plus !… On ne le peut qu’après avoir été…

Il remit sa pelure d’étoffe sur sa jeune peau, rougie par le gant de crin. Et la chair raffermie, serrant les dents, le jeune loup repartit, à la chasse de la vie.


C’est pourtant une fameuse aventure, cette chasse, en d’autres temps ! En dépit des traquenards de la nature et de tout ce qu’a fabriqué la société pour empoisonner la jeunesse, en la rivant à ses bancs de galériens (lycées, armées), c’est un beau tumulte que celui des vingt ans !

Mais les vingt ans de 1918 n’étaient pas à l’échelle de la vie normale. Ils en valaient aussi bien quatorze que quatre-vingts. Ils étaient faits de pièces et de morceaux mal rajustés de tous les âges : à la fois trop et pas assez pour se vêtir ; au premier mouvement, les coutures se déchiraient ; à travers les trous, on voyait la chair nue et les désirs…

Les hommes d’avant, les hommes qui les avaient plantés, ne reconnaissaient pas leur graine. Et à ces fils qui avaient perdu leurs pères, les hommes d’avant paraissaient des étrangers, qu’ils n’étaient pas loin de haïr, qu’ils méprisaient. Même entre eux, ces jeunes gens, presque aucun moyen de s’entendre ! Chacun était un puzzle différent… Si seulement la vie eût été un jeu !… Beaucoup s’efforçaient de le faire croire, afin de le croire… Mais ils savaient bien que c’était, en ce cas, un jeu terrible, un jeu de dément… Tout était détruit, et le vent qui soufflait sur le champ de ruines en faisait sortir la puanteur des charniers. Où reconstruire un monde ? Et de quelles pierres, et sur quel sol, et sur quelles données ? Ils ne savaient rien, ils ne voyaient rien dans ce chaos qui fumait. La seule chose qui ne manquât point, c’étaient les bras. Mais il est dur, pour des bras de vingt ans, de se condamner, pour tout leur lot, pour leur giovinezza, si tôt passée, si menacée, à un travail harassant de terrassiers, qui n’ont personne pour les guider. Que savaient-ils, si avant même d’avoir posé sur le sol branlant les premiers murs, un nouveau tremblement de terre ne viendrait pas les faire crouler ? Qui pouvait croire à la durée d’un monde échafaudé sur les traités du crime et de la stupidité ? Tout chancelait, rien n’était sûr, la vie était sans lendemain : demain, l’abîme pouvait se rouvrir, la guerre, les guerres et du dehors et du dedans… On ne tenait que l’aujourd’hui. On est perdu, si on ne s’y agrippe, des dix doigts, des vingt, — pieds et mains. Mais où le saisir, cet aujourd’hui ? Où y enfoncer ses ongles ? On ne peut l’étreindre, il est sans forme, il est énorme, il glisse et glue. Si l’on approche de cette masse en rotation, on est rejeté au dehors, comme par une fronde, — ou l’on est aspiré, on coule au fond.

Mais on s’enrage, on ne veut tomber ni au dehors, ni au dedans, quand on est Marc et qu’on a vingt ans — (il ne les a pas, dix-neuf à peine) — on prend au ventre l’aujourd’hui, et on entre dedans… Te posséder… Après, crever, comme les mâles des insectes !…

Et dans cette fièvre des mains crispées, tant de lassitude ! Pour les épaules d’un jeune garçon, un si monstrueux fardeau ! Ah ! quelle tâche démesurée !

Heureux encore ceux qui n’ont qu’une vie restreinte, à voie unique, un seul besoin à assouvir ! Mais Marc en avait quatre ou cinq affamés, qui lui rongeaient les entrailles. Il lui fallait connaître, il lui fallait prendre, il lui fallait jouir, il lui fallait agir, il lui fallait être… Et ces petits renards qu’il cachait contre sa peau, ainsi que l’enfant Spartiate, se mordaient entre eux en le mordant. Ils ne pouvaient s’assouvir ensemble.

Le plus pressé : Jouir, ou connaître ?… Connaître, d’abord ! Le petit Rivière ne pouvait pas supporter la pensée de s’en aller de la vie, avant de voir, avant de savoir. Il lui semblait qu’il eût erré dans une nuit de désespoir, pire que tous les enfers inventés, pendant tout le reste de son éternité. (Car on a beau ne croire à rien, après la vie. Le rien, pour un cœur de vingt ans, est la plus implacable des éternités.)

Comment savoir ? Et quoi savoir ? On ignore tout. — Et d’abord, par quoi commencer ?… Tout est remis en question, et tout vous assaille à la fois. L’instruction des années de guerre a laissé des lacunes invraisemblables, qui ne seront jamais comblées. L’esprit vagabondait ailleurs. Le corps aussi. Marc était plus souvent dans la rue que sur les bancs de son lycée. Et quand il condescendait à y poser ses maigres fesses, l’œil vif et dur du louveteau efflanqué s’allumait d’étranges lueurs, il poursuivait, au travers des murs moroses, un gibier d’un autre poil que les vieilles carcasses de l’Université. Par moments rares, l’accent d’un maître, le choc d’un mot, déclenchait l’ombre chaude d’un morceau de vie : il sautait dessus. Mais il était incapable de situer ce fragment du Réel immense ; il lui manquait, dans l’exposé, tout l’avant-train, qu’inattentif il avait laissé passer : il lâchait prise ; et tout l’après, toute la croupe, plongeait dans le trou. Si l’on eût dressé le planisphère de ses notions enregistrées en n’importe quel ordre de connaissance, on eût cru voir ces anciennes cartes de l’Afrique, où les vides étaient plus nombreux que les pleins, et les grands fleuves tronçonnés comme des queues de lézards dans la gueule d’un chat : ils se perdaient ; l’imagination y suppléait, en bourgeonnant ici ou là des villes, des monts, de fable, de sable. Il y avait des siècles entiers de l’histoire, des chapelets de théorèmes, des provinces presque complètes de l’étroit domaine classique où l’enseignement de l’Alma Mater enferme peureusement ses nourrissons — dans quelques vieux appartements, dorés, fanés, mangés aux mites — (elle les prétend les plus beaux du monde !) — il y avait des lieues de routes de l’esprit coupées, dont le cerveau de Marc ne gardait pas une trace. Il n’en avait pas moins passé ses examens de fin d’études, avec des quarterons d’autres cancres, qui n’en savaient pas plus que lui et n’avaient point aux yeux, comme lui, le feu insolent de l’intelligence. On était alors indulgent pour les fils et frères de héros : (s’ils ne l’étaient, ils auraient pu l’être !)… Mais lui, le Marc, ne gardait pas une once d’indulgence pour ceux qui l’en avaient fait bénéficier. Jamais bon cheval ne pardonne au sot cavalier qui l’épargne, en négligeant de le sangler. L’expérience de ces années avait ruiné l’autorité de tous ceux : hommes et livres, qui dirigeaient la génération d’avant. Ce qu’on en avait vu, ce qu’on en avait lu — (peu et mal) — n’était pas accordé au ton du présent. Si peu avertis qu’ils pussent être des réalités et de la guerre et de la paix, que tous les menteurs attitrés, les dupeurs dupés, leur avaient camouflées, ces jeunes gens étaient prémunis par leur instinct et par leurs sens encore neufs, qui flairaient chez tous leurs maîtres la domesticité de l’intelligence devant l’État et la sénilité de la rhétorique. À supposer que quelque part, en France ou au dehors, se fussent maintenues des énergies libres et vraies, ces jeunes gens n’en connaissaient rien ; on avait eu soin de les leur discréditer par avance ; et ils n’avaient aucune envie de réviser de faux arrêts : leur confiance était empoisonnée. Ils englobaient toute la pensée du demi-siècle avant eux (et, peu s’en faut ! du reste des temps) sous la rubrique dédaigneuse : — « Du vent !… Des outres gonflées de mots… » Ils ne se doutaient pas que leurs jeunes outres ne feraient que se gonfler d’autres mots : ce sont les neuf dixièmes de l’intelligence humaine, si elle ne veut pas rester vide ; et le vide l’affole : il est bien vrai que la nature en a horreur ; elle ne peut se résigner au :

— « Je ne sais point… »

Il faut savoir. Ou l’on meurt.


Mais d’abord, il faut manger. Et le pain ne vient pas dans la bouche d’un Marc Rivière, s’il ne va pas le chercher. À moins qu’il ne l’enlève de la bouche de sa mère !… Et son orgueil dit : — « Assez ! désormais, je mangerai le pain que j’aurai gagné. »

Il a deux tâches précises, ce matin. Deux fanaux dans le brouillard qui remplit encore son cerveau, comme la ville. Une leçon de conversation à un roux Américain aux yeux roses, de la délégation Wilson, qui habite quartier de la Muette. Et un manuscrit de poèmes insanes, dont il a dû rageusement nettoyer le français accommodé à la brésilienne, pour le compte d’un homme jaune de Rio, qui loge près de la Sorbonne… Porte close chez le premier. Un voisin dit que l’homme à la chemise étoilée n’était pas encore rentré ; et s’informant de ce que Marc lui voulait, il ajoute, narquois, qu’il n’avait pas à s’inquiéter : son élève était en train de cultiver le français par une méthode plus directe que la sienne. Marc se rabattit, furieux, sur le client n° 2. Dans l’escalier, la concierge l’arrêta : le monsieur au teint de coing venait de mourir, fauché par la grippe espagnole. Il n’avait point laissé d’adresse. Marc demeurait héritier des poèmes. La mort n’étonnait plus. Cependant, au lendemain des coups de canon de l’armistice, on avait l’impression confuse d’une déconvenue : — « Il n’y a donc rien de changé ?… » Mais l’irritation, chez Marc, l’emportait contre le mort qui, après lui avoir infligé un absurde pensum, décampait sans payer.

Il fronçait le sourcil, rageur, sombre comme une nuée. Un clair regard de jeune fille passa au travers. Il reconnut les yeux gris d’une brune au teint mat, sa camarade de cours. Leur sourire moqueur le détendit. Elle avait déjà passé. Ses fines jambes, d’un pas tranquille et preste, se dirigeaient vers la Sorbonne. Après une brève réflexion, il la suivit. La bibliothèque de l’Université était devenue, en ces temps, un quartier-général pour quelques-uns de ces jeunes gens : ils y venaient mettre en commun leurs incertitudes. Il rattrapa Henriette Ruche dans l’escalier. Les yeux de malice l’examinèrent :

— « L’œil battu. Le teint gris. La mine ténébreuse… Lendemain de fête !… »

— « Elle ne paraît point vous avoir troublée. Vous avez, vous, la mine reposée. »

— « J’ai bien dormi, oui. Merci. »

— « Et vous n’avez pas été tentée de mettre dehors votre nez pointu ? »

— « De ma fenêtre. J’ai assez vu. La fosse aux bêtes. »

— « J’en étais une. »

— « Cela va sans dire ! »

— « Merci ! » fit-il, d’un air piqué.

Elle rit :

— « Vous croyiez donc que j’en doutais ? »

— « De mieux en mieux ! »

Ils étaient sur le seuil de la bibliothèque. Elle tapota ses cheveux, en se regardant dans la vitre :

— « Une de plus ou de moins !… Il ne faut pas s’en affecter… »

Elle entra dans la salle de lecture.

Marc aperçut quelques-uns de ses amis.

Le nom d’  « amis » était beaucoup dire. Les amitiés n’étaient pas fortes entre ces garçons. Chacun était trop occupé de soi. Et personnellement, le jeune Rivière était à part des camarades de son âge. On l’aimait peu, à cause de son caractère ombrageux, de sa réserve, de sa lippe trop souvent méprisante, de sa dureté de jugement, — aussi de sa supériorité marquée à l’école et dans les examens. Mais, bon gré mal gré, il jouissait d’une certaine autorité, pour les mêmes raisons. Et l’influence de sa mère l’avait immunisé, avant les autres, contre la contagion de l’imbécillité collective ; il n’avait pas, comme les autres, attendu la fin de la guerre, pour reconnaître l’universelle duperie et le proclamer. Cette avance sur eux, qu’il avait payée en son temps d’une rude impopularité, lui valait, aujourd’hui que leurs yeux étaient dessillés, quelque crédit. Ils étaient assez justes pour reconnaître que le Marcassin avait eu raison.

Et à cette heure, ce dont ils avaient besoin, ce n’était pas de quelqu’un qu’on aime, mâle ou femelle — (l’amour, alors, était, comme la haine, à bon marché ! ) — c’était de quelqu’un qu’on peut croire et qui voit clair. Ils étaient quatre ou cinq garçons qui n’avaient entre eux rien de commun que cette découverte, dont chacun pour son compte avait reçu le soufflet, de l’abominable tromperie. La honte et la colère d’y avoir été pris, le besoin de se venger, et surtout de se défendre contre les tromperies à venir, les groupaient, coûte que coûte, en dehors du reste du troupeau. Il leur fallait faire trêve à leurs dissentiments et à leurs antipathies, pour associer leurs faiblesses et leurs forces, — non pas amis, mais alliés. Ils tâtonnaient ensemble, comme des insectes aveugles, dont les antennes palpent la nuit. Et chacun attendait des autres, sans vouloir le montrer, le choc du mot qui le mettrait sur la piste.

Ils n’en savaient pas beaucoup plus, les uns que les autres. Mais ils venaient tous les cinq de milieux différents ; chacun apportait donc quelques lueurs d’expériences qui manquaient aux autres, et les ressources diverses de son tempérament.

Adolphe Chevalier, petit, replet, tranquille, était un jeune bourgeois de province, d’une vieille famille du Berry, gens de robe, possesseurs de belles terres au soleil. Esprit très cultivé et de race cultivée, comme leurs vignes et leurs champs, le plus « honnête homme » des cinq (au sens classique suranné), absolument français d’intelligence, il était méticuleux et disert, plein d’habitudes. Quand il se mettait en marche, elles lui battaient entre les jambes. Il marchait cependant, les jambes écartées, pas très vite, posément. Les autres, moqueurs, lui rappelaient les armes de Bourges : « Un âne dans un fauteuil… »

Fernand Véron-Coquard l’écrasait de sa masse, de sa gueule et de son dédain. Haut, épais et charnu, bombant ses pectoraux, faisant trembler le plancher à chaque pas de ses énormes pieds, et les vitres avec les explosions de sa voix en gros-bourdon, il avait une de ces larges faces de l’époque, tout en viande, qui sont sorties de la guerre et semblent en avoir sucé, au lieu de lait, le sang : on hésite, en les voyant, si leur masque rappelle celui des ducs palefreniers de Napoléon Ier ou de Coquelin claironnant en Scapin imperator. Il était fils d’industriel engraissé par la guerre, et il ne se gênait point pour le rappeler, comme il disait, « à toute volée » ( — « Il ne faut pas, soulignait-il, parler de volés, dans la maison d’un voleur ! » ) — Le mépris sanglant qu’il étalait pour son père et la bande, n’excluait point l’affection qu’il avait pour l’auteur de ses jours, surtout n’impliquait aucunement l’intention de renoncer aux dépouilles dont il bénéficiait. Entre la « volaille » et les « voleurs », il n’hésitait pas. — « Tant pis pour les idiots ! Et tant mieux, foutre ! pour moi ! S’ils avaient eu mes couilles, ils auraient fait sauter déjà la société. Ils le feront peut-être. Et je les y aiderai. Mais en attendant, je mange.

Je ne vais pas m’en priver, pour quelque autre qui n’aurait pas autant que moi, du plaisir à manger ! Nous nous foutons du droit : nous en avons vu l’aune ! Notre seul honneur à nous, notre honneur d’aujourd’hui, c’est de ne point mentir. Si je suis un salaud, je le sais, et je le dis. La première besogne de vidange publique, c’est de crever la panse aux baudruches, aux bourdes, à tous les idéalismes. Wilson à la voirie ! »

Adolphe suffoquait. C’était un des rares sujets, où il sortait de sa majesté naturelle. Simon Bouchard salivait, les yeux saillants hors de la tête. Il avait peine à parler, et il cherchait ses mots ; mais quand ils sortaient, à coups de catapulte, ils étaient massifs et verts. Leur saveur faisait passer sur leur énormité. Lui et le Véron semblaient s’en vouloir à mort ; et on les voyait toujours ensemble. Ils étaient bâtis pour se mesurer l’un contre l’autre. Ce fils de métayer, boursier de lycée, gros travailleur, resté sur les bancs de l’école une bête de labour, percheron non coupé, avait la charpente d’un cyclope et l’esprit maçonné d’arguments laborieusement appris et rassemblés ; il était, au dedans et au dehors, épais et lourd, rude et mal équarri. Il avait cru massivement à l’idéologie de guerre. Il croyait aujourd’hui massivement aux « Quatorze points » intangibles du Messie américain. Il lui fallait toujours, toujours être dupé. Mais ceux qui le dupaient ne faisaient pas un bon marché : car il ne pardonnait jamais, une fois qu’il était détrompé ; et les haines inexpiables, l’une sur l’autre, s’accumulaient dans son sac, dont il ne se séparait point dans sa marche acharnée vers une autre vérité.

Sainte-Luce (Jean-Casimir) ne s’embarrassait, ni d’un pareil bagage, ni (encore moins !) d’un tel but. Son nom fastueux était le seul impedimentum dont il fût affublé : il était bien résolu à le laisser tomber, à la première occasion. Il le devait aux largesses d’un père polonais, qui à ceci avait borné sa générosité, après l’avoir semé dans les flancs soyeux d’une star de cinéma française, créole des Antilles qui se vantait de sa parenté avec la jolie guenon immortalisée par Prud’hon, Joséphine Première. Il en avait les os menus, les yeux de velours et le coup de pouce délicat au creux des joues. C’était un vif-argent, fin et ardent. Il n’avait pas besoin de prétexte pour être toujours en mouvement. Rien ne le tenait, pas la moindre convention, ni de morale, ni de raison. Il ne perdait pas son temps à rompre des lances. Mais il les regardait rompre, et il riait aux bons coups. Il était né spectateur, jamais las de spectacles, et il ne ménageait point ses pas pour les aller chercher. Un Puck qui se promène sur la face de la terre, et lui chatouille le nez. Véron, dédaigneux, l’appelait Ste Puce. Puck aurait pu lui rendre, contre un, dix lardons. Mais son alerte nonchalance jugeait que l’animal était à point comme il était, bon à rôtir dans sa couenne : il n’avait pas besoin d’une autre parure…

Ainsi, ils étaient ensemble, sans aucune illusion l’un sur l’autre, et sans beaucoup d’illusions chacun sur soi. C’était même ce qui plus les unissait. Et ils accueillirent, avec le même esprit d’ironie et de cordialité, le Marc, tambour d’Arcole, à la mine hâve, inquiète, et au museau soucieux de jeune chien affamé. Ils manquaient de chaleur, peut-être d’intérêt, pour ce qui pouvait bien remuer sous ce masque, pour ses préoccupations personnelles : chacun avait les siennes, et les gardait pour soi. Individuellement, Marc les eût gênés — si rien eût été capable de les gêner ! Même dans l’ironie, qu’il avait implacable, il prenait tout trop au sérieux. C’était, pour eux, « dater « — (avance ou retard ? n’importe ! la montre n’était pas à l’heure). Mais pour l’œuvre commune, la sape du monde présent, afin de s’y frayer issue, le regard aigu de Marc et le dur plissement au coin de sa bouche impérieuse leur étaient des contingents alliés qu’ils appréciaient. Il était un des leurs.

Et il y avait encore autour d’eux le fretin : quelques braves garçons, désireux de penser, qui ne pensaient pas par eux-mêmes, et qui les écoutaient, tâchant de glisser leur mot. Mais les Cinq condescendaient rarement à leur répondre : ils se parlaient entre eux. Les autres formaient le cercle. Ils étaient bons à transmettre et propager leurs volontés.

À l’autre bout de la salle était massé un autre groupe aussi nombreux : c’étaient les « Action Française ». Les deux bandes affectaient de s’ignorer ; elles avaient l’une pour l’autre un mépris écrasant, relevé d’une poivrée de haine. Et comme, des deux côtés, ils parlaient très haut, — beaucoup trop haut, malgré les objurgations du bibliothécaire indigné, dont nul ne tenait compte, — à tout moment, les mots provocateurs venaient faire déborder l’eau bouillante sur le feu. C’était bien leur objet. Et au besoin, les agents de transmission ne manquaient pas à leur office, qui était de porter tout chaud le défi de l’un à l’autre camp. Heureusement, la gaieté de la jeunesse n’était pas morte au cœur de ces partisans. Et la drôlerie d’un mot injurieux l’emportait, chez l’ennemi, sur l’animosité. Et puis, à part, étaient campés, avec un souris de supériorité, les indifférents aux affaires publiques, ceux pour qui la guerre, la paix et les traités étaient de la sale politique, dont le mieux à faire était de se garer, pour s’occuper de son commerce, de sa carrière, de ses plaisirs, de sa cuisine de l’esprit : son art, sa science et son métier. C’étaient les ménagères de la maison, qui méprisent les femmes oisives et déréglées. Il y avait dans le nombre de vraies valeurs : un gros barbet aux pattes courtes, le nez en l’air, les yeux myopes, l’air ahuri, un front étroit, la crinière drue, la bouche ouverte, qui semblait prête à crier toujours : « Eurêka ! »… Jocrisse dans la baignoire d’Archimède… Félicien Lerond, qui avait, l’heureux garçon, une vocation scientifique décidée. Elle lui épargnait la peine de penser à ce qui se passait autour de lui. En dehors de sa spécialité, il eût été un vrai idiot, sans une finasserie de paysan français qui le sauvait. — Et il y avait de petits crétins de l’esthéticisme, qui se croyaient des aristocrates de l’esprit, parce qu’ils ne daignaient pas s’occuper des nécessités de l’action sociale : sans doute ne leur talonnait-elle pas trop les flancs ! Ils aimaient à citer prétentieusement l’arrêt formulé par l’augure Valéry : « Qu’on ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sensé ne peut dire qu’il connaisse. Il faut donc être infiniment sot ou infiniment ignorant pour avoir un avis sur la plupart des problèmes que pose la politique… » Ils étaient fiers de n’en avoir point. Ils méprisaient parfaitement les deux camps des discuteurs, qui les méprisaient pareillement.

Enfin, sur l’autre rive de la table, juste en face des Cinq, tranquilles s’étaient installés, sous leurs longs cils les yeux gris, le fin nez pointu, et le sourire d’Henriette Ruche. Elle avait sagement étalé autour d’elle les livres qu’elle s’était fixé, pour ce jour, la tâche de consulter. Elle n’en perdait, pour cela, pas une bouchée de ce qui se disait autour d’elle, tandis que ses doigts longs et maigres, dont un ou deux ongles étaient mordillés, couraient, notant exactement sur le papier ce qu’elle lisait. Elle trouvait même dans sa tête bien ordonnée, au trop grand front dissimulé, la place pour laisser couler d’une oreille à l’autre le flux de confidences inutiles que lui chuchotait, perchée d’une fesse joufflue sur la table, la grassouillette Élodie Bertin… Ce nom d’Élodie, la possesseur ne l’avouait point — sauf à chacun, en particulier : car elle était incapable de garder un secret ; elle s’était rebaptisée Élisabeth, qu’elle avait fait, pour l’ajuster aux modes présentes, Babette, puis (abrégeons !) Bette. Ce dernier nom — les Cinq étaient d’accord — lui allait comme un gant. Elle parlait, parlait, parlait. On la voyait toujours, le bec ouvert, le menton levé. Il est des races, comme les Anglaises, qui, dirait-on, parlent avant d’ouvrir la bouche ; elles ont presque l’air de parler sans ouvrir la bouche. Mais la Bette de Paris, de crainte d’être en retard pour parler, avait la bouche ouverte, avant de parler, pendant, après, quand elle reprenait souffle pour recommencer. Elle était jolie, douce, ronde et potelée. Elle faisait honneur à la maison qui l’avait nourrie et dont elle était l’héritière — les grands magasins d’alimentation sis au Boulevard d’Odessa. Elle en faisait un peu moins à la maison de Robert Sorbon, où elle s’était mis en tête. Dieu sait pourquoi ! d’acquérir une licence. L’intelligence exerçait sur elle l’attrait d’un pays lointain. Pour dire le vrai, elle s’intéressait moins au pays qu’aux habitants ; et le mot de « licence » lui évoquait moins le casse-tête d’un examen assommant, que le commerce étourdissant, pour la petite commerçante, avec la jeunesse la plus libre d’esprit, au monde. L’amitié d’Henriette Ruche, qu’elle admirait éperdument, et qui consentait à se laisser servir — à condition que ce fût à ses heures et sous la forme qui lui convenait — l’introduisit dans le cercle des Cinq. Ils ne regardaient pas de trop près à l’esprit des filles, pourvu qu’elles eussent celui de leur plaire. Et la plus sotte n’en manque jamais, quand elle est un article de Paris. Mais elles ne devaient pas s’attendre, de leur part, à beaucoup de galanterie. Ils n’avaient point le temps : en affaire d’amour, il n’était plus de mode de s’attarder. Comme dit Morand, une femme n’a plus que trois pièces de vêtements à dégrafer. C’était à prendre ou à laisser. Il était clair que la Bette était à prendre. L’Henriette, non. Ils ne la « laissaient » point, cependant, quoique sa maigreur longue de lévrier n’invitât point les dents de ces jeunes carnassiers. Véron, qui semblait y avoir essayé les siennes, et qui avait dû s’en fêler une, gardait rancune à l’os ; et il appelait les deux filles : la Laide et la Bête. Entre les deux pourtant, aucun des Cinq n’hésitait. C’était la laide (on ne l’avouait pas), qu’on convoitait. Et (on ne l’avouait pas), c’était pour elle que ces garçons qui, dans la collection de tous leurs mépris, arboraient celui de l’intelligence des femelles, haussaient la voix et plastronnaient, maintenant même, dans leur tournoi. Elle n’avait aucun doute, à cet égard. Mais elle n’en laissait rien voir, que l’ironie au bord des lèvres duvetées. Elle avait l’air de ne rien entendre, retenait tout, ne parlait point, sauf pour jeter, de temps en temps, un mot d’acquiescement distrait dans le ruisseau bavard de Bette, et, les yeux suivant ses doigts sur le papier, elle détaillait à travers ses cils chacune des mines des cinq toréadors. Le seul des cinq qui eût saisi au passage la pointe du regard entre les mailles, était le Puck, toujours flânant, toujours courant de l’œil, sur tous les objets à la fois. Et, les discussions d’idées n’ayant pour lui que l’intérêt un peu blasé de voir jouter les discuteurs, il restait assez désoccupé pour se mêler aux spectateurs. Il émigra sur l’autre rive, et entama avec la Bette une bavette, qui s’adressait par son canal à la Laide. Le ruisseau bavard portait de l’un à l’autre les malices. Véron, jaloux, disait à Bouchard : — « La Puce court sur la Pucelle. » — Car ils l’avaient baptisée tous deux : « La Pucelle d’Orléans ». Elle en était : (je dis, du lieu…), et l’on prétendait qu’elle l’avait encore (je dis : l’objet…) : l’objet était entre eux sujet à discussions. Ils ne s’en cachaient point, même devant elle. Elle ne cillait point. Ni oui, ni non. Le menton appuyé dans la main, froide et railleuse, elle les regardait dans les yeux. Qu’en était-il ?… Quoi qu’il en fût, ils l’admiraient. Elle les tenait (tous leurs secrets), ils ne la tenaient point.

Et c’est pourquoi, quand un tumulte s’étant déchaîné, — (Véron, pour casser les vitres, avait tonné : — « Après le pavois, le pal pour le Tigre ! je l’assois dessus… » — et, d’un seul gueuloir, l’Action Française avait clamé, s’était levée, prête à se ruer : — sur quoi le bibliothécaire, hurlant plus fort que les autres, s’était enfin décidé à faire évacuer la salle), — les Cinq compagnons et leur escorte convinrent qu’ils ne pourraient plus dorénavant tenir ici leurs assises ; et s’interrogeant sur le lieu de leurs futures réunions, nul ne s’étonna lorsque Bouchard proposa :

— « Chez la Pucelle. »

Elle l’agréa, comme son dû.


Elle était fille de procureur, homme de tête, homme de cœur et de droiture, mais impérieux, orgueilleux, « ireux », tyranneau de soi et des siens, vrai « guespin d’Orléans », « l’esprit de guêpe, disait un de nos vieux de la Ligue, qui s’y connaissait : hagard, noiseux, mutin. » Mal lui en avait pris de faire une fille, qu’il adorait et qui l’aimait, mais « guespine » comme lui, et point disposée à lui céder. Tout ce qu’elle pensait était au contre-pied de ce qu’il pensait. Il n’est point sûr que s’il eût pensé le contraire, elle n’eût point fait en sens inverse le chassé-croisé. Ce n’était pas, comme il est trop facile d’en décréter, par démon femelle de contradiction. C’était pour vivre. Quand un despote vous prend tout l’air, quand il vous impose sa vérité, cette vérité fût-elle la vôtre, elle vous opprime, elle vous tue, et on la hait, et on courrait plutôt se jeter dans le lit de la contre-vérité. Le procureur était imbu des vieux principes sur l’éducation, la famille, l’État, les filles, les femmes, le mariage, la morale selon la Loi. Henriette Ruche s’en était déshabillée, comme des vingt pièces surannées du vêtement féminin.

Elle avait eu le temps de faire ses réflexions. À travers toutes les coquecigrues d’idéalisme tyrannique dont le vieux rhéteur se délectait, elle voyait la réalité qui l’attendait, l’avenir pauvre, gris et froid, d’une fille sans fortune en province. Le peu qu’ils avaient, avait fondu pendant les dernières années de la guerre. Le traitement du procureur était devenu tout juste assez pour couvrir les dépenses. Que resterait-il, après sa mort ? Il ne semblait pas s’en inquiéter. Faire son devoir ! Ceux qui demeureraient après lui, n’auraient qu’à le faire, comme lui. Il se trouverait bien un autre magistrat de province, jeune ou vieux, plus ou moins laid, pauvre comme lui, qui voulût épouser sa fille. La fille ne l’entendait point ainsi. Fini, le temps où la femme attendait, pliée, comme sa mère, le bon vouloir du mari !… — Un beau matin, la jeune fille qui subissait quotidiennement les douches à principes de son père, lèvres serrées, l’air ironique et glacée, bouillant au dedans, avait, d’une voix tranquille et nette, articulé :

— « Ce qui est passé point ne reviendra. »

Il s’arrêta, interloqué :

— « Et qu’est-ce qui est passé ? »

Elle dit :

— « Toi. »

Suivirent des jours et des mois incommodes, où l’air était âpre dans la maison. Il ventait fort, ou il bruinait. La plus transie était la mère, sans armes entre les deux combattants. Elle avait subi, toute sa vie, les exigences du père, des frères et du mari. Elle assistait, déconcertée, non sans effroi, et non, peut-être, sans un secret sentiment de revanche, à sa révolte par procuration. La véhémence du magistrat s’usait au mur de l’ironique indifférence de cette jeune fille — sa fille — qui l’écoutait, en le perçant de son regard froid et précis, déconcertant. Les mots lui en fondaient dans le gosier : il les sentait inutiles ; pis ! ces yeux qui ne lâchaient point ses yeux lui disaient : — « Tu n’y crois pas. « — Il s’emportait, afin d’y croire. Ce n’était point le moyen de s’assurer l’avantage. Elle, ne s’emportait jamais. Le procureur eût plus aisément conquis quatre ou cinq têtes sur l’éloquence mouillée des avocats que celle-ci, cette dure caboche de jeune fille, aux cheveux coupés, plaqués sur le crâne, comme par un morion. Ç’avait été une tragédie dans la maison, le jour qu’elle y était rentrée, frais-tondue, le nez provocant, le cœur battant, affranchie : la Dalila, qui s’est fauchée, pour briser les chaînes de Samson ! Le vieux bourgeois avait failli en avoir un coup de sang. Et ce don Diègue se jugeait déshonoré par le spectacle des jambes fines, libres enfin et jaillies de leur prison jusqu’à la pointe des genoux, qu’en s’y appliquant, la robe-mouchoir touchait de son bord, sans les couvrir… « O tempora ! O mores ! … » Mais si le père n’était point las de tonner, la fille le fut promptement d’entendre tonner.

 « Quand il a tonné et encore tonne,
La pluye approche et montre la corne »,


dit la Sagesse des nations. Ruche d’Orléans en montra deux. Elle décréta posément que « querelle n’accroissait grain ni bien », qu’à discuter ils perdaient leur temps, et, ce qui lui importait le plus, sa jeunesse, que nul n’avait pouvoir de ligoter aux morts les vivants, et qu’elle voulait son droit de faire sa vie indépendante, en allant étudier à Paris. Rien n’y fit : aucune prière, aucune menace, aucun argument. Le père refusa. Elle partit. Un soir, on ne trouva plus au nid la pie. Elle écrivit, du Quartier Latin. Par peur du scandale, on céda. Elle posait ses conditions. Le procureur posa les siennes. Ils parlementèrent dans leurs lettres, raides et glacés. Le père et la fille s’aimaient avec haine. L’un assignait à l’autre un traitement de famine ; l’autre, par orgueil, le refusa : il fallut les supplications de la mère pour amener un modus vivendi ; elle remontra au « guespin » qu’il était dangereux de défier une « guespine » de trouver seule ses moyens de vivre, à Paris. Il en frémit : son furieux entêtement lui avait fait oublier de quoi son sang était capable, par entêtement ! Il se hâta de signer le traité. Pension modique, contre engagement à travail sévère, que contrôleraient les examens. L’engagement fut observé : Henriette Ruche, qui se croyait libre des préjugés (et elle considérait telle la vieille morale), avait une vertu et un vice qui lui en tenait lieu : son orgueil de femme, concentré, triple essence. Entre elle et le père, entre elle et le petit monde de province qui la dénigrait et qui l’épiait, il y avait un défi porté. Elle le tint. Rien à dire sur sa conduite. En apparence, tout au moins. Elle se gardait. Quant à ce qui est du fond, elle en faisait son affaire : elle n’en devait compte à personne. Ce que chacun pouvait voir, c’était qu’elle réussissait régulièrement, aux examens ; c’était, au témoignage de ses maîtres, que sa remarquable intelligence égalait ou distançait celle de ses meilleurs camarades, distraits par d’autres pensées. — Et cependant, il s’en fallait que l’intelligence fût sa raison de vie. Elle demeurait énigmatique à ceux qui l’approchaient. Elle l’était peut-être à soi.

Elle habitait non loin du Val de Grâce, à l’un des points les plus resserrés de la rue St-Jacques, — cette vieille corde de violon tendue par-dessus le chevalet de la Montagne Ste-Geneviève, avec des gorges et des nœuds. L’antique maison s’infléchissait, comme sous l’archet, vibrante des lourds autobus qui passaient. Au rez-de-chaussée, on entendait frémir les ferrailles d’une quincaillerie et tinter les bouteilles d’un débit de vins. La porte étroite sur la rue et l’escalier sans jour, de pierre usée, menaient à un entresol écrasé sous l’avancée du premier. L’unique pièce sans vestibule, qui constituait tout le logement, ouvrait directement sur l’escalier ; elle était reliée primitivement au magasin du rez-de-chaussée par un escalier intérieur dans le plancher. Le peu de jour était encore éteint par les lourds rideaux envoyés de province. Mais la pièce, sinueuse, toute en longueur, calquée sur le ventre de femme enceinte que la rue dessinait en creux sur la façade, avait trois fenêtres, dont une en œil-de-bœuf, à l’angle, dans l’avancée, surélevée de deux marches, correspondait au nœud de la corde du violon : elle était la seule partie de la chambre qui reçût un jour suffisant. Peut-être formait-elle primitivement une alcôve en tribune, qu’un rideau, fixé à une tringle, pouvait isoler du reste de la pièce. Ruche en avait fait son réduit. Elle y avait mis en bonne place son seul luxe, un vieux tapis persan qui provenait de sa chambre d’Orléans, et que la famille possédait sans doute depuis le sac de quelque église au temps de la Révolution. Elle y passait une partie de ses journées, quand elle ne courait pas les rues de Paris ; elle s’y installait, les jambes croisées, fumant une cigarette après l’autre, rêvassant, le sourcil froncé, éclatant de rire au passage d’une pensée — (ses amis n’en connaissaient rien : elle gardait pour elle seule ce rire aigu et ces pensées) — ou, quand elle était bien fatiguée d’avoir trotté, étendue, non tout de son long (la niche était un peu trop « juste » pour le long corps du lévrier), mais en arc, les genoux repliés sous le menton, et tenant dans ses mains ses pieds talés par les pavés. Elle travaillait aussi, accroupie, sur le plancher, ses bouquins en cercle autour d’elle, le stylo en main, usant la dernière goutte de lumière qui tombait de l’œil-de-bœuf sur ses prunelles inusables de fin acier, tandis que déjà la nuit inondait les profondeurs de la chambre. Des paravents, aux quatre coins, masquaient les diverses « intimités », et de la toilette, et du manger, et du reste. Elle les nommait ses quatre points cardinaux.

Très peu de meubles, dépareillés. Quelques divans bâtis économiquement. Une longue table, chargée de papiers, qui pouvait aussi servir pour s’asseoir dessus. Deux, ou trois chaises. Un coffre à bois. (On ne faisait pas le feu souvent. La vieille cheminée était un passage à courants d’air.) Les murs maussades étaient chaussés d’étoffes aux vives couleurs, curieusement assemblées par les yeux experts de Ruche : la couleur était sa gourmandise ; mais, comme ces femmes du peuple de Hongrie qui enferment dans leurs tiroirs leurs plus éclatantes broderies, il semblait que Ruche en goûtât mieux le soleil enchaîné dans la pénombre de sa chambre. Çà et là, fichées dessus, des photographies de Gauguin, Matisse, Utrillo, évoquaient, pour qui les avaient déjà entendus, les timbres de leur clavier de lumière. Une tête en plâtre de petite nonne des fabliaux, aux yeux bridés, au nez futé, qui n’était pas sans parenté avec l’hôtesse, et dont le moulage avait été pris avant la guerre sur une façade de la cathédrale de Reims, accueillait à l’entrée les visiteurs. Son sourire mince de Joconde gauloise les avertissait. Pour achever de les mettre à l’aise (ou en défense), la petite bibliothèque portative, posée au-dessous du miroir, contre le mur de l’œil-de-bœuf dans le réduit, bien en vue, disait, non sans une pointe de défi, les goûts français de l’habitante : Villon, les Contes de Voltaire, et La Fontaine. Le choix n’était pas dénué d’une malicieuse forfanterie ; mais il répondait à l’instinct de race, vrai et sans fraude. Le plaisant était que le procureur d’Orléans, qui dans la vie et au prétoire brandissait ses foudres de carton-pâte contre les irrévérences au Code édicté par l’État, n’eût peut-être pas été loin, s’il avait vu sur la table de sa fille ces purs joyaux de l’esprit des Gaules effronté, de les saluer du bonnet. Rome et Judée ont beau remplir la bouche de France et gonfler son sac à mémoire, le sac est de Gaule, et, dans le sac, les bons tours : tout bon Français les reconnaît, et il les goûte. Mais sur les rayons de Ruche voisinaient, comme il convient, Racine avec Voltaire, Descartes avec La Fontaine : la famille française. Et comme le déjeûner d’une jeune scholarde frais-émoulue s’assaisonne d’un grain de pédanterie, elle avait ajouté Lucrèce. Mais quoiqu’elle lût le latin un peu mieux que ses compagnons, je crois entre nous qu’elle ne le lisait guère et que plus volontiers elle consultait la Princesse de Babylone. Et plus que tout, elle aimait à lire au cœur de ces garçons. Ç’a toujours été le livre favori des filles. Mais il n’est pas donné à toutes de le bien lire. Ruche y était devenue d’une jolie force. Aucun d’eux ne s’en doutait. Elle les voyait nus.

Ils venaient, ils s’installaient. Avec le sans-gêne des garçons. Ils ne s’inquiétaient pas de la boue de la rue qu’ils apportaient, du bruit et de la fumée dont ils remplissaient la chambre : (il fallait ouvrir toutes grandes, après eux, les trois fenêtres, pour qu’elles dégorgent, et que rentre le frisson glacé de la nuit). Ils disposaient du lieu et du temps, comme si elle n’eût eu qu’à les leur servir, sans un merci. Mais la maîtresse du logis se payait seule ; et elle était capable de les tenir en respect : si l’on ne s’en apercevait pas beaucoup, c’était qu’elle en était assez sûre pour ne pas tenir au respect. Elle en était trop sûre, probablement, comme c’est le défaut des jeunes femmes. Mais elle était friande de connaître tout ce qui passait dans la pensée de ces jeunes mâles ; et elle les laissait s’en soulager, sans une parole, un geste, un clignement, qui arrêtât leurs épanchements. Tranquille, assise, elle se balançait dans un rocking-chair de jardin, la cigarette entre deux doigts, surveillant les tasses de café, que Bette bavarde leur offrait : (c’était elle qui alimentait leurs soirées, avec le moka du papa). Elle entr’ouvrait à peine le bec ironique, quand ils daignaient l’interroger, ou pour aiguiller, sans qu’ils s’en doutent, sur la voie qu’elle désirait, les débats, on les attiser, ou bien éteindre, d’un coup de patte négligent, par deux ou trois mots inattendus, appliqués juste ; puis, de nouveau, elle se retranchait dans son apparente indifférence, l’air distraite, comme si ce n’était point elle qui eût parlé. Mais entre ses paupières plissées, comme celles de la nonne, guettait la lueur attentive : chien en arrêt… Bette lui était utile pour occuper les yeux, voire les mains des compagnons. Mais son regard, qui laissait faire, ne laissait point passer les limites du jeu, que tacitement elle avait posées. Ils s’arrêtaient, juste au bord. Loi de la Ruche ! Franchi le seuil de la maison, ils étaient libres, eux et elle, comme cet Anglais, passé le canal de Suez, de violer les Dix Commandements.

Leur langue ne s’en privait pas, même à l’intérieur de la Ruche. Au sortir d’immonde mis à sac par la Raison et par le Droit, il fallait bien se venger ! Cracher dessus les trois Vertus : foi, espérance, charité. Ils en étaient quittes, quand chacun se retrouvait seul, pour s’essuyer le visage. Ces pauvres enfants !… Dans tous les temps, on a douté. Chaque nouvelle génération a rejeté les billevesées de ses aînées. Mais il y avait une différence entre ce jeu de massacre auquel se sont livrés, dans tous les temps, les jeunes gars de l’intelligence, qui seront plus tard les professeurs, les procureurs, les avocats et les gardiens de l’ordre moral et pénal du lendemain, et la révolte convulsive de cette couvée de la grande Imposture, de la guerre du Droit. Le doute d’avant était accommodant ; il se conciliait avec la vie et avec la raison ; il se mariait même agréablement avec le : « Fait bon vivre ! » dont se léchait ses grasses lèvres le vieux Renan. Le doute présent était un typhon de sable et de feu qui rasait tout. Et cette « table rase », qui n’avait pour un Descartes bronzé ou un Anatole France désossé aucun inconvénient, était pour ces adolescents une hallucination mortelle. Ils ne pouvaient plus rien lire, voir ou entendre, sans y flairer le poison mêlé à la nourriture de la civilisation : religion, morale, histoire, lettres et arts, philosophie, lieux communs de la parole publique, « idéalisme » quotidien. Ils le recrachaient avec un rictus de mépris funambulesque et furieux, contre l’imbécile quiétude des générations d’avant. Sous toutes les formes de la révolte, ou littéraires, ou intellectuelles, ou sociales, était la même négation de la valeur de l’esprit humain, de quarante siècles de civilisation, de la vie même, des raisons de vivre… Et cependant, comme cette jeunesse n’était aucunement disposée au suicide, son instinct de vivre ne trouvait plus qu’une échappatoire : la destruction. Ils apportaient à démolir une rage endiablée, et ils saluaient les patatras ! avec des éclats de jeunes sauvages : à chaque ruine, ils avaient plus d’espace pour divaguer. — Quant à s’arracher à leur danse du scalp pour se lancer sur une piste de guerre, ils eussent été bien embarrassés pour choisir la piste. Quand on nie tout, pourquoi agir ? Parce que les pieds, les mains, toute la bête, aussi la tête, ne peuvent point s’en passer. Mais que diable agir ? Dans quelle direction ?

Dans tous les temps, on parle beaucoup d’action, à vingt ans ; mais on agit surtout par procuration. Et il n’était plus facile, en l’an de mort 1918, d’élire des fondés de pouvoir. Dans les âges calmes, il y a toujours un personnel de grands favoris, ou de la tribune, ou de l’écritoire, sur qui la jeunesse peut miser. Comme ces chevaux de course ne courent guère, n’ont pas d’obstacles à sauter, on peut sur eux tenir le pari longtemps. Mais dans la guerre, presque tout le lot de canassons avaient roulé dans le ruisseau. Et le peu qui restaient étaient en train de chopper contre la paix. Aucun ne répondait à l’attente. En quelques semaines, ce fut affaire faite. L’équipe ancienne fut liquidée. Les deux idoles opposées se vidèrent, l’une du son, l’autre du sang — du sang des autres — qui les remplissaient : Wilson et Clemenceau. Le faux tigre s’était mué en chien de police. Et quant au candide professeur de moralisme américain en quatorze points, il n’en restait plus rien. Selon la juste injustice des peuples déçus, ce fut à lui qu’on en voulait le plus. Les crânes avaient achevé de se débourrer. À présent, ils étaient vides, vides à souhait… L’abîme… N’importe quoi ! Mais le remplir, à nouveau !

Les Cinq qui avaient usé leurs dernières forces d’action pratique à manifester (à part Véron) devant la Sorbonne, pour Wilson, — que le surlendemain ils laissaient, honteux, tomber au panier, cherchaient en vain aujourd’hui des leçons et des exemples vivants d’énergie où s’accrocher. Le seul qui eût conservé leur respect, parce que la loyauté de sa parole avait pour garants la hautaine épreuve qu’il en avait faite dans l’action — dans la guerre — et le stoïcisme de sa vie, — Alain — professait la doctrine Socratique, dangereuse pour les caractères moins bien trempés, de séparer la liberté dans l’esprit du devoir civique d’obéissance. Il enseignait, comme il avait fait, à mourir, s’il faut, en service commandé de l’État, en le jugeant. Mais sa leçon de lucide énergie, dont la voix ne dépassait point un petit cercle d’intellectuels, risquait d’être interprétée par les âmes molles, à l’affût de prétextes moraux pour se dispenser de l’action et de ses risques, comme une protestation platonique de la conscience qui s’accommode des compromis en fait. « Obéir en refusant », est-ce « obéir », ou « refuser » ? L’acte ne comporte point le jeu du oui et non. L’acte est une hache, il fend en deux le Janus bifrons. Pour être comprise, la leçon d’Alain supposait, pour le moins, une longue patience dans la tension de la volonté, un champ de temps illimité. Or, c’est ce qui manquait le plus à ces garçons : temps et patience. Le monde, ressurgi, comme Jonas, du ventre de la guerre, allait, allait d’un rythme de bolide. Plus vite ! plus vite ! Alain n’y était plus accordé. Ainsi que les meilleurs survivants de l’avant-guerre, il était habitué à vivre et penser sur le plan des siècles. Des Cinq, Adolphe Chevalier était le seul dont le tempérament s’adaptât à la mesure de ce souffle large et lent de paysan. Mais il n’était pas, par malheur, d’une pâte morale assez ferme pour recevoir, sans la déformer, l’empreinte du large pouce d’Alain. Il s’y cherchait sophistiquement un essai de justification pour philosopher en paix et confort. — Simon Bouchard, qui, physiquement, par sa rudesse d’énergie, était plus près de l’homme Alain, aimait l’homme plus que l’idée ; et sa brutale loyauté sans nuances l’abandonna vite, pour se jeter sur n’importe quelle doctrine qui lui fournit l’occasion d’agir. Agir, comme il l’entendait, à coups de poing. La Révolution l’attirait. Mais en ces six premiers mois décisifs qui suivirent l’armistice, elle n’arrivait point, en Occident, à prendre forme et conscience ; les partis, inorganisés, piétinaient sur place, comme un aveugle qui bat du bâton contre les murs. On ne savait rien d’exact encore sur la Russie, bloquée par les troupes de Clemenceau : ce ne fut que par elles et leur révolte, l’avril suivant, que la vérité commença de se faire jour sur l’étranglement avorté d’un peuple géant qui brise ses chaînes, par les hommes d’État renégats de la Révolution française.

Parmi toutes les déceptions de la jeunesse en ces premiers mois de la Victoire — de la Défaite, — la plus accablante (ils ne le dirent point, il était trop pénible de l’avouer) fut le retour des combattants, leurs frères aînés. Ils attendaient de leur expérience — la seule qu’ils ne missent point en doute, car elle avait été achetée de leur sang — des leçons de vivre. Devant eux seuls ils se sentaient modestes et se taisaient. Ils attendaient, anxieux, la parole qui sortirait de la bouche des aînés. — Mais les aînés ne dirent rien. Ils se taisaient comme eux. Ils se dérobaient aux questions. Ils parlaient de la vie retrouvée. Ils avaient hâte de rentrer dans le réseau des chaînes de l’habitude quotidienne, d’où ces adolescents brûlaient de se délivrer. Le pire fut lorsque certains d’entre eux, après quelques jours ou quelques semaines, se furent réaccordés au ton des conventions imposées par l’opinion menteuse et couarde de l’arrière, et, pour mieux s’y sentir réemboîtés, hâblèrent comme elle. À peine si, entre tel et tel camarades du front, un regard échangé décelait une secrète franc-maçonnerie de pensée. Mais à ces jeunes frères qui, restés au foyer, guettaient, imploraient le mot mystérieux, ils le refusaient. (Hélas ! avaient-ils un mot à dire ? Leur langue s’était déshabituée de parler. À quoi bon ?…) Ce fut la grande Trahison. On eût dit qu’ils se vengeaient de celle de leurs pères et frères de l’arrière, qui les avaient envoyés et laissés agoniser pour un mensonge.

Les Cinq — les Sept (en comprenant dans leur orbe, ainsi que notre système solaire, les deux planètes femelles) — en firent plus d’une expérience, dont ils gardèrent la bouche amère. Un soir, ils avaient amené chez Ruche un de leurs aînés, qui avait été l’ami d’un frère de Bouchard tué aux Éparges : il était une gloire de leur lycée, dont il sortait, couronné de cette attente bourdonnante, (bien décevante), que font naître dans un cercle de maîtres et de camarades les succès universitaires, — quand la guerre l’avait pris et gardé, du premier jour au dernier, à part trois stages de repos forcé et de radoubages après blessures, dans les hôpitaux. Hector Lassus avait gagné tous les chevrons du héros, de qui l’on escompte qu’il soit à ses cadets un viril et sûr conseiller. Bouchard avait communiqué à l’équipe des lettres écrites à son frère ou par son frère, dans les deux premières années de la guerre, où les deux amis proclamaient haut et dur leur volonté, au retour, de balayer la maison. Et puis, l’un s’était tu : le mort ; et le survivant ne parlait plus. Il n’avait pas trop changé physiquement : l’air plus mâle, plus étoffé, la peau rougie comme une poterie, en apparence plus robuste qu’avant : (il n’étalait point ses misères, les failles de l’organisme ébranlé par d’inquiétants tremblements de terre) ; il était simple et cordial ; il savait rire, et ses manières un peu brusques, aux premiers jours, déshabituées du monde habituel des vivants, s’étaient vite remises au pas, sans pourtant aller jusqu’aux brutales exagérations d’hommes des bois, dont ses jeunes compagnons croyaient devoir prendre parfois le masque cynique : il les regardait jouer leur rôle, avec une affectueuse ironie. Une douceur fatiguée souriait au fond des yeux qui, sans rien perdre du spectacle, sommeillaient, songeaient, rattrapant les heures du dormir volé, les jours, les nuits de vie toute pure, toute brute, sans pensée, sans but, vide de passé, vide d’avenir, pleine jusqu’aux bords de l’instant présent, ce fleuve sans rives, dont la présence constante de la mort et son ignoble embrassement l’avaient sevré depuis des ans, sevré de l’ombre des saules sur les rives, du frais des eaux, du vivre immense qui s’écoule, jamais le même, toujours le même, de la paix des mondes qui passent, qui passent, passent et qui reviennent, éternellement. Aucun de ces garçons, qui devant lui s’agitaient et plastronnaient, ne s’en doutait ; ils n’en n’avaient jamais été privés, ils étaient trop habitués à clapoter dans l’eau pour en sentir le bienfait. À quoi bon tâcher de le leur faire comprendre ? Trop fatigant ! Un autre jour, ils comprendront. Fais ton école ! J’ai fait la mienne… À ces paires d’yeux, qui lui posaient leurs pistolets sur les tempes, lui demandant avec une instance courroucée, ce qu’il ferait, ce qu’il comptait faire, il répondait, narquois et lassé :

— « Me retirer. »

Ils sursautaient.

— « Où ? »

— « N’importe où. Dans mon coin, ma chambre, mon champ. »

— « Et qu’y feras-tu ? »

— « Je vivrai. »

— « Quoi ! Sans agir ? Sans même écrire ? »

— « Je n’ai plus aucune ambition. »

— « Est-ce encore vivre ? »

— « Justement ! C’est là, vivre… »

— « Explique !… »

— « Cela ne s’explique pas. »

— « Et c’est tout ce que tu rapportes de là-bas ? »

— « Assez pour moi ! S’il vous faut davantage, il faudra que vous alliez l’y chercher. Moi, j’ai payé. »

Lorsqu’il partit, les Sept se regardèrent, blêmes, rouges, furieux, atterrés. Bouchard disait, roulant les yeux :

— « Les salauds ! La guerre nous a châtré nos taureaux. »

Quant à ceux très rares qui, pendant la guerre, avaient tenu contre la guerre, à ceux qui avaient porté au-dessus de la mêlée l’étendard de leur opinion, et que les maîtres de la guerre avaient su diaboliquement flétrir de l’épithète de « Défaitistes », — même les plus libres de ces jeunes gens qui savaient l’inanité de cette injure gardaient la peur de paraître la mériter, — et, peut-être, un certain mépris caché pour ceux qui n’avaient point craint de s’y exposer. Il eût fallu que ceux-ci eussent l’audace insolente de s’en parer, comme d’une gloire, dans un geste de défi et de bataille, ainsi qu’avaient fait les « gueux » de Hollande et que faisaient à cette heure les bolcheviks de Russie. Mais leur faiblesse était d’être trop sages et de se refuser aux violences de la pensée, à ses excès. — Or, l’excès était la température normale de tous ces jeunes hommes d’après-guerre. Et Non-violence équivalait à non-sens, aux yeux de tout l’Occident, intoxiqué de l’esprit de guerre, que n’avait pas encore touché la lueur du Christ des Indes. Être viril, pour ces jeunes gens, était « violer » — était a violence ».

Eux, les farauds, qui se targuaient de « n’être point des bœufs » ! — ces taurillons en gêne de leur neuve virilité, ils cherchaient dans le pâturage dévasté du monde, où l’herbe grasse recommençait à pousser, les génisses avec qui s’accoupler. Et parbleu ! celles à deux jambes ne manquaient point. Mais elles ne comptaient pas ; elles étaient trop, sur le marché : trop, c’est trop peu ! Ils eussent voulu empoigner les crins des idées-forces, des idées-génisses et génitrices, qui devaient renouveler la France et l’Europe. Où étaient-elles ? Leur main tâtait en vain dans la nuit, et, dégoûtée, écartait les doigts, laissait retomber. Ils passaient des heures à errer, parmi le chaos des choses politiques et métaphysiques : car ils mêlaient tout ensemble ; faute de précisions sur aucun point, ils rechutaient toujours dans les généralités, — si générales qu’immanquablement ils enfonçaient jusqu’au goulot dans la poisse. Quelque sujet qu’ils essayassent de traiter, ils ne savaient jamais par où le prendre, par où commencer, ils ne pouvaient jamais pousser une question à fond : chacun en savait un peu plus que les autres (un peu moins que rien) sur un coin, où les autres mesuraient le gouffre de leur ignorance. Ils se noyaient. Ils divaguaient. Ils ne se tiraient du marais que par une sanglante ironie, à l’égard de tout et d’eux-mêmes, par la négation et la violence. Marc était de tous celui qui apportait aux discussions le plus de sérieux et le plus franchement avouait qu’il ne savait pas. Il s’en affectait avec amertume. Bette l’en estimait moins, et Ruche plus, mais en secret : elle observait. Bouchard haussait les épaules avec mépris : — « Agir, d’abord ! On saura, après ! » Chevalier pinçait les lèvres, se taisait, trop conscient pour ignorer son ignorance, trop orgueilleux pour la reconnaître. Véron canonnait le vide à coups de boulets. Sainte-Luce souriait. Il se moquait de Marc et des autres. Il n’en faisait pas moins son choix entre eux…

Quand ils avaient bien pataugé dans l’inconnu — le monde, l’action, le lendemain — ces jeunes bourgeois intellectuels retournaient, comme les mouches au sirop, à leur littérature. C’était leur cône de lumière. Ils y barbotaient dans le sucre et les déchets. Chacun avait son coin du compotier, dont il claironnait l’excellence, après s’en être gavé. Véron était surréaliste. Chevalier, Valéryen, Sainte-Luce découvrait Proust, Cocteau et Giraudoux. Bouchard, Zola et Gorki. Marc, Tolstoï et Ibsen… Il était en retard, mais ceux qui l’en raillaient eussent été bien embarrassés pour critiquer son choix : car de ces noms ils ne connaissaient pas beaucoup plus que le son. En ce temps-là, les jeunes navigateurs découvraient à bon compte : tout leur était l’Amérique. Ruche, tranquillement, venait de découvrir Stendhal ; et elle se le réservait. De son miel, la « guespine » n’était pas prêteuse. Bette ne découvrait rien, mais elle acceptait tout, de la bouche des autres : tout le sucre et l’épice. Elle en avait parfois un peu mal au cœur ; mais elle était brave, à manger.

Il venait un moment où les Sept avaient la bouche affadie. Ils se taisaient, pâteux, saturés, mâchonnant, l’esprit rotant, se regardant, les yeux lourds et vides de pensée. Ils seraient pourtant restés toute la nuit à traîner ainsi autour de la table, dans la chambre de jeune fille qu’ils avaient pendant des heures empoisonnée de leurs cigares, de leur souffle et de leur néant. Ils seraient restés, par épuisement, par moindre effort, parce qu’ils étaient là, vissés sur cul, et par attente éternelle de ce qui n’était pas venu, par effroi secret de devoir rentrer sans lui. C’était l’instant que Ruche choisissait pour rappeler qu’elle était maîtresse chez soi. Elle levait le menton et disait fermement :

— « Assez ! J’ai droit à la vie. Vous m’avez mangé tout mon air. J’ouvre les fenêtres et la porte… Les animaux, allez coucher ! »

Et d’un geste décidé de sa main longue et maigre de quattrocentista, elle les poussait sur l’escalier. Après, ils se retrouvaient dans le froid de la nuit, dans le brouillard et dans la boue. Et ils retrouvaient ce qui les séparait. Il se faisait entre eux un classement : ceux qui n’avaient qu’à rentrer au logis, pour s’étendre dans leur confort ; et ceux qui devaient songer au pain du lendemain. Véron et Chevalier s’en allaient avec Bette ; ou, si un taxi venait à passer, Véron le hélait, plantait Chevalier sur le trottoir, et enlevait Bette, pour la reconduire (à ce qu’il disait !) …Les trois autres cheminaient ensemble, quelques moments. Le silence tombait. Sainte-Luce, câlin, prenait le bras de Marc. Marc n’y avait aucun plaisir ; il laissait froidement pendre son bras inerte. Sainte-Luce ne pouvait résister au besoin de flûter encore quelques balivernes, qui avaient plus de suc qu’elles ne semblaient ; il lui fallait vider son carquois de son restant de petites flèches contre les parlotes de la soirée et les parleurs. Mais les deux autres, renfrognés, laissaient tomber ses fusées dans le ruisseau. Il se sentait congédié, et il ne leur en savait point mauvais gré. Il était trop détaché d’eux tous, pour qu’il ne trouvât point un amusement de plus dans leur rageuse volonté de se détacher de lui. Puis, à l’instant le plus imprévu, il les quittait, sur une nasarde appliquée d’une main leste, au museau de chacun des deux ; avant qu’ils eussent eu le temps de se moucher, Puck s’évanouissait dans la nuit. Bouchard, furieux, se retournant tout d’une masse, lâchait au jugé dans le brouillard son coup de fusil, un mot sanglant contre le Casimir. Après qu’il s’était soulagé par ses grognements, ils en venaient enfin, les deux restants, à l’objet caché, au premier objet de leurs cuisantes préoccupations : « Comment être libres, comment se faire libres, quand on ne sait pas comment manger ? » Bouchard en était rarement sûr pour le lendemain, jamais pour les jours qui suivaient. Marc était nourri par sa mère ; et il savait que ce devenait pour elle un problème de trouver la subsistance de tous les deux : il rougissait à la pensée que, malgré ses résolutions, il continuait de vivre aux dépens de Annette ; ce qu’il gagnait ne suffisait pas à lui payer quotidiennement une demi-portion de repas. Il devait toujours aller demander la becquée à cette femme qui s’épuisait… « Assez ! Je veux, coûte que coûte, plonger dans le lac et nager seul… »

Ah ! comme tous les autres soucis intellectuels, leurs discussions de tout à l’heure sur l’art, les lettres, la politique et l’au-delà, tout ce cliquetis de lames creuses, avec lesquelles ils s’escrimaient, leur paraissaient en ce moment une sotte parade d’opéra ! Avant le beau, avant l’idée, avant la paix, avant la guerre, avant l’avenir de l’humanité, il y a la gueule. Elle bée de faim… Fais-la taire ! Nourris-la !


Annette ne suffisait plus à sa double charge : sa vaillance n’y pouvait mais ! Les moyens d’existence se raréfiaient dans sa sphère. Toute une classe moyenne de travailleurs intellectuels, à l’ancienne mode, la meilleure part, la plus honnête et la plus désintéressée de la bourgeoisie libérale, était en train de mourir à petit feu, ruinée et décimée par la guerre, par la banqueroute masquée, par l’anéantissement de ses laborieuses économies, par ses traitements de famine et l’impossibilité de s’adapter aux nouvelles conditions qui exigeaient une race neuve, une race de proie. Elle s’éteignait, en silence, sans un cri de révolte, stoïquement, comme avaient déjà fait ses sœurs, plus tôt frappées, d’Allemagne et d’Autriche. Ce n’était pas la première fois que l’histoire enregistrait cet écroulement — fatal après les grandes guerres et les crises sociales — d’une des plus nobles ailes de la vieille bâtisse humaine. Mais l’histoire n’a point coutume de s’y attarder. Elle est faite par les vivants, qui marchent sur les morts, après les avoir détroussés. Tant pis pour ceux qui tombent ! Que l’herbe pousse sur eux, et le silence !

Annette n’était pas près de tomber. Elle avait ses jambes et ses bras vigoureux. Nulle tâche ne lui faisait peur. Elle était solide et souple. Elle savait s’adapter. — Mais elle avait affaire, en plus des conditions oppressantes qui pesaient sur sa classe, à des difficultés spéciales qui la visaient personnellement. Dans sa classe même, parmi cette bourgeoisie intellectuelle qui travaillait pauvrement, elle se heurtait partout à la mauvaise volonté. Ils étaient informés de son « esprit », pendant la guerre ; et ils ne le lui pardonnaient point. Sans connaître les circonstances de son aventure, ils savaient qu’elle avait trempé dans le Défaitisme international (ces deux mots accouplés sont le péché sans rémission) ; elle était sertie impudemment de la Sainte-Vehme de la patrie et de la guerre. Elle n’y rentrerait donc pas ! Elle s’en était elle-même fermé les portes derrière elle. Sans qu’ils eussent besoin de se donner le mot, elle trouva partout portes closes et visages de bois. Aucune place pour elle dans une école, ou publique ou privée. Plus de leçons à donner dans les maisons bourgeoises, qu’elle fréquentait avant. On ne répondait point à ses lettres. Un de ses anciens professeurs en Sorbonne, qui lui avait toujours témoigné quelque bonté, lui adressa, en réplique, sa carte avec les mots : « p. p. c. » Elle était boycottée… Ces durs fronts entêtés des bourgeois universitaires de la vieille souche, qui ont de grandes vertus, un esprit d’abnégation qui les apparente à leurs modèles (trop étudiés) : les stoïciens de Rome et les moralistes de l’antique France ! Mais ils cultivent l’intolérance implacable de l’esprit, assermenté tour à tour au service de leur Dieu, de leur Roi, ou de leur Loi, de leur Patrie ; et leurs narines reniflent encore l’odeur, sinon de chair, d’âme grillée sur le bûcher de l’hérétique et du relaps qui se refuse à leur Credo. Au reste, qu’on ne les accuse point de n’y croire que des lèvres et d’en esquiver le fardeau ! Nous ne les confondons point avec ces bateleurs de la plume, qui ont fait les Tyrtées chez soi, les fesses au feu du foyer, abritées des shrapnels devant qui elles auraient détalé, et des semelles fangeuses des poilus qui brûlaient de s’y imprimer. Ces revêches bourgeois y allaient, de leur sang. Il n’était pas une de ces familles qui n’eût payé. Annette le savait. Elle ne leur reprochait point leur dureté. Cette inhumanité de la douleur est humaine, trop humaine ! — surtout quand la douleur n’est point sûre de ne s’être pas trompée, de n’avoir pas été sacrifiée sur un autel douteux par de fourbes pontifes. Et comme le reconnaître serait le suprême désespoir, elle serre les dents et mourra plutôt que de s’avouer son erreur. Malheur à quiconque, par son opposition à l’entraînement commun, par son refus d’obéir, par sa seule existence à l’écart du troupeau, fait brèche dans le Credo !

Annette recommença la course aux mille places d’un jour ou d’une semaine, qu’elle avait dû apprendre, quelque vingt ans avant, quand Marc était encore au berceau. Elle aurait dû avoir plus de peine à s’y réhabituer, passé la quarantaine. Ce fut tout le contraire. Elle se sentait plus souple qu’à vingt-cinq ans. Une étrange euphorie, que n’expliquait peut-être pas seulement la détente morale produite par la fin de la guerre, devait avoir ses racines dans un état d’équilibre physiologique, ainsi qu’il s’en produit parfois à cette étape de la vie, pareille à un haut plateau entre deux rudes montées : on jouit de l’escalade, de la muraille surmontée, des précipices au fond desquels on a failli rouler, de la saine fatigue des muscles qui ont bien travaillé, et de l’air vif d’en haut qu’on boit à poitrine élargie. Ce qui viendra après, on aura le temps d’y songer !… « Je ne suis pas pressée. Ce que j’ai, je le tiens. Je tiens cette gorgée d’air. Respirons bien ! Le cauchemar qui pesait sur l’Europe et sur moi, la masse de souffrances, sont dissipés pour un temps — un temps qui passera trop vite — mais je passe aussi, tout passe, — et de ce temps il faut savoir jouir. Je l’ai appris… »

Elle est au stade où l’on connaît enfin le prix de l’heure présente. L’heure est bonne à mâcher, quand on a de bonnes dents. L’herbe a beau être hérissée de piquants ; elle est grasse et juteuse ; même l’amertume qui s’y trouve mêlée en relève le goût. Annette broute son pré. Elle sait que, joies ou peines, il ne lui en reste plus beaucoup à palper du museau et à arracher de la langue. Aussi, elle n’était pas, comme son fils — (c’est le lot des jeunes, elle l’a connu !) — à se tourmenter du lendemain, voire de la fin des temps. Il le lui reprochait, au fond de sa pensée ; ses yeux le lui disaient parfois amèrement. Il trouvait qu’elle faisait comme les autres de ce temps, les égoïstes, les myopes, les insouciants, les : « Après moi le déluge ! » — tous ceux qu’il maudissait. Mais il ne la maudissait pourtant pas, elle, elle lui était devenue, au cours des épreuves communes, comme un morceau de soi ; et sa rancune tombait devant l’énigmatique clarté des yeux bleus qui riaient du fils au visage froncé. Ce qu’il ne comprenait pas en elle, il l’acceptait, — même s’il ne l’acceptait pas chez les autres… Injustice ? Passe-droit ? Pourquoi pas ? Il fait bon être injuste, au profit de qui l’on aime ! Et c’est là, la justice. Ça ne se raisonne pas.

Mais pourquoi donc riaient-ils, ces yeux, — même des tourments dont les ombres passaient sur le visage du fils aimé — même du malheur des temps — même de sa propre peine à vivre ? Le jour présent ne lui en offrait vraiment pas beaucoup de raisons ! S’il lui arrivait d’y songer, elle était tentée, elle-même, de se le reprocher. — Mais elle avait une raison, mystérieuse, terrible, de celles qu’on ne s’avoue pas, car elles semblent un outrage à soi et à son cœur, infligé par une force implacable venue d’on ne sait où, des sombres profondeurs : — Mêlée à tout son amour des êtres les plus chéris, mêlée à tout le flot de ses passions, mêlée à tout le renouveau de sa vie amassée, dans son été de la St-Martin, elle sentait monter l’étrange Indifférence… L’Indifférence de ceux qui ont tant de fois usé dans la passion, la souffrance et la joie, les liens de l’Illusion que ces liens se détendent, et que si l’on garde leur marque profondément encore gravée dans sa chair, c’est qu’on y a jouissance et que, soi-même en secret, on resserre la sangle : elle tient, parce que l’on aime, elle tient parce que l’on veut, parce que l’on veut qu’elle tienne… Mais si l’on ne voulait pas ?… On le sait, on le sait !… Mieux vaut n’y pas penser… On a beau n’y pas penser. On le sait !… Clairs yeux terribles et riants de la Liberté…

Ce ne sont point là des secrets à livrer aux jeunes gens ; et il vaut mieux soi-même, tant que l’on veut agir, ne pas les approfondir. Mais d’en porter le sérum injecté dans le sang, chez une nature robuste et bien équilibrée, ne nuit pas à l’équilibre, mais l’établit sur de plus riches éléments. Et l’action n’y perd rien ; elle en devient plus ferme, plus joyeuse, étant plus dégagée de crainte et d’espérance. On ne saurait l’expliquer — à moins d’un guide très sage : — mais c’est seulement à partir de ce stade qu’on commence à jouir pleinement de la vie et de l’action, — parce qu’à toutes les fièvres qu’elles peuvent apporter est mêlée désormais cette lumière exaltante, cette révélation — ( « Tais-toi sur ton secret ! » ) — que « tout cela est un Jeu ».

C’était une disposition générale de l’époque, un phénomène d’après-guerre. L’action avait été si terrible, si intenses les passions engagées qu’il fallait, pour pouvoir continuer, détendre la haute pression de l’esprit : — on jouait avec la vie ; on jouait avec le terrible ainsi qu’avec la joie ; on jouait avec l’amour, avec l’ambition, avec la haine. On jouait instinctivement, sans bien se l’avouer… Redoutable danger d’une époque, qui a perdu, pour un temps, le sens des valeurs de la vie, et pour qui les plus graves sont devenues des jouets ! Il était peu de ces gens, qui les uns plus, les autres moins, ne participassent à cet esprit de jeu. — Annette, apte à sentir tous les souffles qui passent, en subissait aussi la contagion, en apportant au jeu son style propre. Elle y était prédisposée, l’ « Âme Enchantée » !…

Mais au jeu de la vie, Annette cessait de s’intéresser à ses seules cartes ; et elle en voyait mieux dans le jeu de ses voisins, — non pas pour gagner contre eux, mais pour jouer leur partie. Et qu’ils gagnassent contre elle, elle trouverait moyen que tout ne fût point perte pour elle : elle glanerait bien toujours sur leur champ, après rafle des gerbes, une poignée d’épis d’amusement. Elle saisissait le comique des situations désagréables qu’elle avait tirées à la loterie, et le ridicule des gagnants qui l’exploitaient. Le côté bourguignon de sa nature avait pris le dessus. Plus de puritanisme, plus de tendance chagrine à un pessimisme que les malheurs du temps et sa propre déveine auraient pu justifier ! Elle va son chemin, elle est franche du collier, et elle n’a pas besoin de faire la leçon à qui ou quoi, sur son chemin, est bossu ou tortu ; elle en rit des yeux, se disant : — « Le monde est comme il est. Et je suis comme je suis. Qu’il tâche de me supporter ! Moi, je le supporte bien ! »

Même ce fils chéri, la plus chère Illusion — ( « Trésor ! tu l’es aussi, comme le reste… Lumière de mes yeux… Sans toi, verrais-je encore ?… » ) — elle ne lui demandait plus d’être à sa propre image, de penser ce qu’elle pensait, d’aimer ce qu’elle aimait… Elle riait, en regardant au fond de lui, avec ses yeux libres et curieux, ce monde incandescent, avec des tourbillons de fumées. Ah ! tout n’était pas beau, là dedans, il s’en fallait ! On y voyait passer d’assez vilains animaux, de cruels et d’avides, haine, orgueil et luxure, tous les vices de violence, mais — ( « Dieu soit loué !… Louerai-je Dieu ? Loué soit mon ventre qui t’a moulé ! » ) — aucun vice de bassesse… Beaucoup de petits loups… Bah ! il n’est pas sans eux de forêt de jeunesse… « Courez !

J’ai mis dans la forêt le maître-louvetier. Qu’il apprenne son métier ! »

Elle riait au cher garçon, qui répliquait au rire par des yeux orageux.., — « Quel sans-cœur est ta mère ! pensait-elle, amusée. N’est-ce pas, mon pauvre Marc ? Tu en as, devant toi, des peines et des combats ! Et elle ne te plaint pas ?… Va, elle sait (et tu sais) qu’il faut passer par là, qu’il faut y passer seul, et que tu en sortiras, battu, moulu, blessé peut-être, mais bronzé. Je ne me soucie pas d’une vertu sans risques conservée à l’abri. Risque ! Et plonge sept fois sept dans le feu ! Quand tu en ressortiras, tu me diras merci. »

C’est pourquoi elle comprit qu’il souhaitât de s’évader d’elle et de sa maison. Si libre qu’elle le laissât et quoiqu’elle s’abstînt prudemment de le questionner sur ce dont il ne parlait point le premier, la susceptibilité de Marc s’imaginait qu’il était surveillé. Il se gênait dans ses mouvements, et s’irritait de l’entrave ; mais il reculait devant son désir courroucé de le dire à sa mère. Elle n’eut pas besoin qu’il le lui dît : ses brusqueries rancunières, ses silences orageux parlaient. Elle prit les devants. — Aussi bien, les circonstances matérielles rendaient difficile l’habitation en commun. Les exigences d’un nouveau bail obligeaient à quitter le vieil appartement, et la crise du logement ne laissait entrevoir aucune possibilité de retrouver dans Paris, à des prix abordables, une installation qui leur convînt. Enfin, l’argent manquait ; et sa chasse allait probablement forcer Annette à quitter Paris.


On s’étonnera peut-être qu’elle n’eût pas demandé à sa sœur les moyens d’y rester. Car Sylvie était en mesure de l’aider ; et elle ne s’y fût pas refusée. Mais il faut se rappeler l’esprit des deux sœurs et, malgré leur mutuelle affection, les frottements irritants entre ces deux caractères entiers et rivaux. Elles avaient beau toutes deux se chérir et même s’accorder, à chacune, la supériorité dans son domaine à part : chacune regardait (cela va de soi !) le sien comme le meilleur ; et, sans trop s’en rendre compte, chacune tâchait d’établir sur l’autre sa victoire morale, dans la course de la vie. Ce n’était donc jamais avec plaisir que l’une se résignait à demander à l’autre de lui rendre des points. Elles étaient joueuses toutes deux, — oh ! sans tenir à l’enjeu ! — et elles voulaient gagner, sans redemander de cartes.

Annette avait dû pourtant consentir à Sylvie la satisfaction, d’orgueil et d’affection, de se faire avancer quelques milliers de francs, peu de mois auparavant, pour ses dettes urgentes, les dépenses scolaires de Marc et ses termes de loyer arriérés. Elle avait gardé l’esprit des bourgeois d’autrefois, qui ne dormaient pas bien, tant qu’ils avaient une dette sur l’estomac. Mais, à sa contrariété, elle ne fit que changer de dettes : non seulement elle n’avait pas les moyens de rembourser sa sœur avant longtemps, mais elle voyait revenir la nécessité de lui faire d’autres emprunts. Sylvie s’en réjouissait. Elle projetait de s’annexer l’activité de Annette, en la faisant participer à ses affaires. Il y avait quelque vingt ans qu’elle en avait tenté l’essai ; sans aucun succès. Mais, malgré les échecs, elle ne se lassait pas. Sylvie était, comme Annette, de celles qui, lorsqu’elles ont une idée en tête que contrarie la vie, peuvent s’en taire toute la vie, mais n’en cèdent jamais d’une ligne, comptant que l’obstination de la vie se lassera plus tôt que la leur.

Les circonstances la favorisaient aujourd’hui. L’habile femme avait le vent en poupe ; et elle était prompte à la manœuvre. Elle avait su profiter de l’explosion de plaisir, de désirs, de délire de luxe, de danses et d’amusements. Sa maison de modes, qui avait énormément gagné, dans la dernière année de guerre, était en train de s’agrandir de salons d’exhibitions, thé, dancings, récitals, instituts de beauté, voire fumeries dans les sous-sols mystérieux et luxueux. On y faisait à peu près tout ce qui pouvait être fait — dans les limites du bon goût et du plein gré : car l’abbesse du lieu était trop fille de Paris, libre et fine, pour souffrir à Thélème violence et grossièreté. Pour le reste, la bonne devise : — « Fais ce que vouldras ! »… Elle s’était acquis, en haut lieu, assez d’obligés, pour être sûre qu’ils l’obligeraient, en veillant à ce qu’on n’y regardât pas de trop près.

Depuis une demi-année, elle s’était adjoint un personnage, qui avait cru se rendre indispensable, en la double qualité d’associé et d’amant. Indispensable, nul ne l’était à Sylvie : elle n’était jamais en peine d’un remplaçant, « Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme pas »… Mais agréé, l’amant et associé l’était, pour l’instant. Elle y trouvait à la fois son intérêt et son agrément. « Utile dulci… » C’était un maître bateleur de la mode. Un éclair de génie lui avait révélé que, pour mener le monde, il faut le tenir par le nez. Il s’était improvisé l’as de la parfumerie, célèbre sur une rive et l’autre de l’Atlantique par la forme de ses fioles autant que par ce qu’il y avait dedans. Sa gloire rivalisait avec celle de Foch. Le sire n’était pas loin de croire qu’il illustrait la France, autant. Tout compte fait, son genre d’illustration avait coûté moins de dépens. Il se vantait volontiers d’être le Napoléon des femmes : c’est la moitié du monde ; il laissait l’autre au Premier. Il signait ses produits : « Coquille » (Guy) — (de son vrai nom : « Cocu » ; mais bien que cela porte veine, dit-on, cela ne s’arbore point : Sylvie se chargerait bien de faire, un jour ou l’autre, honneur à sa traite !…)

Pour l’heure, ils se tenaient, l’un à l’autre, attachés par les sens et le bon sens, — c’est-à-dire l’intérêt. Le Coquille portait beau ; et grâce à quelques sacrifices judicieusement consentis à un des premiers chanteurs de la presse en crédit, il n’avait eu point de peine à fleurir sa boutonnière, du ruban, dont l’insigne rehaussait de 50  % le prix de ses flacons.

Sylvie lui était une superbe partenaire. La fraîche maturité de ses quarante ans avait pris l’éclat opulent des nymphes de Jordaens : le sang lui affleurait sous la peau, au front et aux tétons — un peu trop — mais elle ne faisait rien pour en diminuer l’ardeur : c’était un de ses attraits ; il s’en dégageait, ainsi que des yeux charnels, une buée de volupté ; elle y paraissait baignée, splendidement dévêtue. Quand elle se considérait dans son miroir — (et alors, plus aucune brume aux yeux ! le regard aux sourcils rasés se promenait, du haut en bas, net, aigu et précis, comme le Petit-Caporal, au front de sa compagnie) — elle cherchait, ironique, à retrouver les formes de la Sylvie sans gorge, la chatte maigre des vingt ans, dans ces grasses épaules et le verger de cette poitrine — belle récolte, pleins paniers — dont elle étalait les fruits, sans en dissimuler l’orgueilleuse plénitude. Car elle était assez sûre de soi pour, tout en la fabriquant, défier la mode qui passait en ce temps le rouleau sur le devant et le derrière des femelles. Libre aux autres ! Va pour la Vénus « apige » !

— « On te coupera, ma chère, tout ce que tu voudras… » Mais ce n’était point gratis ! Le moindre de ses déshabillés valait l’habillement de toute une famille. Annette l’avait aidée à parer ses créations de noms de prix (le prix s’ajoutait sur la note), empruntés aux belles de Primatice et de « Fontainebelleau ». Même, elle s’était amusée à lui en dessiner quelques libres ressouvenirs. Sylvie avait outré les compliments, elle s’efforçait de persuader à sa sœur que sa juste place était à la tête des ateliers de dessins, ou que son esprit d’ordre la désignait pour tenir sous sa surintendance les nouveaux magasins qu’elle se proposait de fonder : car la maison essaimait dans plusieurs quartiers de Paris.

Mais Annette ne tenait aucunement à se faire le satellite de l’astre de Sylvie. Si suaves que fussent les parfums de la constellation, ce caravansérail des modes et des voluptés sentait fort, pour son gré ! Elle ne chicanait pas à Sylvie ses moyens de fortune. Mais à cette fortune elle prétendait ne pas avoir part ; et il en coûtait déjà à sa fierté d’avoir dû en accepter quelques miettes : elle n’aurait de cesse qu’elle ne les eût rendues.

Ajoutons — (ce dont elle n’avait garde de parler) — que le Napoléon des flacons s’était, un soir qu’il se trouvait seul avec elle dans un couloir du magasin, permis des privautés, qu’il n’avait pu pousser bien loin, car on l’avait, d’un geste, fait battre en retraite ; mais si l’esprit dédaigneux de Annette avait rayé l’incident de sa mémoire, la chair offensée ne pardonnait pas. Chez une femme qui ne se donne jamais à moitié, la chair est fière et, plus encore que la pensée, rancunière.

Son parti était donc pris de ne rien accepter de sa sœur. Mais elle laissait son fils libre de ne pas refuser : elle ne se croyait point le droit de le priver d’une aide, s’il en jugeait ainsi. À son âge, c’était à lui de prendre ses responsabilités. Elle le lui dit, en évitant de jeter sur sa sœur un discrédit qui influât sur la décision de Marc. Celui-ci était trop pénétrant pour ne pas lire dans une pensée qui lui était devenue familière. Il comprenait, il approuvait secrètement cette tranquille intransigeance. — Mais il n’était pourtant pas disposé à l’imiter. Pas pour l’instant. Il ne voyait pas pourquoi, si on lui offrait la pomme, il se refuserait l’occasion d’y mordre et de connaître un monde aventureux. Il entendait bien qu’un coup de dents ne l’engageât à rien ; et le méfiant garçon — (il connaissait, aussi bien que sa mère, Sylvie l’accapareuse et ses ruses pour mettre sur vous le grappin) — s’était fixé par avance cette règle d’accepter d’elle le moins possible : car il savait que sa tante n’oubliait jamais l’argent qu’elle avait donné, même à ceux qu’elle aimait… Oh ! ce n’était pas à l’argent qu’elle tenait ! Elle tenait à ce qu’elle pouvait tenir, avec. Il lui plaisait de penser que, par cette créance, ceux qu’elle aimait, ceux qu’elle voulait, lui appartenaient. Jamais elle ne le leur rappellerait ; mais elle comptait qu’ils s’en souviendraient. C’était comme un acte secret qu’ils avaient signé avec elle ; et qu’ils le reconnussent tacitement, elle n’en voulait pas plus. — Elle voulait trop. C’était ce qu’un jeune garçon impatient du mors pouvait le moins tolérer. Il n’irait pas au râtelier.

Annette n’avait là-dessus nulle inquiétude. Elle était sûre de l’indépendance de son poulain. Et par avance, sa bouche mobile souriait malicieusement au film invisible qu’elle déroulait : Sylvie troussée, pêcheuse à la ligne, jetant l’hameçon au petit poisson, qui, curieux, mais soupçonneux, le frotte du nez, dédaigneux, et passe. Le bouchon tremble. La ligne se tend. La main qui guette, la fait, d’un coup sec, sauter hors de l’eau. L’hameçon est vide. L’appât a filé. Le poisson aussi. Annette rit au nez froncé de la Sylvie : elle connaît sa moue de dépit courroucé, contre quiconque s’oppose à sa volonté. — Marc qui, depuis un moment, l’observe, lui demande :

— « Maman, de quoi ris-tu ? »

Elle le regarde, sa mine soucieuse, ombrageuse, perpétuellement sur le qui-vive, comme si le monde entier n’avait pas d’occupation plus pressante que de chercher à le happer, elle lui dit :

— « De toi aussi. »

— « Aussi ? Et qui est l’autre ? »

Elle ne le dit pas.

Non, ce n’est point là ce qui l’inquiète, en le laissant seul dans cette jungle de Paris. — Car décidément, elle va partir. Une occasion, hasardeuse, vient de s’offrir. Elle la saisit. Après avoir tâté d’une demi-douzaine de gagne-pain, fait de la copie, des commissions, des étiquettes pour magasins, des recherches dans les bibliothèques pour le compte d’un homme de lettres qui confectionnait des biographies romancées — (elle lui apportait les documents, qu’il déformait, afin de faire rire aux dépens de son héros, paillard, névrosé, grotesque, paillasse de cirque shakespearien, car c’était ainsi que la nouvelle classe de clients, ignares, désœuvrés et potiniers, concevaient l’histoire : comme un ana de commérages chez la portière) — après vingt et vingt courses inutiles, d’un bout à l’autre de Paris (elle en avait la corne aux pieds), Annette avait enfin, quelques semaines, tenu le poste de secrétaire et de caissière à un hôtel du quartier de l’Étoile. Elle n’y ferait pas long feu : elle avait dû reconnaître, à sa honte, que toute son instruction ne la rendait pas experte à débrouiller l’écheveau de la comptabilité. Mais elle avait, au bureau, fait la connaissance d’une famille roumaine, qui s’était entichée d’elle. Dès les premiers mots échangés, les trois jeunes filles se prirent de passion : elles lui confièrent sur-le-champ tous les secrets de leurs petits cœurs. La mère ne lui avait point fait mystère des siens, tout en la consultant sur les magasins, les toilettes et les fards, — royaume de Sylvie, auprès de qui Anette l’introduisit : (une telle parenté n’avait pas ajouté peu de lustre à l’ascendant que sa personne exerçait.) Il n’était pas jusqu’au père qui ne lui contât ses bonnes fortunes et qui ne quêtât ses conseils sur l’art de plaire aux femmes de Paris. Un assez bel homme, au crâne rond, le teint brou de noix, ocré de bile, les yeux opaques de glaise noire où l’on enfonce, le front bas, le menton court et la puissante encolure, qui roulait terriblement les r, en mignardisant. Gros propriétaire foncier en Valachie, inféodé à un des clans de la bourgeoisie féodale qui exploitait le pays, il avait été délégué par sa bande à la Commission des Réparations. Mais les oscillations brusques de la politique venaient de provoquer un relais d’équipe mâchant le foin au râtelier ; et Ferdinand Botilescu, la paille aux lèvres, bien repu, s’en retournait avec les siens, à Bucarest. Avec les caisses de chiffons qu’ils déménageaient de Paris, ils eurent la soudaine fantaisie d’emporter Annette. Son intelligence et son goût sûr de Parisienne, son expérience variée de la vie, ses manières aisées et avenantes, l’art naturel de sa conversation, leur étaient un objet d’émerveillement secret et d’envie. En moins d’une semaine, ils se persuadèrent qu’elle leur était une acquisition indispensable. Les jeunes filles, un soir, se jetèrent bruyamment à son cou, avec des rires, des larmes et des baisers claquants, ramageant qu’elles ne pouvaient plus se séparer d’elle. Le père lui proposa d’accompagner sa femme et ses filles, en qualité de gouvernante, d’amie, d’institutrice, de dame de compagnie. Les limites des rôles étaient mal établies. Les conditions offertes, avec largesse et vague, étaient aussi insuffisamment définies. Mais le tout était présenté avec tant d’abondance de cœur, que Annette, désireuse de s’éloigner de Paris, accepta l’occasion. Elle n’était pas insensible à l’affection débordante des trois affectueuses filles, qui lui livraient à nu leurs âmes primitives et compliquées ; leur expansivité sans mesure faisait un heureux contraste avec la nature renfermée de Marc et avec la réserve que Annette se forçait à observer dans ses rapports avec son garçon.

Donc, elle se décide à quitter Marc. Elle sait les risques. Ils sont immenses. Mais on n’y peut rien. On n’est point de race, si on n’est de taille à les courir. Qui dit la vie, il dit la mort : c’est un duel de tous les instants.

Elle lui pose les mains sur les épaules ; à l’improviste, elle le regarde dedans, jusqu’au fond. Dans ces yeux clairs, il se voit nu, il a d’instinct un mouvement brusque, comme pour voiler les parties honteuses de sa pensée. Mais elle les a vues… Trop tard ! Il serre les narines et se ramasse sur lui-même, irrité. Elle lui dit :

— « Mon cher garçon, je pèse lourd sur tes épaules… Si ! je le vois, je le comprends, ne te défends pas !… Tu m’aimes bien, mais tu as besoin de ta liberté. C’est légitime. Ce témoin perpétuel te gêne… Je m’en vais t’en débarrasser. Tu pourras faire tout seul tes expériences. Quand on fait son école de la vie, les partenaires sont de trop ; qu’ils vident la place ! On doit pouvoir gaffer sans public… Va donc, et gaffe !… Tu sais, comme moi, que tes expériences seront souvent à tes dépens… Tâche seulement qu’elles soient plus souvent à tes dépens qu’à ceux des autres !… Oui, mon garçon, nous nous parlons en vieux compagnons ; je puis te le dire : j’ai plus confiance en la droiture de ton cœur qu’en celle de ton esprit… Et après tout, j’aime mieux qu’il en soit ainsi… Tu es violent, entier, sans égards, prompt à prendre et à détruire… Je ne puis pas t’épargner les injustices et les torts… Mais (c’est la seule chose que je te demande), épargne-les aux faibles, aux petits, à ceux ou celles qui peuvent mal se défendre !… Les autres, c’est leur affaire et la tienne. Qu’ils encaissent ! Et toi aussi !… Le blé est fait pour être battu. Va te faire battre !… Comme dit le proverbe,

« Chacune mort a sa bataille
Et chacun grain sa paille. »

Je n’ai point fini de perdre la mienne. Tu es mon grain. Passe sur l’aire, à ton tour ! Afin que Dieu fasse son pain… « Da nobis !… » Il ne nous le donne pas. Nous le lui donnons. C’est nous, avec nos peines, qui lui blutons sa farine… »

— « Je n’entends pas être mangé, dit Marc, sans manger aussi ma part. »

Il masquait sous la rudesse l’émotion que lui causait la parole de sa mère. Elle avait touché droit au fond. Inutile de s’expliquer. Ils se comprenaient à demi-mot.

Ils restèrent encore un moment, l’un contre l’autre, à se dévisager ; et il y avait, sous leur tendresse, un défi :

( — « Je t’aime. Mais je ne te le dirai point. »

— « Je n’ai pas besoin que tu me le dises. » )

Elle lui prit le menton, et rit :

— « Eh bien, mange ta part, mon petit loup. Moi, j’ai la mienne. »

Elle l’embrassa.


La mère et le fils n’avaient point coutume de s’embrasser. Ils se méfiaient des effusions. Ce baiser d’adieu n’en compta que mieux. La bouche de l’une disait à l’autre :

— « Brûle, si tu veux ! Mais ne te souille point ! J’y mets mon sceau. »

La nuit d’après, se réveillant, le frémissant adolescent en perçut du moins l’ordre, ainsi. Et il était trop vrai avec lui-même pour ne pas savoir qu’il trahirait. Mais en trahissant, il savait que c’était lui-même qu’il trahirait : l’ordre était sien, non d’une autre. Et envers cette autre, qui avait commandé pour lui, il était pénétré, dans cette dernière nuit qu’ils dormaient ensemble sous le même toit, d’un respect plus passionné que l’amour. Il retint son souffle pour écouter le souffle qui venait de l’autre chambre. Il se sentait chargé de désirs troubles, de pensées lourdes, il eût voulu en partager le tourment avec elle ; mais il la jugeait trop droite, trop saine, pour les comprendre ; et la confiance même qu’elle mettait en lui l’arrêtait dans son désir de se confier : il craignait de lui porter la désillusion.

Annette dormait. Elle le savait bien, que son garçon la trahirait, se trahirait. Qui vit, trahit et se trahit, d’un chant du coq à l’autre chant. Mais il suffit qu’on soit capable d’entendre toujours le chant du coq, et qu’on se dise, à chaque aube : — « Je suis battu. Je recommencerai… » — Elle savait que son garçon ne jetterait jamais les armes. Elle n’en demandait pas plus. Elle dormait.


Marc se trouva plus gêné qu’allégé par sa liberté. Elle a toujours été le plus coûteux des biens. Elle était ruineuse, en ce temps. Il fallait être bien riche pour pouvoir la porter. Marc savait qu’il ne l’aurait pas gratuitement ; mais il se faisait fort de la conquérir par ses propres moyens. Annette eut quelque peine à lui faire accepter, en partant, une petite avance qui lui permettait d’attendre, en cherchant, trois ou quatre semaines. Elle n’était point dupe de cette jeune forfanterie ; mais il ne lui déplaisait pas qu’il en fît lui-même l’épreuve et que la vie lui donnât sur les doigts : la mare était agitée, son canard serait secoué, mais un canard ne se noie pas dans une mare. Elle n’en doutait point, d’ailleurs : elle n’aurait pas le dos tourné, que Sylvie serait là, sur le bord, appelant : — « Petit, petit !… » Le petit était prévenu. Qu’ils se débrouillent ensemble !

Marc avait la prétention de se passer de quiconque. Il refusa négligemment la première offre de Sylvie. Celle-ci n’insista point : elle n’était, pas moins que Annette, fixée sur la leçon qu’une prompte expérience allait infliger au rodomont. Marc se montra piqué de la narquoise indifférence avec laquelle sa tante accepta son refus. À la réflexion, il y flaira de vagues raisons d’inquiétude, une conspiration contre sa liberté. Et il n’en fut que plus excité à la défendre.

Mais il avait beaucoup à faire : car l’ennemi venait d’où il ne l’attendait pas. Nul ne conspirait que lui.

Il ne savait absolument pas que décider de sa vie. Et cependant, il était urgent qu’il décidât. La vie actuelle est une ruée aux emplois. Aux premiers qui se jetteront dessus ! Mais pour se jeter, il faut avoir choisi… Non, prends d’abord ! Sinon, tu arriveras après la table desservie… — « Mais si rien de ce qui est sur la table ne me tente ?… » — « Alors, rien ne te restera que ce qui est dessous. Tu seras chien. » — « J’aimerais mieux être loup, comme « elle » a dit. » Mais c’est un luxe. Les exploiteurs, les maîtres du jour, se le réservent. Le bagne aux autres, aux petits !

Où trouver l’emploi à la mesure de ses épaules ? Dans la boutique au marchand d’habits, il n’est plus une de ces défroques qui s’adapte à ces jeunes tailles. Pour un garçon intellectuel et pauvre, qui a ses diplômes universitaires, l’Université offre (offrait hier) un naturel débouché. On se fait enseigneur à son tour. Mais l’Université est en baisse aujourd’hui. Elle est gueuse. Et elle accepte sa gueuserie, sans récriminer. Autrefois, cette acceptation était nommée noble fierté. Aujourd’hui, les jeunes bouches recrachent ce pain moisi. Ils ne sont pas loin de l’appeler pain des pleutres. C’est cependant à ce prix que nos grands savants désintéressés ont enrichi de leurs labeurs l’humanité. Oui, mais à ce prix au moins, ils défendaient leur indépendance. Aujourd’hui, c’est leur domesticité qu’ils défendent. Ces années de guerre ont montré en l’Université la meilleure servante du pouvoir. Être à la fois pauvres et valets, désintéressés et serviles, c’est trop pour l’ironie de ces jeunes gens. Ils ont beau jeu dans leur mépris de « l’idéalisme ». Et, par riposte, eux, ils se vantent qu’il leur faut être riches et libres — et qu’ils le seront… Donnons-leur rendez-vous dans dix ans !

Des Sept, deux avaient pris ; non par choix, mais par nécessite, la voie sans joie de l’Université : Bouchard, avec colère, avec rancune, rongeant son frein hennissant comme un percheron en rut ; — Ruche, froide ironique et décidée, ne livrant rien de ses pensées, de ses steppes d’ennui… « Marche et tais-toi ! Si tu t’arrêtes, tu ne repars plus… Mais quel est le but ? Je n’en sais rien. Y en a-t-il un ? Peut-être qu’en marchant, on le trouvera… Si on ne le trouve on s’en passera !… »

Marc, hésitant, les accompagnait, un bout de chemin ; mais il était bien résolu à les lâcher, au premier tournant. Sa mère, tout en le laissant libre l’avait engagé quoi qu’il décidât par la suite, à profiter de son entraînement pour prendre le grade de licence : c’était une pauvre carte dans son jeu ; mais il est prudent de ne rejeter aucune carte, quand on en a si peu. Elle voyait aussi dans ce but assigné, sans trop y croire, une contrainte salutaire de quelques mois pendant lesquels l’esprit indiscipliné apprendrait a faire seul ses premiers pas. Marc préparait donc l’examen, mais sans la foi, non seulement qu’il le passerait mais qu’il persévérât jusqu’au bout. Son attention était trop distraite par une multitude d’objets. Le moyen de s’enfermer dans un réduit de connaissances poussiéreuses, où ne filtre pas un souffle du présent ! Autour de soi, l’orbis terrarum de l’esprit s’est immensément agrandi. Si on veut l’embrasser, même d’un regard hâtif, pas un instant à perdre : car rien n’est sûr, tout chancelle, on vit sans lendemain ; demain le gouffre de la guerre et des révolutions peut m’engloutir. Et je me condamnerais à l’ascétisme d’un régime scolastique ! Au nom de quelle foi ? Je n’ai qu’une foi : voir et toucher. Après croire ! Ce ne sera pas pour aujourd’hui ! Pour aujourd’hui, voir et voir ! Et palper tout ce que je peux attraper…

Il n’est pas le seul, dans cette jeunesse, que possède le prurit d’impudents petits Sts Thomas. C’est autour de lui un vertige de randonnées des aventuriers de l’esprit… pauvres aventuriers, qui promènent par tous les climats de l’espace et du temps leur moi falot d’un jour, avec ses préjugés, et qui ne lorgnent rien du dehors sans loucher en dedans vers la Kasbah, Paris, et son : « Qu’en dira-t-on ?… » Ces « m’as-tu vu ? » qui, des deux Pôles à l’Équateur, se fardent la gueule pour les boulevards !… Les librairies d’après-guerre sont remplies d’un dévergondage d’écrits trépidants, qui sentent le bar et la benzine, les grands express et le radio. Ils pétaradent la pensée, bousculent l’art, la politique, la métaphysique, et troussent les fesses à la religion. Ivres pour un quart, mais point dupes, prêts à gouailler avec ce qu’ils prônent ou conspuent, sincères dans leur besoin de changer, leur voracité insatisfaite qui mord à tout et qui recrache la seconde bouchée, la fièvre aux mains, la fièvre aux pieds, le feu au cul. Le monde défile, toute la terre, en caquets d’art, en câblogrammes de globe-trotters, en un bazar d’Encyclopédie romancée. Tout mis en tas. On puise dans le tas. Sans s’arrêter, on passe la manche d’un habillement, on entre la jambe dans un système — trop court ! trop long ! — on le rejette, on écornifle les idées, sans les regarder, sans se souvenir, une heure après de la couleur des yeux de celle avec qui l’on a couché. Qui prend la peine de connaître l’âme vivante qui palpite au fond de cette chair saccagée ? Le monde défile devant l’esprit, comme un film. À l’accéléré ! Et les formes se superposent, en se fondant l’une dans l’autre. Les doigts n’en retiennent aucune. Ils laissent tomber. Toute la vigne est déchiquetée par les bandes de sansonnets. On ne fera point de vin, cette année.

Mais les sansonnets sont gris. La nuée jacasse. Dans ce tourbillon, il faut des efforts surhumains pour s’attacher à suivre une idée. Bouchard s’y épuise, le front contracté ; le sang s’amasse dans les bourrelets au-dessus des yeux ; il s’acharne à faire entrer dans ses dures méninges la glaise compacte de ses livres d’examen. Il ne sent point le gel polaire de sa mansarde. Il a le crâne allumé. Mais son robuste estomac hurle. Il faut boucher la gueule au loup, jusqu’à ce que les méninges aient absorbé la ration de glaise assignée pour le jour. Quand il est au bout, la langue lui pend de la bouche. Il descend dans la rue, comme un furieux. Il est en quête de quelqu’un qui lui paie à manger. Il cherche Véron. Il dit crûment :

— « Je viens t’aider à dégorger l’argent volé. Au nom du peuple, je récupère. »

Véron a commencé par en rire. Il prétend se payer par le mépris :

— « Tu veux un os ? »

— « Je veux la viande, réplique l’autre. Pour ta carcasse, je te la laisse ! »

Véron rit jaune. Mais, par orgueil, il tâche de ne pas le montrer. Quand on joue le rôle de Catilina, il faut nourrir la canaille. On ne sait pas encore, à cette heure, si la canaille n’aura point la force de se hisser sur les ruines. La société est désemparée. Il suffirait de quelques énergies décidées pour faire irruption par la brèche, avant que les défenseurs aient repris le souffle. Mais les seuls chefs avertis sont en Russie, bloqués, sans communication avec le gros des gueux du monde, qui les ignorent. Clemenceau est en train d’établir, sur la frontière de Roumanie et d’Ukraine, son barrage de troupes Alliées, aux yeux bandés par les mensonges de sa presse. En Occident, les « Soutiens de la Société » auront le temps de se reformer. Cependant, en ces premiers mois de 1919, l’air est saturé d’électricité. Véron qui, par son milieu d’affaires, est mieux informé, flaire les chances d’une explosion. Il est assez avisé pour ne livrer à ses intimes, de ce qu’il sait, que ce qui ne risque pas de lui nuire, ce qui fait plutôt parler qu’agir. Il n’est point fourbe, il n’est point lâche : (aucun de ces jeunes hommes ne l’est ; ils feraient tous bon marché de leur peau, à condition de n’être point dupes, comme leurs aînés, ces malheureux — ils disent : ces imbéciles) ! Mais précisément, Véron ne veut être dupe pas plus de la Révolution que de la réaction. Il est tout prêt à chambarder la société, si le chambardement a des chances ; s’il n’en a point, Véron chambardera les chambardeurs. Tant pis pour eux ! Merde aux vaincus ! Le mépris des faibles est la morale des Véron. Que les faibles ne se trouvent point sous leurs larges pieds !

Véron attend de voir si ceux des aurochs moscovites sauront se frayer la trouée. Et en attendant, à Paris, il va tâter, avec Bouchard, le ventre à la Révolution. Il ne lui faudra pas longtemps pour diagnostiquer que le fruit est mort. Les organes essentiels y manquent. Dans la masse confuse de cette jeunesse révolutionnaire, ou qui se dit l’être, il n’est pas un qui soit préparé à agir. Pour les uns, agir est simple, trop simple : c’est cogner. Cogner dans le tas, sans y regarder. Pour les autres, agir c’est discuter sur la doctrine. Ils ne sont pas près d’avoir fini ; et peut-être qu’ils n’y tiennent pas. Les doctrinaires les plus fanatiques se trouvent dispensés d’agir, par le devoir de maintenir pure la doctrine : l’action est toujours, plus ou moins, un compromis. Et chez les uns et chez les autres, les gens de l’action et ceux de la théorie, c’est une ignorance crasse de la vivante réalité, de l’organisme des États géants d’aujourd’hui, de leur appareil respiratoire et digestif, de leurs quotidiennes nécessités économiques, des lois vitales qui commandent aux poumons et aux tripes de ces Gargantuas. Où et comment ces pauvres garçons, étudiants, ouvriers ou anciens combattants, auraient-ils eu les moyens de l’apprendre ? Véron, lui, est familier avec la tripe — avec l’argent, les banques, les affaires, le va-et-vient perpétuel du chantier d’exploitation, la machinerie monstrueuse qui, sans arrêt, mâche la nature et fait passer de l’élément à l’aliment, à l’excrément, à l’aliment… Il écoute et il regarde ces niais, avec sa gueule de brochet. Rire de côté, pitié féroce. Il ne les lâche point, pourtant. Pas encore ! À l’occasion, sa supériorité incontestable en ces questions lui assurerait le commandement. — Mais l’occasion se présentera-t-elle ? Et il n’est point sûr que ces imbéciles soient disposés à lui reconnaître cette supériorité. On verra bien ! En attendant, il éructe Marx, et il traite Bouchard de petit-bourgeois, parce que Bouchard a la bouche pleine de Proudhon, ce cul-terreux ! Bouchard, qui n’a pas le mot pour rire, en reste suffoqué, un moment, puis il brame ; et c’est entre eux, pour la galerie, un assaut de violences l’un contre l’autre, et tous les deux contre la société. On dirait qu’ils se croient Danton et Robespierre, qui se disputent, à la Convention, les têtes des autres et les leurs. Mais Véron n’est pas si sot que d’y croire. Il faut être Bouchard pour prendre tout au sérieux. Et plus Bouchard parle et s’emporte, plus il s’enfonce dans le gouffre de son sérieux. La parole dite ne le dégage point, comme tant d’autres qui lâchent leur feu en fumée, mais elle l’engage : elle est le cri, qui bande le muscle et lève le poing, ainsi que chez les êtres primitifs. Véron éprouve une satisfaction diabolique à le voir s’enferrer rageusement sur la lance du picador : il l’y excite ; si, du même coup, il culbute le picador, ce scarabée empêtré dans sa coque, c’est encore mieux. Beau spectacle. Véron ne refuse pas de descendre dans l’arène, pour voir de plus près. On ne pourra pas lui reprocher d’avoir froid aux yeux. Il est de ceux qui poussent avec violence à la manifestation Jaurès du début d’avril ; et il y prend part.

Marc s’est laissé entraîner par Bouchard aux réunions des Étudiants socialistes révolutionnaires. Il y revient irrégulièrement, moins par goût que par curiosité : (la curiosité d’esprit est, chez lui, une passion qu’il baptise du nom de devoir). Il s’applique à lire Marx. Mais il ne lit pas bien. Il feuillette. Son individualisme indiscipliné se cabre devant l’implacable nécessité de ce matérialisme historique. Il a beau vouloir plier, par ascétisme, son moi envahissant. Le moi renâcle. Il ne touche au pré marxiste que du bout des naseaux dédaigneux. Cette prééminence humiliante de l’ « économique » sur le « psychique », le révolte. Il est pourtant « payé » pour savoir, lui et sa mère, ce qu’il en coûte de se heurter à l’ « économique », et qu’il faut compter avec cela. Mais lui et sa mère, ils sont de ces romantiques — (dirons-nous surannés ? ou éternels ?) — dont la vraie raison de vivre est de revendiquer leur âme indépendante contre toutes les fatalités qui l’oppressent. Il n’est point dit qu’ils y parviennent, en aucun lieu, en aucun temps. Mais ils le veulent. Ils ne seraient pas eux, s’ils n’avaient cette volonté. Et qu’ils l’aient, même vaincue, c’est assez. Même si un Destin l’extermine, le Destin doit compter avec elle : elle est un fait, qui pourrait bien durer aussi longtemps que lui. — Marc n’est pas dans de bonnes conditions pour lire des livres qui ne lui renvoient pas le reflet de ses désirs. Ses yeux sont hostiles. Il est encore loin du haut esprit objectif, auquel atteint la maturité des lutteurs aguerris, en présence de l’ennemi. Il n’écoute pas l’adversaire jusqu’au bout ; il l’interrompt, il lui dit : « Non ! »

Mais il y a plus : ce n’est pas seulement la pensée opposée qu’il se refuse à suivre, pour bien connaître ce qu’il combat. C’est toute pensée qui veut qu’on fasse effort pour l’écouter. Il ne peut rien lire avec suite. Il est dans une courbature de l’attention. Il a la fièvre à la pensée. Il ne peut la fixer sur rien. Il commence vingt lectures à la fois ; il n’en achèvera aucune. Au premier tournant de chapitre, son esprit poursuit une autre piste. Il y en a tant qui s’entre-croisent, que qui verrait son esprit nu, verrait un chien fou qui tourne en huit dans une forêt, se déchirant et se heurtant jusqu’à ce qu’il tombe sur le flanc, et dans les yeux, dansant, des étincelles rouges. Il envie la colérique obstination de Bouchard et la discipline de Ruche, indifférente et réglée (dirait-on), comme un papier à musique ; ils font ce qu’ils font : que le reste attende son tour ! Mais il ne tient pas à leur ressembler. Bouchard, qui peine et fume sur son sillon, lui fait pitié. La ponctualité narquoise de Ruche l’irrite. Il ne la voit pas faisant l’amour ; mais quand elle le fera, ce sera à la minute marquée de son emploi du temps, et du même pas indifférent. Il a envie de la jeter au bas de son lit : (car le somnambule, en songeant à elle, vient de l’y mettre. Dieu soit loué ! elle n’y est point…) Mais le lit est vide, et le cerveau est plein. Quand les filles ne sont pas dans l’un, elles sont dans l’autre. Elles s’y bousculent avec les idées. Marc les subit rageusement. Livré pendant la guerre à ses instincts, il a connu la femme trop tôt et trop crûment, il n’a été retenu par rien, aucune réserve, aucun voile ; il a été jeté, frêle et brûlant, dans le corps à corps, comme dans une cuve de plomb fondu. Il en est sorti, brûlé, blessé. Il en reste à vif. Il garde, au fond de sa chair, fichée la lance du désir, le vertige et la terreur de la volupté. Son organisme aux nerfs vibrants, comme un violon, frémit à la moindre pression. D’une intelligence précocement aiguisée, il se rend compte du danger, qu’il n’a confié à aucun. Il a été si seul et si longtemps qu’il pense qu’un homme vrai doit garder pour soi ses dangers et se défendre seul. C’est pourquoi, lâché libre dans Paris et moralement n’ayant rien qui l’arrête, il se garde des rencontres sexuelles, comme du feu. Il a peur — non de l’autre — mais de lui. Il ne sait pas s’il resterait ensuite maître de soi. Il sait trop qu’il ne le resterait pas. Et lui qui n’a aucun penchant à l’ascétisme, qui moralement le flétrirait de dérision, il s’y oblige, il y est contraint. Et il le cache. Nul ne s’en doute (que les yeux de Ruche). Et puis, il est fier et tyran, ainsi que tant de ceux qui sont jaloux de leur propre indépendance : ils le sont aussi de la dépendance à leur caprice de ceux qui les entourent. Il veut à soi seul ce qu’il aime. Il n’est pas si naïf que de ne pas savoir qu’il ne l’aura point. (Et qu’en ferait-il, s’il l’avait ?) Alors, il dit : — « Tout ou rien… Rien ! »… Rien jusqu’à la prochaine explosion !

Tolstoï prétend que la chair assaille ceux qui la nourrissent trop bien. Marc aurait quoi lui répondre ! Les jours sont rares, où il mange à sa faim. Aux ventres creux le feu n’en brûle que mieux.

Il a vu baisser rapidement l’étiage de sa petite réserve d’argent ; et, à sa honte, il n’est pas capable d’y suppléer. Il se figurait qu’il saurait bien se débrouiller par ses propres moyens, et qu’un garçon sobre, actif, intelligent, pouvait toujours gagner à Paris le peu qui lui est strictement nécessaire. Mais il faut croire que ce peu est encore trop : il ne gagne pas. Et d’ailleurs, sait-il s’en contenter ? Il se privera héroïquement, cinq jours ; mais le sixième, il ne résiste pas, la bouilloire saute : en un quart d’heure, il jette l’argent de toute une semaine. Un jeune garçon est trop tenté ! Il serait un monstre, s’il n’avait point de tentations, — un monstre et demi s’il ne cédait parfois aux tentations Marc n’est pas un monstre, assurément, ni un monstre et demi ! Il cède. Et après, immanquablement, il est navré, moins encore de sa faiblesse que de son absurdité. L’inutilité ou l’ineptie de ce qu’il a désiré l’atterre. Que possède-t-on — être ou objet — l’instant d’après qu’on l’a possédé ? Rien dans les doigts ! Rien dans le cœur ! Tout vous a fui… Alors, il s’inflige — (bien mauvais remède !) — une nouvelle période d’austérités. Naturellement, il explosera une fois de plus, enragé. — Et s’il sait perdre son argent, il n’a aucun talent pour en gagner. La souplesse d’échine lui manque pour se frayer le chemin vers le profit. Le fils de Annette n’a pas reçu ce don, de nature. Il est raidi dans la conscience anachronique — (les soufflets de la vie n’ont pas eu le temps encore de l’assouplir) — de la valeur sociale de l’intellectuel ; et il lui paraîtrait indigne de déroger ; il promène infructueusement ses diplômes et sa petite science à dégorger. Qui s’en soucie ?

Bouchard lui dit :

— « Fais comme moi ! Tape Véron ! Le cuir de veau est pour rien. »

Mais Marc est trop fier pour se mettre dans le cas de subir, avec l’aumône, les marques d’outrageante supériorité que s’arrogerait son créancier.

— « Sa supériorité ! Je ne lui conseille point de réclamer ! Je ne lui dois rien, je lui prends ! » gronde Bouchard ; et l’on ne sait point s’il plaisante.

Marc lui réplique sèchement que le voleur d’un voleur est un voleur. Bouchard répond, les yeux torves :

— « La vie, c’est le vol. Vole, ou crève !… »

Oui, vivre, c’est survivre à ceux qui, dans l’éternelle mêlée, vous disputent le souffle et la place. Nul être ne vit qu’aux dépens des millions d’autres candidats à l’existence. Marc le sait. Aucun des fils de ces années féroces ne l’ignore. Mais si tous — sauf ceux qui sont marqués pour la mort — ont accepté le combat, ils sont encore un certain nombre (Dieu soit loué !) qui prétendent y maintenir un esprit de chevalerie. Si on leur disait ce mot, ils protesteraient : ils auraient peur du ridicule. Mais les mots seuls sont démodés. L’esprit maintient, sous toutes les modes, l’impérissable armature de ses grandes vertus et de ses grands vices. Un Marc eût été Marc, même dans les temps Mérovingiens ; et il restera Marc jusqu’à la fin des temps.

Il n’ira donc pas demander — même impérativement — l’argent à un Véron, qu’en son cœur il méprise. Il a même hésitation à accepter, aux réunions chez Ruche, un de ces billets de théâtres, concerts ou expositions, dont Véron a toujours les poches pleines, et qui ne lui coûtent rien. Pourtant, certains programmes mettent à l’épreuve sa « non-acceptation » ; et il le déguise mal : Ruche le voit ; elle s’amuse de ces secrets combats entre un orgueil jaloux de son indépendance et une convoitise enfantine des distractions offertes : l’un et l’autre sentiments lui sont familiers, et Marc lui en paraît plus proche. Elle s’accorde, une fois, le plaisir maternel — (encore un mot démodé, qu’elle répudierait !) — de prendre à Véron un de ses billets de concert, qui a fait passer dans les yeux de Marc un désir rageusement refoulé ; et quand ils sont, elle et lui seuls ensemble, elle se souvient qu’elle ne peut profiter du billet et elle le lui passe : de sa main, il n’a plus de motifs de refuser. Ce n’est que quand Marc est déjà assis au concert qu’il se demande, pris de méfiance, si c’est pour elle que Ruche avait accepté le billet, elle qui se soucie de la musique, comme de la pluie qui tinte sur ses carreaux ! Il est si ombrageux que cette pensée lui gâte le plaisir de la soirée. Un autre en saurait gré à Ruche. Lui, est vexé de s’être trahi devant elle…

Il commence à penser qu’à tout prendre, s’il y est obligé, il lui serait moins humiliant d’accepter l’argent de Sylvie que les cadeaux des autres. Mais après l’avoir refusé, il est sans gloire de le redemander. Et bien que la caisse soit à sec, depuis hier au soir, il tient bon, le cœur encore plus crispé que l’estomac… Sa chance veut que, cette après-midi, Sylvie qui passe en son auto l’aperçoive, de son œil de pie sur la branche, et le hèle. Il lui faut se tenir à quatre pour ne pas bondir dans l’auto… Tout de même, il a bondi ! Mais il a la satisfaction de sentir que du moins, aussitôt après, il a repris, en écoutant la bavarde, son air condescendant ; et lorsqu’elle s’avise, après avoir raconté ses affaires, de s’informer de celles du neveu :

— « Et tu sais, l’argent pleut, en veux-tu ? J’en ai de trop ! »

il répond, de son air le plus dégagé, un peu fat :

— « Oh ! mon Dieu ! si tu veux ! J’en trouverai l’emploi. »

Elle lui dit :

— « Polisson ! Tu ferais mieux de venir t’amuser chez moi. »

Mais elle lui bourre ses poches. Quand il veut l’embrasser, elle lui montre au haut de sa joue l’endroit où ne pas déranger son fard. Elle lui pince le museau : elle le trouve pâli, un peu creusé, joli, le regard plus instruit, — plus intéressant : il n’a point perdu son temps, depuis qu’il est lâché dans le pré…

— « Promets que tu viendras ! Allons, promets !… »

Il dit, avec son impertinence de Chérubin :

— « Promis ! tu as payé d’avance… »

Elle repousse le museau, où la trace des deux pouces s’est marquée :

— « Gueux ! dit-elle en riant. Viens toujours ! tu verras ! Je ne paie jamais qu’après… »

Il attend que l’auto ait filé, pour aller dévorer, au premier restaurant, une tranche de viande saignante. Son souple estomac rattrape, ce soir-là, les deux repas perdus. Et il pense que Sylvie tout à l’heure était belle comme un diable. Quelle braise dans les yeux ! Et quelle odeur ! Il la lèche sur ses lèvres… Pourtant, il n’est pas pressé de tenir sa promesse. Il fait encore la sourde oreille, lorsque, quinze jours après, il reçoit de sa tante un rappel, en coup de vent :

— « Galopin ! Et ta dette ? »

Ah ! non, on n’aura rien de lui, si on le lui demande ainsi. Mais, chaque jour, et surtout quand il vient de lire dans la presse du Parfumeur-Roi que la jolie parfumeuse a, dans ses salons, offert aux maîtres de la finance et de la politique, flanqués de leurs femelles, escortés de leurs bouffons de l’art et de la presse, une fête princière, avec les divertissements de danse, musique et comédie du dernier bateau, il brûle d’y aller voir. Que lui en coûte ?


Il lui en coûte beaucoup plus qu’il ne veut se l’avouer. Il ne veut pas se l’avouer, mais il ne peut pas l’ignorer il se sait en danger. Il est comme le jeune Hercule, à la croisée des routes ; et si Hercule même a pris celle de la quenouille et de l’oreiller, il y a peu de chances pour qu’un enfant perdu de Paris, qu’appelle Omphale à chaque tournant de rue, prenne la route du renoncement. Marc mesure des yeux le plaisir et la peine, les escarpements à pic qu’il lui faudra escalader ; et dès les premiers pas, il se sent si fatigué ! La tête lui tourne, les membres lui font mal, une langueur insidieuse lui coule dans les jambes. Comme tous les jeunes hommes qui l’entourent, l’aspiration vers l’en bas, le gouffre d’oubli — l’oubli, le plus fort appât de la volupté !… Échapper à soi-même… Se dérober à la tâche… « Qui me l’impose ? Le destin de ces temps inhumains ? Ai-je demandé à y vivre ? Je le rejette !… Je ne puis. Ce destin, c’est moi. C’est moi seul qui me commande de gravir là-haut… Mais quelles chances d’atteindre là-haut ? Et quand, après des peines épuisantes, j’arriverai là-haut, usé, vidé de ma substance, qu’est-ce que je trouverai ? Et trouverai-je quelque chose ? Ou, sur l’autre revers de l’arête coupante, le néant ?… »

Néant partout et mort ! Cette guerre que l’on dit finie (elle dure encore) a ceinturé l’espace de sa barre de gaz asphyxiants. Elle bloque l’horizon. Elle est le fait — l’unique qui s’impose à tous ces jeunes hommes. Toutes les idéologies qui la nient ou qui, ne le pouvant, prétendent la célébrer, sont des garces, des faces à soufflets. Je leur fesse la gueule ! La guerre est là. J’ai sa griffe à mon cou et, dans mon nez, son souffle putréfiant. Si je veux vivre, il faut me dégager et fuir, ou bien passer au travers. Passer au travers, c’est savoir ce qui est au delà… Savoir, pouvoir ! Le pourra-t-on ?… Et fuir est une autre forme, plus basse, de savoir. Savoir que la bataille est perdue. Sauve qui peut !… Ne peut se sauver un Marc Rivière qu’en traversant les lignes ennemies. Fuir en avant !… Il se le répète, afin d’en être bien sûr… Mais en est-il sûr… ? Autour de lui, c’est une débandade d’hommes jeunes et vieux qui prennent leurs jambes à leur cou !

Une ruée vers la porte de sortie : — les dancings, les sports, les voyages, les fumeries, les femelles — le plaisir, le jeu, l’oubli — la fuite, la fuite…

Il y avait vingt façons de fuir. Et pas deux sur vingt qui eussent la loyauté de convenir qu’elles étaient une fuite. Il faut être bien fort, pour se mépriser et, se méprisant, garder l’élan à la vie ! Les plus distingués évoquaient, comme Adolphe Chevalier, le refuge de l’art et des champs… La Première Églogue (la Seconde aussi)… Ah ! le bon exemple d’un vaincu comme eux, le doux Virgile de l’après-guerre, chantre après dîner des proscripteurs, des nouveaux riches… (Ô ironie ! que ce soit l’ombre dont ait choisi la main molle pour le guider, l’âpre Dante !…) Encore le Mantouan pouvait-il invoquer son : « Deus nobis haec otia… » Mais pour les jeunes Tityres et Corydons d’aujourd’hui, aucun Deus n’est venu. Et il leur eût fallu une forte dose d’illusion, pour s’imaginer que le prochain bouleversement du vieux monde oubliera dans leur douillette ceux qui tâchent de l’oublier en s’hypnotisant comme la poule devant le trait de craie, aux tables de jeu de l’art, où le croupier est l’esthéticisme émasculé, dont les mains blanches, les sales mains, n’auraient garde de se commettre avec l’action, — ou ceux qui comptent que le vieux foyer, l’antique toit de la tradition, la séculaire vie domestique et rurale, qui a su abriter leurs pères, pourra continuer à les défendre contre les assauts de la tempête. Comme si les tempêtes à venir laisseront un seul gros mur debout ! Malheur aux joueurs de flûte, qui se retirent de l’arène avant que la bataille ait décidé ! Quelle que soit l’issue de la bataille, le vainqueur les foulera aux pieds. Et leurs chants iront en poussière… Mais peut-être qu’en secret ils supputent que le Déluge attendra qu’ils aient fini leurs jeux sur le sable, pour venir les balayer ?. Il leur suffit de jouir du quart de jour qu’il leur reste. Ils trompent leur vie.

Qu’ils aient au moins le franc cynisme de le dire ! — « Demain, je serai mort. Demain, je n’aurai plus de bouche. Je n’ai qu’aujourd’hui. Je mange. » — Mais ils s’évertuent à se trouver ou l’une ou l’autre (n’importe laquelle !) justification idéologique… Pourquoi ce leurre ? — Parce que les intellectuels qui abdiquent ont besoin de se cacher l’abdication par des raisons. À moins que par des raisons ils ne se la prônent. Ils ne peuvent rien faire sans raisons. Leur instinct a désappris de marcher seul. Lâches ou braves, il leur faut toujours un « pourquoi. » Et quand on en veut, on en trouve toujours. Les fuyards de 1919 n’ont jamais manqué de motifs sages et profonds pour foutre le camp !…

Marc méprise ceux qui fuient. Il les méprise avec une violence qui est une défense contre sa propre tentation de fuir. Et comme, d’avance, il tremble de n’y pouvoir résister, il se ménage un semblant d’excuse, en réservant son implacabilité contre les fuyards qui mentent, contre ceux qui s’efforcent de dorer leur fuite. La loi de vérité du clan des Sept : « Sois ce que tu veux ! Fais ce que tu veux ! Si tu veux, fuis ! Mais dis : — « Je fuis ! »

Ils ne le disaient pas. Même les Sept, ils commençaient à équivoquer. Le premier, Adolphe Chevalier, excipait, ore rotundo, du devoir de « l’accommodation au réel », pour se retirer dans ses propriétés… « Arrangez-vous ! Moi, je m’arrange. Je suis réaliste… » (Un mot qui fit fortune en ce temps. Il permettait de faire ses affaires, en prétendant infuser au pays le sang nouveau d’un pragmatisme politique, sain et viril, qui s’opposât à l’idéologie creuse des générations précédentes… L’idéologie de ces générations n’a pourtant jamais empêché les habiles gens d’arrondir leur pelote ! …)

Véron et Bouchard perçaient à jour la vertueuse Géorgique de Chevalier, et ils l’écrasaient de leurs sarcasmes. Mais eux aussi trichaient. Tout leur tapage de Révolution était un jeu qui les dispensait de l’action. Quand ils vociféraient entre copains pendant des heures, pulvérisant la société, quand ils brossaient le plan vigoureux d’une future manifestation, ils jouaient aux soldats de plomb.

Le seul qui reconnût la situation, sans chercher à la déguiser, était celui de qui Marc eût le moins attendu la franchise : Sainte-Luce. Il préparait, aux deux Écoles des Sciences politiques et des Langues orientales, sa carrière dans les consulats. Mais il entendait bien ne pas s’enchaîner. Il ne cachait point que son objet était l’évasion. Au lieu de la chercher au dehors de la machine, dont les courroies et les pilons auront tôt fait de vous happer, il prétendait la trouver au cœur. Creuser sa niche dans le centre même de l’ouragan. Et de là, voir, connaître, agir et jouir, sans attaches avec rien. Libre et lucide, échapper à l’universelle servitude, en exploitant cyniquement les intérêts des maîtres du jour et en les jouant, — mais sans ambition et sans lucre, cherchant seulement à saisir l’instant, sans jamais se laisser saisir par lui, et toujours prêt à l’abandonner, avec sa vie : car les êtres de cette espèce sont détachés de tout et d’eux-mêmes. Des éphémères qui dansent dans le tourbillon de l’instant… Il ne daignait point s’expliquer aux camarades, qui l’ironisaient. Véron lui disait, bonhomme et brutal :

— « Tu te vends ? »

Et Bouchard à Véron

— « La fille suit sa nature, r

Et Adolphe le cossu se taisait, dédaigneux, et il ne comprenait pas comment on pouvait aliéner sa liberté à l’État. Et Marc se taisait aussi, mais son silence était sans outrage : car il devinait en partie les raisons du fin et félin garçon, qui ne se donnait point la peine de se défendre. À quoi bon ? Mais conscient de l’attrait (mêlé de répulsion) qu’il exerçait sur Marc, Luce lui disait, désignant les trois augures, avec son joli sourire qui creusait la fossette à la joue :

— « Qui de nous, le premier, trahira ? »

Et sur-le-champ, posant sa main câline sur celle de Marc :

— « Mais le dernier, ce sera toi. »

Marc écartait sa main, grondant. L’éloge était pour lui un affront. Les yeux de Luce le caressaient. Il savait que Marc aussi le méprisait ; mais le mépris de Marc ne l’offensait pas, il était sans injure ; et des camarades, Marc était le seul à qui Luce en reconnût le droit : car Luce l’avait jugé le seul qui jouât et qui jouerait franc jeu jusqu’à la fin… Bouchard aussi, peut-être ? Mais cette franchise de brute n’avait, pour Luce, aucun intérêt. L’aristocratique garçon ne se sentait le « semblable » que d’un homme à l’esprit lucide et fin comme lui, où la vive pensée affleure sous la peau. Marc avait beau lui être de caractère opposé et hostile. Ils étaient de pair. Et Marc aussi le sentait. Avec colère, il devait s’avouer que Sainte-Luce lui était, de tous, le plus proche — le seul proche. Il se laissait prendre le bras par lui, et confier ce que Luce ne livrait à aucun autre : tout ce machiavélisme juvénile et roué, d’une expérience incomplète, mais précocement aiguë et désabusée. Et il n’en était pas révolté. Tl n’avait que trop lui-même la connaissance innée de ces instincts tentateurs. Le sang de Annette, chez lui, était mêlé à celui des Brissot. Quand on méprise les hommes, n’est-il pas légitime qu’on se serve d’eux, et de leurs idoles stupides ? Les Brissot ont toujours été des maîtres à ce jeu ; tant ils y sont rompus, on jurerait qu’ils s’y laissent prendre ! Mais il n’y a point de risque ! La légion des Brissot savent à temps retirer du jeu leur épingle — leurs épingles — toute une pelote… Oh ! Marc les connaît bien ! Il les a dans le sang. Il lui prendrait souvent un furieux désir de jouer les « Volpone »… Mais il jouerait mal. Il est trop excessif, il ne résisterait pas au prurit de trahir son mépris au milieu de son rôle ; et pour finir, après avoir piétiné les autres, il trépignerait sur lui… Sainte-Luce a la juste dose du mépris, riant, aimable, humain, — ainsi qu’il plaît aux hommes (car le mépris leur plaît, quand on y met les formes et la dose modérée.)

Le plus étrange, c’est que par une contradiction qu’il ne peut s’expliquer, Marc est, au fond, enragé de l’idée de les sauver. Il n’en veut pas convenir ; et quand Luce le lui dit, il s’irrite. Mais quand Luce, ironique et courtois, ajoute :

— « Non ? Tu es le meilleur juge. Si tu dis non, nous le dirons aussi… »

il est trop véridique pour ne pas dire : oui… Faut-il être stupide ! Sauver, sauver les autres, quand on a tant à faire de se sauver soi-même, et quand les autres ne se soucient point que vous les sauviez ! Marc le sait aussi bien que Luce. Mais il n’y peut rien : il est ainsi. Ce sont des forces opposées de sa nature. Et celle qui lui vient de sa mère est peut-être erronée ; mais elle lui tient au nombril. Et — qu’il soit franc ! — il y tient. S’il aurait honte de l’exposer à l’ironie des autres, dans le secret du cœur il en est fier — plus fier de cette erreur que des vérités contraires. Elle lui donne goût à vivre. Elle lui soutient le menton au-dessus de l’écume. Sans elle, il n’aurait plus que lui, lui seul, le seul intérêt de soi — l’ardeur de connaître, sans doute, et de voir, et de prendre, et d’être, — mais pour soi seul… Seul !… C’est terrifiant !… Il faudrait être plus fort qu’un garçon de vingt ans pour le porter sans convulsions. Luce le porte, parce qu’il n’y pense point, il se défend d’y penser, il ne s’arrête pas pour regarder au fond ; il fuit, il fuit à la surface…

Marc ne peut fuir, en rien. Ni dans le plaisir, ni dans la peine. Le fond émerge de la mer, comme ces îlots volcaniques que projette le feu intérieur, et qui s’effondrent dans un frisson perpétuel du gouffre. Il campe sur un sol miné. C’est pourquoi il cherche des yeux, au dehors, une main — la main des hommes, à saisir… — Pour qu’ils le sauvent ? Non, il sait bien qu’il n’a rien à attendre d’eux… Pour les sauver ! Même quand on la sait une illusion, la pensée d’avoir charge d’âmes, en peuplant notre solitude, prête aux natures généreuses des énergies décuplées.

— « Joue ton rôle ! lui dit Luce, indulgent. Je serai le public. »

— « Un public tel que toi, dit Marc avec amertume suffit à tuer la pièce. »

— « Il t’en faut un, pourtant. »

— « Ce sera donc moi. Je serai le public et l’acteur et la pièce. Je le sais, je le sais que je suis l’étoffe d’un rêve ! »

— « De le savoir, c’est quelque chose ! » acquiesça Luce, échangeant avec lui un regard d’intelligence. « C’est plus que n’en soupçonneront jamais nos compagnons. »


Ils se laissèrent pourtant enrôler dans la manifestation du premier dimanche d’avril.

Les esprits, en ces jours, étaient sous haute pression. L’acquittement criminel de l’assassin de Jaurès — ce second assassinat — au cours du mois de mars, a souffleté ces jeunes gens. La sève de violence monte au cœur de Paris, avec celle du printemps. Même les plus calmes de ces étudiants, les agnelets chrétiens, bêlent après le Bon Pasteur de la Révolution. Même les pâtres de bucoliques sonnent sur leurs flageolets des ritournelles de marche : « Formez vos bataillons !… » Même Adolphe Chevalier, qui ne concevait, pour son compte, l’action — (la passion aussi, prétendaient les mauvaises langues) — que la plume en main, devant son écritoire, se résigna à prendre place dans les rangs de cette foule, dont la promiscuité faisait souffrir sa délicatesse. Il ne fallait pas avoir l’air de se dérober, pour la première fois qu’on agissait — (qu’on feignait d’agir) — et qu’il pouvait y avoir du danger.

Ils se retrouvèrent donc six sur sept — (la seule Ruche, indifférente, sachant d’avance, était restée au logis) — dans l’avenue Henri-Martin, parmi un peuple qui jubilait. Étrange commémoration d’un grand mort, non pas une fois, mais vingt millions de fois vaincu, vaincu dans les vingt millions d’assassinés par la guerre, comme lui, tué par derrière lâchement par ses ennemis, et lâchement trahi par ses amis !… Et sous le buste de Jaurès, vacillait l’incertitude d’Anatole France. Guidé par un infaillible instinct, Chevalier, la Bette au bras, s’était glissé vers le vieil homme, dont la présence en cette funèbre kermesse rassurait son intelligence. Et le vieil homme était bien aise de rencontrer dans cette houle de passants, dont les visages et les cris lui étaient problématiques et lointains, la rose Bette radieuse, sur la bouche de qui poser les yeux. Il la voyait comme elle était, fraîche et moelleuse, sotte à souhait, bien reposante pour l’esprit. — Mais dans les groupes les plus excités, au premier rang, Véron tenait en laisse Bouchard aboyant, et il guettait le moment de le déchaîner. — À quelques pas, Sainte-Luce et Marc, coude à coude, échangeaient leurs réflexions ironiques, et ils ne perdaient rien du spectacle. Et, sans le savoir, Marc était pour Luce un morceau du spectacle : car on le voyait secoué brusquement par les ressauts de la foule. Il avait beau se moquer d’elle, amèrement. Il était couché dans son lit. Elle faisait passer en lui ses frissons. Sainte-Luce surprenait sur le visage du compagnon, des contractions, de durs éclairs, le pli mauvais aux narines, mâchoires serrées, et, sous le menton, le flot de fureur agglutinée, qu’il ravalait avec sa salive. Fraternellement, il veillait au grain, s’apprêtant à lui épargner une imprudence, et il savait détendre cette vapeur comprimée, en lui ouvrant la soupape d’un éclat de rire, par quelque saillie inattendue. Il se faisait la remarque qu’un tel visage était un océanographe des courants sous-marins dans la foule. On y lisait la tempête, quelques secondes avant…

Et soudain, Sainte-Luce y lut la tornade. Avant qu’il eût eu le temps de la constater autour d’eux, claquaient les coups de revolver. La police chargeait les anarchistes, qui, le drapeau noir éployé, foncèrent sur les agents de Guichard, à coups de triques, et les mitraillaient de grilles de fonte mises en morceaux. Sainte-Luce et Marc furent emportés par le flot ; en un instant ils se trouvèrent jetés au cœur de la bagarre ; et toujours poussés, ils passèrent, trouant la barre des agents. Ils avaient vu, au pas de course, luire des lames de couteau, et des visages ensanglantés. Et devant eux, Bouchard enfonçait, à coups de crâne, le ventre d’un Goliath de police. En descendant les Champs-Élysées, leur bande réduite se reforma en colonne ; mais Chevalier n’y était plus… « Passez, muscade !… » Il avait su, fort à propos, avec sa compagne, se hisser sur le perchoir à Anatole, pour lui servir de garde du corps. Au bas de l’impériale avenue, de nouveaux combats attendaient les manifestants ; ils n’étaient plus de force contre le nombre de l’ennemi. Il fallut que la troupe se disloquât et qu’on tâchât, par petits groupes, de rentrer dans Paris par une des voies de traverse, quitte à opérer ensuite le rassemblement sur la place de l’Opéra. Marc vit Véron, passant devant la bouche d’un caniveau, y jeter son revolver ; et Véron, qui surprit le regard de Marc, lui dit en riant :

— « Il a droit au repos. Il a travaillé. »

Mais Bouchard refusa de se défaire d’un long couteau qui lui gonflait la poche, et qu’il exhibait seulement par bravade : car ses lourds poings lui suffisaient.

Sainte-Luce n’avait point lâché le bras de Marc, trop occupé pour s’apercevoir de ce grappin, qu’il abhorrait ; il était pâle et excité, parlait tout haut, ne voyait pas que le sage pilote, au gouvernail, détournait la barque vers la gauche et lui faisait franchir les plates-bandes de l’avenue, le dirigeant vers une issue. Comme un enfant, il s’amusait à sentir sous ses pieds l’herbe défendue, et il eût voulu s’arrêter pour arracher une branche en fleur de marronnier. Mais la police avait prévu le mouvement de côté, et elle précipita la débandade. Bon gré mal gré, la dignité générale dut céder au souci du salut particulier ; il fallut prendre ses jambes à son cou. Aux environs de la Madeleine, au débouché d’une rue étroite, les quatre compagnons suivis des rares survivants — « rari nantes » — de la colonne, se heurtèrent à une vague de policiers en civil, qui les attaquèrent avec fureur. La mêlée fut courte, mais sauvage. Marc eut juste le temps de voir Bouchard qui ruait contre une grappe d’agents, roulant par terre sur un agent, sous un agent, et piétiné à coups de talons. Le vaste coffre de Véron résonnait comme une peau de tambour sous les poings qui le bourraient. — Et Marc fut tiré par le bras, si brusquement qu’il chancela, faillit tomber, vit une masse d’acier — la poignée d’un sabre — s’abattre près de sa face qu’elle érafla, se retrouva à quelques pas, toujours agrippé par Sainte-Luce, qui venait de lui éviter un coup mortel. Ils détalèrent, poursuivis, par un lacis de rues formant toile d’araignée autour du boulevard. Les devantures des magasins se fermaient en hâte. Marc ne voyait rien, le sang lui coulait sur les sourcils, et la tête lui bourdonnait. Il entendait derrière lui vociférer les poursuivants. Il se laissait entraîner par Sainte-Luce, qui n’hésitait point, sûr de sa route. Après avoir fait un ou deux crochets, au coin d’une rue, Luce tambourina, comme un lapin, aux volets fermés d’une boutique de modiste ; il appelait :

— « Anie !… »

Prestement se releva le panneau de fer, qui fermait le bas de la porte ; il fallait se plier en deux pour passer : Luce poussa Marc, et le suivit à quatre pattes. Des mains de femmes avaient saisi par les oreilles les jeunes garçons et les tiraient. Le panneau de fer retomba derrière eux. Ils étaient dans le noir, sur les genoux. Un agent gueulait au dehors, grêlant sur les volets. Marc, essayant de se relever, entendait contre sa joue un souffle rieur qui faisait : — « Chut ! » ; et ses mains, en voulant s’appuyer, s’emboîtèrent à deux rondes cuisses, au pli du genou. Ils restèrent muets et sans mouvement ; et les filles étouffaient leurs rires. Un coup de sifflet rappela impérieusement l’homme aux grêlons, qui s’entêtait ; il dut, jurant, rejoindre le gros de l’armée : là-bas, la bataille continuait de gronder, et l’on avait d’autres chats à fouetter. Le silence revint dans la rue. Alors, Marc, dont le crâne fiévreux s’apaisait, s’aperçut qu’il était à genoux, dans la nuit, contre une fille à genoux, et qu’une bouche chaude, qui sentait l’ambre, se posait sans façons sur la sienne, en lui disant : — « Bonjour ! » Il dit : — « Bonne nuit ! » Et l’autre rit, et elle dit :

— « Et maintenant, si l’on se voyait ? »

Ils se relevèrent, et l’on alluma, non l’électricité, mais un bougeoir, dont la flamme longue et fumeuse se cachait dans le creux d’une main. On se présenta. Elles étaient deux : Ginette et Mélanie, les deux sœurs, dix-sept et vingt ans. L’aînée, brunette ; la petite, rousse à la peau blanc de lait, toutes deux fardées, bien entendu ; de petits plis rieurs aux coins des yeux vifs et gonflés, et des museaux de petites belettes, tendus en avant. Mélanie était la maîtresse de Sainte-Luce. Ginette aussi, probablement. Ce qu’on a de bon, comme le mauvais, on le partage en famille. Il y eut bien des rires et des mots. Elles racontaient toutes les deux la même chose, en même temps, ou le répétaient, l’une après l’autre, dans les mêmes termes, et riant de plus belle toutes les deux, comme si la seconde fois était la meilleure. Elles tapaient des mains, se réjouissant de l’aventure ; et cette veine qu’elles avaient eue, d’être debout sur leur escabeau, regardant par une fente de la devanture, quand Luce poursuivi avait frappé !.,. Et pour corser leur joie d’un frisson, elles se persuadaient que tout à l’heure les « bourriques » reviendraient et feraient une perquisition.

— « En attendant l’échafaud, disait Sainte-Luce, buvons le dernier coup ! »

Et il chantait :

— « Mourir pour Mélanie est le sort le plus doux… »

Mais Ginette, qui était prête aussi à ce qu’on mourût pour elle, observait, intriguée, le visage de Marc qui se détournait avec dépit. On fit la dînette ensemble, dans la demi-nuit ; et Marc s’humanisa, au point de se laisser mettre à la fin les bouchées dans le bec ; et même il lécha le doigt de Ginette, qui était frotté de chocolats Mais Ginette cria : le chiennot l’avait mordu ! Il s’excusa, honteux, et se leva, disant que maintenant il rentrait au logis. Mais les trois autres protestèrent. La rue était encore agitée, il y avait du danger. Ginette se glissa par l’entre-bâillure de la porte, et alla en reconnaissance. Elle revint, assurant que la police barrait les sorties de la petite cité. Marc ne fut pas convaincu de sa véracité ; et il s’entêtait à sortir. On n’y consentit pas. Son éraflure à la joue le désignait au premier regard. Et Ginette s’aperçut que le veston avait été déchiré à l’épaule. Elle le lui fit ôter, afin de le recoudre. En l’enlevant, on découvrit, entre les trous de la chemise lacérée, que l’épaule était rouge, bleue, verte, et meurtrie. Pourquoi ne le disait-il pas ? Ce fut occasion à Ginette et à Mélanie de montrer leur science d’infirmières. Elles y prenaient goût.

Il n’était plus question de partir, cette nuit. On s’occupa du campement. Dans l’arrière-boutique, grande comme un double placard et sans fenêtre, il y avait un divan-couchette qu’on dédoubla, les matelas par terre… C’était la guerre !… « Et maintenant, choisis ta tienne ! »… Marc, abominablement gêné, irrité, écœuré, cherchait tous les moyens de se dérober. Mais il n’y en avait pas. Les deux hôtesses s’offraient, tout simplement, à la bonne franquette. Quoi de plus naturel ? Il ne pouvait pourtant pas désobliger ces bonnes filles, et jouer le Joseph : (le rôle n’était pas de son goût !) Aucun moyen de s’expliquer. Luce, qui avait fait son choix, voyant Fembarras de Marc, lui dit, bon camarade :

— « Veux-tu changer ? »

Marc avait envie de le gifler. Honteux et furieux, il aidait Ginette à retourner le matelas. La petite lui murmura à l’oreille :

— « Ça ne fait rien ! Si vous ne voulez pas, on fera semblant ; on dormira, chacun de son côté. »

Il fut touché. On éteignit. « Dormir, chacun de son côté », c’était facile à dire ! Il n’y avait place que dessus ou dessous. Et, en étendant la main, on touchait l’autre couchette, où les deux autres n’attendaient pas pour commencer. Ginette humblement s’excusait :

— « Je suis laide. »

Il dit :

— « Non ! »
avec conviction. Non, vraiment, ce n’était pas pour cela. Elle tâchait de comprendre. Elle supposa qu’il en aimait une autre et qu’il voulait lui rester fidèle. Il se garda de la détromper. Elle trouva que c’était beau ; elle n’était pas habituée à ces scrupules. Elle bavardait sur l’oreiller, puérile, touchante, vicieuse, honnête encore. Marc qui, quoi qu’il fît, appuyait la bouche presque au coin de ces lèvres bavardes qui remuaient, goûtait leur suc d’amande, doux-amer. Et le moindre mouvement qu’il faisait démuselait les esprits de la terre. Il n’osait pas remuer. Et naturellement, ce fut à l’instant qu’il affirmait énergiquement : — « Non ! » qu’ils dirent : — « Oui ! »… Et après, il fut indigné, dégoûté de soi. Elle, ravie, croyant toujours qu’il pensait à sa belle trahie, tâchait de le consoler, disait : — « Elle n’en saura rien. » — Mais il n’y tenait plus ! L’air de ce galetas l’étouffait. Elle se leva humblement, pour lui ouvrir en secret la porte du magasin, pendant que les autres dormaient. Au moment de se glisser par la chatière, il lui baisa les genoux. Il se retrouva dans la froide nuit d’avril, mouillé de sueur, l’esprit perdu, fiévreux. Il se sentait impuissant à lutter contre les appels de ses sens réveillés. Et le déroulement de sa pensée, la ruée du jour, l’émeute, la fuite et la poursuite, tout le ruban du film déclenché…

Puis, ce fut le lendemain, l’écœurement de l’action ratée… Cette stupide manifestation politique, sans plan, sans direction, sans suite, n’avait été qu’une ruée brutale de la bête dans les brancards, incapable de les briser ; ce n’avait servi à rien qu’à s’y meurtrir : la bête avait les reins cassés ; il n’y avait plus qu’à appeler l’équarrisseur !…

Bouchard avait disparu. Marc fut le seul à s’inquiéter de lui. Les autres ne s’en souciaient guère. Ils étaient tous maussades et furieux : ils ne songeaient qu’à se rejeter, comme une balle, la responsabilité. Après trois ou quatre jours, Bouchard reparut, la face tuméfiée, un œil sérieusement atteint. Il avait été passé à tabac, férocement, jeté au Dépôt pour quelques jours, provisoirement relâché, après interrogatoire ; l’affaire était transmise aux tribunaux correctionnels. Il était passible de quelques années de prison, pour port d’armes défendu, coups et sévices aux agents, insultes à l’autorité, menées anarchistes, et provocation au crime. D’ores et déjà, les portes du professorat lui étaient fermées, il était mis à l’index de l’Université ; les camarades prudents s’écartaient. Il s’enrageait pourtant à reprendre sa préparation obstinée à l’examen — à l’échec.

Véron, lui, s’en moquait ! Il n’avait même pas été rossé. On lui demanda comment. Il se vanta en ricanant d’avoir graissé le sabot aux bourriques : au commissariat, le nom de sa banque l’avait mieux garanti que s’il eût exhibé les insignes de député. — Quant à Bouchard, cet imbécile s’était laissé prendre. Il ne faut point être pris. Tant pis pour lui ! On doit savoir ce qu’on risque…

— « Et toi, qu’est-ce que tu risques ? » lui demande rudement Marc.

Véron lui rit au nez et, fanfaron de cynisme :

— « Ta peau. Quand tu voudras ! »

Mais il sent qu’il a été trop loin, et il ajoute, bonhomme :

— « Après tout, c’est un service que les Sorbonagres lui ont rendu, en le recrachant. Qui veut faire sa fortune et n’a pas froid aux yeux, il n’a qu’à se baisser pour ramasser. »

— « Il faut avoir le dos fait pour cela », réplique Marc, sèchement.

— « S’il n’est pas fait, la trique de la vie le fera », dit Véron.

Ils se le tournent… Adieu !

On n’a pas revu Adolphe Chevalier. Mais pour celui-là, il n’y a point lieu de se faire du tracas. Il est allé visiter ses propriétés. Il lit Montaigne. Que peut-on lui demander de plus ? Yeux ouverts. Bouche close. L’esprit libre et sans risques. Et le derrière bien au tiède… On n’accusera pas ce clerc d’avoir trahi ! À d’autres, de compromettre avec l’action l’esprit !

La ménagerie de Ruche s’est dépeuplée. Quand y retourne Marc, il se trouve seul en tête à tête avec elle ; et il ne sait que lui dire. Les coudes sur la table, le menton sur les paumes, elle le vrille du regard, avec un étrange sourire ; on dirait qu’elle attend… Quoi ? Il est irrité. Mais plus il se fait brusque, plus le sourire s’aiguise ; il n’arrive pas à détendre les dures petites prunelles qui fouillent dans son champ. Elle le déconcerte. Il y a quelque chose en elle de changé, ou qui change. Mais elle ne l’intéresse pas assez pour qu’il s’attarde à la comprendre. Et il lui est déplaisant qu’elle se permette de le comprendre… Car il a beau se dire : — « Elle ne peut rien savoir de moi. Ma porte lui est fermée », — il n’est pas du tout sûr qu’elle ne regarde point par le trou de la serrure. Alors, il s’interrompt au milieu de sa phrase, se lève en lui lançant un regard de colère, et part impoliment. — Elle n’a pas bougé. Quand il est dans la rue, il se dit que s’il remontait et s’il rouvrait la porte, n’importe à quel moment, cette nuit, dans huit jours — ses yeux rencontreraient, de l’autre côté de la table, la vrille de ces prunelles entre les cils mi-clos, et son bec ironique d’où fume un filet bleu de la cigarette qui brûle entre ses doigts longs. Il tape du pied, dans la rue. Il se jure qu’il fera chaud, avant qu’il y retourne ! Mais ainsi qu’à un enfant dépité, lui passent dans le cerveau des rages de l’ouvrir, l’insolente, et son œil effronté, comme on ouvre un coquillage au couteau, pour voir ce qu’il y a dedans…

Sa solitude accrue, et sous la peau l’incendie allumé par la peau douce-amère de la petite nocturne, il passa quelques jours dans un ébranlement moral et physique, où il ne parvenait plus à retrouver sa route. Il se forçait au travail, comme on se jette à l’eau ; mais l’eau rejetait l’épave. Plus de force ! Goût à rien. Agir, penser ? Quoi ? À quoi bon ? Et toujours, d’heure en heure, ce trou de la volonté s’élargit et l’aspire, comme un suçon… C’était comme s’il avait senti, collées à son flanc, de grosses lèvres avides. Sa substance s’écoulait, son énergie fuyait… La pente irrésistible… La fuite, la fuite… Non !… Il s’accroche des ongles au bord… Si je tombe, je ne remonterai plus !… Le torrent est en bas. Il a beau fermer les yeux, il l’entend, et sous ses ongles, le grésillement du sablon qui s’éboule, la pierre qui se déchausse… Il ne lâche point, il est lâché… Et, un soir, Sylvie entre, et, d’un coup de talon, envoie rouler la pierre et l’araignée qui pend au bout…


— « Allons, ouste ! Je t’emmène !… Assez perdu ton temps !… Et ne me dis point que tu le gagnes, à bayer !… Tu bayais, oui-dà, je t’y ai pris… Eh bien, tu bâilleras pour quelque chose, chez moi. Tous les Ennuis les plus chers, les plus neufs, des Quat’z-Arts — (ils sont au moins un quarteron) — j’en tiens boutique. Et des « artisses » !… Si tu veux voir la Comédie — ( « Tutt’è burla ! … » ) — je te donne la clef des coulisses. Ce n’est pas sur la scène que sont les meilleurs cabots, ni les pires. Pour pouvoir jouer, un jour, dans la farce ta partie, vois, vois, vois, vois ! Est roi, qui voit ».

Elle l’emmena dans son hôtel de l’avenue d’Antin — son petit Louvre, où trônait le roi Coquille. Les reines en France, en dépit de la loi Salique, ont tenu le sceptre plus d’une fois. Elle le tenait, et laissait la quenouille à son Coquille, qui s’endormait sur son renom musqué, parmi sa cour. Il se croyait l’inspirateur de son époque. Il était entouré de femmes, d’intrigants et d’artistes, qui le flagornaient, se moquaient de lui, touchaient son argent, et qu’il prétendait avoir approvisionnés d’idées, de flair, et de beauté. Car il se mêlait, comiquement, de tous les arts. Il conseillait les peintres, qui lui refilaient leurs toiles zébrées et leurs problèmes géométriques. On le voyait tomber en contemplation devant des idoles nègres, dans son jardin. Il découvrait les beautés vertes et entamées, les talents blets et les fruits-secs, les danseurs hindous, les inspirés de Ménilmontant ou les swamis de Montauban. Il était onctueux comme ses crèmes et familier avec servilité, envers une clientèle de grandes dames, qui ne payaient pas, et deux ou trois têtes couronnées — découronnées — qui, entre le chef et le couvre-chef ayant le choix, avaient préféré perdre le chapeau. Il avait aussi son mot à dire en politique, et il méditait, encouragé par les flatteurs qui lui trayaient le pis, l’acquisition d’un grand journal, où il pût faire entendre au monde le mot (quel mot ?). Il eût été bien embarrassé pour l’écrire, et même pour savoir quel il était. Mais ses entretenus de l’écritoire se chargeraient de le lui fabriquer.

La reine, elle, régnait sur la couture et sur les fêtes, dont la folle extravagance défrayait la chronique de Paris. Elle n’était pas fâchée de s’y adjoindre son neveu dans le rôle d’un sien ministre des délassements et plaisirs, ou, plus simplement, d’un informateur des beaux-arts — les arts mineurs, dans leurs rapports avec l’Art majeur du Divertissement. Car aux beaux-arts, elle ne connaissait pas grand’chose, elle n’avait que son goût naturel et son instinct. Ce n’était pas peu : c’était assez pour commettre, çà et là, des gaffes cocasses, qu’au reste l’engouement du jour prenait pour de spirituelles espiègleries. Mais l’engouement du jour est le débinage du lendemain. Sylvie ne s’y trompait pas, elle sentait le terrain chancelant sous ses pieds. Elle était bien aise de s’appuyer sur Marc. Il vint, méfiant, alléché. Et, comme c’était à prévoir, dans ce furieux carnaval de plaisir et d’esprit dévergondé, où se mêlaient l’art, l’amour, l’intrigue et la folie, il perdit pied dès les premiers pas. Il avait prétendu s’assigner l’impossible règle, à son âge, de spectateur impassible, qui veut tout voir sans être pris, afin de se rendre maître de la vie : un Julien Sorel, émacié par le long jeûne, à qui deux doigts de vin font tourner la tête. Aux premières gouttes, le cerveau se mit à danser.

Sylvie s’y attendait. Elle ne fit rien pour le trahir, mais rien non plus pour le défendre. Elle suivait du coin de l’œil ses combats ; elle s’en amusait, ils lui plaisaient, elle reconnaissait en lui sa fière Annette ; et secrètement, elle prenait sa revanche de la mère sur le fils… « La tour, prends garde !… » Brave petite tour ! Elle se hérisse dans son armure. Sylvie l’applaudit, goguenarde. Elle est sceptique. Elle attend la fin. Elle sait trop bien que cette armure craque, que tous ces murs, un jour, d’un coup, seront emportés. Et elle pense : — « Qu’y peut-on ? Qu’on le veuille ou non, mal ou bon, il faut toujours passer par là. Que jeunesse sache ! et à ses risques ! Tant pis pour ce qu’elle y laissera de ses houseaux ! L’animal est bon. Il en sortira… Et l’essentiel, c’est qu’il y passe. N’est pas homme, qui n’y ait passé… » — Elle ne s’en tourmente pas. C’est l’affaire de Marc. Un mauvais service à lui rendre, que de vouloir la faire pour lui… Elle a la sienne, les siennes, et ses affaires et ses plaisirs. Pas de temps à perdre ! Elle brûle son été de la St Martin.

Marc reste donc seul pour tenir tête à tout ce qui l’assaille : les jolies filles, les hurluberlus, les aigrefins, toute la salade qui se tasse dans le compotier. Et lui-même est un fruit vert, qui tente plus d’une bouche au vermillon. Et il est le neveu, le grand favori de la sultane, on se sert de lui pour se servir d’elle. Il n’est pas assez sot, pour l’ignorer. Il est soupçonneux, le petit gars ! Il serait plutôt porté à croire qu’on veut le manœuvrer, que même les femmes qui le poursuivent effrontément lui jouent un jeu intéressé : — ce qui n’est point ; le jeune sauvage les aguiche. Ses gaucheries même, ses brusqueries et ses rudesses, qu’éclaire soudain un sourire confus et charmant, — et, sous le sourcil contracté un regard tenté, timide, interrogateur, qui tout à coup se livre, comme une petite vierge, — une vierge folle qu’on a grisée, et qui commence à divaguer… Ce petit Lucien de Rubempré… Mais il y a toujours au fond le Marc, le Marcassin, qui se reprend dès qu’on le prend, d’un coup de boutoir, d’un dur éclair… Il n’en est que plus attirant. On s’y meurtrit. Double plaisir ! La chasse est ouverte. Et le gibier n’a pas seulement à veiller aux toiles, mais aux coups de vent qui passent en lui, à l’improviste, et qui le font s’y jeter, tête en avant. Il a grand peine à y résister. À chaque fois, il en sort plus ébranlé. Et il prévoit ce qui va venir. Il devrait fuir… Dix fois, il s’est dit : — « Va-t’en ! »… Il ne fuit pas… C’est tout de même trop intéressant ! Il y a trop à voir et à happer, pour son œil de tiercelet, sur ce terrain de chasse réservé, où il est chasseur à son tour, et, de son affût, voit passer tous les gibiers, gros et menus, poil et plumes — il pige même du bec quelques becs de grives, au passage ; mais c’est dangereux : à ces moments, son œil chavire, il risque d’être pigé, à son tour… Il le sera… Il ne le sera pas !… Il s’y entête. Fuir, ce serait avouer sa défaite… Il reste et, chaque jour, sa carnassière d’expériences se remplit. Mais il n’en est pas rendu plus sage. Il a les yeux plus ivres. Et sous le crâne, un tourbillon… Tout ce qu’on a cru, ou bien non cru, mais accepté pour pouvoir vivre, tous les supports de la vie sociale, tout s’effondre. Ah ! toute la morale d’avant-hier — (hier, n’en parlons pas ! c’était la guerre !) — qu’est-ce qui en reste ? Les vieux péchés, les préjugés, les contraintes mêmes de la loi, toujours en retard sur la marche de la société… ce serait trop peu de dire qu’on les foule aux pieds ! On n’a même plus d’effort à faire. On marche dessus, sans y penser… Est-ce l’écroulement de la maison des hommes ? Le contrat social que l’on déchire ? Et le retour à la forêt ?… Non, c’est l’échéance du contrat. Avant de renouveler le bail, on y rature, on y ajoute des articles. Le vieux logis, étroit, malsain, tombe en ruines. Il faut le refaire et l’agrandir. L’humanité, malade, dans ces crises d’âge, a besoin de rajeunir son sang vicié et appauvri, en se retrempant dans ses réserves de redoutables énergies animales. Les pères douillets et les poltrons pleurnichent : — « Tout est perdu !… » Tout est sauvé, ou le sera. Mais rien pour rien ! Il faut y mettre le prix…

Marc est tout prêt à mettre le prix. Mais n’est-ce pas plus qu’il n’a ? Son intelligence est brave, trop brave, elle l’entraîne au delà de ce que le reste peut tenir. Il a beau voir, juger et comprendre, sans faiblesse : le cerveau n’est pas un empyrée, il tient au ventre par tous ses sucs ; il est trahi, il est livré, et il se livre à l’ennemi…

En attendant, il se défend. Cerveau et cœur sont révoltés, ont des sursauts de mépris furieux contre certains spectacles. Marc se permet des insolences de langage, qui suffoquent le parfumeur-roi dans sa coquille, et qui font rire sous cape, en lui tirant le bout de l’oreille, le petit-Caporal, Sylvie, son bonnet de police sur le côté :

— « Malotru ! veux-tu bien apprendre à te tenir dans le monde ! »

Et il regimbe. Il lui rétorque de dures vérités. Ce qui l’indigne particulièrement, c’est le gaspillage effréné pour ses fêtes. Il le lui dit, que c’est honteux, quand des milliers n’ont pas à manger. Sylvie ne s’en émeut guère. Elle n’a pas eu à manger, avant-hier, Elle rattrape aujourd’hui les bouchées. Elle répond, cynique :

— « Le trop compense le trop peu. Le trop des uns, le trop peu des autres. Ça fait balance… Et puis, mon petit, qu’est-ce que tu veux ? Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour. Il faut gâcher… »

Marc lui en dit de toutes les couleurs, et aussi bien sur sa façon de gagner que sur sa façon de dépenser, sur ces commerces de luxe, de dessous et d’onguents, ce vestibule à accouplements, et sur cette exploitation de la clientèle, à des prix de vente (à des prix de vol) aussi déréglés que les caprices de ces insectes en folie — les imbéciles d’acheteurs ! Sylvie réplique que si l’on devait vivre de la sagesse des hommes, et non de leur idiotie, on pourrait se serrer le ventre, et qu’au bout du compte, elle et son Coquille font vivre, non pas seulement eux et son neveu — ( « Mouché, morveux ! » ) — mais des armées d’employés. Marc, vexé, dit stupidement :

— « Et à quoi ça sert ? »

— « Quoi ? »

— « Tout ce que tu fiches ? Tout ce qu’ils font ? »

— « À rien. À vivre. Est-ce que la vie sert à quelque chose ? On sort du ventre, on naît, on ne sait pourquoi. On remplit son ventre, on mange, on aime, et on s’agite, on ne sait pourquoi. On meurt, on rentre dans le je ne sais quoi, on ne sait pourquoi… Il n’y a qu’une chose qu’on sait pourquoi : on s’ennuie ! Et tout ce que l’on fiche ici-bas, est à la seule fin de ne pas penser que l’on s’ennuie… »

Marc est frappé de l’amertume subitement révélée. Il voit la brusque fatigue qui vient de s’imprimer aux bouffissures des yeux et aux plis de la bouche excédée. La femme s’est livrée, dans un moment d’éreintement. Mais elle a vite fait de se redresser, d’un coup d’échine. Elle a refoulé tout le lourd bagage qu’elle traîne dans ses fourgons. Et elle repart en campagne, avec sa mine de défi et d’ironie, où passe un éclair d’irritation. Ce sot neveu, avec ses sornettes, qui lui a fait remâcher l’herbe amère ! Il commence à lui échauffer les oreilles. — « Plastronne, mon petit ! Fais ton Caton ! Caton, catin. La première venue t’aura, quand elle voudra, fera de toi ce qu’elle voudra. Tu as besoin qu’on te rabatte la crête… » — Elle reprend son jeu et son activité enragée.

Marc n’est pas injuste, à son égard. Il sait très bien que Sylvie ne cède jamais à l’oisiveté. Il la voit qui mène de front le labeur et le plaisir ; elle continue durement de travailler et de faire travailler ses employées, elle ne débride jamais. Elle n’estime, au vrai, que le travail, — quel que soit le travail, — et elle méprise les bêtes de luxe, de « ne rien faire », qu’elle exploite : elle n’aurait aucun scrupule à les détrousser. Il y a en elle, comme en beaucoup des filles du peuple de Paris, un fond de pétroleuse de la Commune, qui, à un moment donné, aurait tôt fait de faire flamber — et vivement ! — la société. Mais elles n’ont aucune idée raisonnée de Révolution sociale organisée. Et une Sylvie n’en veut pas entendre parler. La petite bourgeoise et la pétroleuse font, en elle, ménage ensemble. C’est le même pétrole à enduire la Cour des Comptes, qui sert à chauffer le fourneau. Quant à la logique des idées, une Sylvie ne s’en pique pas. Elle est une anarchiste de tempérament, qui entend faire sa justice et son injustice, toute seule, sans que l’État et les autres s’en mêlent. La morale est ce qu’il lui plaît. Ce qu’il lui plaît est, dans son impudence, plus droit souvent que le Droit. Elle déteste toutes les farces hypocrites de la bienfaisance officielle et mondaine ; mais sans le dire, elle a sa bienfaisance à elle, active, précise ; et, pour la faire, elle ne s’en remet à aucun autre. Elle mène à la baguette ses équipes de travailleuses, car elle n’admet pas à la tâche les flâneuses ; mais elle les veille, elle s’occupe de leur santé ; elle a fondé pour elles, près de Paris, une maison de repos et de vacances ; elle les marie, elle fait à celles qui sont ses préférées de gros cadeaux qui sont de petites dots ; mieux, elle s’est attiré leurs confidences, elle les conseille, elle les dirige, — à sa façon immorale ou morale, mais toujours humaine, qui sait ce qu’exigent les faiblesses, mais qui ne leur laisse pas prendre plus que leur part. — Elle ferait bien de se conseiller aussi et de se limiter la part du feu.

Mais pour elle-même, elle s’arroge le privilège d’un traitement à part. Elle se fie, un peu trop, à son instinct et à ses forces, dont elle abuse impunément depuis vingt ans… L’impunité ne peut être éternelle. Sylvie devrait sentir les signes précurseurs, les ébranlements de sa santé. Elle les sent. Mais elle est habituée à risquer… Et puis, il y a, dans cette fureur d’activité et de plaisir, — comme Marc l’a, une seconde, entrevu, — un fond d’amère indifférence à sa vie sans enfants, une rancune contre la vie, dont elle n’a pas besoin que ce petit imbécile de Marc lui apprenne l’inutilité… Alors, crève, carcasse ! Mais jusqu’au dernier souffle, œuvre, et jouis !


Dans une de ses fêtes en son hôtel — dancing, fumeries, petites Lupercales — où Sylvie, grasse et fleurie, décolletée, comme elle dit, jusqu’au cul, diaboliquement fardée et, finalement, la raison chavirée par les cocktails, une vraie faunesse, met le feu autour d’elle, — le cerveau de Marc fait le plongeon. Avec sa fièvre permanente dans les moelles, il faut si peu pour l’enivrer ! Et quelquefois, la conscience de son infériorité, au lieu de le rendre plus prudent, l’excite, par bravade… Il est « bu »… Ses yeux vacillent. Il ne voit plus rien, il ne sait plus rien, il est entraîné au fond du tourbillon, que mène la chèvre-pattes ; dans ses oreilles, son sang fait un bruit de tonnerre, le désir gronde, et la raison hébétée trébuche et tombe. Il ne distingue même plus dans la farandole la bouche saignante qui rit contre sa bouche… Mais il la mord. Et une étrange, une sauvage jalousie l’incendie… Il perd conscience, il se retrouve, terrassé, dans un sous-sol, d’où l’on entend au loin le brouhaha et la musique, seul, égaré, ne pouvant plus faire le compte de ses pensées… Que s’est-il passé ?… Il ne se souvient plus, il ne sait plus s’il se souvient, ou s’il invente… Et dans ce qu’il invente, la crainte n’est pas moins active que le désir… Plus de borne-frontière entre ce qui fut et ce qui aurait pu être… De l’un ou de l’autre il se sent autant brûlé, flétri, marqué au cœur… Et s’en allant, fuyant peureusement la kermesse qui là-haut, infatigable, déroule et enroule sans fin ses anneaux, il aperçoit la bouche saignante, et il entend le rire de gorge de la diablesse de Jordaens. Il s’évade dans la nuit, frissonnant, glace et feu, et son esprit qui se flagelle se fait saigner, sans arriver ni à savoir, ni à regretter. Haine et mépris, oui, quoi qu’il en soit ! À feu, à sang. Mais non regrets. Mais oubli, non. Il est hanté… Pour se châtier, il se replonge dans son taudis d’étudiant, dans son désert. Il ne revient plus. Sylvie est incapable de comprendre la tourmente qui se déchaîne dans le corps de l’adolescent. Du tourbillon de la nuit, il ne lui reste, le lendemain, la moindre gêne. Elle revoit nettement, dans les yeux du jeune garçon, cette fureur subite qui a flambé, cette bourrasque de jalousie qui lui a fait craquer les os et imprimé cette morsure aux lèvres… Un point, c’est tout… Et c’est à la fois flatteur et bouffon… Sylvie est indemne de tous les troubles que son sillage laisse à sa suite, grâce à l’aplomb de sa nature amorale sans vice profond, indifférente aux conventions, justes ou injustes, esprit des Gaules, l’œil d’ironie toujours éveillé sur le burlesque des situations. Elle avait vu jadis la vieille Sarah dans Phèdre, et elle se rappelait Hippolyte… Ah ! le serin !… Son Hippolyte, honteux, a détalé… Elle en pouffe… Quelle importance ? Dieu, qu’on est bête à vingt ans !… Et ce sont toujours les esprits chevaucheurs des étoiles qui se font un monde de ces riens ! Quand on couche avec l’éternel, devrait-on se soucier d’une feuille de rose dans ses draps !… Elle se cligne de l’œil dans le miroir. La rose est mûre… Elle rit d’elle et de lui, impartialement. La petite carogne rit aussi de sa chère sœur Annette : qu’est-ce qu’elle dirait si elle savait !… Il n’y a aucun risque qu’elle le sache. Hippolyte courrait plutôt, « sorti des portes de Trézène », s’engloutir dans les flancs du monstre… « Va, mon Jonas !… » Elle le laisse courir. Il reviendra…

Il ne revient pas. Le dur garçon amasse en lui sa rancune. Il ne pardonne point sa défaite. Pas seulement celle de cette nuit, dont il n’arrivera jamais à savoir ce qu’elle fut. (Et c’est le plus cuisant ! Car, l’autre sait… Qu’est-ce qu’elle sait ?..) Mais la défaite de tous ces jours qu’il a vendus à ce monde ennemi : (ne s’est-il pas fait entretenir ?) Et il y a pire encore : la défaite de la jouissance que dans cette défaite il a goûtée. Cette vermine de profiteurs et de prostitués, qui vit sur la misère du monde, — et lui aussi, s’y est mêlé ! Et lui aussi, il se flétrit de l’injure de « prostitué »… Point d’excuse ! Sa faiblesse n’en est point une. Il la connaissait mieux que quiconque. Il se mentait, quand il se disait qu’il serait le plus fort. Il se le disait, à l’heure même où il trahissait. Il trahissait, par complicité avec l’obscur désir qui le brûlait de jouir de cette fleur de luxe dépravé, de tous ces fruits d’un monde pourrissant. Il le justifiait menteusement par l’excuse des droits de l’esprit qui doit voir et connaître, pour mieux combattre. Eh bien, il avait vu maintenant, — et il s’était vu ! Et certes, rien de tout cela ne serait perdu. Il revenait, chargé de dépouilles. Mais dans ces dépouilles, il y avait aussi la sienne : « Marc le prostitué »… Il le foulait aux pieds, avec ce monde auquel il s’était accouplé. — Il se châtia. Par une réaction d’ascétisme furieux, il fit le serment de châtrer en lui tous ces instincts traîtreux qui l’avaient livré à l’ennemi. Il s’imposa une discipline de dur travail, de gêne austère et d’abstinence totale de la femme. Vaincre sa nature, la reforger, en la broyant sous le marteau. Bon moyen, pour accumuler au fond de lui les révoltes de l’ennemi violenté ! Mais l’inhumain est, à cet âge, souvent l’unique moyen de salut. Car, à cet âge, chez des garçons de cette trempe, il n’est de choix qu’entre les extrêmes. Marc choisit celui des « Côtes de fer ». Il emboîta son jeune corps maigre, brûlant de fièvre et de faiblesse, dans une armure d’implacable renoncement. Il la garda, jour et nuit, sur sa peau. Il la gardait, même pour dormir — pour ne pas dormir (Per non dormire »… la grande devise !) — pour s’obliger aux yeux toujours ouverts.

Sylvie, qui avait ses informateurs au Quartier, sut qu’il se trouvait dans l’embarras matériel. Elle lui tendit la perche. Il la repoussa. Deux ou trois mois, périodiquement, elle persista. Il persista. Il ne répondit à aucun billet. Elle lui adressa, sans un mot, un chèque. La dernière insulte !… De l’argent d’elle, maintenant !… Il barra le chèque d’un colérique : « Refusé ! » et le lui retourna, d’un revers de courrier. — Elle avait bien envie d’aller lui frotter les oreilles. Ce petit idiot !… Elle se voyait, ouvrant la porte de son réduit, allant à lui, et lui qui se retourne, les yeux rageurs, pâle de saisissement, le bec cloué… Elle fit aussi bien de ne pas essayer ! On ne sait pas lequel des deux becs eût été cloué. Et il se fût peut-être échangé des mots cruels, difficiles à effacer jamais…

Mais par bonheur, Sylvie fut reprise dans le tournoiement de ses journées. La machine grondait. On n’était plus maître de l’arrêter. C’eût été prudent : deux ou trois fois, par grosses ondées, le sang lui avait passé devant les yeux. Mais Sylvie n’avait pas l’habitude de s’attarder à ses bobos… En avant, danse !… Elle repartit, de son pied léger, dans la farandole. La farandole s’éloigna. Pendant six mois, Marc n’entendit plus parler de dame Coquille, que par les journaux. — Elle l’avait totalement oublié.


Marc se retrouve donc aussi seul qu’il peut le désirer S’il tient à n’avoir plus à compter que sur lui pour se débrouiller, il sera servi ! Il n’a plus de quiconque à attendre un radis. Sa mère est au loin et n’a pas d’argent à lui envoyer. Elle a bien du mal elle-même à se faire payer. Ils s’écrivent peu. Elle est dans une campagne perdue : les communications sont difficiles, et les lettres ont des retards extravagants. Annette est aux semaines les plus critiques de son exil, au fond de la nasse. Elle en parlera — si elle en parle — quand elle aura réussi à en sortir. Jusque-là, bouche cousue, comme son fils, quand il est pris dans quelque piège. La mère et le fils ont le front dur : — « Cela ne regarde que moi ! personne n’a le droit de mettre le nez dans mes ennuis. » — Ils s’envoient seulement, tous les quinze jours, quelques lignes sans précision, mais vigoureuses, pour rappeler : « Je suis là ! ». Ce sont moins celles d’une mère et d’un fils que de deux compagnons. La ferme main de la femme aux yeux clairs serre les doigts brusques, toujours fiévreux, de son garçon… Va bien ! On tient !…

Il n’a plus remis les pieds chez Ruche. Le groupe d’amis est dissous. Éparpillé aux quatre vents. Chacun pour soi !

Il a fini par comprendre que ce n’est pas de son intellectualité qu’il a à attendre son pain. S’il veut vivre, il doit « déroger ». N’importe quel métier, dont le salaire lui permette de durer !… C’est déjà beaucoup, d’en être venu à en accepter l’idée ! Ce n’est rien. Il est bien question d’accepter ce que personne ne vous offre ! Le monde vous rit au nez : — « Tu peux garder ta magnanimité. Qu’ai-je besoin de toi ? »… Ils sont des centaines à guetter l’os qu’on jette. Marc arrive toujours en retard. Et, dans ces premiers chocs avec les autres, il est encore retenu par quelque pudeur : il laisse passer ceux qui sont devant, ou qui s’y glissent, ou qui paraissent faibles et dignes de pitié, ou au contraire trop effrontés : parce qu’en ce cas, il faudrait se colleter, et il a le dégoût de se salir les mains à ces collets gras ; quelquefois la fureur rouge lui monte au crâne : ce n’est pas des autres qu’il a peur, c’est de soi… (Le matamore ? « Retenez-moi ! »… Non ! l’ironie n’est point de mise avec ce garçon, qui se sent brusquement balayé par les ondes intérieures, et qui a l’angoisse de savoir qu’à ces moments sa volonté ne peut rien contre elles, qu’il est entraîné à la dérive. Il faut du temps et plus d’un ratage périlleux, avant d’apprendre, non à les refouler — c’est s’exposer à être détruit — mais à les diriger, en les utilisant comme houille blanche, forces motrices… Laissez-lui le temps ! S’il vit, il peut y réussir un jour. Mais vivre, c’est là justement le problème ! Le pourra-t il ? Et combien de temps ? Et comment ?…)

Il a fait le tour des maisons d’éditions et librairies. Après vingt démarches inutiles, il a été pris à l’essai dans une imprimerie de journal, équipe de nuit. Novice, maladroit, mal vu par ses compagnons de chaîne qui flairent en lui l’aristo et, au lieu de l’aider, l’embourbent, il est après trois nuits évincé. Il a, deux ou trois fois, à grand’peine trouvé des traductions à faire de prospectus, lettres commerciales. Sans lendemain. Sa connaissance des littératures échoue devant les termes usuels de la vie d’affaires. Un jour, Sainte-Luce, qui le voit rôdant affamé, le fait engager dans un cinéma, à titre de remplaçant, comme préposé aux billets dans la salle. Il a le malheur d’attraper une grippe, qui, après qu’il l’a traînée dans le froid et le chaud, l’oblige à s’aliter quelques jours. Et après, naturellement, sa place est prise ; et il n’en trouve plus d’autre. Sainte-Luce, qui s’est intéressé, toute une soirée, à ses ennuis, n’a pas l’habitude de s’attarder dans une pensée ; après le coup de main qu’il lui a donné, il l’oublie ; et on ne sait plus où le retrouver. Dieu sait comment il vit, lui aussi ! Dans cette nuit qu’ils étaient ensemble — (après le cinéma, Sainte-Luce l’a entraîné, d’un dancing où il fonctionne, au fond d’un bar clandestin, où ils ont causé, exténués et fiévreux, jusqu’au matin) — Marc a appris, stupéfait, que l’élégant Luce n’est pas beaucoup moins gueux que lui. Avec sa mère, la jolie star, qu’il nomme José, et dont il parle avec une incroyable familiarité, les relations étaient étranges et espacées : elle était toujours en voyage ; quand ils se revoyaient de loin en loin, ils se cajolaient, couraient ensemble les boîtes de nuit ; elle le bourrait de bonbons, de cadeaux inutiles, et de dollars s’il lui en restait dans les doigts ; il les dépensait en contre-cadeaux, bijoux et fleurs, dont elle ne savait que faire, mais dont elle n’était jamais lasse, voire en chiens de luxe, singes ou perruches, n’importe quelle fanfreluche qui les mettait tous deux en joie. Et puis, elle redisparaissait pour des mois, en le laissant à Paris sans un sou, ne s’inquiétant plus l’un de l’autre. Ou soudain, elle se ressouvenait : il recevait, un gros chèque — ou un rien : (c’était en général, aux jours où il ne savait plus où dîner). Il en riait : au fond, cet imprévu l’amusait. Bien loin de lui tenir rancune, il lui savait gré d’être ce qu’elle était. Il avait plus de plaisir à se savoir sorti de cette jolie fille que si on lui eût offert, à la place, une mère sérieuse et de tout repos. Il se débrouillerait bien tout seul ! Il était né acrobate, il avait mille trucs pour, en cas de chute, retomber toujours sur les pattes. Et un estomac si complaisant l Les jours de jeûne ne l’effrayaient guère ! Il lui suffisait, à cet oiseau, de quelques miettes dans le creux d’une main — pourvu que la main fût jolie. De jolies mains, il n’était jamais en peine. Elles venaient d’elles-mêmes le trouver. Et l’on pouvait se demander si, à l’occasion, il n’acceptait pas d’elles, entre le gîte et l’agape, l’obole. Il n’en faisait pas mystère à Marc, cette nuit où celui-ci s’étonnait de l’élégance qu’arborait Luce, aux mauvais jours. Le charmant effronté lui dit :

— « Elles me déshabillent et m’habillent. Il ne tient qu’à toi qu’il en soit autant… »

Marc, suffoqué, ne trouva rien à répondre. Se fâcher ? C’eût été disproportionné ; on sentait si bien que toutes les pluies eussent glissé sur les plumes de ce canard ! On ne pouvait pas le juger à la mesure du fils de Annette. Au temps où il y avait encore un après-vie, où l’on parquait après Jugement les âmes humaines dans trois compartiments séparés, Luce n’eût trouvé place dans aucun des trois ; il eût été où vont les âmes des animaux ; dans les volières de l’éternité… Marc n’était pas très sûr de sa supériorité d’âme d’homme. Mais il était mieux de se l’affirmer, si l’on voulait — et il voulait ! — ne point lâcher pied.

En tout cas, il ne pouvait oublier que Luce lui avait, un soir, sans hésiter, offert le fond de sa bourse : et il avait été le seul des amis à le faire. Le nabab Véron s’était contenté de lui ouvrir son étui à cigares, un jour qu’il avait rencontré Marc exténué de la chasse au salaire. Véron n’avait pas eu un mot pour s’informer de sa situation : il s’en foutait ; et Marc, tout en le haïssant, lui savait gré de ne point faire effort pour dissimuler son égoïsme. Aussi bien, ne s’était-il pas donné plus de peine pour lui voiler ses propres sentiments. Véron était, ce jour-là, d’une humeur massacrante il portait un bras en écharpe. Marc lui demanda ironiquement si c’était pour une blessure de guerre. Véron sacra, parla d’un furoncle, injuria on ne savait qui, une guenon, rompit la conversation. En se séparant, Marc lui donna rendez-vous à la prochaine soirée du Val-de-Ruche — (du Val-de-Grâce) — il eût aussi bien dit : à la Semaine des Quatre Jeudis, car il n’avait aucun désir de retourner à ces réunions, Véron éclata d’un rire insultant, cracha de colère sur le boulevard, le traita de Veau-de-Ruche, et couvrit la donzelle d’ignobles épithètes. Puis, comme Marc, surpris de ce déchaînement, lui demandait quelle mouche le piquait, il s’interrompit brusquement, lui jeta un regard furieux, et lui tourna le dos.

Marc continua ses courses aux emplois. Dans cette lutte pour la vie, il était encore très maladroit : la fierté enseigne mal à se couler, comme une couleuvre, par toutes les fentes de la clôture qui protège le garde-manger. Mais en revanche, elle prête des forces enragées pour résister, aux pires heures où le corps est affaibli et l’esprit miné par le doute. Marc avait beau se dire : — « Je suis, je serai vaincu » — il ne le dirait jamais au monde ; et c’est le dire que renoncer à la lutte. Pas un instant, l’idée du suicide ne l’effleura. Est-ce qu’on se suicide sur le champ de bataille ? Ce n’est pas la mort qui manque ! On n’a même pas l’embarras du choix. Elle s’en charge. Non, ce qui manque, c’est la vie !… « Car tout cela qui m’entoure, ces femmes, ces hommes, ce tourbillon, ces corps-à-corps, ces accouplements, ce n’est point la vie, c’en est une moisissure. Mais la vraie vie, comment l’atteindre, où la trouver ? Existe-t-elle, seulement ?… Je n’en sais rien. Et cependant, une poussée irrésistible m’érige au nord, comme l’aiguille aimantée… Qu’est-ce que le nord ? Une banquise ? Un trou d’abîme dans les glaces éternelles ?… Je n’en sais rien. Mais le nord est là. Et il faut que j’aille au nord. La force aveugle voit pour moi. Elle veut pour moi. Ma liberté est de vouloir ce qu’elle veut. Droit ou non-droit, c’est ma loi. »

Au bout du compte, toute sa sagesse de ce moment se résumait en celle du vieux bon sens gaulois : — « Ne point mourir, tant qu’on est en vie ! »


Il faisait, de jour, le métier de vendeur qui veille à la porte d’une épicerie, sur le trottoir, rue Caumartin. Le col relevé, il grelottait, en ces grises semaines de janvier. — La nuit, il s’imposait quelques heures pour lire, écrire, méditer, tâcher d’étreindre le plus qu’on peut de l’énigme du monde. Mais elle lui échappait des doigts gourds ; et sa tête vacillait de sommeil. Il se faisait, quand il pouvait, un café très noir, pour ne pas dormir. Et après, il le sut trop bien. Il perdit la clef des plongées dans le lac bienfaisant d’oubli. Il traîna, pendant des suites de jours et de nuits hallucinés qui s’allongeaient, en se repliant, comme les anneaux d’un serpent sans commencement ni fin, sa courbature et ses crampes d’estomac, ses idées fixes, ses yeux brûlés. Il n’avait point payé son terme. Il était menacé d’être expulsé. Il avait vendu ce qu’il pouvait vendre. Les rares objets auxquels il tenait, il les emportait avec lui, dans sa serviette d’étudiant — puis, (il fallut aussi s’en défaire), dans ses poches : il avait peur qu’en son absence on les saisît.

Un jour que, dans le demi-vertige de l’insomnie, il était planté comme un héron, le cou rentré dans les épaules, au coin de la devanture du magasin, sur le boulevard embué de brouillard glacé, regardant sans voir — voyant après qu’ils avaient passé — le défilé précipité des fantômes dans la rue (il s’y sentait, fantôme lui-même, flotter et fondre), — il eut, après coup, l’impression d’avoir rencontré, dans une face blême ; un regard préoccupé qui le guettait, une main furtive fermée sur un objet qui s’engouffrait sous une cape… Il s’arracha à l’engourdissement et il fixa, à quelques pas, l’image de femme dont la trace s’était imprimée dans ses yeux las : les bras cachés sous le manteau, il la vit figée devant l’étalage ; il était sûr qu’elle voyait son regard posé sur elle, elle était comme la perdrix que le chien arrête : à l’instant même, là, sous sa robe, venait de disparaître le larcin — quelques tomates. Elle attendait ce qui allait arriver… Il ne le savait pas plus qu’elle. Il vint vers elle. Il était tout près, les bras, aussi, collés au corps. Ils se touchaient presque, et tous deux étaient à peu près de même taille, la bouche de Marc était à hauteur de la joue maigre, où se contractaient les maxillaires ; mais elle ne bougea point. Il fallait pourtant se décider. Il fit effort, il dit d’une voix étranglée :

— « Allons, rendez ! »

Mais à ce moment, il vit, à la porte du magasin, un inspecteur qui les observait. Il se hâta de souffler à la perdrix :

— « Non, ne bougez pas !… On nous guette… »

L’imprudent !… Il se mordit la lèvre… Tant pis ! « Alea jacta… » Il fit quelques pas pour se donner une contenance. Elle paraissait examiner d’autres objets. L’inspecteur rentra dans la boutique. Marc se rapprocha. D’un regard, il parcourut l’échiné maigre, le crâne rond, le museau froncé, chatte affamée. Il lui fourra, d’un geste brusque, sous son châle élimé, trois ou quatre bananes, et il lui dit, sans desserrer les dents :

— « Plus nourrissant !… Prenez, filez ! »

Elle releva la tête et lui lança un regard aigu ; la gratitude était moins forte que la surprise : « — Ah ! tu es donc de la confrérie ?… » On n’avait pas le temps de s’expliquer. Elle disparut dans le flot de la rue… Marc se disait : — « Je suis le chien qui retourne au loup. J’ouvre ma ferme aux ventres creux… » Drôle de jeu ! Il eût refait sans hésiter ce qu’il avait fait. Le coup était bon. Mais, à ce jeu, il ne se sentait pas à l’aise.

Il s’en retournait à la maison. En chemin, il rencontra Bette. Il trouva plaisant de lui raconter l’aventure. Il était sûr de ce qui suivrait. Bette en oublia, du coup, ses romantiques idées de révolte antibourgeoise. Son sang de grande épicière lui remonta au front ; et elle cria, indignée :

— « Ah ! non ! Ah ! non !… Ça, c’est trop fort !.. Ça ne se fait pas !… »

Marc lui rit au nez. Elle le quitta, d’un air de majesté offensée.

Il ne reprit point sa faction au magasin. Il n’eut même pas la peine de la refuser. On se débarrassa de lui. Sans qu’on pût articuler aucun grief précis, il s’était rendu suspect. Les chiens avaient flairé dans son poil un relent de la forêt.

Il rentra plus avant encore qu’hier dans la confrérie de la faim. Nulle place, nulle part. Et dans ses poches, plus rien à bazarder. Pour l’achever, un soir, ce qu’il redoutait : il trouva la porte de son logis fermée ; il était expulsé.

Une nuit de fin février, avec des coups de bise qui balayaient le boulevard et des giboulées de neige qui fondait en s’écrasant sur le pavé, il courbait le dos, dans son manteau, tâchant d’offrir le moins de prise à l’assaut ; la tête baissée, il se raidissait. Il était harassé et trempé. Il se disait : — « Je vais tomber… » Il se heurta à une passante. Il ne regarda pas. Une main lui prit le bras. Il se secoua…

— « Rivière !,.. »

La main ne lâchait point. Il leva des yeux égarés… Ruche… Il n’entendit pas ce qu’elle disait, dans le bruit du boulevard et du vent enragé. Elle le tira dans un angle de maison abrité. Il ne sut pas ce qu’elle demanda, ce qu’il répondit. Mais il n’y eut pas besoin de beaucoup de mots pour qu’elle comprît. Et sans plus lui demander son avis, elle l’emmena. Il ne discutait pas. Il se laissa traîner, sans échanger une parole, jusqu’à la porte… Ah ! sa maison…

— « Montez !… »

Il monta.

— « Entrez ! »

Il entra… La tiédeur de la chambre, la fatigue, le jeûne… Il fut étourdi… Ruche le poussa dans l’unique fauteuil. Il sentit qu’elle lui déboutonnait son manteau gorgé d’eau et qu’elle lui tirait les bras des manches. Il entendait qu’elle parlait, mais sans comprendre, comme un murmure qui se confondait avec celui de la bouillotte sur le réchaud. Elle allait et venait, il n’essayait pas de suivre ses mouvements… Ses yeux se fermaient… Il les rouvrit, pour un moment : il avait contre ses lèvres une main qui lui entonnait dans le goulot une gorgée chaude, réconfortante ; et une voix bonne lui disait : — « Bois, mon petit !… » Il n’avait pas la force de regarder plus haut que cette main, mais l’image lui en demeura, fixée. Longtemps après, quand il repensait à la Bonne Samaritaine, ce n’était point son visage, mais sa main qu’il voyait. Dans cet état de demi-conscience, il lui semblait que c’était cette main qui parlait… Après que le flot de lait eut coulé, sa tête glissa contre le dossier, elle pendait, le cou meurtri, mais il n’eût pas fait un mouvement, il avait mal à tout le dehors, mais au dedans cette tiédeur… Les bonnes mains lui relevaient la tête, qui retombait… Encore une lueur de conscience, puis il plongea…

Quand il remonta à la surface, quelques heures après, il était étendu dans la nuit. Au plafond de la chambre filtrait dans l’ombre une pâle lueur de la rue. Il cherchait à comprendre, immobile, sans bruit, méfiant comme un animal qui vient de s’éveiller dans la forêt. Il tâtait lentement des jambes autour de lui. Il était sur un matelas, dévêtu, enveloppé de couvertures. Sous le matelas, un dallage de chambre. Au-dessus, le souffle d’une poitrine, puis un froissement de draps, et la voix de Ruche :

— « Tu es réveillé ? »

Alors, tout lui revint, et il voulut se soulever, mais il retrouva ses membres endoloris ; et Ruche disait :

— « Non, ne bouge pas !… »

Il demandait :

— « Mais où est-ce que je suis ? Où est-ce que tu es ? » sans prendre garde qu’il la tutoyait.

— « Ne t’agite pas ! Tu es à l’abri… »

Il continuait de se retourner :

— « Non, je veux voir… »

— « Tu veux que j’allume ? Rien qu’un instant… »

Elle tourna le bouton d’électricité. Il vit au-dessus de sa tête la tête de Ruche, clignant des yeux. Elle lui avait fait, au pied de son lit, un lit de camp. Il se dressa sur son séant, et son front arrivait au niveau de l’autre couchette ; ses veux coururent sur tout l’entour. Ruche étendue, le mur, la table, et les objets… Déjà Ruche avait éteint…

— « Non, pas encore !… »

— « Assez ! »

Il se rétendit. Mais dans ses yeux toutes les images s’étaient marquées ; et maintenant, l’une après l’autre, il retrouvait leur sens. Ils se taisaient. Marc, se tâtant, dit :

— « Ho ! »

— « Quoi ? »

— « Mes habits !… »

— « Je te les ai enlevés. »

— « Ô Ruche !… »

— « Ils étaient à tordre… À la guerre comme à la guerre !.. »

— « Oh ! C’est honteux ! Je suis venu me faire hospitaliser, je t’encombre, je ne suis pas capable de m’aider tout seul, je suis une fille… »

— « Dis donc ! fit d’en haut la voix rieuse, tu pourrais au moins n’en pas dire de mal. Les filles ont quelquefois du bon. »

— « Oui, toi. Mais des comme toi, il faut aller loin pour en trouver. »

— « Il n’y avait que la rue du Val-de-Grâce à tourner. »

Il sentit sur son visage la longue main qui, d’en haut, pendait, qui le cherchait, qui lui caressa le front, les sourcils, les yeux, puis, gamine, lui pinça le nez. Il essaya de l’attraper, comme un poisson, avec la bouche, sans sortir les bras de son lit. Elle lui dit :

— « Je suis sûre que tu ne connais pas le dicton de mon patelin. »

— « Quel ? »

— « Qui n’a couché à Orléans ne scait que c’est de femme ».

Il se remua :

— « Je ne demande qu’à le savoir. »

La main lui donna une claque et se retira :

— « Non, mon ami, non, mon ami. Ce n’est pas l’heure de l’école. L’heure pour dormir. Éteignez tout ! »

— « Tout ? »

— « Tout ce qui brûle, en haut, en bas. Couvre-feu. Dors ! »

Il garda le silence, quelques minutes, puis :

— « Ruche… »

— « Je dors… »

— « Un mot… Qu’est-ce que c’était, cet objet que j’ai vu briller, là, sur ta table ?… »

— « Rien. »

— « Un revolver ? »

— « Oui. »

Elle rit :

— « Pas contre toi, grosse bête ! »

— « Je pense bien ! Tu es sûre de moi, autant que de toi. »

Elle se répondait :

— « Ce ne serait pas encore beaucoup dire ! »

Mais il entendit seulement son rire étouffé. Il s’agita de nouveau :

— « Est-ce que tu n’as pas confiance en moi, Ruche ? »

— « Paix là ! Couchez !.. Si, mon ami, autant qu’on peut avoir confiance en un homme… »

— « Ou en une femme. »

— « Ou en une femme… Et tu sais, ne te plains pas ! Ce que je t’accorde là, c’est beaucoup… Mais en général, avec les animaux de ton espèce, il fait meilleur avoir confiance, quand on a l’arme dans la main ».

— « … « Para bellum !… » Quelle pacifiste !… Je parie bien que tu n’as jamais joué de ce joujou ! Sais-tu seulement comment on joue ? »

— « Eh bien, mon petit, si tu as parié, tu as perdu. Qu’as-tu parié ? »

— « À discrétion. Ce que tu voudras. »

— « Convenu ! J’enregistre. »

— « Quand as-tu joué ? Et contre qui ? »

— « Cherche ! »

— « Je le connais ? »

— « Tu ne connais que lui ! »

— « Qui ? »

— « Je vous ai vus, l’autre jour ensemble, au coin du café Soufflot… »

Une lumière se fit : le bras en écharpe…

— « Véron ! »

Elle s’étranglait dans son oreiller.

— « Véron ! Véron ? Ce gros verrat !… »

— « Oui, ses principes lui disaient qu’avec la femelle la force est l’argument préféré. Tambour battant, mèche allumée, il s’est mis en mesure de me le démontrer. Pour lui prouver que nous étions d’accord je lui ai mis un lardon dans l’épaule. « Qui est le plus fort, mon bonhomme ? » Si tu avais vu son air stupéfait ! Il en bâillait… Oui, mais après, quelle débondée ! … »

— « Il jure encore », dit Marc, en s’esclaffant.

Ils rirent tous deux, comme des enfants.

— « Maintenant, dors ! » dit Ruche, s’essuyant les yeux aux draps.

Il se soumit docilement… Ils étaient déjà assoupis… Marc s’arracha à sa torpeur, se souleva, souffla d’une voix ardente et étouffée :

— « Ruche… Ruche… »

— « Ah ! tu m’ennuies, fit la voix endormie, je n’en peux plus, je meurs… Fiche-moi la paix »  »

Mais il frottait sa tête contre les jambes de Ruche emmaillotées :

— « Ruche… Ruche… Je t’admire… Je te vénère… »

— « Tu es idiot ! Tais-toi et dors », fit Ruche, touchée…

Ils dormirent jusqu’au matin.

Quand un rayon de soleil qui s’égarait dans la vieille rue lui décocha sa flèche sur les yeux clos qui battirent des paupières, il l’entendit qui clapotait dans son tub derrière le paravent. Elle avait dû pour sortir du lit, l’enjamber. Elle en riait encore ; en écrasant la grosse éponge ruisselante sur ses longues cuisses.

— « Ruche ! »

— « Pas le temps ! Suis en affaire… »

Un bras nu le saluait par dessus l’écran.

— « De quoi ris-tu ? »

— « De toi. »

— « Ris ! Tu as le droit. »

D’un mouvement irréfléchi, derrière l’écran, elle pressa contre sa bouche l’éponge mouillée pour lui envoyer un baiser…

— « Ah ! Je suis idiote, autant que toi… »

— « Pourquoi ? »

— « … te regarde pas !… »

Il n’avait pas envie de protester, ni de bouger. Cette bonne nuit, ce bon réveil, ce bien-être… Il était encore tout engourdi… Pourtant, non ! C’était honteux… Il se redressa comme un jonc…

— « Je me lève… »

— « Non, non, attends encore ! Fiche le nez dans ton matelas ! Je sors. Défense de regarder… »

Bien entendu, il regarda, il vit la nymphe, du haut en bas. Elle lui jeta, du fond de la pièce, tout ce qui lui tomba sous la main : coussins, serviettes, et la culotte, qui avait séché pendant la nuit, il était enfoui sous la pile.

— « Plonge et étouffe !… »

Avant qu’il se fût dégagé, en un tour de main, elle s’était nippée. Elle lui rendit l’air et le jour.

— « Et maintenant, fais ta toilette ! Moi, je m’en vas aux provisions. »

Il resta seul et se vêtit. Elle revint avec le lait, le pain et quelques tranches de jambon. Pendant qu’ils déjeunaient, tête à tête, ils causèrent. Ruche regardait de ses yeux de Chinoise, où la distance s’était recreusée, la jeune tête qui, dans la nuit, contre ses jambes s’était frottée… le petit idiot !… Ils échangèrent un sourire d’intelligence. Sans se l’avouer, ils en étaient venus, chacun de son côté, à la même conclusion :

— « On ne pouvait pas renouveler une pareille nuit… »

— « Voilà, dit Ruche. Tu n’as point peur de faire n’importe quel métier ?… »

— « Ils sont tous sots, dit Marc, mais nous le sommes aussi, nous n’avons pas le droit d’être difficiles. »

— « Ça me plaît en toi : tu es trop fier, pour ne point croire que tu fais honneur à la nécessité, quelle qu’elle soit, en l’acceptant. Tu ne lui fais pas la petite bouche. »

— « Je ne la fais plus. »

— « Oui, tu as changé depuis six mois. La bouche grande te va mieux. »

— « La tienne non plus n’est pas petite. »

— « Telle bouche, telle souche… On est tous les deux du bon bois, dont on fait flèche… »

— « Mais qu’est-ce qu’elle vise, la flèche ? »

— « Oui, j’ai bien craint, l’an dernier, que la tienne ne dépassât point la cible du dessous de la ceinture. »

— « Tu me fais rougir… Tu as donc les yeux partout ? … Comment tu as su ?… »

— « Tu avais l’air pris à la glu. »

— « Je me suis détaché. »

— « Que tu l’aies pu, ce n’est pas peu. Je t’ai estimé, depuis ce jour. »

— « Est-ce que tu ne pouvais pas me le dire ? »

— a A quoi ça sert ? »

— « Ça peut aider, aux jours où soi, on ne s’estime pas. »

— « Il y a six mois, ça n’eût pas compté pour toi. »

— « Eh bien, ça compte aujourd’hui. »

— « Pauvre gosse ! Faut-il qu’il soit démuni ! »

— « Ne me dis pas cela, juste au moment où je commence à faire ma pelote ! »

— « Et je suis, sans doute, la première épingle ?.. À ton prochain million !… En attendant, accepterais-tu, pour juste le temps de te débrouiller, de servir dans un restaurant d’étudiants ? »

Marc avala sa salive et dit bravement :

— « Oui, si tu y viens quelquefois prendre ton dîner. »

— « Pourquoi ? »

— « Si je te sers, cela m’aidera. »

— « On t’aidera. »

Elle le présenta à la gérante, qu’elle connaissait ; et Marc se mit, le jour même, à l’ouvrage, aidé du regard et des conseils de Ruche. Elle fit mieux : après que le flot des clients fut parti, elle poussa Marc vers un coin de table, et elle le servit à son tour. Après, tout devenait aisé. Quant au logement, elle lui avança le loyer d’une chambre dans un petit hôtel du quartier.

Il eût semblé qu’ensuite ils dussent se revoir souvent. Il n’en fut rien. Les premiers temps, Marc alla le soir, deux ou trois fois, frapper à la porte de Ruche : les deux ou trois fois, elle était sortie. Ou bien, était-elle là, accroupie dans un coin, la cigarette au bec, ses deux pieds dans ses mains ? L’étrange fille avait sa vie à soi, qu’elle ne livrait à aucun ; et l’élan de sympathie qui l’avait, une nuit, rapprochée de Marc, n’ouvrait à celui-ci aucun accès privilégié. C’eût été plutôt le contraire ; l’instinct de Ruche eût dit :

— « Aha ! il a tiré le loquet ? Mettons alors le verrou ! »…

Aucun plaisir pour elle ne valait l’indépendance.. Belle indépendance !… Pour ce qu’elle en faisait !… Elle se bafouait, en se pinçant les orteils… « Niquedouille ! … Mais soit ! Niquedouille suis et veux être. Mes orteils sont à moi. À moi ma peau. Et tout mon moi. Je m’ai, du haut en bas. Et personne ne m’a… Attends un peu, ma fille ! Rira bien… Eh ! On rira… Parions !… Je parie… »

C’était un de ses jeux : parier contre elle-même. On est bien sûr de gagner ! Surtout, lorsqu’on triche… Il n’y a pas à se gêner !

Marc eût été capable de comprendre son instinct de défense… « Je me garde. Garde-toi !… » Mais il avait trop à faire de débrouiller ses propres secrets, pour être curieux de ceux de Ruche. Ses préjugés masculins lui donnaient d’ailleurs à penser que les secrets d’une fille étaient « du pipi de chat » !… Il aimait bien les chats. Mais un chat est un chat. Et un homme est un homme…

Ruche s’informait, sans qu’il le sût, de ce qu’il devenait, jusqu’à ce qu’il parût à peu près remis à flot. Alors, elle s’en désintéressa. Une seule fois, elle vint le surprendre dans sa chambre d’hôtel : il n’était pas loin de minuit. Marc exprima sa surprise de la voir ainsi courir les toits. Il flottait dans ses yeux, justement, une certaine lueur féline. Elle était gaie, familière, et cependant étrangère, fuyante comme des yeux d’oiseau nocturne qui volent dans un bois, loin ou près, sans bruit d’ailes ; on ne pourrait pas dire où ils seront, l’instant d’après… Vers une heure du matin, la chouette s’envola, sans qu’il cherchât à la retenir. Et passèrent des mois, avant qu’on se rencontrât.

Et ce fut en ce temps — prime avril — que lui revint, avec les bandes de migrateurs, l’autre oiseau : — Annette, évadée des marais du Danube.