L’Âme enchantée/Mère et fils/Partie 4

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Albin Michel (4p. 7-131).
Mère et fils

QUATRIÈME PARTIE


La grande ville étendue aux deux lèvres du Léman, claire et froide, était, dans le soleil, balayée par la bise.

Annette entra dans le premier hôtel, au sortir de la gare, et elle retint deux chambres, pour la nuit. Elle était harassée, mais elle n’eut pas la raison de se reposer. L’agitation de son esprit ne le lui permettait pas, jusqu’à ce qu’elle sût que Franz était sauvé. Bien qu’il ne pût arriver avant le soir, elle passa l’après-midi à le guetter, d’un jardin près de la gare qu’elle lui avait désigné. Affaissée sur un banc, ne pouvant rester assise, et faisant les cent pas, les jambes rompues, transie par les coups de bise, elle ne s’écartait de son poste que pour ne pas se faire remarquer, et rôdait aux alentours. La journée passa, la nuit tomba, elle rentra. De la fenêtre de sa chambre, elle apercevait l’angle du jardin public, la porte. Le regard tendu, elle tâtait l’ombre de chaque passant, sous la lueur électrique. Vers dix heures, elle ressortit. La bise de glace dans les allées s’engouffrait comme un chariot. Les lumières du ciel semblaient vaciller sous son souffle ; et Annette pensait que ces flambeaux allaient s’éteindre.

La demie de onze heures sonnait, quand il apparut, — sa démarche incertaine et ses pas précipités, son air de grand enfant égaré, qui mord sa lèvre pour ne pas pleurer. Il passait devant elle sans la voir. Quand elle l’appela, il cria de joie. Elle le fit taire, du geste ; elle était radieuse. Il avait ramassé toute la boue des chemins. Dans un coin de l’allée, elle le brossa avec la main ; il fallait que son aspect n’attirât point l’attention. Il la laissait faire, sans s’excuser, tout au bonheur de n’être plus seul, de se raconter. Elle lui disait d’attendre qu’ils fussent rentrés, pour parler. Le froid de la nuit et du jour l’avaient enrhumée ; mais dans sa joie, elle n’y pensait pas. Un flot de voyageurs dévalait de la gare. L’entrée de Franz à l’hôtel ne fut pas remarquée. Annette l’inscrivit sur le registre comme son frère.

Leurs chambres communiquaient. Annette fit manger Franz. Il dévorait, parlant, parlant, ne se lassant pas de raconter tous les détails de l’évasion. Pour qu’il parlât moins haut, Annette, penchée vers lui, le bourrait de gâteaux. Les yeux pleurant de rhume, le tête lourde, se mouchant, éternuant, elle tombait de sommeil. Il ne remarquait rien. Il n’en finissait point de manger et de parler. Et, malgré sa fatigue, Annette n’eût jamais souhaité qu’il finît. Des coups dans la cloison leur rappelèrent que d’autres existaient. Alors, Franz se tut. Et, brusquement, la fatigue le saisit : il se jeta sur son lit, terrassé, et dormit. Mais Annette, fiévreuse, se tournait, se retournait, écoutant le sommeil dans la chambre à côté. La porte était ouverte. Annette savourait le souffle régulier du jeune compagnon, la joie de l’avoir sauvé. Elle avait la gorge en feu, la poitrine oppressée ; et elle cachait sa bouche sous ses draps, pour qu’il ne l’entendît pas tousser.

De bonne heure, le matin, elle se leva pour nettoyer les vêtements, et elle sortit téléphoner à la mère de Germain :

— « Nous arrivons… »

Quand elle rentra, Franz dormait encore. Elle hésita à le réveiller. Elle le regardait. Elle se regarda aussi, dans la glace : elle vit son visage rougi par le rhume et le vent, ses yeux, son nez gonflés ; et elle en eut dépit. Mais ce ne fut qu’une ombre. Elle haussa l’épaule, et elle rit.

Le train pour Château-d’Œx partait dans la matinée. Elle éveilla le dormeur. Franz ne s’étonna point, quand il la vit près de son lit. Ce petit sauvage avec les femmes ! Annette n’était déjà plus pour lui une femme ; elle était à son service. Qu’elle s’occupât de lui, il le trouvait naturel. Il était prompt à donner sa confiance, — prompt aussi à la retirer. — Quand elle lui dit qu’ils seraient, le soir, près de l’ami, son visage mobile s’assombrit : si proche du but, il avait peur !… Puis, l’impatience le prit ; et, précipitamment, il sauta du lit, s’habilla, sous les yeux d’Annette : elle ne comptait pas pour lui.

Ils quittèrent l’hôtel. Il lui laissait tout faire, payer, prendre les billets, chercher le train, choisir les places ; il ne l’aidait même pas à porter son paquet. Mais il s’arrêta pour lui acheter un bouquet de violettes. Il était dénué de sens pratique et même de résistance ; le flot des voyageurs le bousculait sur le quai ; si Annette ne se fût retournée peur lui faire signe et l’attendre, il l’eût perdue. Il était l’homme qui n’est jamais à ce qu’il fait. Son esprit était rempli des émotions qn’il allait ressentir.

Annette essaya vainement de l’en distraire. Pendant le trajet, il ne voyait rien, il écoutait de travers. Elle eut tout loisir pour le contempler. Il ne vivait plus que dans une pensée : attente et hâte, bonheur et crainte. Devant lui, non pas Annette, mais Germain. Chaque tour de roue l’en rapprochait. Annette voyait ses lèvres qui remuaient, pour parler à l’ami qui venait.

Quand ils furent à Château-d’Œx, elle le pria de ralentir le pas ; elle le devança au chalet Chavannes, afin de préparer Germain.

Le malade, averti, était allongé tout vêtu sur la chaise-longue du balcon. Sa mère, près de lui. Il avait voulu se lever, mais n’avait pu tenir debout. Depuis quatre mois qu’Annette l’avait quitté, le changement était terrible. Annette fut saisie du ravage ; et si vite qu’elle le cachât, son premier regard l’avait montré.

Quand il vit entrer Annette, il fit un mouvement pour venir au devant : il reconnut l’impossibilité, il se résigna. Annette lui parlait ; il la regardait comme on regarde un écran qui cache celui qu’on veut voir ; et il fronçait le sourcil. pour écarter l’obstacle. Alors, Annette s’effaça, et, se retournant vers la porte entr’ouverte, elle laissa paraître ce que ses yeux cherchaient. Franz entrait, chancelant ; il s’arrêta, il vit, il courut… Les amis étaient réunis…

Depuis des mois, ils s’étaient vingt fois représenté, mimé, cet instant où ils se rejoindraient… Et rien ne fut, comme en pensée ils l’avaient vu…

Ils ne se prirent pas les mains. Ils ne s’embrassèrent pas. Ils ne se dirent aucun des mots qui, l’instant d’avant, débordaient… Au premier regard échangé, Franz, arrêté dans son élan, s’écroula, au pied de la chaise-longue, la face cachée dans les couvertures. Il était figé d’effroi, en revoyant l’ami qu’il avait laissé en pleine vie, et il ne le retrouvait plus. Et Germain qui perçut cet éclair d’épouvante, se vit, à sa lueur. Et la mort s’ouvrit entre eux, les sépara…

Blême et raidi, il sentait contre ses jambes la tête de l’ami ; il la caressait, pour le défendre contre la terreur inavouée. Mais cette terreur l’avait gagné. Ils savaient l’un et l’autre qu’ils n’étaient déjà plus sur la même rive ; ils n’appartenaient plus au même temps. La faible distance d’âge qui séparait leurs pas était devenue infime. L’un était de la génération des morts, et l’autre des vivants. Sans révolte, glacé, Germain acceptait, comme un fait sans réplique, que ce fût à lui, l’aîné, l’homme de l’au delà, de consoler celui de l’en deçà… Dieu ! comme ils étaient loin !…

Franz sanglotait maintenant, Germain dit aux deux femmes, qu’il avait écartées d’abord, d’un geste impatient, et qui se tenaient dans l’ombre, à l’entrée du balcon :

— Vous voyez bien qu’il souffre !… Emportez-le !

Annette entraîna Franz, au fond de la chambre ; elle le fit asseoir, elle lui chuchota des consolations, des reproches maternels. Il essuya ses larmes, eut honte, et s’apaisa.

Retombé sur l’oreiller, le dos tourné à la chambre, le regard mort, la vie tarie, Germain fixait la face terrible des montagnes désolées ; et il n’écoutait pas sa mère qui lui parlait.


Après ce premier choc, les volontés se reprirent. Sur de nouvelles données, l’esprit se remit à construire. Et le cœur hâtivement pansa son illusion blessée, puisqu’il la lui fallait pour vivre et pour mourir.

Des deux, le plus instinctif et, par conséquent, le plus rusé à se tromper, Franz parvint le plus vite à oublier ce qu’il ne voulait pas se rappeler. Dès le soir, dans sa chambre (on l’avait logé dans un chalet voisin), il écrivit à l’ami une de ces lettres débordantes, où il se donnait le change et voulait le lui donner sur l’émotion qu’à la première rencontre il avait manifestée. Et quand il le revit, il réussit, tant bien que mal, à ce que Germain ressemblât au dessin qu’il s’en était tracé. L’intimité revint, avec l’abandon ; et même l’insouciance de la jeunesse, chez Franz, reprit le dessus. — Mais si lui, oubliait, Germain n’oublia point. Il n’avait plus l’avenir, pour perdre de vue le passé. De ce qu’il avait saisi, il n’atténuait rien ; et il gardait, brûlante, l’image de l’horreur que son premier aspect avait imprimée sur les traits de l’ami. Il l’y ressaisissait encore, par éclairs. Au milieu d’un entretien, passait sur le visage animé de Franz, une ombre, un froncement du nez et du sourcil : c’était assez ! Le regard aiguisé de Germain avait lu sous le voile de chair : Franz sentait la mort, et il s’en écartait. Ensuite, il réagissait. Trop tard ! Il ne pouvait vaincre son aversion, devant la fosse.

Germain disait amèrement à Annette :

— Il est sain. Il a raison.

Peu à peu cependant, l’illusion acheva de boucher les trous dans sa toile d’araignée. Franz réussit à ne plus voir sur la face du malade le pouce qui modèle le visage des mourants. Il finit par oublier l’heure imminente. Il ne vit plus que l’ami de jadis, qu’il aimait. Germain se ranimait, d’ailleurs, en sa présence ; ses lèvres étaient plus rouges, comme s’il eût, en cachette, usé d’un fard. Annette lui en fit la remarque, en plaisantant. Il lui dit :

— Vous pensez rire ? Eh bien, c’est vrai. Je suis une vieille coquette… Ce pauvre garçon ! J’ai peur de l’effrayer…

Mais quand il sentait venir les souffrances dont il n’était pas maître, il priait Annette d’emmener Franz en promenade, afin de n’être point vu.

Annette ne devait d’abord rester à Château-d’Œx qu’un jour ou deux. Son intention était d’y remettre l’ami aux mains de l’ami, et de s’en retourner, le lendemain, à Paris. Mais quand elle vit la gravité de l’état de Germain, elle différa son départ. Elle ne pouvait l’abandonner au seuil de la porte d’ombre. Sans vouloir le lui demander (car il lui était odieux d’être à charge), Germain laissait voir le désir anxieux qu’elle demeurât. Il avait peur maintenant d’être laissé seul à seul avec Franz. Elle sentit qu’elle était nécessaire aux deux amis. Elle remit donc à plus tard son retour, malgré tous les devoirs qui la rappelaient à Paris ; celui de soulager d’une partie de son fardeau l’émigrant qui allait quitter notre Vieux Continent, parut le plus impérieux.

Elle prenait un lourd poids. Elle devenait la confidente et de l’un et de l’autre. Elle était le seul être, dans les mains de qui ils pussent se libérer de leurs secrètes pensées : car, l’un à l’autre, maintenant, ils n’osaient plus les livrer. Franz était le plus indiscret. Dès l’instant qu’il avait pris confiance en elle, il n’était rien de lui qu’il ne confiât. Il disait tout ce qu’on a coutume de taire.

Annette ne s’y trompait point. Elle savait que Franz et Germain ne se livraient pas à elle, parce qu’elle était Annette, mais parce qu’elle était là, près d’eux, une femme anonyme, et qu’il leur fallait une oreille complaisante et sûre à qui s’abandonner. Ce n’était en rien la marque d’une affection pour elle. Ils étaient uniquement occupés l’un de l’autre, et de soi. Mais malgré qu’elle le sût, elle se laissait envelopper du souffle envahissant de cette étrange intimité. Les rayons invisibles de leur amour mutuel, pour aller de l’un à l’autre, passaient au travers d’elle.

Franz disait à Annette — (ils se promenaient ensemble) :

— Je l’aime. Je n’aime que lui. Je ne peux le lui dire. Il prend un regard sévère. Il ne le permet pas. Il ne peut pas souffrir, dit-il, la sentimentalité… Ce n’est pas de la sentimentalité ; il le sait, il sait bien ce que je pense ; mais il lui déplaît de l’entendre. Il dit que ce n’est pas sain, Je ne sais pas ce que c’est que sain ou malsain. Mais je sais que je l’aime, et que c’est bon, et que ce ne peut être mauvais. Je l’aime uniquement, et je n’aime personne autre… Je n’aime pas les femmes. Je ne les ai jamais aimées… Oui, j’aime à les regarder, quand elles sont réussies, comme des objets bien faits. Mais il y a toujours en elles quelque chose qui me repousse. Aussi, un peu d’attrait, mêlé à du dégoût. Elles sont d’une autre espèce. Je ne serais pas étonné si, comme chez les insectes, elles dévoraient le mâle, après l’avoir vidé. Je n’aime pas à les toucher… Vous riez ? Qu’est-ce que j’ai dit ?… Ah ! pardon, j’oubliais… (il lui tenait le bras). Vous, vous n’êtes pas une femme.

— Qu’est-ce que je suis ?

— Vous êtes vous.

— (Tu veux dire, pensait Annette, que je suis toi, que je suis à toi, je ne compte pas… Va, petit égoïste !…)

Franz réfléchissait :

— C’est curieux, depuis que je vous connais, je ne pense pas que vous êtes une femme.

— Le compliment est douteux. Mais merci tout de même, après ce que vous venez de dire !

— Vous ne m’en voulez pas ?

Annette rit :

Ti voglio bene.

— Qu’est-ce que vous avez dit ?… Je n’ai pas compris.

— Tant mieux ! Il fallait écouter.

— Répétez !

— Nenni !

— Vous êtes si singulière ! On ne vous comprend pas. On devrait être gêné. Et je ne le suis jamais avec vous. Il me semble que je peux tout dire.

— C’est que je peux tout entendre.

— Vous êtes presque un garçon.

— De la même espèce, alors ? Amis !

— C’est ce qu’il y a de meilleur. Le seul bon, dans la vie. Il n’y en a pas beaucoup. Moi, je n’ai qu’un ami. Mais quand j’aime un ami, je l’aime tout entier. Je le voudrais tout entier. N’est-ce pas naturel ? On est forcé de le taire. Même lui, ne veut pas l’entendre. Dans ce monde, il n’est permis que d’aimer à moitié.

Annette, sans le vouloir, lui serra le bras qu’elle tenait.

— Vous me comprenez ? dit Franz.

— Je comprends tous les fous, dit Annette. Je suis de la famille.

Étendu sur le balcon et la tête en arrière, fixant le ciel bleu-dur, Germain disait à Annette :

— Que deviendra-t-il sans moi ? Il m’aime trop. Il est une femme… Non comme vous, que la rude leçon de la vie a virilisée. Un être livré au flux incertain d’un cœur mal contrôlé. Où ce cœur visionnaire, ce faible et violent, ne peut-il l’entraîner ? Je ne vous dirai pas de quels dangers je l’ai sauvé. Il ne s’en est pas douté, car il est incapable de les voir et de les juger. Il est immoral et pur. Nos valeurs d’ordre éthique n’ont pas le même sens pour lui que pour nous. J’étais souvent dérouté. Je devais être sévère ; mais quand je voyais ses yeux honnêtes s’étonner, s’attrister, je finissais par me demander si ce n’était pas moi qui me trompais. Est-ce une aberration de la Nature ? Ou bien la Nature vraie, qui ne connaît pas nos dogmes étriqués ?… Mais comme en fin de compte, ce sont ces dogmes qui régissent le monde, que notre raison a fabriqué, et puisque nous sommes forcés d’y vivre, il faut bien lui apprendre à s’y soumettre, sinon à les admettre. Admettre, il ne peut pas ; je n’ai jamais réussi à les lui faire comprendre, et j’y ai renoncé : il ferait semblant, pour me plaire ; et le seul résultat serait de lui faire perdre sa sincérité. Je l’aime mieux aberrant qu’hypocrite. Il est plus pur… Mais sans avoir besoin de faire appel à l’adhésion de son esprit, on peut obtenir celle de son cœur à toute discipline, si pénible qu’elle soit, pourvu qu’elle lui soit dictée par l’amour !… C’est un appui précaire. Si l’appui manque, tout manque à la fois ; et l’être va à la dérive. — Quand je ne serai plus là, qu’est-ce qu’il deviendra ? Il faudrait lui apprendre à se passer de moi…

Il s’interrompit, sans cesser de fixer le sombre azur du ciel, si dur qu’il semblait un minéral : la densité de cette lumière compacte égalait celle de sa pensée. Il reprit, d’un sourire amer, mais du même ton ferme, froid, et mesuré, comme s’il parlait pour lui (pas une fois, en parlant, il n’avait regardé Annette ; c’était comme s’il ne se souvenait plus qu’elle se tenait à ses côtés) :

— Je sais bien qu’il apprendra. Il se passera de moi… On se croit nécessaire… Il n’est pas un être dont on ne puisse se passer. Lorsqu’il m’aura perdu, il croira avoir tout perdu. Mais ce qu’on a perdu n’est plus. Et l’on est. On ne peut pas à la fois être et n’être plus. Le choix est vite fait. Le vivant laisse le lien du mort, qui le gêne, se détendre. Et si le lien s’obstine, il y donne un coup de canif, innocent, de côté. Il n’a rien vu. Le mort est tombé. Il pourra vivre. Franz vivra. Annette posa sa main sur celle du désenchanté :

— Où vivra Franz, vivra votre pensée.

Il dégagea sa main :

— L’oubli viendra. Quand l’oubli tarde, on va au devant. Mais Franz est sans malice. Il n’aura pas la peine de se déranger.

Annette voulut protester. Germain dit :

— Je le sais.

Mais Annette vit bien qu’il le savait, et qu’il ne le croyait point. Et elle n’eut pas de peine à lui démontrer le contraire. Quoiqu’il accueillît avec un sourire d’ironie les arguments de cette femme, il avait plaisir à les entendre. Sa lucidité était en conflit avec le besoin qu’a tout être de se faire illusion. Céder à ce besoin était (il le savait) une défaite. Mais il était bien aise d’être vaincu. Après tout, pourquoi serait-elle plus vraie que l’espoir, la vérité qui tue ?

Il concédait à Annette :

— Son cœur n’oubliera pas… Peut-être… Non, pas tout de suite. Il y faudra du temps. Mais qui le dirigera, ce cœur, accoutumé à être dirigé ? Le chagrin même de la perte ajoutera à son désarroi. La peine instruit certains êtres. Mais d’autres, elle les égare. Tantôt, sans résistance ils se laissent accabler. Et tantôt, ils accueillent n’importe quelle diversion pour se sauver. Je crains pour lui. Qui l’aime et peut le conseiller ? Annette, ne l’abandonnez pas ! Il a confiance en vous. Guidez-le ! Il faudra être indulgente. Vous aurez des surprises. Bien des choses en lui pourront vous scandaliser. Il en est en tout homme.

— Il en est en moi aussi. Mon pauvre ami, dit Annette, il en faut beaucoup pour scandaliser une femme ! J’entends une qui soit franche et, comme moi, ait vécu.

Germain la regarda, sceptique :

— Une femme vivrait cent vies : elle n’apprend rien de la vie.

— Imperfectible, alors ?

— Depuis le commencement du monde, elle est restée la même.

— Vous n’êtes pas si loin de l’homme des cavernes !

— Ma foi ! Vous avez raison. Nous ne valons pas mieux que vous. Nous sommes de la même cuvée. Nous nous croyons bien forts devant la mort et la vie ; mais l’une et l’autre nous prennent toujours au dépourvu. Nous n’avons rien appris. Pour moi, l’inconvénient est minime, à présent, car je m’en vais de l’école. Mais vous qui restez, Annette, vous avez le temps de recevoir encore la règle sur les doigts. Gare à vous, nez au vent ! Votre vieille expérience, dont vous êtes bien fière, vous jouera plus d’un tour… Mais les borgnes sont rois, au royaume des aveugles. Je vous confie mon petit. Si vous n’avez qu’un œil…

— J’en ai deux beaux, pourtant, dit Annette, en riant.

— Ils ne sont pas faits pour voir, ils sont faits pour être vus… Mais si vous ne voyez pas pour vous, tâchez de voir pour lui ! C’est toujours plus facile d’être sage pour un autre… Guidez-le ! Aimez-le !…

Il ajouta :

— Ne l’aimez pas trop !

Annette haussa l’épaule.


Annette était plus proche de Germain que de Franz. Il était de sa race. Elle le comprenait mieux. L’expérience de leur vie sortait du même terreau ; et le même ciel avait fait mûrir leurs pensées. Il n’y avait rien d’obscur dans les sentiments qu’elle lisait en lui, et pas davantage dans ceux qu’elle éprouvait pour lui. Son amitié, ses craintes, son stoïcisme, ses jugements de la vie, son attitude sans apprêt devant la souffrance et la mort, ses regrets de partir et son détachement, tout était clair en lui : Annette homme eût, sous le même destin, pensé, été, comme lui… Il lui semblait, du moins : car rien, de Germain, ne lui était imprévu. (Mais en eût-elle pu dire autant d’elle-même ? …) En d’autres circonstances, ils eussent pu faire deux époux excellents, qui ont une grande estime, une affection mutuelles, qui sont sûrs l’un de l’autre, qui se livrent loyalement toutes les clefs de leurs portes, — hors une petite, à laquelle on n’a point pensé, et qui, si on lui trouve la serrure et qu’on ouvre, révèle qu’on est restés, l’un à l’autre, étrangers… Mais, par bonheur, les occasions d’ouvrir ne s’offrent presque jamais. Et de la petite clef, les bonnes amitiés, qui sont probes et discrètes, ne demandent jamais l’emploi. L’amitié de Germain et d’Annette était sans exigences et sans curiosité. Chacun donnait à l’autre ce que l’autre attendait.

Mais de Franz, on ne savait qu’attendre. C’était ce qui éloignait. C’était ce qui attirait. On avait beau le connaître : on ne le connaissait pas ; il ne se connaissait pas lui-même. Il avait l’air tout enfantin, tout simple : il l’était ; mais quand on entrait, on ne faisait pas dix pas, qu’on avait perdu la route ; on piétinait, à l’aveuglette, sur une terre inconnue. Tout le trousseau de clefs d’Annette s’essayait mais en vain à en ouvrir les portes : elles ne tournaient point dans les serrures. — Hors une : la petite, justement, celle dont Germain n’usait point : la clef du « je ne sais quoi » (comme on disait, au siècle du Grand Roi, où l’on avait bien soin de n’y pas regarder de trop près !…) Annette, pas davantage, ne se complaisait à faire l’inventaire de ces recoins de l’âme. Mais de cette arrière-boutique, inconnue aux passants, se dégageait pour elle un mystérieux arôme, un bourdonnement d’abeille, qu’elle seule percevait, tandis qu’elle allait et venait, en rangeant le magasin. Qu’un autre entendît ce ronflement d’ailes, fascinant, menaçant, établissait entre eux comme une complicité. C’était entre ces deux étrangers un lien lointain de parenté. (En question de races, les liens lointains comptent peut-être plus que les liens proches : les ramilles touchent moins au tronc que la tige.)

Par là, elle avait prise sur lui, et ils communiquaient. Sans mots. Avec leurs antennes d’insectes aveugles dans le clair-obscur. Toute une famille d’êtres ont cette vie souterraine. Mais la vie au grand jour atrophie leurs facultés. Quand l’occasion se retrouve pour eux d’en faire usage, ils en éprouvent un bien-être, qu’ils ne veulent pas s’expliquer. Et ils sont reconnaissants à ceux qui leur permettent de les exercer.

Tout en conversant de mille choses au grand jour, sur lesquelles il était rare qu’ils ne se comprissent point de travers, Annette et Franz écoutaient le bruissement d’eau dans la vallée. Et, tout au fond de leur esprit, ils se touchaient.


La destruction s’accélérait. Comme une façade qui s’effrite. Il eût fallu être sans yeux, pour ne le voir pas. Aucun fard ne pouvait remédier à la misère du visage. Germain y avait renoncé. Franz évitait de le regarder…

Il entrait… Entrait avec lui le souffle de la vie et des champs. Il apportait des perce-neiges, ses derniers dessins, craie et fusain, l’air glacé dans ses vêtements, et ses mains saines qui se hâtaient de se dérober au contact mouillé des mains en fièvre du mourant. Il parlait avec animation, et Germain était galvanisé par les effluves de la jeune vie. Les deux amis écartaient de leurs propos la maladie. Franz se contentait de quelques questions précipitées, que Germain rejetait de côté, avec une dure indifférence. Ils s’entretenaient de l’art, des questions abstraites, étemelles — de ce qui n’a jamais existé… (Annette, se taisait, écoutait, admirait la folie des hommes en proie aux idées…) Ou bien, Franz, parlant pour deux, racontait l’emprisonnement, les années au camp, les ennuis qui prenaient dans l’éloignement un visage plaisant, ou ses rencontres de la journée, et ses projets, ce qu’il ferait, la guerre passée — (Et qui serait passé, entre temps ?…) Son regard oublieux, qui venait d’effleurer, fuyait la tenture creuse des joues évidées, comme accrochées aux piquets des pommettes… il fuyait, peureux, cherchant avec une hâte maladroite quelque autre objet plus rassurant… Et Germain souriait, stoïque, et l’aidait à reprendre pied sur la terre des vivants. Presque toujours, c’était lui qui disait :

— Assez parlé ! Maintenant, Annette, emmenez promener cet enfant ! Il ne faut pas perdre cette belle journée…

Il ajoutait, quand elle s’approchait, pour prendre congé :

— Ce soir, vous viendrez seule, un moment. J’ai besoin de vous…

Elle sortait avec Franz. Franz disait précipitamment :

— N’est-ce pas ? Il est bien mieux, aujourd’hui…

Il n’attendait pas de réponse. Il marchait à grands pas, aspirant l’air sans souillure, sans pourriture, l’air pur, à pleins poumons, poitrine bombée et cheveux au vent. Les bonnes jambes d’Annette jouissaient aussi, malgré elle, de cette course, de la revanche de la bête vivante contre l’oppression du corps assoupi dans l’atmosphère de maladie, au chevet de douleur. Mais Franz la distançait presque toujours, d’une enjambée, il était pris d’une frénésie puérile, il courait, il grimpait la rampe raide, en s’accrochant aux touffes neigeuses des sapins. Ou bien, tous deux nouaient leurs skys ; ailes aux pieds, ils prenaient leur vol sur les champs blancs. Quand ils étaient repus d’air, presque soûlés, et que le flot de sang avait balayé jusqu’aux dernières ombres des pensées, ils s’asseyaient sur un rocher qui surplombait, au soleil, et ils contemplaient la vallée. Franz riait, en lui nommant les notes et les accords qui composaient l’harmonie, la queue de paon du ciel qui s’éployait au couchant. Tout en parlant, il dessinait ; il dessinait à grands traits, couvrant une page, puis l’autre, des lignes et des plans, des silhouettes d’arbres et des cimes, comme des visages d’hommes couchés, lèvres crispées, le nez pincé, — sans y penser, tout en parlant. Et Annette regardait ses doigts parler, en écoutant sa bouche qui bavardait de balivernes. Elle répondait, à l’étourdie. Et elle pensait, sans le nommer, à celui qu’ils avaient laissé gisant… Et soudain, elle s’hypnotisa sur les doigts qui dessinaient, machinalement, une tête qu’elle reconnaissait, — une tête de mort… Elle se tut. Franz continuait son chant. Un nuage passa sur le soleil. Et le silence fut un trou noir dans la lumière. Franz s’arrêta, regarda ses doigts, suffoqua, comme si un serpent se fût levé… Ses mains se crispèrent, se refermèrent sur la feuille, la mirent en boule. L’album, lancé, roula en bas. Et, d’un bond, Franz, relevé, reprenait son vol effaré sur les champs de neige, suivi d’Annette, — sans parler…

Après souper, le soir, fidèle à sa promesse, quand elle retourna chez Germain, le malade l’accueillit, d’un visage glacé. Il avait combattu une cruelle journée. Il en voulait à ceux pour qui la journée avait été douce. Il reprocha à Annette de venir si tard ; et il lui demanda sans bonté s’ils s’étaient bien amusés ; il lui fit compliment pour sa belle mine et ses couleurs, pour ce sang riche qui lui courait sous la peau. Et il semblait le lui reprocher.

Elle ne répliqua point. Elle comprenait. Elle s’excusa humblement :

— Mon ami, pardonnez !

Il eut honte. D’une voix plus calme, il lui demanda les nouvelles de la journée. Elle les lui dit. Elles étaient sombres. Loin de s’épuiser, après quatre ans, la guerre reprenait de nouvelles forces. La menace d’une offensive monstrueuse pesait sur la France, pour le printemps. Ils parlèrent du demain tragique. Germain projetait sur le monde son agonie. Il lui semblait que l’évolution humaine avait été la réussite passagère, due à un prodigieux coup de reins et à un hasard exceptionnel, d’une brusque « Variation » géniale et anormale (deux mots presque identiques) qui, ne se maintiendrait point. Toutes les conquêtes du génie, tous les progrès de l’homme, étaient le laurier sanglant, pour ses victoires à la Pyrrhus. Mais aujourd’hui, il était au terme de son épopée ; la courbe ascendante s’achevait, et le Titan dégringolait dans le gouffre, épuisé par son effort à se dépasser. Tel Rolf, le chien de Mannheim, qui apprit à penser comme un homme, et qui, deux ans après, retomba, pissant le sang, dans la nuit informe. Car l’homme n’est pas le seul à tenter la prodigieuse aventure. Toute la nature l’a essayée. Partout s’est ébauchée la formidable ascension de l’être qui tâche à s’évader de la fosse des forces noires. Il grimpe, le désespéré, laissant de son sang à chaque saillie de la muraille. Mais le moment vient, un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’il lâche prise et roule au fond du cauchemar aux yeux vitreux… Le cauchemar est aux deux seuils : du sommeil qui commence, du sommeil qui finit…

— Qui sait ? disait Annette, En retombant, le rêve tumultueux de la vie est-il fini ?

— Vous n’en avez pas assez ?

— La nuit est longue. Je me rendors. J’attends le jour.

— S’il ne vient pas ?

— Je rêverai toujours.

Germain était trop détaché de toute foi, pour discuter. Rien ne contribuait plus à sa vision de fatalisme désenchanté que, dans sa destruction propre, son universelle compréhension. Il ne niait rien, ni le pour ni le contre. Toutes les folies qui passionnaient les masses humaines, la religion, la patrie, tous ces combats où elles s’épuisent, scandent la marche du Destin. L’Être s’accomplit, en se détruisant. Et le but de l’effort humain est : Rien…

Annette lui dit :

— Mon ami, ne regardez donc pas toujours autour de vous la houle, ce tourbillon vertigineux, ces grappes de peuples qui s’accrochent, qui remontent et qui retombent ! Regardez en vous ! L’un seul, le moi est un monde. J’entends en le mien un « Oui ! » éternel.

— Le mien, dit Germain, est un cercueil. J’y vois les vers.

— Vous laissez fuir la vie, de vous dans l’univers. Rappelez-la, de l’univers dans vous ! Ramassez-la sur votre poitrine, avec vos doigts !…

— Comme je ramasserai bientôt mes draps…

— Vous n’êtes pas seulement ici, dans ce lit. Vous êtes partout, dans tout ce qui vit. Cette nuit sereine, dont les ailes sombres couvent les rêves des milliers d’êtres, elle est en vous, elle est à vous ; dans votre misère, vous possédez la richesse de ceux que vous aimez, la jeunesse de Franz et son avenir. Moi, je n’ai rien. Et j’ai tout.

— Vous avez votre beau sang, qui vous réchauffe.

— Ah ! si je pouvais vous le donner !

Elle le dit, d’un tel élan que, par tout le corps, comme d’une coupe pleine jusqu’aux bords, il lui affleura, ce sang que le mourant lui enviait ! Dieu ! qu’elle eût voulu le lui verser !…

Il fut ému. Il voulut parler. Il fut pris d’un étouffement. Il faillit passer. Elle resta près de lui, toute la nuit, lui tenant la tête sur l’oreiller. Sa présence lui rendait la force d’âme pour supporter. Parce qu’il n’avait rien à lui cacher, il n’avait rien non plus à lui apprendre. Inutile de lui montrer sa souffrance : elle la sentait sous ses doigts. Dans un répit, sa bouche se crispa dans un sourire, il dit :

— C’est dur, tout de même, de mourir.

Elle lui essuya la sueur du front :

— Oui, mon petit. Heureusement, je mourrai aussi. On ne se pardonnerait pas, si l’on devait vivre, quand les autres meurent.

Il la renvoya, au matin. Pendant ces heures où il ne pouvait parler, il avait eu le temps de songer à elle, à sa bonté, au don de soi sans compter, et combien il en avait abusé. Il la pria de lui pardonner. Elle dit :

— Vous ne savez pas comme c’est bon qu’un ami abuse !… Ce qui nous tue, c’est que qui nous aimons n’use pas de nous !…

Elle pensait à son fils. Mais jusqu’à cette heure, elle n’avait jamais parlé de lui à Germain ; et jamais il ne s’en était soucié. Ce fut en ces derniers jours que, se dépouillant, morceau par morceau, de sa peine, avec sa vie, il songea enfin à connaître la peine que gardait pour soi l’amie.

Il l’avait maintenant de veille, presque toutes les nuits. Bien qu’on eût rappelé par dépêche sa sœur, il ne voulait nulle autre qu’Annette. Il abusait encore ; mais, pour se tranquilliser, il se disait qu’il n’en aurait plus pour longtemps. Et puisqu’Annette était heureuse qu’on abusât ! … Mais il savait qu’un cœur généreux est fait pour qu’on l’exploite, et il s’inquiétait des peines au devant de qui elle marchait.

Il parlait moins de lui. Il avait d’ailleurs plus de peine à parler. Il la faisait parler. Il voulait connaître sa vie cachée. Et maintenant qu’il allait mourir, elle n’avait plus rien à lui cacher. Elle lui raconta tout, sobrement, avec une émotion voilée. Comme l’histoire d’une autre. Il écoutait sans un mot. Elle ne le regardait pas. Il regardait ses lèvres. Ce qu’elle ne disait pas, il le lisait. Il le lut plus clairement qu’elle-même. Cette vie le pénétrait, à mesure que fuyait la sienne. À la fin, elle le remplit… Si bien que près de mourir, il l’aima, pour la première fois. Il l’aima tout entière ; et, dans le secret de l’âme, il l’épousa. Elle ne le sut jamais… Elle, elle n’avait pour lui que les sentiments d’une sœur ; et l’aile de l’amour n’effleura point son être. Le visage de la mort appelle la pitié, la pitié passionnée. Mais instinctivement, l’amour en détourne les yeux. Germain le savait bien, et il ne le demandait point… Il s’était surmonté.

Il ne trahit — à peine — le changement qui s’était opéré dans ses rapports avec celle qui était devenue sa femme, à l’insu d’elle, que par le droit qu’il s’attribua de diriger, pour la première et la dernière fois, l’incertitude d’Annette dans sa vie de famille, et vis-à-vis de son fils. Une intuition virile lui faisait comprendre Marc, beaucoup mieux qu’elle, bien qu’il ne l’eût jamais vu. Il s’expliquait le malentendu entre le fils et la mère. Et s’il n’avait plus le temps de les aider à le résoudre, il ramassa ses dernières forces pour leur tracer le chemin à suivre. Il dit :

— Annette, c’est bien que je m’en aille. J’appartenais à une race d’esprits, qui n’aura plus place dans l’ordre à venir. Une race dénuée des illusions de l’avenir, comme de celles du passé. J’ai tout compris, je n’ai cru à rien. Trop comprendre a tué en moi le goût d’agir. — Il faut agir ! Tenez bon ! Votre instinct du cœur est plus sûr que mon pour-et-contre. Il ne suffit pas encore. Vous avez vos limites. Vous êtes femme. Mais vous avez fait un homme. Vous avez un garçon. Il se heurte à vos limites, ainsi que, nouveau-né, il se heurtait aux parois de votre ventre, pour en jaillir. Il vous ensanglantera encore plus d’une fois. Chantez, comme Jeanne d’Albret, le cantique de sa délivrance. Chantez la brèche par où il sortira de vous ! En mon nom, dites-lui qu’il ne se contente pas de tout comprendre, comme moi, de tout aimer, comme vous… Qu’il préfère !… Il est beau d’être juste. Mais la vraie justice ne demeure pas assise devant sa balance, à regarder osciller les plateaux. Elle juge et exécute l’arrêt. Qu’il tranche !… Assez rêvé ! Vienne l’éveil !… Adieu, Songe !…

Et l’on ne savait pas s’il parlait à lui-même, ou à Annette.

Mais, après l’avoir, une dernière fois, contemplée, il se retourna dans le lit, se séparant des vivants ; et il fixa le mur, — verrouillé dans le silence. Il n’ouvrit plus la bouche, jusqu’au dernier ahan de la mort, qui pétrit le corps dans l’agonie.


Annette n’eut pas le temps de penser à son propre chagrin. La peine de Franz prit tout. Elle était effrénée. Il fallait se consacrer à elle, ou la fuir. Elle l’accapara.

Dans les premières heures, les manifestations de cette douleur sans mesure gênèrent les assistants. Il n’en surveillait point l’expression, comme doit faire un deuil bien élevé. C’était un désespoir d’enfant, ou d’amant. Il ne voulait point se séparer du corps du bien-aimé. Et son amour parlait tout haut, comme sa détresse. La famille de Germain était scandalisée. Afin de mettre fin à ces exagérations, et d’éviter, surtout, le « qu’en dira-t-on ? », on prit soin d’écarter Franz de la maison ; et on le mit sous la garde d’Annette, pendant qu’on célébrait, à la petite église du pays, la cérémonie funèbre, avant de conduire le corps au fourgon du chemin de fer, qui devait l’emporter à la terre natale.

Les Chavannes partirent, les vivants et le mort — le plus vivant — la lumière, éteinte, de leur race. Comme dans ces catafalques du passé, où l’on portait, derrière le char et les blasons, la torche renversée. Les adieux avec Annette furent brefs et guindés. Mme de Seigy-Chavannes, la sœur, se contraignit, avec sincérité, à exprimer la gratitude qu’on lui avait pour ses soins dévoués ; et, malgré l’antipathie cachée, elle fit l’effort de l’embrasser. Mais d’un pareil effort la dette sembla payée. Seule, Mme de Chavannes, la mère, mouilla de ses larmes les joues d’Annette, et l’appela : — « Ma fille… » — Mais ce fut en cachette. Elle eût été disposée à l’aimer ; si étrangères que lui fussent ses pensées, elles les eût tolérées ; en dehors de la religion, tout ce qu’on pouvait penser lui était indifférent. Mais elle était faible… Sa tranquillité d’abord ! Il ne fallait rien faire qui risquât de troubler la maison… On se dit : « Au revoir ! » Et, de l’une et de l’autre parts, on savait bien qu’on ne se reverrait jamais.

Annette était enfermée avec Franz, durant que se déroulait la double cérémonie de l’église et du départ. Elle la suivait, en pensée. Elle se voyait, marchant, au milieu du cortège, sur le chemin glacé, où fleurissaient, sous le ciel trouble de la fin de février, les primevères. Elle écoutait, très loin, très lent, le glas voilé dans le silence. Et elle s’appliquait à ce que Franz n’entendît point. En le berçant de ses paroles, elle perçut le sifflet du train qui partait… Une pointe d’aiguille dans la poitrine… Il est parti… — Et l’ami mort fut mort deux fois.

Il fallait penser à celui qui restait. L’autre n’avait plus besoin de nous. Jusqu’à cette heure, il absorbait la pitié d’Annette, Il n’était plus à plaindre, désormais. Et la pitié reflua vers le vivant. Le mort le lui avait confié :

— Je te le lègue. Prends ma place ! Il est à toi.

La pitié, avec Franz, avait libre carrière. Il n’était pas comme Germain, qui se raidissait contre elle, et ne voulait point être plaint. Franz demandait à l’être. Il ne mettait aucune pudeur à montrer sa faiblesse. Annette lui en avait reconnaissance. Il trouvait aussi simple de lui demander son aide qu’à elle de la donner. C’était une jouissance, dont elle avait été sevrée. Son fils, ainsi que Germain, la lui avaient trop marchandée ! … Cette race d’hommes orgueilleuse, qui serre les dents sur ses émotions, qui a honte de son cœur, et cache, comme un déshonneur, sa nostalgie du lait de la tendresse, qu’elle suça, jadis, aux seins maternels !… Franz ne s’en cachait point. Il réclamait naïvement comme son dû, sa goulée. Tels ces nouveaux-nés aveugles, il tâtonnait des lèvres et des mains…

— Eh bien, bois, mon petit ! Bois-moi ! Je mets le bout de mon sein dans tes lèvres…

Et ce contempteur des femmes, à qui le lait maternel avait manqué — (il avait perdu sa mère, quand il était au berceau) — ne pensait pas à la femme dont il suçait le sein, il n’aimait pas la femme, il aimait seulement le sein. Il lui fallait calmer sa soif désespérée.

Annette ne l’ignorait point. Elle n’était pour lui rien de plus qu’une nourrice de sa peine, qui la berce et l’endort. Et elle n’avait pour lui rien de plus qu’un amour maternel, qu’accroissait chaque jour — et le besoin croissant que, chaque jour, il en avait. Mais l’amour maternel embrasse tous les amours. S’il ne les connaît pas tous par leur nom, il n’en est pas un seul que dans l’ombre il ne caresse.

Franz lui livrait tout. Il se livrait tout à elle. Avec une étrange impudeur, il trouvait naturel qu’elle se consacrât à tout ce qui était lui : — aussi bien son chagrin, son deuil, son désarroi, que son corps, sa santé, son manger, son logement, son vêtement. Nourrice et nurse, confidente et servante à tout faire, il ne lui fallait rien de plus, elle ne lui était rien de plus ; et il semblait attendre d’elle les soins et les services qui étaient de son métier. Annette, comme lui, le trouvait naturel. Il ne la remerciait qu’à peine, par politesse. C’était elle qui le remerciait, tacitement, d’avoir besoin d’elle.

Son égoïsme la ravissait. Il en est de charmants ; et les femmes ont pour eux une prédilection. Un homme qui vous aime, pour vous, — on lui en sait gré. Mais un homme qui vous aime, pour lui, — comme on le chérit ! Il ne pense qu’à lui, il ne se donne pas, il vous prend, il vous gruge, et il vous trouve bonne…

— « Qu’il est bon ! » dit cette huître…

Franz mangeait Annette, le plus gentiment du monde. Il était tendre et câlin, séduisant, en toute innocence ; il se laissait plaindre et choyer ; il lui faisait la grâce de lui exprimer des vœux qu’elle se hâtait d’accomplir, — quand elle ne les devançait pas, — descendant et remontant l’escalier de la maison, dix fois dans la journée, pour lui acheter des oranges, un journal, un objet dont il avait parlé, ou pour porter à la gare une lettre pressée. Elle était bien payée, quand, rentrant au logis après une courte absence, elle le voyait, impatient, qui lui reprochait de s’être trop attardée, ou quand, sur le balcon, le soir, au crépuscule, triste et dolent, il venait s’asseoir à côté d’elle, tout près, comme s’il avait besoin de se réchauffer contre ses jambes ; et brusquement, il pleurait… Annette, jetant son ouvrage, attirait la tête du grand enfant sur son épaule… et après qu’il avait bien pleuré — (bonheur ! cet homme qui ne rougissait pas de vous laisser essuyer ses pleurs !) — il se mettait à parler. Il déchargeait son cœur de ses souffrances secrètes, depuis celles de l’enfance refoulées, qu’il n’avait jamais osé livrer complètes, même à Germain, jusqu’au deuil qui, nuit et jour, continuait de saigner : car maintenant, il se reprochait, dans la dernière maladie, d’avoir fui l’ami, de ne l’avoir pas assez aimé, et de le lui avoir montré… Elle l’écoutait si bien ! Il se sentait soulagé, par le seul contact de cette joue de femme contre sa tête, par cette voix consolante qui, sans l’interrompre, mêlait à sa plainte de doux mots de pitié. Et il se confessait de ce qu’il n’avait jamais encore exprimé tout haut. Elle n’était pas étonnée ; elle accueillait sans heurt, comme si elle en eût déjà fait l’expérience personnelle, le récit non voilé de cette vie intérieure, ces aveux parfois scabreux, ces déviations morales, dont la lecture dans un livre l’eût peut-être repoussée. Elle l’écoutait vraiment comme au confessionnal, dont le secret est sacré ; et celui qui écoute est purifié par le divin amour-charité ; il ne peut être souillé par les aveux, ni révolté ; il participe aux faiblesses de la nature humaine ; celle de l’autre est la sienne ; et il en a pitié, il prend la faute sur lui. Et il aime l’autre davantage, maintenant qu’avec ses doigts il lui a lavé les pieds.


Après les quinze premiers jours de total abandon de l’âme à la douleur, où de la prostration le désespoir soudain surgissait par bonds, prenait l’homme à la gorge et la broyait — (Annette, plus d’une fois, la nuit, vint, de sa chambre voisine, calmer les sanglots de celui qui suffoquait sur l’oreiller) — la détente se fit… D’abord, une période de demi-torpeur meurtrie et de larmes en silence, comme le ciel de passage entre hiver et printemps, immobile et lassé, avec son soleil intérieur et ses muettes ondées… Puis, le réveil pudique de la convalescence, qui a honte de guérir et qui voudrait cacher le bien-être insolent de son retour à la vie, le temps des longs entretiens à mi-voix, pendant des heures, où le cœur a besoin d’épancher son flot renouvelé, mais il ne l’avoue pas — que tout bas, s’il est sûr d’une oreille complice…

Et puis, ils sortirent ensemble, Franz au bras d’Annette, s’appuyant, — à pas lents — par ces après-midi tièdes et voilées, où dans les feuilles mortes, sous les buissons calcinés, pointent les premières violettes ; et déjà, le printemps timide s’annonce sur les monts, tandis que la vallée sommeille encore, transie, dans le bleu sombre des brumes et des ombres. On pensait à l’ami. Il était avec eux. On eût dit qu’il attendait qu’ils fussent tous les deux, pour être avec chacun des deux. Chacun le sentait présent, dans la présence de l’autre. Mais quand ils étaient, chacun seul, ils ne le sentaient plus que lointain ; l’invisible présence se faisait ombre distante. Franz se pressait, en marchant, contre Annette, pour retrouver Germain. Il s’accrochait au bras de celle qui vivait, dans sa peur de perdre la main du disparu. Maintenant, il était prodigue en affectueuses prévenances, que rehaussait la gentillesse innée de sa nature aristocratique. Il chérisssait Annette, et il s’ingéniait à le lui prouver ; il ne pouvait plus se passer d’elle. Annette était touchée, mais sans illusions. Elle était une Française, qui sait bien voir les autres, même quand elle est partiale à leur avantage. Mais une Française est femme ; et ce qu’une femme voit le moins bien — (car elle ne tient pas à le voir) — c’est elle. Son devoir la rappelait à Paris, près de son fils. Elle l’avait trop délaissé. La longue agonie de Germain, la douleur exigeante de Franz, l’avaient accaparée. Trois longs mois, elle s’y était donnée, toute, elle ne pouvait s’en libérer sans inhumanité : (c’était, du moins, l’excuse que sa conscience se prêtait). Mais à présent, le devoir n’était plus de rester. Le devoir se retrouvait de l’autre côté… Son fils la regardait, le blâme dans les yeux… Jamais il n’était sorti de sa pensée. À défaut des jours pleins de tâches, pas une nuit n’avait passé, sans qu’elle le revît, avec remords. Elle se tourmentait de ses dangers. Au lendemain du raid d’avions du 30 janvier, elle faillit partir pour le rejoindre. Ils ne s’écrivaient guère, et leurs lettres, espacées, se montraient économes de tendresse. Elle, par manque de temps, et par une raideur, qui provenait de sa gêne cachée : en restant loin de lui, elle savait qu’elle lui faisait tort ; et elle préférait ne pas se l’avouer : alors, elle attribuait sa contrainte aux torts qu’il avait envers elle. Et lui, ne pardonnait point la dernière rencontre, l’outrageante méfiance qui l’avait souffleté. Les nuits qui avaient suivi, quand il revoyait la scène, de rage il mordait son oreiller. Mais naturellement, il se serait fait tuer, plutôt que d’en laisser rien soupçonner. Ses lettres à sa mère, froides, hautaines et distantes, s’appliquaient à montrer qu’il ne tenait point à elle. Le pire était qu’Annette, absorbée par des soucis plus poignants, ne paraissait pas le remarquer ! Elle répondait quelque billet banal et pressé. La poste s’en mêla. Sa lettre du premier janvier mit plus de quinze jours à arriver. Et une crise terrible de Germain, qui pendant vingt-quatre heures tint suspendues à lui toutes les forces d’émotion d’Annette, lui fit oublier totalement l’anniversaire de la naissance de Marc. On a beau afficher le mépris pour la sentimentalité, — il en aurait pleuré ! Des larmes, vite essuyées ; mais elles brûlaient encore ; et il n’aurait su dire si c’était de déception outragée, ou d’un autre sentiment que l’outrage ne permettait pas d’avouer. Annette n’en connut rien.

Quand elle s’aperçut, ensuite, de son oubli, elle en eut de la peine ; mais elle jugea inutile de la lui avouer… Puisqu’il paraissait (nouvelle preuve de son insensibilité !) ne s’en être pas soucié !… Ah ! s’il eût été comme Franz, expansif et aimant !… Malgré la différence d’âge, elle faisait entre eux de fréquentes comparaisons. Car elle voulait considérer Franz comme un de ses enfants. Elle s’en autorisait pour excuser l’absorbante affection qui prenait la part de l’autre. Mais l’excuse était pipée, et Annette se trichait. Un instinct salutaire, malheureusement tardif, la poussait à se punir de trop penser à la peine qu’elle aurait, en partant. Mais le démon du cœur féminin est expert à trouver sa revanche. Il lui soufflait à l’oreille que, si elle restait, elle aurait le remords de n’être point partie ; et que, si elle partait, elle aurait le remords de n’être point restée. Le dernier permettait de caresser le sentiment secret. On sacrifie son désir inavoué, afin d’avoir des raisons, ensuite, de le dédommager. La question se posait, pour Franz, beaucoup plus simplement. Il poussa les hauts cris, quand Annette parla de le quitter. Qu’elle eût d’autres devoirs, il n’en voulait rien savoir. Il se trouvait lésé. Elle lui était devenue une habitude nécessaire ; il se montra affolé, à la pensée de la perdre. Annette, nullement choquée de cette exigence du cœur, secrètement flattée de cet accaparement, résistait mollement. Elle remettait de jour en jour sa décision. Franz lui cachait sournoisement les journaux, et Annette oubliait de les réclamer. Le 8 et le 11 mars, deux nouveaux raids d’avions ravagèrent Paris ; et Franz, qui le savait, se garda de le dire. La frontière franco-suisse fermée, pendant la première quinzaine de mars, lui fut un prétexte pour le manque de nouvelles. Annette était coupable de ne pas chercher plus loin. Elle fut bien punie. Le 22 mars, tomba sur elle un double coup de foudre. La manchette d’un journal lui annonça l’explosion de la Courtille, la ruée allemande sur Paris. Et une lettre de Sylvie, qui datait de dix jours, lui apprit que Pitan était arrêté.

Annette fut bouleversée. Elle ne douta pas, un moment, que Pitan ne payât pour elle, dans l’affaire de l’évasion. Et, en ces temps, c’était le crime de haute trahison. Que s’était-il passé, dans l’intervalle des dix jours écoulés depuis le départ de la lettre ? En ces semaines de dure dictature, enfiévrée par l’approche de l’ennemi, les sanctions étaient promptes, on ne s’embarrassait point de justice : la justice n’était que la procureuse de la vengeance… Annette, depuis des mois, ne s’occupait plus de politique. Elle avait oublié. pour deux êtres, tout le reste du monde. Elle se condamna…

Hâtivement, elle fit ses préparatifs de départ. Elle savait qu’en rentrant, elle courait au devant du sort qui menaçait Pitan. Mais elle ne craignait pas tant ce sort que la pensée d’avoir livré Pitan, et d’avoir paru fuir sa part de responsabilité. Plus un instant à perdre ! Avec l’avancée allemande, la route de Paris serait, d’un jour à l’autre, coupée. Puisqu’il y avait danger pour son fils, pour les siens, sa place était près d’eux.

Franz en vain protesta. Le souci de sa personne passait maintenant au second plan. Maintenant, il pouvait vivre seul, avec son chagrin. Son deuil avait pris des formes plus apaisées ; il était à cette heure où se refait avec lui l’harmonie de la vie ; il en devient un élément ; il ne risque plus de détruire, il occupe et nourrit ; il est un compagnon même, dans l’isolement.

Annette ne laissait point, d’ailleurs, l’ami dans l’abandon. Elle tenait toujours compte des hasardeuses suggestions, sur un esprit inquiet et mobile, d’une solitude trop complète, succédant à des mois de complète intimité. Elle s’était mise en quête d’une société discrète qui, sans l’importuner, veillât un peu sur lui et, de loin, pourrait la tenir au courant de sa santé.

Dans un chalet voisin, deux dames habitaient. Mère et fille. Deux Baltes. Elle vivaient à l’écart. La mère, toujours en deuil, grande, forte, d’allure aristocratique. La fille, vingt-six ans, presque toujours étendue. Une abondante chevelure d’or pâle, fine, serrée, et nattée. Point jolie, la mine rongée, grande aussi, et la taille élégante, mais atteinte d’une tuberculose des os, qui depuis deux ou trois ans qu’elle s’astreignait à un traitement rigoureux, était en voie de guérison. Elle boitait un peu. — Les deux femmes faisaient, l’après-midi, une courte promenade ; elles n’allaient pas très loin ; Annette et Franz, revenant de leurs courses, les rencontraient à courte distance du logis. On rentrait de compagnie. Appuyée sur sa canne, la boiteuse, par amour-propre, ou par indifférence, n’essayait point de dissimuler son infirmité. On n’échangeait que des paroles banales. Ni d’un côté, ni de l’autre, on n’était curieux des secrets du voisin. Mais, de maison à maison, on se rendait quelques services, et on se prêtait des livres.

Annette pria Mme de Wintergrün de vouloir bien veiller, à distance, sur son jeune ami, et de le distraire de son deuil, qu’elle lui avait confié. Elle n’en parla point à Franz, qui montrait peu de bonne grâce à rencontrer les deux femmes. Il eût suffi qu’elle lui exprimât son désir qu’il liât société avec elles, pour qu’il s’y refusât ; car il lui en voulait de partir, et il n’eût point supporté qu’elle se cherchât des suppléantes et qu’elle les lui imposât.

Jusqu’à l’heure du départ, il espéra qu’elle resterait. Il perdit le dernier jour en bouderies, que secouaient d’impérieuses instances.

Aennchen, tu ne pars pas ?… Dis, n’est-ce pas, tu ne pars pas ?,.. Je t’en prie… Je le veux…

— Mais, mon petit, disait Annette, et les miens qui m’attendent ?

— Qu’ils attendent !… « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras… » Le premier tien, c’est moi ! Inutile de tenter de le convaincre ! Il était comme un enfant qui répète : « J’ai soif ! » et ne vous écoute pas.

Quand il vit que la décision d’Annette était irrévocable, il s’enferma dans sa chambre, et il ne desserra plus les dents. Il ne répondait plus aux questions. Il la laissa seule faire sa malle, ranger, se fatiguer. Elle vit le moment où elle devrait le quitter, sans qu’il lui dît adieu. Mais, aux dernières minutes, quand elle entra chez lui, en costume de voyage — (il était assis, morne, dans un coin) — elle se pencha, et voulut le baiser au front, il releva la tête si brusquement qu’il heurta la bouche d’Annette, et la lèvre saigna. Elle ne sentit la blessure qu’assez longtemps après. Lui, naturellement, n’avait rien vu, il lui baisait les mains, et plaintivement répétait :

Aennchen ! Aennchen !… Vite ! Reviens !…

Elle lui caressait la tête, en promettant :

— Oui… Oui, je reviendrai…

Enfin, il se leva, il prit ses paquets, et il l’accompagna. Annette parlait seule. De la maison à la gare, pour occuper sa pensée, elle lui fit des recommandations domestiques. Il n’écoutait que sa voix. Après l’avoir aidée à monter dans le wagon, il y monta aussi, et s’assit auprès d’elle. Il ne parlait toujours pas, et restait sans la regarder. Elle craignit qu’il ne se laissât surprendre par le départ du train et qu’il ne la suivît. Mais cinq minutes avant, il se leva brusquement et, sans un mot d’adieu, de peur de ne pouvoir maîtriser son émotion, il s’en alla. Penchée à la portière, Annette le regardait s’éloigner, à grands pas. Elle guettait ses yeux. Mais il ne se retourna pas. Il disparut. Annette se retrouva seule dans le train presque vide, immobile, sans bruit. Et sa lèvre brûlait. Et elle léchait le sang…


À la frontière, le présent la reprit, — l’ombre rouge de la guerre, et le devoir dangereux, à la rencontre de qui elle marchait. Son signalement n’était-il pas donné ? Et, dès ses premiers pas sur le sol français, serait-elle arrêtée ? La lettre de Sylvie, prudente, ne précisait rien ; selon qu’on la lisait ou non, entre les lignes, elle laissait tout craindre, ou ignorer. — Mais la visite des passeports eut lieu sans incidents ; et Annette passa. Elle arriva à Paris. Personne ne l’attendait. Elle devançait de plusieurs jours la lettre qu l’annonçait. Sa pensée inquiète avait elle-même couru, toute la nuit, devant le train. C’était le dimanche des Rameaux ; et la nouvelle, apprise en route, du bombardement de Paris par le canon mystérieux, qui semblait sorti de l’imagination de Jules Verne, l’alarmait pour son fils. Le quartier où il habitait, se trouvait sous la trajectoire. D’être rentrée dans Paris, sous le canon de l’ennemi, c’était déjà un soulagement. Mais Annette ne commença de s’apaiser que lorsqu’elle vit la maison intacte, et que, montant précipitamment, elle frappa à la porte et entendit (bonheur !) le pas de son fils qui venait ouvrir.

Marc fut stupéfait. Pour un instant, tout contrôle sur soi-même cessant, il ne resta plus rien de la muraille factice qu’ils avaient élevée entre eux. Ils s’étreignirent. Et chacun fut saisi de la fougue que l’autre mettait à cet embrassement.

Mais ce ne fut qu’un instant. Ils étaient si peu habitués à ces effusions qu’ils en furent gênés ; et, se lâchant, ils reprirent les manières de convention.

Un secret était entre eux. — Annette, entrée dans la chambre, expliquait son retour, à sa façon. Marc écoutait, se taisait, et il ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements. C’était lui, cette fois, qui était en service d’inspection. Annette, contrainte, s’obligeait à parler. Un malaise confus lui faisait craindre d’être jugée par son fils. Elle n’était pas envers lui sans reproches — et de plus d’une espèce. Aussi, se montra-t-elle moins tendre et plus sûre de soi qu’elle n’était. Dans son attention à s’observer, elle ne sut pas l’observer. Elle ne vit point qu’il n’était plus celui que, trois mois avant, elle avait laissé… Comme celui qu’on connaît est toujours différent de celui qu’on connaît !… Jamais on ne connaît qu’une image passée. Et l’image nouvelle est un nouveau-venu, dont on n’a point la clef…

La veille de son arrestation, Pitan, qui se savait filé, avait pu faire parvenir une lettre à Sylvie. Il la priait d’avertir Annette qu’elle ne s’inquiétât point, qu’il prenait tout sur lui. Rien de plus. C’était assez. Sylvie, sans rien savoir de précis, avait, depuis l’été, flairé l’étrange aventure. Et elle s’alarma. Dans quelle équipée sa folle s’était-elle engagée ? Impossible de l’éclaircir ! Pitan était au secret. Et de l’absence d’Annette, elle ne savait rien de plus que ce qu’Annette lui avait écrit : qu’elle avait été chargée de conduire en Suisse un blessé. Sylvie, à mots couverts, confia son souci à Marc. Il devina le reste. Le souvenir de sa rencontre mystérieuse, près de la gare de Lyon, en décembre dernier — (il n’en avait soufflé mot à personne) — ressurgit. Il avait là-dessus bâti tout un roman. Sans le livrer à sa tante, il s’ingénia, avec elle, à reconstruire l’histoire. Sylvie lui raconta, pour la première fois, ce qu’elle avait appris des raisons qui amenèrent la révocation d’Annette, de la scène du cimetière, et de l’intérêt qu’elle portait à un prisonnier. Sur ces données, Marc longuement travailla. Et la figure de sa mère lui apparut sous une autre lumière. Il revisa ses idées. Le pacifisme qu’il méprisait comme fade, bon pour les femmes et pour les « ramollis », — en devenant une passion, en se faisant dangereux, prit de la saveur. Il imagina une aventure d’héroïsme et d’amour, un roman ; il en ressentit une jalousie cuisante et un attrait inquiet. Maintenant, il comprenait le soupçon de sa mère, qui l’avait tant blessé ! Et le pire était qu’après s’en être indigné jusqu’à la rage, il dut reconnaître que ce soupçon, il l’avait, par son attitude, autorisé. C’était accablant… Mais il ne s’agissait plus de lui. Sa mère était en danger. Et quand il la vit entrer, il n’eut pas un instant de doute qu’elle ne vînt sciemment au devant du danger. Cette pensée prima en lui toutes les autres. Il la couvait des yeux. Il la suppliait mentalement de lui confier ses risques. Mais il savait bien qu’elle ne le ferait pas. Il en souffrait, et l’admirait. Il admirait sa fierté, son calme, et son silence. Il la découvrait ! Enfin ! — Et il trembla de la perdre, car elle était menacée.

Annette ne remarqua rien. Un seul devoir l’occupait, et elle était pressée. Avant même de voir sa sœur, à peine fut-elle rafraîchie et restaurée qu’elle s’habilla et sortit. Marc balbutia timidement une offre de l’accompagner ; elle l’écarta, d’un geste ; et il n’insista pas. Mortifié, il tremblait de s’attirer une nouvelle blessure. Elle alla chez Marcel Franck. Il était devenu un rouage important de la machine à broyer. Il s’était faufilé au secrétariat particulier du ministre-président.

Sans se donner la peine de préambules inutiles, elle lui conta l’histoire. Marcel en tomba de son haut. Son premier sentiment n’eut rien de bienveillant. Elle vit, pour la première fois, un Franck qui avait perdu le sourire — ce cosmétique d’ironie qui faisait à son visage une seconde nature. Et même, pour quelques minutes, il fut bien près de manquer à l’élémentaire courtoisie. Il ne voyait qu’une chose en cette affaire : c’était que cette toquée l’avait mis dans de beaux draps ! Qu’elle y fût avec lui, ne le faisait point rire : il n’était plus disposé à se payer d’un jeu de mots ; il en voulait à Annette de l’avoir compromis. — Mais le regard ironique d’Annette, qui suivait sur ses traits ses pensées, le rappela à son rôle d’homme du monde. Il reprit son maintien dégagé. La crânerie de cette femme qui venait affronter les risques lui faisait honte de sa pusillanimité. Ce fut donc l’ancien Marcel qui demanda :

— Mais, pour l’amour du ciel, Annette, quel diable vous a poussée, quand vous étiez tranquille là-bas, en Suisse, et que personne ne pensait à vous, quel diable vous a soufflé de venir vous jeter dans la gueule du loup ?

Annette expliqua posément qu’elle venait se substituer à Pitan, ou réclamer sa part de l’inculpation retenue contre lui.

Marcel leva les bras :

— Vous ne ferez pas cela !

— Je viens vous demander le nom du juge d’instruction qui est chargé de l’affaire, afin de lui présenter ma déclaration.

— Je ne le permettrai pas.

— Croyez-vous que je vais laisser condamner pour moi un innocent ?

— Il n’est nullement innocent ; il est un professionnel du jeu, un entrepreneur de la contrebande postale et de l’évasion, un vieux cheval de retour. Vous ne le sauveriez pas, en vous dénonçant. Et d’ailleurs, il ne vous a pas nommée.

— C’est qu’il est généreux. Je ne vois donc pas pourquoi je le serais moins que lui.

— Vous avez un enfant.

— Justement ! Je ne veux pas qu’il soit un lâche.

— Vous êtes absolument folle.

— Absolument. — Maintenant, cher ami, dites-moi seulement le nom que je suis venue chercher. Et tranquillisez-vous ! Le vôtre ne sera pas prononcé. Il pensait :

— « Vous me la baillez belle ! Une fois sur la piste, il faudra bien que la justice, d’échelon en échelon, remonte jusqu’à mon nom ! »

Mais son amour-propre fut piqué. Et il regimba :

— Il n’est pas question de moi. C’est pour vous que je m’inquiète. Vous ne connaissez pas le « patron ». (Il parlait de « l’Homme qui faisait la guerre » ). Il n’en est pas à un jugement sommaire de plus ou de moins. Ce n’est pas une femme qui l’arrête ! Il aime, pour l’exemple, à souffleter toutes les vieilles conventions, les égards complaisants, les sacrées traditions de respect et de galanterie…

— Il ne me déplaît pas d’être traitée en égale. Fût-ce devant le poteau !

Marcel ne s’obstina point. Il connaissait Annette.

— Bon !… Laissez-moi d’abord examiner l’affaire !

— Le temps presse.

— Il ne sera point perdu.

— Mon témoignage me pèse.

— Vous êtes assez robuste pour en porter la charge, encore un jour ou deux. S’il y avait quelque chance d’obtenir un non-lieu, cela ne vaudrait-il pas mieux que de vous perdre tous les deux ?

— Et qui me garantit que demain, ou le jour qui suit, je n’apprendrai pas, après coup, que Pitan a été l’objet d’un de ces jugements sommaires, dont vous venez de me parler ?

— Je connais le juge d’instruction. Je vous tiendrai au courant. Je ne cherche pas à vous tromper. Je ne m’y risquerais pas !… Et, au pire, si, à mon insu, un brusque arrêt intervenait, il vous resterait toujours, après comme avant, la ressource de vous livrer. Nul n’a jamais pu empêcher une femme de se perdre.

— Je ne le crains point, Marcel. Mais je ne le désire point. Je n’ai ni goût ni estime pour l’héroïsme inutile.

— Grâce à Dieu, voici une parole de bon sens !… Ouf !… Et quant à l’héroïsme utile… Annette, parlons franchement, je m’en vais de mon mieux m’employer pour votre cause… pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il était votre amant ?

— Qui ?

— Ce joli garçon, que vous avez sauvé.

— Quelle sottise !

— Allons ! Vous n’allez pas essayer encore de me le cacher ? Je ne vous le reproche pas. Si c’est votre plaisir, vous avez bien raison !

— Mais je vous assure que non !

— Allons donc !

Annette s’empourpra :

— Non, non, non, et non !

Marcel sourit :

— Bon, ne vous fâchez pas ! Je ne vous demande plus rien… Mais entre nous, la Mystérieuse, avouez que vous seriez bien embarrassée d’expliquer pourquoi, si vous ne l’aimiez pas, vous l’avez sauvé ?

— Parce que…
commença-t-elle impétueusement.

Mais elle s’arrêta. Elle vit que, quoi qu’elle dît de ses vraies raisons, il n’en croirait rien : il ne comprendrait pas… Eh bien, soit ! Qu’il croie ce qu’il voudra !

Le sourire de Marcel triompha. On ne lui cachait rien !…

Il était bon garçon… L’amour donnait du piquant à l’affaire… Cette Annette, tout de même… Diablement compromettante… Mais, au fond, il en était fier !…


Il se mit aussitôt en marche. Il vit le capitaine juge d’instruction. C’était un homme aimable et distingué, qui s’était haussé sans effort au degré d’inhumanité que son rôle exigeait de lui. Le fanatisme national, de commande, et la curiosité du dilettante, se mariaient chez lui en une affable indifférence. Il n’était jamais plus dangereux pour les prévenus que quand il s’intéressait à eux.

Il s’intéressait à Pitan. Il le trouvait bien sympathique. Ils avaient eu ensemble de longs et courtois entretiens, d’où il tâchait d’extraire le chanvre de la corde pour le pendre. Mais la corde était mince : il l’avouait, avec bonne grâce et regret. Le petit brocanteur faisait figure de doux illuminé, assez inoffensif et très désintéressé. Il parlait volontiers, était heureux d’exposer ses affectueuses chimères, se montrait reconnaissant qu’on voulût l’écouter, attendait le poteau avec une jubilation discrète de chien aux yeux brillants qui louchent vers le morceau de sucre ; mais rien n’avait pu lui faire nommer quelqu’un de ses complices, ni fournir quelque précision sur les délits imputés. Par goût ou par finesse naïve et madrée, il dérivait toujours du récit dans la dissertation. Il paraissait n’attacher aucune importance aux faits, et beaucoup aux idées.

Le juge montra à Franck des lettres que Pitan avait, de sa prison, adressées à un jeune ami, et celles du jeune ami : il avait nom Marc Rivière. Et Franck eut un moment d’émotion : ce petit imbécile aurait-il, de lui-même, livré la mèche ? Avec ces Rivière, on pouvait s’attendre à tout !… Mais il se rassura, en entendant le juge qui, d’une voix mélodieuse, lui lisait des morceaux de ces épîtres, écrites en beau lyrisme, qui faisait, tour à tour, songer au jeune Schiller, à Flaubert, à Jean-Jacques, à Rimbaud. Pitan, lui, mêlait Bernardin de Saint-Pierre à Edgar Quinet. Le jeune exprimait au vieux une affection exaltée, une indignation des abus de la force, et le désir ardent de partager, quel qu’il fût, le sort réservé au juste. Le vieux, paternellement, s’efforçait de le calmer, disait sa joie tranquille, la paix dont il jouissait : on eût dit que sa prison fût la retraite élue pour le sage, un ermitage laïque octroyé au penseur par la grâce de l’État. Par la fenêtre de la cellule, haut placée et grillée, le vent avait apporté des berges de la Seine une fleur de marronnier ; et c’était avec elle tout le printemps qui était entré : Pitan se faisait bucolique. La fleur était là, soigneusement étalée entre les feuilles de la lettre que le juge tenait. Et les deux Parisiens, échangeant un sourire amusé, disaient :

— Le bonhomme, aussi, serait à épingler.

Mais le bonhomme, pas plus que le fougueux adolescent, n’avaient trahi le fond de leur pensée : celui-ci, son inquiétude et ses remords, au sujet de sa mère ; et l’autre, sa volonté de le rassurer ; ils se comprenaient à demi-mot ; et les Parisiens n’y voyaient qu’un dialogue de l’Émile.

Le juge ferma son dossier ; et Franck demanda :

— En résumé ?…

— En résumé, tout se réduit à cette affaire baroque d’évasion. On ne comprend pas très bien quel intérêt y a pu prendre ce vieil Anacharsis. Personnellement, il ne connaissait pas le prisonnier. Nous avons fait filer en Suisse le jeune oiseau. Il a été recueilli dans une famille de province irançaise…

Franck dressa l’oreille.

— …Gens honorables, au-dessus de tout reproche : un fils blessé, tous les autres hommes au front, morts ou vivants, trois femmes : la mère, une fille mariée, et une gouvernante garde-malade. Il y a lieu de croire à une intrigue entre le beau jeune homme et la fille mariée. Histoire banale. Le mari se bat. À l’arrière, le moral se soutient comme il peut. Il est assez étonnant qu’une aussi bonne patriote ait été choisir un Alboche. Mais faute de grive !… Il est probable qu’avant la guerre, déjà, ils se connaissaient. Franck se leva, tout à fait rassuré :

— La nuit, tous les chats sont gris.

— Vous comprenez que l’on ne tient pas, pour récompenser le zèle du combattant, à le faire cocu, publiquement. Le salut public n’y est point engagé.

— Et quant au vieux ?…

— Et quant au vieux, on peut le pendre, si l’on veut, — ou, si l’on veut, le laisser courir. De raisons pour, de raisons contre, il y a juste autant. Les deux plateaux sont à égalité. Et que l’un des deux penche, ou bien l’autre, c’est sans importance. Aux ordres de l’État !

« L’État » était le rayon de Franck. Il alla voir le « patron ». Il le connaissait depuis longtemps. Mais qui pouvait se vanter de le connaître ? Le diable d’homme faisait toujours le contraire de ce qu’on en attendait. Un terrain épineux, semé de chausse-trapes… Franck avança prudemment.

La chance le favorisa. Au lieu du coup de boutoir, dont le sanglier irascible honorait, à l’ordinaire, ses marcassins, il trouva l’animal tout guilleret : « il avait bien dormi » ; il frétillait… L’homme au masque de Mongol revenait d’un tour au front : tout allait bien ; on y mourait, sur place, et selon l’ordonnance, sans se faire prier. La ligne de défense était consolidée, et la vague allemande, une fois de plus, paraissait arrêtée. Le rude vieillard rentrait ragaillardi. La fatigue n’avait pas plus de prise sur son cuir que la sentimentalité. Il venait d’expédier le gros des affaires urgentes, que ses secrétaires lui avaient déblayées. Maintenant, il s’accordait, avant la séance de la Chambre, une demi-heure de récréation. Il aimait les ragots ; et sa petite police, qui connaissait son goût, avait toujours les mains pleines des scandales du jour. Sur-le-champ, il en flaira un dans les poches de Franck, qui s’avançait, avec un sourire circonspect et prometteur :

— Voilà le sire de Frangipane — (il prononçait : « Franck-tjipane » ) — qui apporte sa marchandise !… Allons, vite, mon petit, découvre ton panier !

Franck, flatté de la familiarité, vexé du sobriquet, qui lui allait trop bien, se mit au ton facétieux du patron, et, tout en tâtant l’ogre, commença d’esquisser le portrait sympathique et comique de Pitan. Il n’eût pas été bien loin, car l’auditeur impatient coupait sa description d’un narquois :

— Une belle âme… Tu n’as rien de mieux ?.,. …si le conteur ne s’était avisé de broder sur l’étoffe d’extravagants dessins, qu’il improvisait au goût de son public. Et voici que Pitan devenait l’amoureux transi d’une « honneste » dame, qui était à son tour la chaude amante de l’Autrichien, que Pitan avait fait évader…

Cette fois, le patron s’allumait :

— Qui c’est ?… Qui c’est ?… (criait-il, agrippant le bras de Franck)…Parie que je la connais !… C’est la femme à X ?…

(X était un de ses ministres.)

Dans son petit œil passa un éclair de malice féroce.

— Non ?… Non ?… Dommage ! Je l’aurais flanquée à St-Lazare, au nom de l’Union Sacrée !… Il en nomma encore deux ou trois. Il n’eut plus de cesse que Franck ne lâchât le nom. Ce ne fut pas sans peine : car le risque était grand. Mais il était trop tard maintenant pour reculer ; et le bavard était pris par sa langue…

Au nom d’Annette Rivière, le vieux eut une exclamation :

— Rivière…

Il l’avait connu. Rivière, l’architecte, le fêtard, l’homme d’esprit, l’esprit-fort, le Dreyfusard… Ils étaient du même temps, ils étaient du même bord, ils avaient jouté, plus d’un coup, de gaillardise et de cynique ironie. Quant à sa fille, il lui avait, gamine, pincé les joues. Il l’avait perdue de vue. Mais elle lui était sympathique, parce qu’elle avait plaqué Roger Brissot, « cet idiot !… » (Il ne pouvait souffrir la vertu oratoire des Brissot. Il avait cela de bon qu’il haïssait à mort l’hypocrisie. Il la flairait partout, — et d’ailleurs, jusque dans la vérité)… Aussi, avait-il été ravi de la maîtresse nasarde, appliquée au visage de la gluante tribu par la poigne d’Annette, qui se décollait d’eux, en laissant leur Roger de baudruche dégonflée, le nez dans l’eau. À l’affût des cancans, il n’avait pas peu contribué à colporter celui-là, à la rage rentrée des Brissot, qui affectaient de n’en rien savoir. C’était un de ses bons souvenirs ! À distance, il lui semblait que, dans cette excellente farce, d’entente ils étaient deux : lui et Annette. Aussi, en savait-il gré à la gaillarde fille. (C’est ainsi qu’il la voyait). Sa nouvelle aventure le trouva indulgent… Cette Rivière !.,. Quelle Gauloise !…

— Mais, dites donc. Frangipane, elle n’est plus toute jeune… Elle doit avoir… Attendez… Bah ! ça n’en est que mieux ! J’aime ça, elle a du feu… Eh bien, quoi, toute cette affaire, c’était pour aboutir à ce jeu de trou-madame ?… Qu’est-ce que la politique a à fiche là-dedans ?… Vous n’allez pas me traîner cette bonne Française devant Foutriquier-Tinville ? (Il nommait ainsi son accusateur public). Il s’en lécherait les crocs… Non, non ! Qu’elle couche avec son Viennois ! Ça fera un soldat du Droit de plus, pour la prochaine… Et quant au vieux Pitan (encore un nom bien français, salut au régiment !) « le plus heureux des trois », qu’il déguste sa chance !… Vous allez, mon petit, me boucler cette instruction-là… Non-lieu, sacré nom !… — Et maintenant, parlons de choses sérieuses… Nous allons à la Chambre… Qu’est-ce que je m’en vais dégoiser à ces veaux ?

L’affaire fut enterrée.

Après qu’ils l’eurent salie, Annette fut sauvée. Salir est, dans la jungle, une forme de la sympathie.


Mais, par bonheur pour elle, elle n’en connut rien. Un mot de Franck l’avertit seulement que tout était en bon train. Elle ne s’en contenta point. Méfiante, elle avait, malgré tout, écrit au juge, pour demander à être entendue. Le juge montra plus tard la requête à Pitan, en le relâchant.

Rentrée à la maison, Annette trouva Sylvie, accourue ; elle l’instruisit de ses démarches. Là-dessus, Sylvie lui en dit, de toutes les couleurs. Elle était hors de soi, d’une pareille folie. Annette la laissa dire. Et Sylvie, — puisque le mal était fait, et qu’il n’y avait plus qu’à accepter — coupa court, brusquement ; se jetant au cou de sa sœur, elle l’embrassa. Au fond, elle n’eût voulu, pour un empire, qu’Annette eût agi autrement. Et de savoir qu’elle, Sylvie, ne l’eût point fait, elle avait l’orgueil que la grande sœur l’eût fait. Cette volonté, ce calme lui en imposaient.

Derrière la cloison, Marc écoutait, sans bien comprendre, le murmure confus de la discussion des deux sœurs, les éclats de voix irritée de Sylvie, qu’un geste d’Annette faisait baisser de ton et mettre la sourdine, puis des embrassements furieux, et le silence : Sylvie se mouchait ; elle, la femme aux yeux secs, elle avait pleuré…

Les deux femmes, debout, tendrement enlacées, se contemplaient ; et Annette, baisant les yeux de Sylvie, lui contait, à mi-voix, longuement, toute l’histoire, l’amitié de Germain, l’évasion de Franz, la mort. Sylvie ne songeait plus à blâmer la folle générosité de sa sœur ; elle ne la mesurait plus à l’aune commune, à la sienne ; elle lui reconnaissait, à elle seule, le privilège d’agir et d’exister, selon une loi supérieure à la loi ordinaire. Mais, derrière la cloison, le garçon jaloux était meurtri qu’on le tînt en dehors de la confidence. Il se serait gardé de la solliciter. Sa fierté attendait qu’on vînt la lui apporter.

Il rongeait son frein, le jour suivant, quand arriva Pitan. Il sortait de sa Thébaïde. Annette entendit l’exclamation joyeuse de son fils, qui ouvrait la porte, et elle laissa tomber l’ouvrage qu’elle tenait. Marc se récriait de surprise, en broyant les mains du visiteur. Pitan riait dans sa barbe, avec son petit gloussement tranquille et affectueux. À sa vue, Annette se leva et elle l’embrassa. Puis, elle se rappela la présence de son fils, et elle en eut de la gêne. Marc en avait beaucoup plus ; il s’éclipsa sous prétexte d’aller fermer la porte de l’escalier, et les laissa seuls, quelques minutes. Annette et Pitan échangèrent rapidement des paroles émues et souriantes. Marc revint ; et l’entretien à trois se maintint sous le voile, à demi-mots. On voulut retenir Pitan à déjeuner ; mais il était pressé déjà d’arpenter Paris ; il avait à faire le tour des camarades. Marc sortit avec lui. Tandis qu’ils trottaient ensemble :

— Pitan, dit Marc, je sais ce que tu as écrit à ma tante.

— Ah ! répondit le vieux.

Et il en resta là.

Marc avala sa salive :

— Tu t’es dévoué pour nous. Tu as été généreux.

— Moins que ta mère.

— Mais qu’est-ce qu’elle a risqué ?

— Elle ne t’en a rien dit ?

— Non.

— Alors, tu ne voudrais pas que je te le dise, pour elle ?

— Non…

Il était vexé ; mais Pitan avait raison. Ils continuaient de cheminer. Marc reprit, après un effort :

— Mais je voudrais savoir, au moins… Est-ce qu’elle risque encore ?

— Pour l’instant, je ne crois pas. Mais dans ce temps de lâches et de loups, une femme comme elle, brave et franche, risquera toujours.

— Est-ce qu’on ne peut l’empêcher ?

— On ne doit pas l’empêcher. Il faut l’aider, au contraire.

— Mais comment ?

— En risquant avec elle.

Il ne pouvait pas lui dire :

— Risquer, oui. Mais comment, lorsque je ne sais rien d’elle, lorsqu’elle ne me confie rien de ses risques et de ses dangers ?

Il exagérait encore l’amertume de se sentir écarté. Il se répétait :

— De tous, de tous, je suis celui à qui elle confie le moins.

Comme il ne répliquait plus, Pitan interpréta maladroitement son silence. Il lui dit :

— Mon petit, tu peux être fier de ta mère.

Marc cria, rageur :

— Crois-tu que je t’aie attendu, pour l’être ? Il lui tourna le dos, et s’éloigna furieusement.


Soulagée d’un grand poids, Annette avait repris dans la maison sa vie tranquille et effacée. La guerre qui continuait, l’anxiété des esprits, ne semblaient point la toucher. Elle partageait leurs risques : elle n’était pas tenue de partager leurs pensées. Elle avait de quoi s’occuper. Si exact que fût le regard de Sylvie, veillant, en son absence, à l’entretien de Marc, il est quantité de menus détails, très importants, que l’œil de la mère est prêt à relever dans tout ce qui touche à son enfant : sa mise, son bien-être. Elle passait en revue son linge et ses vêtements, malicieusement ravie quand elle découvrait un manque qui avait échappé au contrôle exercé de Sylvie. Elle avait beaucoup à faire de remettre en état, aussi, l’appartement, dont les mites avaient été, deux ans, les uniques possesseurs. Sylvie la trouvait toujours en train de coudre et de ranger. Les deux sœurs avaient, chaque soir, de longues causeries. Mais Marc, qui travaillait dans la pièce voisine, la porte ouverte, les épiait ; et son œil de jeune poulet qui voyait de côté ne trouvait dans ces propos aucun grain à becquer : les sujets intimes avaient été, une fois, traités ; on ne s’entretenait plus que de l’ordinaire, des histoires du jour, des niaiseries de femmes, couture, prix des denrées… Il allait, impatienté, fermer sa porte. Comment pouvaient-elles, des heures, ressasser ces riens ? Sylvie, passe encore ! Mais elle, cette femme — sa mère — elle qui venait de jouer sa vie et qui peut-être la rejouerait demain, elle dont il subodorait, sans pouvoir les saisir, les secrets qui brûlaient, — elle se passionnait aussi bien pour ces riens — le prix du pain, les restrictions sur le beurre et le sucre — que pour ce monde caché (qu’elle ne lui cachait qu’à moitié !…) Car sa jalousie voyait la lueur au cœur de la lampe. Et peut-être qu’Annette elle-même ne la voyait pas. Mais, se taisant ou parlant, elle en était éclairée silencieusement…

« Tacet sed loquitur… »

La lampe brûlait, sans bruit ; dans le plein du jour, on ne la remarquait point. Mais le tiercelet fixait, sous l’enveloppe d’albâtre, la muette luisance… D’où vient-elle ?… Et pour qui ?…

Une autre âme, nocturne, percevait cette lanterne de ver luisant dans l’herbe, et rôdait, attirée…

Ursule Bernardin, qu’Annette, inattentive, venait de croiser dans l’escalier, l’arrêta timidement, lui effleura le bras, chuchota :

— Madame, pardonnez… Est-ce que vous permettriez que je puisse, une fois, chez vous, venir vous parler ?

Annette fut bien surprise. Elle connaissait l’extrême timidité des deux jeunes filles Bernardin, et le soin qu’elles avaient mis, jusqu’alors, à l’éviter. Malgré le peu de jour dans l’escalier, elle vit la rougeur sur le visage confus ; et, sur son bras, la main gantée tremblait. Elle dit, avec chaleur :

— Maintenant. Venez !

La jeune fille, reprise de crainte, déjà cherchait à se rétracter, proposait de remettre sa démarche à un autre jour. Mais Annette lui prit le bras, l’entraîna :

— Nous serons seules. Entrez !

Dans la chambre d’Annette, Ursule Bernardin, le souffle coupé, se tenait immobile et raidie.

— Nous avons été trop vite ? Pardon, j’oublie toujours.. Quand je monte, je cours, j’avale les escaliers… Asseyez-vous !… Non, ici, dans ce coin, contre le jour, vous serez mieux. Reprenez votre haleine ! Ne vous pressez point de parler… Comme vous respirez !

Elle regardait en souriant, et tâchait de rassurer la jeune fille, gauchement assise, figée de gêne et gonflée d’émotion, dont le sein soulevait lourdement l’étoffe serrée. Pour la première fois, Annette pouvait étudier ce visage et ce corps, rustiques, étriqués par la claustration bourgeoise. Les traits étaient sans finesse, et les formes tassées ; mais dans la vie de campagne, dans l’activité normale d’une ferme, on la voyait, entourée d’animaux domestiques et d’enfants, heureuse et occupée : cette brave figure, jeune et saine, riante et affairée, sous le hâle du soleil et la chaude buée du front et des joues baignés par une journée d’été, aurait son agrément… Mais le rire et le soleil avaient été mis sous clef. Le sang avait reflué. Il restait ce nez camard, ces grosses lèvres, la forme lourde, lymphatique et crispée, qui n’osait pas bouger et craignait de respirer.

Voyant qu’elle ne pouvait se décider à parler, Annette, pour lui laisser le temps de se reprendre, lui posa quelques questions amicales. Ursule y répondait avec difficulté, se troublait, perdait la mémoire des mots. Sa pensée était ailleurs. Elle aurait voulu aborder un autre sujet, mais elle était terrifiée, à l’idée d’en parler ; elle souffrait, elle n’avait plus qu’un vœu :

— Mon Dieu, comment m’échapper !

Elle se leva :

— Madame, je vous supplie… Laissez-moi m’en aller ! Je ne sais pas ce qui m’a prise. Pardon de vous avoir arrêtée !…

Annette lui prit les mains, en riant :

— Voyons, remettez-vous !… Prenez tout votre temps… Est-ce que je vous fais peur ?

— Non, Madame… Pardon, je voudrais partir… Je ne puis pas parler… Je ne puis pas aujourd’hui.

— Eh bien, vous ne parlerez pas. Je ne vous demande rien… Seulement de rester, encore, quelques minutes ; puisque vous avez bien voulu monter chez moi pour me voir, je profite de la chance, il ne faut pas, à peine entrée, vous envoler.

Il y a si longtemps qu’on vit, les uns à côté des autres, sans s’être dit un mot ! Et je ne resterai plus longtemps. Je m’en vais repartir. Laissez-moi, une fois, tranquillement, vous regarder ! Voyons, montrez vos yeux ! Je vous montre les miens. Ils n’ont rien qui puisse vous effrayer.

Ursule, confuse et touchée, se rassurant peu à peu, commença de s’excuser, d’une langue maladroite, pour sa timidité et son impolitesse ; elle dit qu’elle n’avait jamais oublié les bonnes paroles d’Annette, au moment de leur deuil, l’an passé ; elle en avait été émue, elle voulait lui écrire ; mais elle n’avait pas osé. Autour d’elle, on n’aimait pas à ce qu’on se liât avec des étrangers.

Annette disait, bienveillante :

— Sans doute… sans doute… je comprends…

Ursule, s’enhardissant, de degré en degré, balbutia, se reprit, et, faisant un effort, elle dit combien elle avait souffert, depuis quatre ans, de cette guerre, de ces haines, et de ces méchancetés. Et, sans connaître Annette, il lui semblait qu’elle devait les désapprouver aussi…

(Annette lui prit la main, doucement, sans parler.)

…Mais elle ne trouvait autour d’elle nulle place où respirer. Même ses parents, très bons, étaient toujours tendus vers des pensées de vengeance — (elle se reprit) — non ! de châtiment sans pitié. La mort des malheureux fils les avait exaspérés. Le seul mot de paix les mettait en fureur. La plus violente était sa sœur Justine, dont elle partageait, depuis l’enfance, la chambre et les confidences. Chaque soir, avant de s’endormir, elle priait tout haut : — « Mon Dieu, Vierge Marie, St-Michel, exterminez-les !… » C’était affolant. Il fallait qu’elle parût s’associer à ces prières ; sinon, ils l’accusaient d’indifférence aux malheurs du pays, à la mort des deux frères…

— Indifférente, je ne le suis pas !… Ah ! C’est justement parce qu’on est malheureux, il me semble, qu’on devrait vouloir que les autres ne le soient pas…

Elle exprimait des idées gauches et touchantes. Annette, pour qui elles n’étaient pas neuves, les approuvait, et elle les exprimait mieux. Ursule était heureuse de l’entendre ; elle se taisait, écoutait. Enfin, elle demanda, confiante :

— Madame, vous êtes chrétienne ?

— Non.

Ursule fut atterrée.

— Ô mon Dieu !… Mais alors, vous ne pourrez pas me comprendre !…

— Mon enfant, il n’est pas besoin d’être chrétien, pour comprendre et aimer tout ce qui est humain.

— Humain !… Ce n’est pas assez ! Le mal aussi est humain. Et les hommes… ils m’épouvantent ! Voyez leurs cruautés, ces abominations !… Il n’y a que le sang du Christ qui puisse les racheter.

— Ou le nôtre. Celui de chacun — homme ou femme — qui se dévoue aux autres.

— Si c’est au nom du Christ.

— Qu’importe un nom ?

— Mais ce nom est un Dieu.

— Et que serait un Dieu qui ne serait pas en chacun de ceux qui se dévouent ? Si un seul de ces hommes — je dis : un seul — était où Dieu n’est pas, quelles seraient les limites de Dieu ? Le cœur les dépasserait.

— Non, rien ne le dépasse. Tout le bien est en lui.

— Alors, le bien suffit.

— Qui me le montrera, si vous m’enleviez Dieu ?

— Chérie, pour rien au monde, je ne voudrais vous l’enlever. Gardez-le ! Je le respecte en vous. Pensez-vous que je voudrais ébranler votre appui ?

— Alors, dites-moi, Madame, que vous y croyez aussi ?

— Mon enfant, je ne puis pas dire que je crois ce que je ne sais pas. Vous ne voudriez pas que je mente ?

— Non, Madame, mais croyez, croyez, je vous en prie !

Annette sourit affectueusement :

— J’agis, mon enfant. Je n’ai pas besoin de croire.

— Agir, c’est croire.

— Peut-être. C’est ma façon de croire.

— Si le Christ ne l’éclaire, l’action risque toujours d’être ou erreur ou crime.

— Vous semble-t-il que le Christ ait suffi, depuis quatre ans, à épargner à ceux qui croient en lui l’erreur et le crime ?

— Ah ! ne me le dites pas. Madame ! Je le sais bien ! Il y a si peu de chrétiens vrais ! C’est le plus désolant ! Je n’en connais pas deux dans tous ceux que je connais. Ils me navrent, ils me tuent ! J’ai douleur et horreur. J’ai horreur de cette vie. J’ai horreur de ces hommes. Je voudrais les racheter. Je ne peux plus rester parmi eux, je ne sais pas agir comme vous ; moi, toute action me fait peur. Je ne suis pas faite pour vivre dans ce monde. Je veux, je vais partir, me retirer dans un couvent de Carmélites. Mon père le permet, ma mère pleure, et ma sœur me blâme ; mais je ne pourrais plus demeurer avec les miens : il me semble qu’ils font, à tous les instants, souffrir Notre Seigneur Jésus !… Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit ? Ne me croyez pas. Madame !… Ils sont bons, je les aime, je n’ai pas le droit de les juger… Non, ne m’écoutez pas !… Ah ! si vous aviez été chrétienne !…

Elle se cachait le visage entre ses mains.

Annette, maternellement, la calmait, de sa main, posée sur la nuque d’Ursule inclinée. Elle disait :

— Pauvre petite ! Oui, vous avez raison.

Ursule releva la tête :

— Vous ne me désapprouvez pas ?

— Non.

— Je fais bien de m’en aller ?

— C’est peut-être mieux pour vous.

— Et vous ne me blâmez pas de me retirer, au lieu d’agir, comme vous ?

— C’est encore agir. À chacun son action ! Je ne suis pas de ceux qui nient celle de la prière. Il est bon que quelques âmes gardent le feu sacré de la contemplation divine, qui du ruisseau de sang maintient entre l’éternel et nous les écluses ouvertes. Priez pour nous, ma fille, qui agissons pour vous ! Peut-être nous sommes l’aveugle, et vous le paralytique !

Ursule, reconnaissante, s’inclinait pour lui baiser les mains. Annette l’embrassa. Elle la reconduisit, à la porte de l’escalier. Ursule soupirait :

— Ah ! pourquoi, pourquoi n’êtes-vous pas chrétienne ?

Mais sur le seuil, elle dit :

— Vous l’êtes.

— Je ne le pense pas, fit Annette, en souriant.

Ursule, les yeux rayonnants, dit :

— Dieu choisit ceux qu’il veut. On ne vous demande pas ce que vous voulez !


Annette n’avait pas reçu une lettre de Franz, depuis son départ. Elle en était peinée, mais elle ne s’en étonnait pas. Elle le reconnaissait là ! Le grand enfant boudait ; il voulait la punir : son silence était sa meilleure arme pour se venger, pour l’obliger peut-être à revenir plus vite. Annette s’amusait de la tactique, et, — (malice contre malice !) — feignait de ne point le remarquer. Elle lui écrivait une lettre par semaine, sur un mode tranquille, affectueux, enjoué, sans rien modifier aux plans qu’elle s’était fixés. Elle eût souhaité de le revoir, mais elle l’eût trouvé déraisonnable maintenant, avec tous les devoirs qui la retenaient à Paris. Elle se proposait d’attendre à l’été, se donnant le prétexte de courses de montagne qui feraient du bien à Marc, depuis trop longtemps claustré. Mais l’attente lui pesait, plus qu’elle n’eût voulu.

La quatrième semaine depuis son retour à Paris était à moitié entamée, quand vint une lettre de Franz… Enfin !… Annette, avec un sourire, s’enferma pour la lire. Quels reproches, quelle colère allait-elle essuyer !… Franz ne lui reprochait rien. Il n’avait nulle colère. Il était parfaitement calme, courtois, bien élevé. Il était en bonne santé. Il l’engageait à rester…

Tant que Franz n’avait pas écrit, Annette n’était pas inquiète. Après avoir lu cette lettre, Annette s’inquiéta.

Il lui eût été difficile de se dire pourquoi. Elle aurait dû se réjouir de le trouver si patient. Mais elle cessa de l’être. Elle ne put s’empêcher de lui répondre, le jour même. Bien entendu, elle n’exprimait rien de ce qui la préoccupait, — (le savait-elle ? ) — elle plaisantait : puisqu’il n’était plus pressé de la revoir, elle ne reviendrait pas, avant la fin de l’année. — Elle attendait, pour le surlendemain, une protestation de Franz… Point de protestation. Aucune lettre ne vint.

Annette rongeait son frein. Elle compta les semaines qui la séparaient de l’été. Elle écrivit à Mme de Wintergrün, sous prétexte de contrôler ce que Franz disait de sa santé. Mme de Wintergrün répondit que ce cher M. de Lenz se portait au mieux, que les deuils, grâce à Dieu, passent vite, à cet âge, qu’il était aimable et gai, qu’il habitait maintenant dans la même maison qu’elles, et qu’elles le regardaient comme de leur famille…

Annette fut rassurée. Elle le fut, au delà de ce qu’elle aurait souhaité. Elle dormit mal, la nuit qui suivit, et les autres nuits, après. Elle haussa les épaules, et refoula une pensée. Mais la pensée, tenace, sourde, revenait. Sa dignité tint bon, encore une semaine. Puis, un matin, au lever, elle céda. Annette se résolut au départ. Elle ne se donnait pas de raisons. Il fallait…

En ces mêmes journées, Marc était tout brûlant du désir de se rapprocher de sa mère. Il avait laissé perdre les premières semaines. Il comptait sur un hasard, qui ne s’était pas produit. Maintenant, il cherchait à provoquer l’occasion. Mais on ne le peut qu’à deux ; et il était seul à jouer : sa mère ne faisait pas attention à la partie. Il ne la quittait pas, il guettait ses regards, il devançait ses désirs. Elle aurait dû remarquer ses attentions : il ne les lui avait pas, jusqu’alors, prodiguées. Et peut-être, les remarquait-elle, peut-être qu’elle les enregistrait machinalement, pour des jours plus propices, où elle aurait le temps… Mais ce temps, elle ne l’avait pas, à présent. Elle était préoccupée, Marc essayait en vain de ramener vers lui cet esprit échappé. Il se décourageait. On ne peut pas continuer tout seul à faire des avances. Il faut que l’on vous aide… Alors, il s’en allait dans un coin de la chambre et, là, oublié, il la voyait de profil, qui recousait les boutons arrachés à ses vêtements : (car elle s’occupait de lui, tout en pensant à d’autres… Ah ! qu’il eût mieux aimé qu’elle pensât à lui et qu’elle négligeât ces choses !…) Il étudiait le visage soucieux… Quels soucis ? Quel souvenir venait de froncer la joue ? Quelle image passait, en courant, sous la peau ?… En d’autres temps, Annette aux cent yeux eût perçu le regard posé sur elle. Mais ses sens n’étaient plus ici. Elle travaillait des doigts, à demi-engourdie. Quand elle apercevait le silence, elle se forçait à adresser à Marc une question maternelle, dont elle entendait distraitement la réponse ; ou bien elle l’engageait à sortir, pour profiter du beau temps. Et c’était le moment où il aurait voulu parler. Il se levait, navré. Il n’avait rien à lui reprocher. Elle était douce avec lui, et distante. Il avait envie de la serrer dans ses bras, de la secouer, de lui mordre la joue, ou ce bout de l’oreille, jusqu’à la faire crier :

— Je suis là ! Embrasse-moi, ou frappe-moi ! Aime-moi, ou hais-moi ! Mais sois là, avec moi ! Reviens !…

Elle ne revint pas.

Alors, il se décida. Il résolut de parler, le dimanche qui venait, le soir, après dîner.

Et ce fut ce dimanche-là qu’elle lui annonça brusquement, le matin, qu’elle partait… Déjà, elle préparait sa malle. Avec quelque embarras, elle prétexta des nouvelles qui la rappelaient en Suisse, plus tôt qu’elle ne pensait. Elle ne s’expliqua pas davantage, et il ne lui demanda pas de s’expliquer… Il était consterné.

Depuis une semaine, il attendait cette journée. Il avait mal dormi ; une partie de la nuit, il répétait ce qu’il dirait. Et maintenant… Ils allaient se séparer, avant qu’il eût parlé ! Car il ne le pouvait plus, dans la précipitation du dernier jour. Il lui fallait du temps, un soir de recueillement, et qu’on fût tout à lui. Comment l’eût-elle écouté, de quel regard distrait qui suit l’aiguille de la pendule, courant vers l’heure du départ !…

Il était si habitué à réprimer ses sentiments qu’il accueillit sans une marque d’étonnement la nouvelle qui le frappait. Il aida silencieusement sa mère à ranger ses affaires de voyage. Ce ne fut qu’à la dernière minute qu’il fut assez sûr de sa voix pour dire, d’un ton dégagé :

— Tu avais promis de rester jusqu’aux vacances. Tu m’as volé trois mois…

(Cette pensée qu’il retournait en lui, avec rancune … !)

Annette y fut trompée ; elle n’y vit qu’un jeu de politesse familiale, à l’heure des adieux, pour dire : — « Reste donc ! » — quand on est sûr qu’on part. Elle répondit, sur le même ton d’amicale plaisanterie :

— Mais non, je t’en fais cadeau.

L’injustice le blessa ; mais il ne répliqua point. À quoi bon, maintenant ? Après tout, elle disait ce que, six mois plus tôt, il eût pensé. Comment aurait-elle pu savoir que, depuis, il avait changé ? Elle se rappela plus tard l’expression sérieuse qu’il avait, la regardant, debout, devant la portière du wagon. Sylvie aussi était là ; et elle ne cessait de parler. Annette lui répondait ; causant avec sa sœur, elle voyait son fils, immobile et muet, qui la fixait. Elle emporta ce regard, après que, s’effaçant au loin les deux silhouettes, dont l’une seule agitait la main, le train s’enfonça dans la nuit.

Marc revint avec sa tante. Elle pensait tout haut, et devant lui ne surveillait pas ses mots. Elle était habituée (un peu trop) à le traiter en homme. Elle disait :

— Mon ami, nous ne comptons plus pour elle. Elle a quelque autre en tête. Elle a le cœur fou.

Marc souffrait d’entendre Sylvie. Il trancha, d’un mot brusque :

— C’est son droit.

Il savait maintenant par Sylvie, l’histoire du prisonnier ; il savait que Sylvie, comme les autres, mêlait l’amour à l’aventure. Mais il était le seul de tous à ne le point croire. Il était le seul à croire que sa mère obéissait à un mobile plus haut. Et l’ironie de Sylvie l’offensait, comme si l’on eût soupçonné la femme de César. Mais plutôt que de discuter, il eût donné raison à sa mère, quoi qu’elle fît…

— C’est son droit… « Nous ne comptons plus pour elle… » C’est mon tort. Je l’ai perdue. Mea culpa

Mais quand on s’est confessé, c’est pour relever la tête, après, et dire :

— Ce que j’ai perdu, tôt ou tard, de gré ou de force, je le reprendrai.


Jusqu’à l’heure de l’arrivée, Annette fut tranquille. Elle avait maintenant la faculté instinctive d’écarter les pensées gênantes ; elle ne les supprimait pas, elle les remettait à plus tard.

À la dernière station seulement, elle éprouva un trouble. Elle se pencha à la fenêtre du train en marche, pour voir venir à elle la petite gare connue… Oui, tout était pareil à ce que son souvenir avait laissé. La petite gare était là. — Mais lui, n’y était pas…

Annette, de la frontière, lui avait télégraphié son retour. Mais, en ces temps de guerre, le dieu aux talonnières avait des semelles de plomb… Et puis, le cher garçon, on ne doit jamais compter sur lui !… Annette ne s’étonnait point ; tout de même, elle fut déçue.

Elle prit le chemin du chalet. À mi-distance, elle vit Franz qui venait. Sa joie battit des ailes, mais aussitôt retomba : Franz n’était pas seul ; Mlle de Wintergrün l’accompagnait. Franz, pressant un peu le pas, baisa la main d’Annette, et s’excusa courtoisement de s’être mis en retard. Annette le plaisanta, s’embrouilla dans les mots ; un regard la surveillait. Elle se tourna vers Mlle de Wintergriin. Droite et fière, la jeune fille attendait. Les yeux d’Annette rencontrèrent les yeux bleu-dur, qui guettaient son embarras. Les deux femmes échangèrent, avec un froid sourire, quelques paroles charmantes. On se remit en route, tous les trois. On était aimable. On causait… Et Annette ne sut jamais de quoi l’on avait parlé. Arrivés au chalet, on laissa Annette seule, sous le juste prétexte qu’elle devait se reposer ; et Franz, toujours courtois, reconduisit la jeune fille. On se retrouverait le soir, chez Mme de Wintergrün, qui invitait Annette à souper.

Annette resta, dans sa chambre, debout, devant son miroir. Son chapeau sur la tête, en manteau de voyage. Elle se regardait sans se voir. Elle pensait… Non, elle ne pensait pas !… Elle eut un petit rire nerveux, et se secoua de son état d’hypnotisme, mais pour y retomber : car elle ne s’arracha au miroir que pour se figer, devant la fenêtre, en face des montagnes et du ciel, qu’elle ne voyait pas ; et elle n’avait pas enlevé son chapeau et ses gares. La fatigue était tombée sur elle, brusquement… Elle fit le vide en elle. Elle penserait demain…

Elle dut penser, le soir, à ce dîner, — penser à ne pas laisser voir aux autres sa pensée. Et ainsi, elle la vit… Que ces propos aimables lui étaient pesants ! On la questionnait sur son voyage, sur Paris, sur le moral et les modes, sur le prix des aliments et la durée de la guerre. On parlait, on parlait ; et il était si évident que chacun — (sauf Franz, peut-être) — mentait ! Quoi qu’elles fissent toutes deux pour s’éviter, toujours le regard d’Annette se croisait avec le regard, insupportable, de Mlle de Wintergrün, qui l’observait. Pas un pli de son visage, dont elle ne fît l’inventaire. Mais elle n’en trouva pas autant qu’elle aurait voulu. Sous l’aiguillon de la lutte, la fatigue d’Annette, totalement, disparut. Son teint avait repris un éclat doux et doré. Elle souriait, sûre d’elle, reposée, rajeunie. C’était la jeune fille qui devenait plus âgée. Ses traits se durcissaient. Une raideur fébrile gagna son orgueilleuse assurance. Elle éprouva le besoin de marquer ses avantages. Et, en les marquant trop, elle les compromit.

Elle parlait à Franz, avec une familiarité exagérée. Annette eut un léger froncement de sourcil. Il ne fut point perdu pour Erika de Wintergrün. Elle inscrivit un point. Elle en voulut marquer deux. Au lever de table, elle commit la faute présomptueuse d’enlever Franz, incertain et distrait, à Mme Rivière, qu’il regardait comme s’il la découvrait. L’emmenant dans le petit salon contigu, elle l’accapara. Mme de Wintergrün tâchait d’occuper l’attention d’Annette, qui suivait du regard Erika. Penchée vers l’oreille de Franz, avec un rire forcé, la jeune fille feignait de lui confier des secrets malicieux ; et sur Annette glissaient les lueurs de la prunelle de côté. Mme de Wintergriin susurrait :

— Ces chers enfants ! Ils ne peuvent plus se quitter…

Et, semblant questionner Mme Rivière sur Franz, elle se montrait informée avec exactitude de sa situation de fortune et de sa parenté.

Annette, parfaitement calme dans chacun de ses mouvements, brûlante de colère au fond, étrangement lucide pour tout ce qui l’entourait, aveugle pour ce qui grondait en elle, se leva tranquillement ; tout en causant, elle examinait les photographies du piano ; tout en causant, machinalement, elle souleva le couvercle de l’instrument, afin d’en lire la marque ; machinalement, pour l’essayer, ses doigts coururent sur les touches. Sa main griffa le clavier… Ce ne fut pas seulement le clavier qui reçut la griffe. Chacun des trois en eut le choc, en pleine poitrine. L’intruse leur soufflait à la face :

— Je suis là…

Un coup de vent impérieux… Trois puissants accords. Trois cris de passion irritée… Puis, le silence, une plainte déroulant, des cimes dans le ciel vide, comme une traîne de nuées, ses lents arpèges descendants… Comme un filet de sortilège, qui s’enfonce, en prenant dans ses mailles les âmes…

Elle-même, enchaînée par sa prise, Annette, penchée sur le gouffre sonore, voyait sortir de ses accords irréfléchis le lamento qui prélude à l’ouverture de Manfred.

Franz était accouru. Musicien de race et de nature, il ne résistait pas à l’appel magique. Bouleversé, il regardait Circé, qui évoque les esprits…

Annette, depuis des ans, ne jouait plus guère. Elle était bonne virtuose, en sa jeunesse. Mais elle avait dû vendre son vieux piano. Et les ans de soucis, le travail incessant, ne lui avaient plus permis de s’exercer, que rarement. Même, depuis la guerre, une sorte de répugnance l’écartait de la musique ; il lui semblait qu’en s’y livrant, elle faisait tort à la souffrance universelle. Quand il lui était arrivé de rouvrir un piano, c’était furtivement, comme pour œuvre de chair. Mais d’autant plus violente était l’emprise que l’esprit la condamnait. À ces moments, la musique la renversait sous son étreinte, comme sous l’amant, immobilisée, la bouche brûlée ; elle sentait battre le torrent, il l’emportait, elle ne gardait sa lucidité que pour suivre les rives qui fuyaient, et les tournants vertigineux : le corps lié, paralysé, toute sa force de liberté se réfugiait dans son regard…

Ce regard trouble, ce regard dur, se leva des flots du clavier ; il parcourut lourdement le cercle des trois visages qui l’épiaient : Franz, béant d’émotion, asservi ; — la jeune fille, rongée de colère et de peur ; — la mère effarée, qui cherchait à comprendre… Le regard les sonda, tandis que par les mains le démon de l’âme parlait…

À ce point du Prélude où une fièvre pénètre l’élégiaque Lamento, où le mouvement s’accélère, où la passion s’amasse, et des sonneries annoncent la ruée du flot, — à cette seconde même où l’écluse se rompt, Annette s’interrompit : au milieu de la phrase, ses doigts s’arrêtèrent, net, sur les touches pressées : les esprits des accords prolongèrent leur vol brisé, dans le silence… Puis, repliées, retombèrent les ailes des vibrations… Annette se leva. Elle se jugeait ridicule…

Avec chaleur et trouble, Franz la pressait de continuer. Mme de Wintergriin, sans chaleur, s’obligeait poliment à insister. Erika se taisait, la bouche mauvaise, lèvres crispées. Annette les considéra ; elle sourit froidement ; puis, elle dit :

— Je rentre. Je suis fatiguée.

Elle appuya son regard sur Franz soumis :

— Vous allez me reconduire.

En partant, elle vit, dans les yeux de la jeune fille, l’angoisse et la haine…

Ils marchaient côte à côte, sous les étoiles glacées. Ils se taisaient. Le gouffre de l’espace prolongeait autour d’eux le gouffre de la musique. L’Érèbe de la nuit, et les poissons de feu… Ils ne dirent pas un mot jusqu’au seuil de la porte… Ténèbres… Ils étaient un morceau des ténèbres… Il murmura :

— Bonne nuit…

Alors, il vit, devant lui, l’ombre mouvante, qui se referma sur lui. Leurs bouches se heurtèrent…

Annette disparut. Il se retrouva seul, devant la porte close. Il revint, dans la nuit…

Elle était remontée dans sa chambre, sans penser… Non ! point de pensée, encore !… Il faisait froid. Il faisait noir. La fatigue pesait, comme une dalle rabattue ; et l’afflux opaque de sa nuit intérieure la noyait dans un étang de naphte amoncelé… Elle se déshabilla, d’une main lourde et hâtive, sans ramasser les vêtements arrachés. La tête sur l’oreiller, et la lumière éteinte, elle voyait, au ciel noir, le Chariot. Et dans son cerveau luit l’éclair du déjà vu, le passé… Comme une pierre se détache… Ha !… elle tomba…

Mais, juste à ce moment — (un moment ?) — la constriction du cœur fit cabrer sa conscience. Elle se revit, assise sur son lit, ses mains pressant ses seins, et criant :

— Non ! cela n’est pas possible !…

Qu’est-ce qui n’est pas possible ?… Elle attendait que les battements de son cœur fussent calmés. Ils se calmaient, et reprenaient. Et tandis qu’elle attendait, elle vit que le Chariot, chaviré, avait disparu sous l’horizon. Une seule roue de derrière émergeait par-dessus le faîte du mont… Sans bruit, ses doigts crispés meurtrissaient sa poitrine, elle continuait de gémir :

— Non ! cela n’est pas possible…

Quoi donc ?… Elle le savait…

— Mais je me suis donc menti ? Je me suis donc laissée prendre ?… Encore ?… Mais je l’aimais donc !…

Alors, cette tendresse de mère, dont elle se berçait, voilà ce qu’elle recouvrait !… Alors, ils avaient raison, ce Marcel Franck, Sylvie, ces roués de Paris, dont l’ironie flairait les dessous impurs de son dévouement !…

— Dieu sait pourtant si je m’oubliais, si je me donnais sans rien attendre, si je me croyais désintéressée ! … Et l’intérêt, comme un voleur, s’est glissé dans la maison. J’étais complice, je feignais de dormir, j’entendais venir les pas furtifs de la passion. Je me disais : « Je l’aime pour lui… » — Je l’aimais pour moi ! Je veux le prendre. Je veux !… Ah ! quelle dérision ! Qui : « je ? » Qui « veut ? »… Moi, mes cheveux gris, moi, sur mon corps toute la poussière ramassée de la route, mon inutile expérience et mes souffrances, vingt ans de distance entre moi et lui, — et de quel œil cet enfant doit évaluer l’éloignement !… Honte et pitié !…

Elle était écrasée d’humiliation.

Mais elle releva la tête, indignée :

— Pourquoi ?… L’ai-je voulu ? L’ai-je cherché ? … Pourquoi suis-je frappée ? Pourquoi suis-je brûlée ? Pourquoi cette soif d’amour ? Cette passion affamée ? Pourquoi m’a-t-on donné un cœur qui ne vieillit pas, dans ce corps qui vieillit ?…

Elle se broyait les seins. Cette nature, où l’atteindre — qui vous tient, l’araignée ! Elle eût voulu la faire saigner, dans sa chair. Mais on ne prend pas l’océan dans un filet.

Elle se révolta :

— J’aime… J’aime… Je suis digne d’aimer encore !… La peur jalouse de cette fille me le dit… Je l’ai pris, je le tiens. Il dépend de moi qu’il soit à moi, si je veux. Je veux. J’aime. C’est mon droit.

Son droit ? Le ridicule du mot la frappa. Le droit, cette fiction de l’homme, fabriquée, avec sa société ! Ce rouge étendard de l’esclave révolté dans la guerre inexpiable qui, depuis Prométhée, se termine toujours, toujours, par l’écrasement ! Ou cette hypocrisie du plus fort qui écrase le plus faible, abattu, en attendant qu’il soit abattu, à son tour !… En face de la nature, il n’existe pas de droit. La force indifférente se nourrit des millions de vivants. Une entre les millions, Annette était sa victime. Elle pouvait retarder d’un jour, d’une heure, sa défaite, aux dépens d’autres victimes. Mais la défaite venait. Et valait-il la peine de la retarder, par la souffrance d’autres victimes ? …

Elle cria :

— Pourquoi pas ?… Un jour, une heure de possession, un instant, n’est-ce rien ? L’éternité est dans un instant, comme dans un être, l’univers… Et la souffrance de l’autre victime, de la rivale dont on se venge, n’est-ce rien, n’est-ce rien ? Rien, ce bonheur qui vous échappe, que la voleuse vous ravit, — le lui ravir à son tour, la faire souffrir, la détruire !…

Un tourbillon d’oiseaux sauvages s’abattait avec des cris rauques. Acre orgueil, joie cruelle de jalousie et de vengeance… Elle était étourdie de leurs coups d’ailes et de leurs clameurs… D’où sortaient-ils ?…

— Tout cela, en moi !…

Elle en avait l’orgueil et l’effroi, une brûlure de plomb fondu, une jouissance de la douleur jusqu’à pâmer, un assouvissement d’agonie… Elle ne faisait rien pour les chasser. Elle ne pouvait rien. Elle assistait, comme un gisant, sous la mêlée d’oiseaux de charnier, qui se disputaient sa dépouille dans un champ. Ils étaient en deux troupes, ennemies et pareilles : la faim de la Possession, et le Sacrifice affamé. Car le Sacrifice avait, comme l’autre, l’ongle rapace, le bec vorace. Et le bien et le mal • — (et qui, le bien ? et qui, le mal ?) — portaient la même livrée de fauve inhumanité.

Les bras croisés, nue, étendue, elle attendait, la bête crevée, sous le tourbillonnement des corbeaux. ..

En attendant, elle regardait. Rien, ni peur, ni passion, ne l’empêchait de voir. Elle se voyait, nue. Et elle vit qu’elle s’était menti, depuis le premier instant. Elle savait qu’elle l’aimait, elle l’avait toujours su… Depuis quand ?… Depuis le mot de Germain : — « Ne l’aimez pas trop ? » — Bien avant ! — Depuis l’évasion ? — Bien avant, bien avant !… Et son étonnement tout à l’heure, ce vertueux étonnement, en découvrant cet amour, qu’elle caressait depuis longtemps !…

— Comédienne !… Comme tu mens !…

Elle rit, de mépris. Au plus fort de sa peine, la lucide ironie revendiquait ses droits. Elles étaient deux à dialoguer : la sentimentalité, qui ruse, — et la rude et railleuse, qui démasque sans pitié, et qui voit.


Mais voir la passion ne l’abrège pas d’une heure, et la rend plus amère.

La nuit passa. Le jour chassa les oiseaux dépeceurs. Mais ils restèrent perchés sur les arbres, autour, et ils se menaçaient. Nulle des bandes ne cédait. Chacune criait son droit. Épuisée, assourdie, Annette se leva. Elle ne décidait rien. Ses oreilles bruissaient. Assise, elle attendit…

Jusqu’à ce que Franz parut. Par la fenêtre, sur la route, elle le vit qui venait. Elle savait qu’il viendrait.

Il vint jusqu’à la porte. Il regarda la porte. Il hésita. Il passa… À trente pas de là, il s’arrêta, et revint. À travers les rideaux, elle voyait ses traits anxieux, son incertitude ardente, son désarroi. Arrivé près de la porte, il fit une pause, il s’avança pour entrer. Mais il n’entra pas. Son regard se leva vers la fenêtre d’Annette, qui se rejeta en arrière. Elle n’entendit plus rien, que le tumulte des deux cœurs. Mais le sien s’apaisait ; par grands coups lents, le souffle s’égalisait. Sous ses paupières fermées, elle le voyait : son trouble, son désir, sa faiblesse. Elle en avait gratitude — pitié — mépris…

Quand elle se décida, après quelques minutes, à regarder de nouveau sur la route, il n’était plus là. Mais elle était certaine qu’il restait posté au détour du chemin, et qu’il guettait son seuil, attendant qu’elle sortît…

Alors, il se fît dans le ciel un bruit de lourdes ailes. Les oiseaux étaient partis. La bande de proie de l’âme l’avait abandonnée. Et l’âme se trouva vide, comme une maison démeublée. La porte était ouverte. Les êtres du dehors entrèrent. Entrèrent le tourment, le visage crispé d’Erika de Wintergrün, et l’aveugle désir de Franz… Annette connaissait maintenant l’étendue de son pouvoir sur les faibles enfants. Et elle en usa. Contre elle.

Contre elle, mais non pour eux. Elle les examinait, avec une froide clarté, qui veut juger avec impartialité. Mais le jugement est dur, quand il se contente de viser, sans bonté, à l’équité. Elle pesait sans indulgence Erika et Franz. Elle avait beau se faire (pensait-elle) un cœur désintéressé, qui ne tenait plus compte que des chances de bonheur des deux autres… Il y a bien des interstices par où l’intérêt refoulé se fait jour. Elle ne trouvait point belle Mlle de Wintergrün. Elle ne la croyait pas bonne. Sur son état de santé, elle portait un diagnostic aigu, d’un pessimisme cru. Elle l’examinait dévêtue. Ce n’était point la femme qu’elle eût voulue pour Franz… (qu’elle eût voulue ? Quelle ironie !…) Pour se venger, elle ne fut pas plus tendre pour lui. Elle le passa au crible. Que de déchets ! Elle n’avait aucune confiance en son caractère. Elle évaluait, sévère, la durée de ses sentiments. Elle faisait à l’avenir d’une telle union un crédit limité… Mais était-ce bien la raison seulement qui parlait ?…

La journée s’écoulait. Annette resta enfermée, toute la matinée. Elle n’avait rien conclu. Elle s’en remit à l’heure qui viendrait. Assez pensé !… Elle fit le vide. Silence…

Vers le milieu de l’après-midi, elle se leva, et sortit. Résolument, ses pas la portèrent chez Mlle de Wintergrün.

Elle la trouva seule dans son salon. Le cœur de la jeune fille bondit. Elle n’en laissa rien voir. Le cœur se resserra. Impeccablement mise, comme si elle eût attendu la visite, casquée de ses cheveux d’or pâle, bien tirés, sans une boucle folle, le front dégagé, volontaire, bombé, l’expression hautaine et fermée, Erika se leva sans hâte, et, répondant d’un bref bonjour au salut d’Annette, lui désigna une chaise, avec un froid sourire. Elle était sous les armes. Mais l’œil exercé de l’autre savait déshabiller les âmes. Tandis qu’elles échangeaient les banales politesses, ce regard observait la gorge maigre qui se contractait. La jeune fille crispait, au coin gauche des lèvres, comme une fleur provocante, un sourire agressif ; et elle ne parvenait pas à maîtriser un frémissement de sa bouche pâle, sa parole heurtée, son trouble, sa rancune, sa peur, son amertume. Annette en jouit lentement, savamment, — sans remords : elle connaissait maintenant la suite de l’histoire… Mais la suite de l’histoire dépendait d’elle seule ; et elle n’était point pressée… Elles parlèrent de robes, des danses nouvelles, du pays et du temps. Et, du bout de la langue, Annette se mouillait les lèvres, délicatement…

Elle se tut, elle prit un temps. Erika, sur ses gardes et tendue, guettait sous le silence la feinte et l’embûche. Après avoir mâché la fleur acre de ces dernières secondes suspendues, Annette, sûre d’avance de l’effet de ce qu’elle allait dire, et d’avance en goûtant la compatissante ironie, prononça posément :

— Je repars, demain matin.

Une rougeur envahit le visage de Mlle de Wintergrün. Le front même rougit, et le bout des oreilles fut une goutte de sang. Elle perdit le contrôle, et elle ne put cacher la folle émotion, dont elle fut la proie.

Et Annette, pour la première fois depuis son arrivée, sourit. Erika, l’épiant d’en dessous, peureuse, méfiante encore, et redoutant une ruse, reconnut que son sourire était pur d’inimitié. Annette la contemplait, non pas sans ironie encore, mais l’ironie était pleine de pitié. Elle pensa :

— Comme elle l’aime !

Mlle de Wintergrün, confuse, pencha le front — et brusquement, l’appuya contre le bras d’Annette. Annette posa la main sur le cou frêle, les cheveux fins ; et elle les caressait, avec un petit rire affectueux. Elle n’avait plus devant elle qu’une enfant désarmée. Il n’était plus question entre elles de se défier. Erika leva des yeux humbles, reconnaissants, heureux. Et Annette, en son cœur, lui dit :

— Sois heureuse !

Chacune lisait en l’autre. Et elles ne sentaient plus la honte d’avoir été devinées, car elles avaient toutes deux à se faire pardonner.

Alors Annette demanda :

— Quand vous marierez-vous ? Il ne faut pas trop tarder.

Et elle lui parla de Franz ; avec une affection lucide, elle le lui dépeignit ; elle l’avertit des dangers. Erika ne les ignorait point ; elle avait, elle aussi, les prunelles précises. Elles causèrent sans feinte ; et elles se tenaient les mains. Erika ne cachait pas ce qu’elle voyait en Franz, et ce qu’elle redoutait ; mais elle manifestait une détermination de fer à prendre et à garder cette âme séduisante et fuyante, qu’elle voulait. Elle acceptait d’avance tous les combats secrets, les veilles, les jours inquiets, dont ce bonheur conquis, toujours à reconquérir, et jamais enchaîné, devrait être payé.

Annette serrait la main nerveuse de celle qui parlait, et elle sentait l’énergie féroce, que cette fille amoureuse eût été prête, l’instant d’avant, à dépenser contre elle, pour défendre à tout prix son bonheur menacé, — ce bonheur de la vie, sur lequel cette blessée de la vie, cette malade, ne comptait plus. Elle pensa :

— C’est juste.

Elle se dit :

— Cette main sera capable de tenir et de mener celui que je lui confie.

Erika, de ses yeux arctiques, bleu-verts, aux sourcils pâles, presque sans cils, encore un peu sauvage, examinait furtivement les joues, la bouche, le cou, la gorge, les mains d’Annette. Elle pensait :

— Elle est belle… Elle est plus belle… Et son instinct, mûri par la longue maladie, lui faisait entrevoir que renoncer était dur, pour cette femme, et même que ce n’était pas juste.

Mais ce ne fut qu’un moment.

— Juste ou non, mon bonheur, à moi !…

Annette se leva. Elle dit :

— Vous me l’enverrez. Je veux lui parler.

Mlle de Wintergrün, une seconde, hésita. Elle était reprise de soupçons. Elle regarda, effarouchée, sa rivale, qui la fixait. Elle vit qu’Annette exigeait une confiance entière. Il fallait croire en elle, ou briser. Elle crut. Et, soumise, elle dit :

— Je vous l’enverrai.

Une dernière fois, les deux femmes se regardèrent, fraternelles. Et, sur le seuil, elles échangèrent le baiser de paix.


Une heure après, vint Franz.

Il n’était pas surpris qu’Erika l’envoyât à Annette. Il n’avait pas l’habitude de songer aux sentiments des autres ; les siens l’absorbaient, et ils étaient changeants. Même s’il eût pris le temps de lire dans les deux femmes, il eût trouvé tout naturel d’être aimé par l’une et par l’autre. Cela ne créait pour lui aucune obligation. En toute sincérité !… Il était sincère, à tout moment. Terrible sincérité d’un être, dont chaque moment, tour à tour, s’évapore !… Mais lui, n’en souffre pas.

Pour l’instant, il ne pensait qu’à sa récente découverte : — les mains sur le clavier de la magicienne, et l’étreinte, à la porte de la maison, sous le ciel… Il arrivait, ému, ardent, convaincu de sa bonne fortune. Il se montra timide et naïvement vaniteux. — Mais dès les premiers mots, la roideur d’Annette le déconcerta.

Elle ne le fit pas asseoir, elle le reçut debout, se jeta un coup d’œil dans la glace, tapota ses cheveux, et dit :

— Sortons !

Ils prirent un chemin de montagne, qu’ils avaient arpenté bien des fois. Bons marcheurs, ils allaient à grands pas. Annette se taisait. Franz, interloqué d’abord, vite reprit son aplomb. Il était gai, léger, enchanté de ses nouveaux jouets du cœur : ces deux femmes : (de leur amour il se croyait certain.) Comment ces deux amours s’accorderaient ensemble, c’était une question accessoire, qui ne l’occupait pas. Si inconscient de son égoïsme et si rempli de lui que, sans vouloir le moins du monde piquer la jalousie d’Annette, il lui énuméra les perfections de Mlle de Wintergrün, et s’extasia candidement sur la bonne chance qui l’avait conduit ici, pour y trouver le bonheur.

Le cœur d’Annette fut étreint, et ses lèvres allaient dire :

— Cette bonne chance, un autre l’a payée de sa vie.

Mais elle ne voulut point faire saigner le souvenir. Elle dit seulement :

— Germain en eût été heureux.

C’était encore trop. Franz fut contrarié. Il eût préféré, en ce moment, n’avoir pas à y penser. Mais puisqu’il y pensait, l’ombre d’un chagrin sincère passa sur son visage. Elle ne s’y installa point. Son esprit ingénieux à fuir ce qui pouvait troubler sa quiétude, s’empara du dernier mot d’Annette ; et il dit :

— Oui, quel bonheur c’eût été, de le partager avec lui !

La mélancolie et la joie étaient également sincères ; mais la phrase n’était pas dite qu’il ne restait que la joie. Et le nom de l’ami ne fut pas prononcé. Annette pensait à la parole désabusée du mort :

— Quand l’oubli tarde, on va au devant.

Franz était reparti dans son bavardage de poète amoureux. Amoureux de laquelle ? Il parlait de l’une à l’autre. Mais la présence de l’autre imbibait sa pensée, beaucoup plus que l’image de celle dont il parlait. Il ne la quittait pas des yeux, ses yeux la caressaient, il buvait l’air sur ses pas. Et brusquement, il s’arrêtait, saisi par un aspect du paysage qui venait d’accrocher son regard gourmand d’artiste ; et il s’extasiait sur les lignes du terrain, des nuances, une harmonie. — Mais Annette ne s’arrêtait point. Elle marchait, hautaine, distraite, sans détourner la tête, le sourcil froncé. Elle ressentait un dédain irrité pour ces esprits d’artistes, inconsistants, où chaque minute chasse la minute d’avant : au travers, la vie et la mort passent, comme par un tamis…

Elle attaqua une pente escarpée, qui menait à un plateau rocheux, étroit et allongé, en forme de selle. Elle la gravit, d’une haleine. Le ciel était, là-haut, clair et dur, comme les prunelles de Mlle de Wintergrün. Mais le vent du printemps, frais et fort, qui balayait les cimes, ruisselait sur la pente, en inclinant les tiges des herbes allongées. Il fouettait à la face Annette et son compagnon. Dans un évidement des terres éboulées, à l’abri d’un bouquet d’arbres nains et tordus, sur un versant du mont, ils s’assirent. Des pâturages tombaient à pente rapide vers un torrent, au fond. Autour, le cercle du ciel de métal blanc, ourlé, aux bords, d’une frange de nuées sombres, amoncelées comme des flots qui se brisent aux falaises des cimes.

Annette était assise sur la menthe sauvage et le chaume, que chauffaient les derniers rayons du soleil couchant. Ses joues étaient empourprées par le fouet de la bise et par le vent de colère qui se levait dans son cœur. Côte à côte avec Franz, elle ne le regardait pas, elle regardait devant, la tête haute, avec une moue de dédain qui souriait. Elle rayonnait de force et de fierté. Franz la contemplait ; et son ramage se tut. Le silence brûla. De l’éloignement méprisant où elle s’était retirée, elle perçut sur son corps le feu du regard qui la parcourait. Elle continuait de sourire. Mais un dernier coup de passion souffla sur elle, comme sur la tête des arbres dont les ailes l’enveloppaient, la bise. Elle dit à ces yeux, qu’elle voyait sans les regarder :

— Tu me découvres enfin !…

Et, s’adressant à la rivale absente, en bas, là-bas, sous ses pieds, celle dont les jambes malades n’eussent pas été capables de gravir la pente escarpée, elle lui criait :

— Si je veux !… Je l’ai. Viens le reprendre !…

Mais elle ne le voulut pas.

Un flot de sang passa devant ses yeux, avec l’incendie du soleil couchant. Puis, la muette frénésie tomba, comme le soleil derrière les monts. Elle eut un frisson bref, se leva, et debout sur le plateau, dans le vent, elle se tourna vers Franz, qui la suivait comme un chien. Les yeux du jeune homme guettaient, imploraient son regard. Mais quand ils le rencontrèrent, ils n’y trouvèrent plus qu’une froideur distante. Annette vit sa déconvenue, sourit et, se détendant, elle l’examina avec une bienveillance tranquille et maternelle :

— Franz, tu n’es pas mauvais, dit-elle, mais tu peux faire beaucoup de mal… Le sais-tu ?… Il est temps de le savoir, mon garçon !… Oui, tu n’es pas le seul. Moi aussi… Nous en produisons tous, comme un pommier des pommes. Mais ce fruit de notre arbre, il faut le manger seul. Ne le donnons pas aux autres !…

Décontenancé, il essayait d’échapper au sens de ces paroles et au regard qui le scrutait. Mais le regard tenait bon, et les paroles entraient. Sa nature malléable subissait les empreintes de toute forte main. Combien de temps dureraient-elles ? Annette ne se faisait plus grande illusion. Mais elle le tenait sous sa main, et elle pétrit ce cœur, avec une sévérité tendre. Elle éprouvait une douceur à goûter sous ses doigts la faiblesse frémissante de cette argile vivante.

— Erika t’aime, dit-elle ; et tu l’aimes. C’est bien. Mais prends garde que tu as une dangereuse science de faire souffrir qui tu aimes — oh ! en toute innocence !… C’est le comble de la science… Il faudra la désapprendre. Tu sais que j’ai pour toi une affection, trop grande… Je ne sais pas mentir. Et pourquoi mentirais-je ? Ce que je te dis, tu le sais… Je te regarde comme un fils — et peut-être, davantage… Je veux ton bonheur. Mais j’aimerais mieux te voir misérable, toute ta vie, que jouant avec l’amour et, par légèreté, faisant souffrir cette enfant qui t’est livrée. Elle t’apporte infiniment plus que tu ne lui donneras. Tout ce qu’elle a. Elle toute. Toi, tu ne peux donner qu’une part. Vous, hommes, vous vous réservez le meilleur, la part du lion, pour votre monstre en cage, pour votre cerveau, cet ogre, pour vos chimères, pour vos idées, votre art, votre ambition, pour votre action. Je ne vous le reproche pas. Si j’étais vous, je ferais de même… Mais cette parcelle dont vous nous faites don, qu’elle soit pure ! Qu’elle soit sûre ! Ne la retirez pas, en la donnant ! Ne trichez pas ! On vous demande peu. Mais ce peu, on le veut. Te sens-tu capable de le lui donner ? Sonde tes reins ! Sonde ton cœur ! Tu la veux ? Tu l’aimes ? Prends ! Mais sois pris ! Don pour don ! Apprends à prendre et à garder, — et à durer ! Ame de nuage ! Esprit du vent !…

Il était tenu en arrêt, front baissé, sous les rudes paroles et les yeux, où maintenant un rire s’éveillait. Alors, elle lâcha prise, rit franchement, et dit :

— Rentrons !

Ils redescendirent en silence. Elle, devant. Il attachait ses yeux à la nuque d’or bruni. Il eût voulu que la descente ne finît jamais.

Avant d’atteindre aux premières maisons, Annette s’arrêta. Elle se retourna, et lui tendit les mains. Ainsi qu’au premier soir, dans le camp de prisonniers, il s’inclina vers elles et les couvrit de baisers. Annette les dégagea, les mit sur les épaules de Franz, le regarda dans les yeux, et dit :

— Adieu, mon enfant !

Elle rentra seule chez elle ; et elle n’attendit pas au lendemain matin, comme elle avait promis : elle partit, dans la nuit.

Le lendemain, Erika et Franz vinrent, pour prendre congé. Ils trouvèrent la cage vide. Ils en eurent regret. — Et ils furent soulagés.