L’Âme heureuse

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Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 9-17).
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L’Âme heureuse


 
I

Ô Ciel inférieur, Terre des siècles ! l’homme
Avec autant d’effroi que de désir te nomme ;
Heureux s’il a vécu sans honte et sans remord.
Il passe ; rien n’est vrai, de sa vie éphémère.
À peine il vient d’entrer dans le sein de sa mère
Que déjà son visage est tourné vers la mort.

Enveloppé de lin, pris dans mes bandelettes,
Baigné d’huile de cèdre et couvert d’amulettes,
J’habite le Lieu frais, l’immuable Dessous.
J’attends. Par Anubis ma chair fut raffermie.
Lui-même a parfumé la sereine momie ;
Mon corps d’éternité ne sera point dissous.


Je fus soixante jours immergé dans le nitre.
Horkem, que, les vivants choisissaient pour arbitre,
Qui jugea sans faiblesse et punit sans fureur,
Médite, n’ayant plus de souffle en sa narine,
Immobile, les bras croisés sur la poitrine,
À l’ombre du grand Sphinx, père de la terreur.

Je crois entendre encor sangloter les pleureuses
Qu’accompagnait le chant des flûtes douloureuses.
Ici fuma l’encens et ruissela le vin ;
On a semé de fleurs cette chambre secrète.
Osiris à présent réjouit ma retraite
En y laissant briller son sourire divin.

Pour naître de nouveau je suis dans la matrice.
Les dieux m’accorderont que ma chair refleurisse.
Je me tiendrai debout ; mes jambes marcheront ;
La vie allumera mes prunelles rêveuses ;
Car Isis et Nephthys, les célestes couveuses,
Palpitent doucement des ailes sur mon front.



II

Mais mon âme n’est plus dans ce cadavre roide.
Elle quitte une chair inanimée et froide ;
Voici qu’elle descend les ténébreux degrés
Qui vont vers la demeure aux pylônes sacrés
Où l’on compte les morts, où l’on juge les mânes.

« Ô toi, stable Osiris qui sauves et qui damnes,
Roi de l’éternité, maître de l’Amenti,
Je n’ai pas fait le mal et je n’ai point menti !
Âme errante, je viens du séjour mortuaire.
Ô puissant qu’enveloppe un rigide suaire,
Scrute-moi jusqu’au fond ! je ne veux pas m’enfuir ;
Je ne crains pas les fouets aux lanières de cuir ;
Je ne redoute pas, dieu bon, que tu m’endormes
Dans la lugubre nuit du mystère des formes,
Après la boucherie et le supplice ardent…
Horkem béni par toi, prince de l’Occident,
Ne sera pas, ainsi que les âmes damnées,
Immobile pendant des millions d’années,

Et le rouge mangeur d’entrailles n’aura pas
Les miennes pour en faire un sauvage repas !
Car je ne me suis point souillé par l’adultère.
Le silence te plait, Seigneur : j’ai su me taire.
Oui, tu me feras droit ! je n’ai jamais volé ;
Horkem n’a point commis de fraude sur le blé.
Vers toi, dont les regards brillent comme le glaive,
Pour me justifier, faible, ma voix s’élève…
Certes, je n’ai pas fait pleurer des yeux humains.
Ma bouche est innocente et pures sont mes mains ;
Tu ne souffriras pas que Set m’anéantisse.
Je suis pur ! je suis pur ! je suis pur ! Ma justice
À vêtu l’enfant pauvre et nourri l’affamé ;
Tu ne permettras pas que je sois consumé. »

Ils vont peser mon cœur. Ô terrible silence !
Plein d’angoisse, je vois osciller la balance.
Si j’avais oublié quelque faute ? mais non :
Tout le pays de Kemt glorifiait mon nom !
Et, tandis que je roule en moi cette pensée,
Ils observent, les dieux à la barbe tressée,
Si mou cœur pèse autant que l’image d’or fin,
Symbole rayonnant de la Justice… Enfin,
Les deux plateaux se font lentement équilibre.
Victoire à moi ! mon cœur triomphe ; je suis libre.

« Horkem a satisfait aux immuables lois,
Dit Anubis ; son cœur pèse le juste poids. »
Le silence est profond dans l’intègre assistance ;
Et le scribe des dieux, Thoth, écrit la sentence.


III

Mon âme va s’unir à mon corps rajeuni ;
Plus d’épreuves pour moi, d’erreurs, de vie amère.
Ô mon cœur, mon vrai cœur qui me viens de ma mère,
Ne m’abandonne plus jamais, ô cœur béni !

J’évite, grâce à toi, la bouillante chaudière.
Me voilà sauf ; j’échappe aux filets odieux !
Je parle par ma bouche et je vois par mes yeux ;
Je mâche avec mes dents, dures comme la pierre.

C’est bien moi ; c’est mon corps devenu souple et neuf.
Ma poitrine a son cœur ; mon crâne, sa cervelle.
Horus me purifie et Set me renouvelle.
Larve, je vais éclore ; oiseau, je sors de l’œuf.


Je redeviens enfant auprès de mes déesses.
Nephthys m’a réchauffé : que son souffle était doux !
Et, maternelle, Isis me prend sur ses genoux ;
Je bois son lait ; ses mains sont pleines de caresses.

Sur le fleuve caché j’erre avec Osiris.
Serpents, fuyez ma lance ; arrière, crocodiles !
La barque va glissant le long des vertes îles,
Dans les roseaux, parmi de légers tamaris.

C’est aux sources du Nil qu’il m’est donné de boire.
Je vis de nobles fruits, de froment, de mets purs.
Hauts comme des palmiers, s’élancent mes blés mûrs ;
Je les moissonne en paix dans les champs de la gloire.

Je perce de mes traits les ennemis des dieux.
Jamais d’impuretés sous mes blanches sandales.
Je vous ouvre au matin, Portes orientales,
Lorsqu’Osiris renaît dans son fils radieux.

Je ceindrais ses rayons s’ils me faisaient envie !
Vêtu de lin broché, d’or, d’heureuses couleurs,
Baigné de frais parfums, foulant des lits de fleurs,
J’aspire largement les souffles de la vie.



IV

Je sais ! je sais ! j’ai vu l’existence. La loi.
Se développe avec majesté devant moi.
Prêtre d’un sanctuaire ineffable, j’encense
Dieu, le cœur de mes dieux ! Avant toute naissance
Il a dit au soleil : « Viens à moi. » J’ai compris..
Lorsqu’avec une joie intime je souris,
C’est que monte vers Dieu ma prière fervente.
Ô volupté terrible, ô sublime épouvante
De le voir face à face et sans baisser mes yeux,
Lui qui m’éblouissait même à travers les dieux !
La splendeur est son ombre. Il vit, seul, en lui-même.
Dire son nom serait un monstrueux blasphème :
Silence ! — L’Inconnu se révèle à bien peu ;
Mais moi, moi, sans mourir, de ma chair, j’ai vu Dieu !
Tandis que mon regard pénètre au fond des choses,
Les sources du savoir pour les vivants sont closes ;
Et s’ils pensent, après d’héroïques efforts,
Entrevoir la déesse au mystérieux corps,
La grande Isis, raillant leur angoisse cruelle,
Ramène le torrent de ses cheveux sur elle.


V

Osiris, roi funèbre aux yeux pleins de douceur,
Toi qu’ont ressuscité les baisers de ta sœur,

Ô toi, l’aîné des morts ! chaque jour, en silence,
Hors du vaste Amenti ton fils Horus s’élance.

Le vengeur de son père illumine soudain
Tout l’orient du ciel fleuri comme un jardin.

Sitôt qu’il apparaît dans la pourpre des nues,
Les entrailles du lynx farouche sont émues.

Les hommes, pour le voir, s’arrachent au sommeil ;
C est un autre Osiris, c’est l’éternel soleil !

Et moi, Dieu m’a fait libre ; il veut que je revoie
La terre magnifique et les cieux pleins de joie.

J’étais comme Osiris et je deviens Horus ;
Je monte radieux, le front ceint de lotus.


Je suis Ra dans sa gloire et Toum quand il se couche.
C’est moi qui fais les vents par le feu de ma bouche.

Invisible, ou paré des formes du dieu grand,
Je suis l’âme qui veille et l’esprit qui comprend.

Je m’agenouille auprès des astres que je croise
Sur le céleste Nil aux vagues de turquoise.

L’intarissable flux des siècles, je l’entends.
Je foule avec bonheur le beau chemin du temps.

J’étreins le corps d’Isis. Je déchire ses voiles.
Mon diadème ardent s’associe aux étoiles.

Je suis l’Épervier d’or, l’Oiseau libre et vainqueur.
Je possède à jamais la grande paix du cœur.