L’Âme nue/L’Océan

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 29-31).
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L’OCÉAN


à françois coppée



— C’est l’Océan ! Vois-tu déferler les étoiles,
La mer, la vaste mer immobile à nos yeux,
Où vogue avec ennui, comme un vaisseau sans voiles,
La lune, nef d’argent qui glisse sur les cieux ?


Loin ! Vois-tu poudroyer, très loin, des vapeurs blondes,
Tourbillon d’astres clairs dans les gouffres vermeils,
Flot dont l’écume ardente est faite avec des mondes,
Houle insondable où bout la mousse des soleils ?

Regarde ! L’ombre bouge… Entends-tu le silence,
Le silence que font ces milliards de bruits ?
Tout se tait : c’est la mer astrale qui s’élance
Et gronde immensément dans l’abîme des nuits.


Viens ! Monte ! Enlève-toi sur la crête des vagues,
Pareil aux alcyons emportés dans leurs nids !
— Oh ! là-haut, oh ! là-bas, indéfiniment vagues.
Je vois des golfes d’or sourdre des infinis…

 
— Viens ! — J’ai peur ! — Cette lame, ô nain, c’est la première,
La seule dont notre œil devine les remous :
C’est là, mais c’est si loin qu’un rayon de lumière
Court des siècles, avant d’arriver jusqu’à nous !

 
— Loin ! Dans la perspective innombrable et confuse,
Un tranquille brouillard commence à s’azurer…
— Passe : il est si profond que l’Éternité s’use
À brûler des soleils sans pouvoir l’éclairer !

— Des mers ! Des mers ! — Ce n’est qu’un reflux de comètes :
Passe. — Nul horizon ! La mer moutonne encor…
Et des mers ! Et partout, sous nos pieds, sur nos têtes,
Tournoie et s’élargit le monstrueux décor !


— Ce n’est qu’un point du ciel et qu’un chiffre du nombre !
Marche, tu n’as rien vu, marche. — Je suis fourbu :
Quand donc trouverons-nous la fin, les murs de l’ombre ?
— Cours mille fois mille ans et tu n’auras rien vu !


Va l’infini de temps dans l’infini d’espace !
Toujours le feu des feux gronde et rugit sur toi :
Et tout s’entraîne, fuit, disparaît, vient, repasse
Et roule éperdument dans les vents de la Loi !


Et tout peuplé, vivant, pensant, créant des rêves,
Lançant des cris d’espoir et des soupirs de deuil,
Aimant, souffrant, croyant, et sans buts, et sans trêves,
Sans rien savoir, sans rien voir… — Et j’ai de l’orgueil !