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L’Âme nue/La Cité morte

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 235-237).
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LA CITÉ MORTE


à georges lorin





Sous la tranquillité d’un ciel platement bleu
Où l’air dort, sans chaleur et sans force vitale,
Une ville déserte, aux murs pâlis, s’étale,
Triste comme la Mort et grande comme Dieu.


Sans ruines, debout sur la terre très plane,
Elle dresse les blocs carrés de ses maisons,
Et, sinistre, envahit au loin les horizons
Sur qui la froide horreur des solitudes plane.

Ses boulevards sans fin fendent l’immensité
Où nul frisson vivant ne vibre et se balance,
Et tous pareils, tous droits, courent dans le silence,
Coupant à coins égaux l’uniforme cité.


Tout se ressemble : un art rigide et monotone,
Reniant les palais et les temples bénits,
Sur un dessin unique a taillé les granits
Dont la façade lisse a des teintes d’automne.


Les maisons, mornes sœurs, par groupes familiers,
Massent leurs angles durs et leurs toits en terrasses,
Catafalques de pierre où moisirent des races,
Et qu’un ennui pesant aligne par milliers.


Point d’herbes ; point de fleurs ; point d’arbre aux feuilles vertes
Tout s’est pétrifié dans un sommeil géant,
Et l’on croit voir bâiller les noirceurs du néant
Dans le cadre profond des fenêtres ouvertes.

Rien n’est clos : c’est d’un coup que la vie a quitté
Ce monde fantastique où bruissait la foule ;
Les grands seuils inusés attendent qu’on les foule :
Mais ceux qui passaient là sont dans l’éternité.


— Ô mon cœur ! Cité vide, inerte et désolée,
Tu vas dormir sans trêve et tant que je vivrai ;
Mon ennui veillera sur ton sommeil navré,
Comme un marbre plaintif au bord d’un mausolée.


Dors dans l’oubli calmant des rêves que j’aimais :
Nous attendrons la mort qui rajeunit les choses,
Puisque tous nos espoirs, ouvrant leurs ailes roses,
Dans leur vol effrayé sont partis pour jamais !