L’Âme nue/La Réponse de la Terre

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 14-18).
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LA RÉPONSE DE LA TERRE


à henri bouley




J’ai crié vers la Terre : « Aïeule, ô bonne aïeule !
Déesse de nos dieux, toi la Rhée et l’Isis,
Toi qui fais refleurir les bleuets dans l’éteule
Et susurrer la source au fond des oasis ;


« Toi qui donnes aux nids le dais mouvant des feuilles,
Et qui verses ta sève aux arbres jaunissants ;
Qui nourris les oiseaux des graines que tu cueilles,
Et qui berces les mers entre tes seins puissants !



« Pitié, prends en pitié les martyrs que nous sommes :
Notre effort épuisé trébuche à chaque pas.
Aïeule, est-ce que tout souffre autant que les hommes ? »
— Mais la Terre m’a dit : « Je ne te connais pas.

 
« Ai-je compté les fleurs, les mouches, les nuages,
Les formes de la chair, des plantes, du métal,
Les cris du vent, l’écume ou le sable des plages ?
Et qu’es-tu donc, sinon leur frère et leur égal ?


« Rien ! Et je ne sais rien de ceux que je renferme,
Pas plus que tu ne sais l’angoisse ou les gaîtés
Des millions de corps qui vibrent sous ton derme,
Infiniment petits et toujours habités !

 
« J’ignore tout, les noms et le nombre des races
Qui pullulent de moi pour courir sur mes flancs,
Et mon indifférence efface jusqu’aux traces
De ceux qui sont passés depuis cent fois mille ans ! »



— J’ai crié vers la Terre : « Aïeule, ô dure aïeule !
Ô marâtre ! Du moins, si ton cœur reste clos
Au râle de tes fils écrasés sous la meule,
Et si ton vieux mépris n’entend pas nos sanglots :


« Nous diras-tu quel est le terme de la route,
Quel mystère est caché dans la nuit du trépas,
Et si c’est bien fini quand la chair est dissoute ? »
— Mais la Terre m’a dit : « Ta mort n’existe pas.


« N’être plus ! Vanité d’un germe qui croit vivre !
Présomption d’atome errant dans le plein ciel !
Orgueil stupide et fou ! Rêve de frelon ivre !
Ce n’est pas toi qui vis, c’est l’Être universel.


« L’Être total, matière et force, esclave et maître,
L’immortel incréé, le Dieu, le seul vrai Dieu,
En qui rien ne saurait venir ou disparaître
Car il est infini dans le temps et le lieu !



« Seul, il vit. Et que font un brin d’herbe qu’on mange,
Un soleil qui s’effrite, un homme qui s’endort ?
Le Dieu sent palpiter sa vie énorme : il change,
Il respire, et son souffle est fait avec la Mort.

 
« La Mort, c’est la formule unique de la Vie,
Le passage alterné des corps dans d’autres corps,
C’est le mouvement calme et dont rien ne dévie,
La résurrection des faibles dans les forts.

 
« C’est la rajeunissante et la réparatrice,
Aurore après le jour, printemps après l’été,
La mère inépuisable et l’auguste nourrice
Dont le travail fécond peuple l’éternité.

 
« C’est la chaîne d’amour et d’hymen qui nous lie :
C’est par elle que tout se fond et se confond,
Naît, se croise, renaît, court et se multiplie,
Dans les bouillonnements de l’espace sans fond.



« Elle accouple, elle brise, elle épure, elle émonde ;
Nous sommes tous égaux pour elle, et je ne suis
Qu’un globule de sang dans les veines du monde,
Un point d’ombre dans l’ombre insondable des nuits.


« Je m’éparpillerais dans la poussière immense,
Sans troubler un instant la paix de l’ordre ancien,
Et l’astre dont je suis la quinzième semence,
Le Soleil s’éteindrait sans que rien en sût rien ! »