L’Âme nue/Les Délaissés

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 232-233).
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LES DÉLAISSÉS


à gaston béthune



Je les aime entre tous les très pauvres tombeaux
Faits d’une herbe sauvage et d’une croix pourrie ;
Leur couronne de buis se déchire en lambeaux,
Et leur tertre affaissé verdit sans qu’on y prie :
Je les aime entre tous les très pauvres tombeaux
Faits d’une herbe sauvage et d’une croix pourrie.

 
Ils s’allongent, étroits et sinistrement seuls,
Dans les coins ignorés au fond des cimetières,
Et leurs morts, dans les plis humides des linceuls,
Y dorment sous le poids de l’humus et des pierres ;
Ils s’allongent, étroits et sinistrement seuls,
Dans les coins ignorés au fond des cimetières.

Le vent, qui grince autour des rigides cyprès,
Leur siffle son refrain dolent et monotone,
Et, froid, froisse sur eux avec des cris distraits,
Les bouquets d’or cueillis dans les branches d’automne ;
Le vent, qui grince autour des rigides cyprès,
Leur siffle son refrain dolent et monotone.


Pleins du calme sacré de l’éternelle nuit,
On les laisse dormir dans la paix de leurs fosses :
La foule des vivants les dédaigne et les fuit ;
Loin des regrets banals et loin des larmes fausses,
Pleins du calme sacré de l’éternelle nuit,
On les laisse dormir dans la paix de leurs fosses.


Oh ! les morts sont bien morts dont nul ne se souvient,
Et c’est pourquoi mon cœur les aime et les envie.
Leur nom même a croulé dans l’oubli qui les tient ;
Le Néant a dompté tout ce qui fut leur vie…
Oh ! les morts sont bien morts dont nul ne se souvient,
Et c’est pourquoi mon cœur les aime et les envie !