L’Âme nue/Premier Orage

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 86-89).
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LES CULTES










PREMIER ORAGE


à catulle mendès



Et le soleil croula, tout rouge, dans la mer.
L’eau houlait, morne et sombre, au large. Un souffle amer
Siffla sur les rochers et convulsa les plantes,
Long, chaud, lourd, et dans des ondulations lentes,
Vint mourir sur le front des coteaux et des bois.
Sur tout l’Eden, le ciel noircit. Au loin, des voix
Ronflaient sinistrement dans le creux des montagnes.
Et le premier éclair s’alluma : les campagnes
Blêmirent, le tonnerre ébranla l’horizon.

L’Homme, hagard, sentant tournoyer sa raison,

Tomba sur les genoux, la face dans les roches.

Les nuages passaient, grondaient, roulaient, si proches
Qu’il croyait les sentir effleurer son dos froid ;
Toujours croissant, toujours allant plus loin, tout droit,
Plus vite, ils se chassaient dans le vent du désordre,
Et la mer leur lançait ses vagues pour les mordre,
Et les tigres pleuraient dans l’effroi de la nuit.
Clameurs, échos, des chocs, des cris, le large bruit
Des lames qui brisaient leur rage sur les côtes,
Le râle monstrueux et sourd des forêts hautes,
Des fracas, le passage affolé des oiseaux,
L’horreur du vent, l’horreur du ciel, l’horreur des eaux,
Tout se mêlait : la foudre éclata, brusque aurore,
Devant l’Homme. Et voilà qu’il se traîne ; il implore,
Levant ses deux bras gourds vers le ciel qui fut bleu :
— « Pitié ! Grâce ! » Et voilà qu’il imagine Dieu,
Et demande pardon des fautes non commises !

Puis, au jour, il choisit les victimes promises,
Et les tua, sous l’œil du matin clair et doux.

                                  ⁂



Maudite soit la Peur qui courbe nos genoux,
La Peur, mère des dieux, source de la prière,
L’aveugle sans pitié, la sourde meurtrière
Qui poignarde la vie au nom de la vertu !
Maudit le premier cœur qui jadis a battu
Pour la conception d’un crime expiatoire !
Maudits les temples froids, maudite leur histoire,
Et maudits les saints lieux, fournaises, échafauds,
Charniers, où pour la gloire auguste des Très-Hauts
Le ventre des martyrs a fumé vers les nues !
Le fer siffle ; le sang jaillit, et les chairs nues
Fondent sur le brasier crépitant des autels…
Arrière ! Écartez-vous ! Voici les immortels,
Odin et Jéhovah, Jupiter et les onze,
Bel, Ormuzd et Moloch, dieux de marbre ou de bronze,
Morbide invention des cauchemars humains
Dont la fureur sacrée a rougi nos deux mains !
Voici les dieux du ciel qui descendent sur terre,
Tous les fils de la Peur, de l’ombre et du mystère !
Voici les dieux buveurs de sang ! Écartez-vous !
Renforcez les prisons et doublez les verroux !

C’est l’heure de juger les vengeances divines,
Meurtres, viols et complots, guet-apens et rapines,
Tous les crimes bénis que la foule adorait !
Et cherchez s’il existe un juge qui pourrait,
Devant ces contempteurs du bien, rois de la foudre,
Arracher de sa gorge un mot pour les absoudre !

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