L’Âme styrienne et son interprète, Pierre Rosegger/01

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L'ÂME STYRIENNE ET SON INTERPRÈTE
PIERRE ROSEGGER

I
LE MILIEU ET L’HOMME


I

A la pointe nord-est de la chaîne des Alpes, là où la puissante muraille rocheuse s’infléchit vers le sud pour s’en aller au loin rejoindre le Balkan slave, se dresse un massif abrupt, qui domine Vienne, et contre les parois duquel vinrent jadis mourir les derniers flots de l’invasion turque. C’est la Marche de Styrie, dominée elle-même par la cime neigeuse du Dachstein, d’où le regard l’embrasse tout entière, et qu’elle considère comme le génie protecteur de ses cantons.

Là, longtemps abritée contre le périlleux contact de la civilisation contemporaine, par la pauvreté du sol et par la rigueur du climat, vit une population originale et pittoresque, analogue sans doute en ses traits principaux à celles du Tyrol et de la Suisse allemande, mais un peu moins entraînée jusqu’ici dans l’orbite vertigineux de la culture moderne. Arrêtons-nous un instant pour donner un coup d’œil d’ensemble au spectacle de ces régions montagneuses. Sur les mamelons formés au débouché des gorges torrentielles par les débris séculaires des avalanches du printemps, qui suivent maintenant d’ordinaire les sillons latéraux ; à portée des eaux du glacier, et recueillant de leur mieux, grâce au choix habile de leur exposition, les rayons précieux du soleil de midi, s’érigent des habitations humaines que séparent de vastes espaces. Lorsqu’un certain nombre d’entre elles ont poussé de compagnie sur les pentes d’un même vallon rocheux, elles composent tant bien que mal une commune alpestre. Fréquemment bâties de ces bois secs et incorruptibles fournis jadis par les antiques forêts dont chaque année voit diminuer à présent l’étendue, ces fermes n’offrent le plus souvent qu’une seule pièce principale, à la fois cuisine, dortoir des gens, étable même. C’est la « chambre à fumée, » Ranchstube, ainsi nommée parce que une ventilation insuffisante la laisse toujours plongée dans l’acre brouillard résineux qui naît du foyer domestique. En cette atmosphère, que la science moderne proclamerait sans doute aseptique, le lard se fume à merveille cependant que les poumons se bronzent, et l’on assure d’ailleurs que les jeunes filles ne sont ni moins fraîches ni moins rosées pour se diriger, de là, vers la messe du dimanche. D’autres établissemens sont plus confortables et plus importans : ils forment alors un grand rectangle de bâtimens agricoles, et annoncent l’aisance chez leurs propriétaires.

Placé à quelque distance de l’habitation principale, afin d’échapper au danger toujours menaçant du feu, et blotti sous un pin géant destiné à le protéger contre la foudre, s’élève un petit pavillon de bois dont la construction est particulièrement soignée. La partie inférieure sert de hangar pour les voitures ou les instrumens aratoires, et un étroit escalier conduit vers le réduit supérieur, que ferme une lourde porte d’érable aux puissantes garnitures de fer, à la serrure d’acier. C’est ici la chambre aux provisions, le Feldkasten, cœur de l’exploitation, source de la vie paysanne. Ses parois abritent, en effet, toutes les choses nécessaires à l’homme, et non pas seulement, comme fait le coffre-fort du citadin, leur représentation en métal jaune. On y voit le grain de la récolte dernière, et la viande soigneusement fumée dans la chambre d’habitation ; les provisions de beurre, de graisse, de saindoux ; et le lin cultivé, filé, tissé sur place, d’où sortiront la toile et le linge de la maison ; puis, c’est la bure faite de la laine du troupeau, d’où naîtront les vêtemens d’hiver ; ce sont les cuirs des animaux morts au service de la ferme, dont le cordonnier façonnera les chaussures, et aussi les chausses, car la culotte de peau est le vêtement national du Styrien. Bien d’autres trésors s’y rencontrent encore, et, pour qui sait voir, le Feldkasten est un symbole fort net de la tendance à la fois individualiste et conservatrice du paysan agriculteur. Son existence se suffit à elle-même : si un cataclysme soudain venait à couper toute communication entre la gorge alpestre et le vaste monde, on n’en continuerait pas moins, à l’ombre du Feldkasten, le cours de la vie quotidienne. Du sel, quelques outils de fer, le commerce national ne fournissait pas autre chose à la ferme jusqu’à ces dernières années, et trente florins par an soldaient toutes les opérations financières d’une famille agricole.

Encore peignons-nous en ce moment les existences larges et favorisées, celles qu’on admire et qu’on envie dans ce petit monde fermé, car l’on trouverait plus haut, dans l’épaisseur des forêts sans limites, les huttes vraiment sauvages des charbonniers, des chercheurs de racines médicinales, des chasseurs d’œufs de fourmis destinés aux oiseaux captifs des villes lointaines ; puis des fabricans de térébenthine, ce remède universel le la pharmacie paysanne : des braconniers, enfin, ces outlaws qui vivent en état d’hostilité latente avec les gardes forestiers de la région, et qui, comme les Indiens du Nouveau Monde, sont toujours sur le sentier de la guerre. Dans ces véritables tanières, où grouille souvent une famille nombreuse, l’éclairage se réduit parfois le soir à la lueur de quelques vers luisans enfermés dans une bouteille, tandis que le gibier volé est mangé cru, ou tout au plus bouilli dans un lambeau de peau fraîche. Plus avant encore dans la montagne, on trouvait enfin jadis le révolté en guerre ouverte avec les lois, le brigand rejeté de la société des hommes, qui, les armes ou les munitions venant à lui manquer, vivait de cadavres comme les hyènes, ou du lait bu le soir aux mamelles des vaches disséminées sur l’Alpe verdoyante. L’on peut descendre ainsi, sur cette échelle de dénuemens croissans, tous les degrés qui séparent l’homme de la bête.

Toutefois, l’individualisme développé dans ces esprits simples par d’aussi âpres conditions d’existence n’exclut pas le sentiment d’une certaine solidarité qui s’impose au moins dans les cas de force majeure, en face d’une nature marâtre dont les convulsions grandioses entretiennent sans cesse au cœur de l’homme le sentiment de son infirmité. A l’occasion, on voit donc régner une sorte de communisme impérieux, auquel chacun se soumet sans murmures. Le juge, élu par ses pairs, a des pouvoirs presque discrétionnaires pour les circonstances graves : il possède un privilège de justice sommaire, et le droit d’infliger de sa main des peines corporelles. La « patrouille » réquisitionne parfois au milieu de la nuit tous les hommes valides pour un service de sûreté : chacun doit héberger et nourrir à son tour les membres usés de l’association ; et, quand l’incendie qui guette la maison de bois l’a réduite en cendres, le village tout entier concourt à sa réédification. Il existe donc entre voisins une assurance mutuelle, si efficace qu’ils n’en veulent pas contracter d’autres auprès des compagnies financières, un pacte tacite d’union et d’assistance réciproques, sur lequel la charité chrétienne étend un vêtement de miséricorde et de bonne volonté, comme nous le dirons tout à l’heure. Communisme plutôt moral qu’économique toutefois, et qui ne va pas jusqu’à affaiblir dans les cœurs l’instinct de la propriété. Tout au contraire, la terre, base de la vie et de la richesse, est âprement convoitée d’une part et défendue de l’autre : les bornes, qui en marquent les limites légitimes, sont l’objet d’une sorte de culte superstitieux. Qui les a malhonnêtement déplacées à son profit devra revenir, chaque nuit, après sa mort pour tourmenter sa descendance jusqu’à ce qu’un des siens, converti à des sentimens plus honnêtes, ait réparé la faute de l’aïeul, et racheté par là cette âme en peine. Aussi, lorsque le fils de la maison atteint l’âge d’homme, lorsqu’il approche de l’heure où il recueillera le domaine de la race, son père le promène parfois encore sur les limites sacrées du bien familial, lui appliquant auprès de chaque borne un léger soufflet afin d’en marquer pour jamais l’emplacement dans sa mémoire par le souvenir durable de cet affront symbolique[1].

Si la terre est à ce point estimée, l’argent paraît au contraire perdre toute valeur en ce singulier pays : il circule rarement et les héritiers trouvent des monnaies ou des billets de crédit dès longtemps périmés, dans les bourses de cuir, dissimulant au fond de quelque cachette les économies d’un parent défunt. Est-il vrai qu’on y rencontrait, il y a peu de temps encore, des marchands originaux, capables de livrer sans profit une partie de leurs marchandises, et de se contenter d’un gain infime sur le reste[2] ? Et que tel de ces paysans, ayant connu par quelque contact fortuit avec la société moderne les ravages causés dans les mœurs bourgeoises par l’avarice et par la cupidité, soit devenu une sorte de monomane, ennemi déclaré de la monnaie corruptrice, refusant d’être payé autrement qu’en nature, et déchirant les billets de banque glissés de force entre ses doigts[3] ? En général, la conception de l’intérêt produit par un capital est étrangère à ces intelligences naïves : les vieilles servantes auxquelles on rapporte leur pécule grossi dans les caisses d’épargne, repoussent le supplément comme une charité déguisée qui les offense. C’est que, remplaçant tout intérêt, dispensant même à l’occasion de restituer le principal, il y a le Vergelt’s Gott chrétien, le « Dieu vous le rende, » qui prépare au ciel une sûre récompense, et qui n’est pas sans utilité dès cette vie. Un dicton populaire l’assure, en effet : pour la prospérité des champs de l’exploitation, le « Dieu vous le Tende » sorti d’un cœur reconnaissant et sincère « vaut un tonneau de fumier. » Et dans une légende villageoise[4] on voit saint Pierre, qui s’est pris à exiger une obole à la porte du paradis comme jadis le nocher Caron à celle de l’enfer, accepter à titre d’argent comptant un bouton de métal ; car le mendiant, qui le reçut de bonne foi pour un denier de la part de quelque plaisant, répondit « Dieu vous le rende » en refermant la main, et, par cette confiance ingénue, baptisa à son profit comme une monnaie véritable au regard du ciel un objet sans valeur ici-bas. Telle est la puissance des sentimens chrétiens dans ce milieu : les opérations de cette sorte y sont des lettres de change tirées sur le paradis, et plus d’une transaction se conclut sur cette base idéaliste. Comment s’étonner que le socialisme contemporain ait longtemps rencontré un terrain défavorable dans ces rochers arides ? Son précurseur nécessaire, le capitalisme, ne l’y avait pas jusqu’ici précédé. Notons toutefois une ombre à ce tableau idyllique, afin de ne pas laisser oublier l’infirmité foncière de l’humaine nature. Lors de la vente des bestiaux et des produits du travail des champs se retrouvent, dit-on, chez le paysan alpin quelques traits du maquignon normand, volontiers peu scrupuleux en affaires : et, souvent aussi, il se montrera négligent et irrésolu dans des transactions commerciales dont il n’a pas l’habitude.

Ces cultivateurs propriétaires ne forment qu’une minorité dans la population rurale : il faut présenter à leurs côtés leurs auxiliaires salariés.

En toute exploitation agricole un peu étendue, où des serviteurs sont nécessaires, les rapports entre maîtres et valets gardent une couleur assez patriarcale ; mais, si l’on en excepte les cajoleries du louage au début de l’année, et les belles paroles intéressées du départ, qui tendent à ménager la bonne renommée de la maison, c’est une rude existence que celle de ces domestiques de ferme, levés dès trois heures du matin, souvent mal nourris, parfois couchés dans le râtelier rempli de foin, où seule l’haleine tiède des animaux de l’étable vient réchauffer leurs membres engourdis. Les gages, qui ne s’élèvent guère au-dessus de trente florins par an, permettent de calculer que toute la vie de travail d’un homme robuste ne lui vaut pas en argent comptant plus de onze cents florins : c’est à peine le salaire annuel moyen de l’ouvrier de Paris. Pourtant, ces humbles auxiliaires ne sont pas en somme plus mal partagés que les membres de la famille et que le patron lui-même : ils mangent à la même table, sont habillés des mêmes vêtemens, et on les voit souvent demeurer sous le même toit, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, satisfaits de leur sort ici-bas. Seules les joies de la famille leur sont parfois interdites, car le maire et le curé ont le droit de refuser le mariage aux gens trop pauvres pour élever des enfans, dont la charge retomberait alors sur la commune. — Nécessité peut-être en cette organisation sociale primitive, et sous ce rude climat, qui ne saurait nourrir des bouches trop nombreuses ; mais néfaste encouragement à l’immoralité, car il est facile de prévoir qu’on s’y passe, à l’occasion, du sacrement réservé aux privilégiés de la fortune. Voilà bien des taches pour nos yeux de civilisés : on vit pourtant sous l’empire de ces âpres coutumes ! et le spectateur sympathique d’une existence, si sévère en apparence, va même s’efforcer de nous démontrer qu’on y vit plus heureux qu’ailleurs.

Chose étrange, cette race si peu favorisée dans ses foyers, si bronzée par la lutte contre les élémens ennemis, ne possède pas les qualités proprement militaires : non que le courage et l’énergie lui fassent défaut sur le sol natal ; mais son organisation nerveuse, et sa sensibilité presque maladive lui interdisent le service monotone des garnisons lointaines. Le mal du pays, le Heimweh, exerce dans les rangs des recrues de foudroyans ravages : il fait les déserteurs, que les gendarmes savent bien retrouver sans fatiguer leurs jambes ou celles de leurs montures ; il leur suffit en effet, aussitôt prévenus, de venir s’asseoir au foyer du coupable : tout à l’heure, ils le saisiront là sans résistance, pour le pousser de nouveau vers le supplice moral de l’exil, que vient parfois abréger une mort volontaire ou fatale. On voit quelques-uns de ces malheureux colorer à leurs propres yeux une faiblesse irrésistible de quelque teinte religieuse : ils trouvent dans l’enseignement mal compris du christianisme des préceptes de mollesse et de lâcheté. Comme jadis les anabaptistes, ils se refusent par principe au métier des armes, ou encore ils emploient, pour échapper à l’uniforme impérial, les subterfuges les plus audacieux : déclarant filles les garçons à leur naissance, et faisant passer leurs fils pour morts avant l’heure de l’appel. Leur avocat-né, dont nous résumons en ce moment la longue et pénétrante expérience personnelle de leurs aspirations et de leurs besoins, affirme, à leur décharge, que les perspectives d’avenir sont peu encourageantes aux vaillans qui font jusqu’au bout leur devoir, et qu’ils reviennent d’ordinaire au pays estropiés ou perclus avec, pour tout salaire, la licence de mendier par les chemins jusqu’à leur dernier jour.

Le mal du pays n’est d’ailleurs qu’un des symptômes révélateurs de cette sensibilité nerveuse de la race, si apparente par ailleurs, et qu’un Nietzsche dirait peut-être entretenue et développée dans la pratique séculaire de la religion du cœur par excellence, le catholicisme. Ainsi, malgré de fréquentes explosions d’égoïsme et de brutalité, on constate chez ces montagnards une singulière tendresse d’âme que souligne l’emploi incessant du qualificatif cher, lieb, appliqué à tout ce qui les entoure. La chère demeure, les chères montagnes, le cher bétail même s’attachent aux fibres les plus intimes de l’être par mille liens secrets. Que dire des effusions suscitées par la piété chrétienne, qui est l’inspiratrice de toute cette vie sentimentale ? Le peintre de ces natures simples, Pierre Rosegger, nous montre quelque part une commune entière révoltée contre un artiste trop consciencieux qui, dans l’exécution d’un nouveau Calvaire en bois sculpté, a représenté le mauvais larron avec le visage crispé d’un criminel endurci. N’est-ce pas là une offense évidente à la présence du Christ, le Dieu d’amour ? Et, en dépit de la tradition évangélique, le praticien devra reprendre le ciseau, et verser jusque sur le front du coupable sans repentir un rayon d’attendrissement et de miséricorde. — Il lui advient fréquemment, à ce larron malencontreux, d’être dévotement baisé à son tour par les pèlerins qui ont déjà rendu le même hommage à ses deux voisins de gibet : naïveté qui suscite, il est vrai, une douce gaîté parmi les assistans mieux instruits dans les récits du Nouveau Testament. Mais pourquoi donc, après tout, un pécheur, qui, dans une représentation franchement réaliste apparaît vivant encore et par là susceptible d’un mouvement de contrition finale, serait-il exclu des bénéfices d’une compassion universelle et d’une instinctive mansuétude ?

Nous dépasserions le cadre de cette esquisse en abordant les innombrables usages et traditions populaires dont se pare la pittoresque existence des Styriens demeurés fidèles aux enseignemens de leurs pères : on retrouve, du reste, des vestiges analogues chez celles de nos populations rurales qui ont été le moins touchées par les vertigineuses transformations du temps présent, et, de toutes parts, les fervens du folklore en ont recueilli pieusement les débris au cours de ces dernières années. — Mais une remarque qu’inspire encore le spectacle de cette société, et qui fera comprendre quelques traits du caractère chez le poète sorti de son sein, c’est qu’il s’est développé parmi ces humbles paysans les élémens d’une véritable aristocratie. Phénomène qui surprendra moins si l’on songe que la possession héréditaire du sol fut toujours le fondement d’une pareille stratification sociale. — D’ordinaire, les seigneurs, propriétaires des grands domaines, résident peu dans ces contrées inhospitalières ; ils n’apparaissent que de loin en loin, à l’occasion d’un déplacement de chasse. Aussi, pour le pauvre bûcheron ou le simple valet de charrue, dépourvus de points de comparaison, le riche paysan, le possesseur de la ferme importante, du territoire étendu, et du troupeau considérable, apparaît-il avec tous les attributs de la grandeur. Il a les privilèges et les charges de la supériorité sociale à ce point que jadis sa qualité d’administrateur nécessaire, de chef de famille responsable, l’exemptait du service militaire. Il dirige un régiment de serviteurs et de servantes qui trouvent en lui les qualités du commandement héréditaire : il maintient par le droit d’aînesse la famille dans son rang séculaire, et les cadets doivent se contenter souvent de demeurer aux gages de leur frère. Des observateurs clairvoyans ont reconnu les mêmes dispositions chez nos paysans de Bretagne : « Dans quelques-unes de nos provinces, dit l’un d’eux[5], le laboureur s’estime de beaucoup meilleur sang et de plus vieille souche que son ancien seigneur. L’orgueil de famille, chez certains paysans, égale aujourd’hui, pour le moins, ce qu’on observe dans la noblesse du moyen âge. En Bretagne, on est encore « étranger » à la troisième génération. Une fille de cultivateur propriétaire se mésallie quand elle épouse un tailleur, un meunier, ou même un fermier à gages, fût-il plus riche qu’elle, et la malédiction paternelle punit souvent ce crime-là. » — Avec des sentimens analogues, on rencontre sous les toits rustiques de la Styrie une politesse traditionnelle, dont les règles compliquées d’humilité feinte font parfois songer à l’étiquette chinoise. Enfin l’honneur de la maison est l’objet d’un culte spécial ; culte qui se traduit le plus souvent, il est vrai, par des agapes gargantuesques, où brillent les talens culinaires de la mère de famille, et la richesse inépuisable de sa chambre aux provisions, mais qu’on retrouve aussi dans l’orgueilleux attachement à la possession de la terre. Qu’un cultivateur s’avise, en effet, d’échanger ses beaux biens au soleil contre un sac de florins, quel qu’en soit le contenu, et, sans transition, voilà cet objet d’estime générale ou d’envie mal déguisée devenu sujet de dédain et matière à risées parmi ces fidèles de la charrue.

Telle est dans ses grands traits la société originale dont il nous fallait offrir une première vue d’ensemble avant d’engager plus avant le lecteur dans l’intimité de son existence, et dans la familiarité de son interprète.


II

On l’a pu pressentir déjà par nos précédentes indications : le fondement moral d’une telle société, c’est la religion ; un rôle prépondérant lui est réservé dans les institutions et dans les mœurs[6]. Lorsqu’un des premiers héros sortis de l’imagination de Rosegger, le « Maître d’école dans la forêt, » s’efforce d’arracher à ses instincts farouches une population sauvage de bûcherons et de charbonniers qui vivent au fond des bois comme des bêtes fauves, et qu’on nomme dans la vallée paisible les « diables de la forêt ; » lorsqu’il se donne à la tâche grandiose de créer un lien entre ses misérables, de fonder parmi eux une « commune, » association de tolérance et d’assistance mutuelle, qui est la base de la civilisation, cet homme de bonne volonté sent par intuition que l’assise fondamentale d’un pareil édifice doit être le temple du Seigneur et il construit une église de bois, qui sera « la protection contre les orages du monde, le vestibule de l’éternité. »

On en juge ainsi dans les montagnes styriennes : la situation sociale du prêtre y est encore exceptionnelle, et sa suprématie incontestée ; on lui baise la main quand il s’approche. Guide et conseiller de ses ouailles en toutes circonstances, il est la gloire du village dont il sort, et l’orgueil des parens qui l’ont donné à Dieu. Le talent de Pierre Rosegger a fait connaître par le vaste monde le nom de son hameau natal : or, il raconte lui-même avec esprit[7] que ses compatriotes se sentent pourtant bien plus flattés dans leur vanité civique par la carrière d’un de ses camarades de jeunesse, qui mourut simple curé de village. L’éducation de ce brillant séminariste « avait coûté la valeur de trois paires de bœufs à son père, et plutôt davantage que moins : pourtant, quand le jour solennel de sa première messe se fut levé, ce père disait à tout venant : « Je ne voudrais pas à présent le donner pour six paires de bœufs, mon fils, Monsieur le Vicaire. — Et les vieux comme les jeunes dans Alpel avaient les yeux humides de joie à songer qu’un des leurs prononçait maintenant dans la chaire les paroles apostoliques, et siégeait en représentant de Dieu au tribunal de la pénitence, tandis qu’à l’autel, il montait comme un médiateur entre l’homme et la Divinité. Ces braves gens pensaient aussi qu’ils auraient désormais un avocat particulier près de la cour céleste, et le nouveau prêtre leur apparaissait comme un saint d’un abord plus commode que les autres, à qui l’on peut confier directement ses désirs spirituels et temporels ; avec qui l’on boit même un verre de vin à l’occasion. » Mais si le père du jeune ecclésiastique exprime en cette circonstance la joie débordante de ses parens, il est un type qui reparaît plus fréquemment encore dans l’œuvre de Rosegger, celui de la mère du prêtre. Ecoutons celle du « Vicaire de village » traduire naïvement le sentiment profond qu’elle éprouve en présence de son fils, sentiment d’un bonheur plus durable que les satisfactions éphémères de ce monde : a Va, mon enfant, pensait-elle tandis qu’il s’éloignait, tu n’es plus le fils de Nandl la fileuse : te voilà le messager du Seigneur Dieu ; il t’envoie aujourd’hui vers un mourant, et tu es saint par-dessus tous les saints, puisque tu peux pardonner les péchés, et introduire les pauvres âmes dans le ciel : te voilà tel que Notre-Seigneur Dieu lui-même, et tu demeures pourtant mon enfant. Oh ! que je suis heureuse : je possède déjà le ciel sur la terre. » S’il y a quelque excès dans un pareil langage, — et précisément cette mère glorieuse sera bientôt punie de sa présomption, — il exprime du moins la foi profonde et sans nuages, la reconnaissance naïve d’une âme au comble de ses vœux.

Les saints sont les amis préférés, les confidens de ces âmes simples, qui les sentent mieux à portée d’écouter leurs modestes vœux que les grands personnages de la cour divine : certains de ces intercesseurs ont, en effet, mené l’humble existence qui est celle de leurs fervens, et rien n’égale par exemple en ces vallées la popularité de sainte Nothburga, la douce servante de ferme. — Ces braves gens, dont la plupart ne savent pas lire, retiennent par cœur les figures d’un calendrier spécial, imprimé tous les ans depuis plus d’un siècle à l’usage des illettrés. Là chaque saint, chaque fête chômée se trouvent représentés par un emblème particulier : il faut donc pour en tirer parti posséder dans sa mémoire une sorte d’alphabet verbal à la chinoise, plus compliqué vingt fois que celui de l’école primaire. Une grande croix noire indiquera le vendredi saint ; un homme rouge avec deux clochettes à son bâton, c’est l’image de saint Antoine ; et une femme également rouge feu, agenouillée devant le crucifix et la tête de mort, désigne sainte Madeleine, la pécheresse.

L’année se déroule de la sorte, laissant au premier plan la signification religieuse de chaque jour, et la plupart des fêtes de l’Église conservent de plus certains usages populaires qui en fixent mieux dans le souvenir l’importance et le caractère. Les parentés spirituelles ont aussi gardé leur prestige : la marraine est vraiment une seconde mère, qui ne cède guère le pas qu’à l’époux ou à l’épouse dans les affections de l’enfant introduit par sa voix dans la communauté des fidèles. Lorsqu’elle lui survit, elle doit encore lui fournir, comme jadis la parure baptismale, son suprême vêtement, le suaire dans lequel il se relèvera au dernier jour du monde. — Ajoutons enfin qu’au centre de ces montagnes le pèlerinage célèbre de Maria-Zell est en quelque sorte l’autel de famille commun à toute la province : c’est le but incessant de pieux voyageurs qui s’y rendent en exerçant les pratiques d’une rude pénitence. L’existence s’écoule donc en ces lieux sans que le regard de l’âme cesse d’être fixé sur l’au-delà mystérieux que mille liens unissent dès cette vie à la réalité de chaque jour.

L’au-delà chrétien, n’est-ce pas, pour ces fronts courbés vers la terre, l’unique élément de la vie imaginative ? Ceux qui ont pénétré, dans l’intimité de ces consciences incultes assurent que les pompes religieuses y tiennent la place occupée par l’art dans l’esprit des classes cultivées. Elles distraient l’intelligence, nourrissent la sensibilité, ensoleillent par instans le sombre voyage terrestre. Les citadins ont la tribune, le concert, le théâtre, le musée ; l’Eglise est tout cela pour les communautés forestières, et les plus fervens parmi les fidèles goûtent par anticipation les joies célestes durant l’office divin, tandis qu’ils murmurent ravis : « Puisque tout est déjà si beau dans la maison du Seigneur, combien cela le sera davantage en son Paradis ? » L’importance du rôle esthétique de la religion est une des idées favorites de Rosegger. Bien plus, si dans les réjouissances populaires se glisse quelque parodie des choses sacrées, si un moine caricatural ou un évêque travesti y apparaissent pour tenir des discours bouffons, il faut, on nous l’assure du moins, se garder de voir en ces déguisemens le moindre signe d’un doute ou le plus fugitif indice d’un manque de respect. Le moyen âge avait aussi sa fête de l’âne, ses processions comiques dans le temple même, et cela sans préjudice aucun pour la foi des fidèles. À ces hommes dont la mémoire est remplie par tous les détails symboliques des cérémonies du culte, la mise en œuvre fantaisiste des souvenirs rituels offre une issue naturelle à la bonne humeur débordante. Ce sont alors des enfans indiscrets lutinant, avec quelque lourdeur, une tendre mère qui sourit malgré tout à leurs entreprises dénuées de malice.

Pourtant, en d’autres circonstances, ces enfans abusent des enseignemens maternels au point de les détourner entièrement de leur sens, et de transformer une doctrine de salut en un arsenal de guerre intestine, où ils trouveront des armes empoisonnées pour les mettre au service de leurs passions et de leurs rancunes. On croit encore là-haut aux sorcières qui savent jeter des sorts ou traire de loin les vaches de leurs ennemis, et, volontiers, on les porterait sommairement au bûcher sous l’empire de l’exaltation malfaisante qui s’empare parfois inopinément d’une foule prompte à se suggestionner elle-même. Ou bien, sur les menaces incohérentes d’un mendiant déséquilibré, qu’aura mal satisfait l’aumône dont il fut gratifié, des groupes entiers de population s’imagineront prochaine la venue de l’Antéchrist, ou du Jugement dernier, et verront, pour longtemps, leur imagination troublée, leur existence assombrie par ces chimères. Nous aurons à revenir sur des abus qui sont les conséquences de l’infirmité humaine. Ils s’accompagnent de superstitions plus innocentes, survivances tenaces du paganisme rural. On jette par exemple du pain dans l’eau quand une inondation menace, ou de la farine dans le vent afin de les « nourrir » et d’apaiser les élémens par un sacrifice propitiatoire. La chasse sauvage de Wotan et les noces symboliques de Freya ont aussi laissé des traces dans les mémoires. Mais les plus touchantes de ces erreurs ont trait à la piété envers les âmes du purgatoire, qui se marie de façon singulière avec la vieille religion des ancêtres. Le jour des Morts, 2 novembre, les « pauvres âmes » se voient, dit-on, délivrées pour une journée entière de leurs tourmens expiatoires, et reviennent alors errer sur la terre au voisinage des lieux qu’elles ont habités jadis : tantôt elles revêtent une forme animale, et l’on se garderait de molester en ces heures un reptile ou un crapaud vagabond, par la crainte d’offenser un parent décédé ; tantôt, elles demeurent tout à fait invisibles, mais gardent néanmoins une sensibilité délicate sous leur figure éthérée, car les bonnes ménagères enferment d’avance couteaux et fourchettes, au fil ou aux dents desquels les pauvres défunts pourraient se blesser dans leur vol étourdi. On va jusqu’à laisser le soir une lampe allumée sur la table, avec une jatte bien remplie de lait et quelques crêpes préparées au fond de la poêle, afin de satisfaire aux devoirs de cette hospitalité fantomatique. Or, par un prodige que « seul le chat de la grange pourrait expliquer s’il savait parler, » le lait a diminué le lendemain matin, et les gâteaux ont disparu de leur récipient.

Esclaves de pareilles illusions, voilà des hommes bien différens, semble-t-il, de ceux que nous rencontrons aujourd’hui dans nos campagnes. Pourtant certains de ces traits ne nous sont pas entièrement nouveaux, et, tandis que, dans l’œuvre considérable et variée du peintre de la Styrie, nous regardions se former, par touches précises et fidèles, l’image colorée de ce peuple montagnard, surgissait en notre souvenir le nom d’un écrivain français, pourvu comme lui des dons charmans du conteur, et qui n’a pas moins joliment évoqué parfois son pays natal. Un peu dédaigné des lettrés, mais adopté dès longtemps par la foule, Paul Féval gardera sans doute des fidèles pour avoir possédé le secret précieux de la vie. Et telle page de Rosegger nous semblait soudain traduite des Contes de Bretagne ou de Château-pauvre. Or, en y regardant de près, cette analogie de forme n’est que l’expression d’une similitude plus profonde, celle des dispositions héréditaires, chez les deux auteurs, comme chez leurs modèles rustiques. Ces Styriens semblent aussi par instans les frères de nos Bretons. L’attachement pour ainsi dire physique au sol natal, qui fait du mal du pays, comme du Heimweh, une épreuve souvent mortelle ; l’horreur instinctive de la caserne et du service militaire dans une race pourtant brave et énergique ; cette nuance poétique du catholicisme, conservant un reflet lointain des vieux cultes de la nature ; cette dévotion profonde, innée et ineffaçable à la Vierge, notre « chère dame, » tout cela est styrien, mais tout cela est aussi breton, — et l’Irlande offrirait sans peine des points de comparaison. — Comment s’en étonner d’ailleurs ? Bien que le patriotisme germanique discute parfois l’origine en grande partie celtique des paysans rhénans, souabes, bavarois, autrichiens, la linguistique, l’ethnographie et l’anthropologie s’accordent à la rendre probable.

On pourrait même pousser plus loin un parallèle suggestif en rapprochant les écrivains dont nous venons de parler dans leur destinée individuelle. Un enfant pensif, un petit rêveur dont l’âme a des délicatesses de sensitive, pour qui la vocation religieuse offre tout d’abord un attrait mystérieux, et qui, sur le tard, reviendrait volontiers à la foi de sa jeunesse : c’est Rosegger, nous allons le voir ; ce fut jadis Féval ; c’était presque Renan. Car celui-ci aussi fut un Celte conscient de son origine, et, si son œuvre religieuse semblait à quelques-uns l’exclure de la parenté de cette race chrétienne, on pourrait répondre avec plus d’un critique qu’il ne s’écarta guère du catholicisme que par accident. Nietzsche, son admirateur décidé, a porté sur son compte ce jugement caractéristique : « Combien sont étrangement pieux, suivant notre goût, ces derniers sceptiques français, autant qu’il y a quelque sang celtique dans leur origine… Comme cette langue de Renan paraît inaccessible à nous autres hommes du Nord, cette langue où, à chaque instant, un rien de tension religieuse trouble l’équilibre d’une âme finement voluptueuse et douillette[8]. » Quoi qu’il en soit de ses dispositions religieuses, Renan a su peindre en traits heureux l’âme de sa race[9] ; il la représente timide, réservée, vivant tout au dedans, puissante par le sentiment et faible dans l’action ; chez elle, libre, épanouie ; à l’extérieur, gauche et embarrassée ; mais pensant profondément et portant dans ses instincts mystiques une « adorable délicatesse. » Jamais, dit-il, « on n’a savouré aussi longuement ces voluptés solitaires de la conscience, ces réminiscences poétiques où se croisent à la fois toutes les sensations de la vie, si vagues, si profondes, si pénétrantes, que, pour peu qu’elles viennent à se prolonger, on en mourrait sans pouvoir dire si c’est d’amertume ou de douceur. » Race domestique enfin, formée par la famille et les joies du foyer ; bienveillante, remplie d’une vive sympathie pour les êtres faibles ; nulle autre n’a si bien compris le charme de la petitesse ; aucune n’a placé l’être simple, le pauvre d’esprit plus près de Dieu : « Ce peuple a eu pitié même de Judas. » Et l’auteur de la Poésie des Races celtiques croit discerner en Bretagne un christianisme de couleur particulière, assez différent de celui qui s’épanouit dans le bassin méditerranéen, peu romain d’inspiration, et plus sympathique à nos âmes parentes que le matérialisme du culte méridional. C’est bien là ce catholicisme celto-germanique qui séduit plus que le protestantisme même certains libres penseurs mystiques du temps présent.

Il est facile de retrouver la plupart de ces traits dans l’œuvre, et tout d’abord, dans la personne de Rosegger, qu’il nous faut maintenant mettre en relief sur le décor original dont il vient de nous fournir les élémens principaux.


III

Nous devons nous excuser avant tout d’avoir tenté sur le caractère et sur le talent de M. Rosegger une enquête minutieuse et, semble-t-il, indiscrète, puisqu’il s’agit d’un écrivain bien vivant, d’un homme en chair et en os, qui aurait le droit de se récrier sous le scalpel d’un anatomiste littéraire trop importun. Mais, plus que tout autre, le poète styrien encourage le psychologue, et provoque le moraliste à scruter les mystères de sa personnalité si intéressante. Il s’est en effet raconté lui-même sans se lasser ; il a écrit, en traçant[10] une peinture aimable du cadre intime d’où sortirent ses plus récens travaux : « Le poète[11], qui offre au monde entier le spectacle des plus profonds secrets de son cœur, n’a nulle bonne raison pour lui dissimuler l’aspect de sa chambre. » Et encore, insistant sur sa mission éducatrice : « Mon opinion est que nul n’a mieux à donner à ses frères en humanité que soi-même. » Cherchons en conséquence à profiter de ces dons, sans oublier qu’ils sont d’ordre intime, et de nature délicate.

Le chemin de fer, qui, par la vallée de la Muerz, se dirige sur Vienne à travers le massif styrien, possède aujourd’hui une station au village de Krieglach. A quelques kilomètres de là, dans les gorges étroites et sur les hauts plateaux, se groupaient tant bien que mal, vers le milieu du siècle qui vient de finir, une vingtaine de ces fermes isolées dont nous avons décrit l’aspect. Elles formaient le hameau d’Alpel, mais leurs habitans devaient aller chercher église, cimetière, administration à Krieglach. C’est bien à dessein que nous employons ici le temps passé du verbe, car Alpel a vécu maintenant ; la plupart de ses fermes sont abandonnées, et la maison natale de notre écrivain achève de tomber en ruines comme ses voisines. Nous le savons par son propre aveu, car, ayant accompli, il y a quelque dix ans, vers les débris de son passé, un pèlerinage mélancolique, il nous en a transmis avec un art consommé la pénétrante impression[12].

De semblables ravages sont, nous le verrons, l’œuvre du progrès industriel et de la décadence agricole dans la montagne ; mais, il y a cinquante ans, cette petite communauté alpestre, encore florissante et riche de cent vingt âmes environ, offrait une sorte de retraite, écartée des bruits du monde, un conservatoire naturel où se maintenaient plus aisément qu’ailleurs les mœurs et les traditions du passé. C’est là que naquit notre écrivain, le 31 juillet 1843. Le lendemain, jour de son baptême, étant la fête de Saint-Pierre-ès-liens, l’enfant reçut, selon la coutume montagnarde, le nom de Pierre. Toutefois, au cours de son adolescence, ayant constaté que sa seule paroisse comptait cinq habitans dont l’état civil portait : Pierre Rosegger, il adopta, pour se distinguer de ses homonymes, le prénom singulier de Pétri Kettenfeier — littéralement fête des Chaînes de Pierre — qui est la dénomination liturgique de la solennité du 1er août. Il l’a conservé longtemps, et comme le prénom joue un grand rôle dans la société patriarcale qu’il incarne aux yeux de ses lecteurs, c’est cette sorte de pseudonyme qu’il a rendu célèbre par ses premiers ouvrages, jusqu’à ce que, suffisamment distingué par la renommée, et par son séjour habituel à la ville de ses humbles compatriotes, il eut décidé de revenir à la signature plus bourgeoise de Pierre Rosegger.

Ce fils de cultivateurs a quelque part suivi avec orgueil sa généalogie ascendante jusqu’à la quatrième génération, dans cette ferme Zum Kluppenegger où ses ancêtres menaient la vie libre et digne que nous avons esquissée tout à l’heure[13]. Son grand-père paternel mourut victime d’une de ces rixes sauvages où se laissent trop souvent entraîner les paysans haut-allemands. Il s’y trouva mêlé par pure complaisance pour un parent querelleur et libertin, qui disputait les bonnes grâces d’une Vénus villageoise à un voisin non moins brutal que lui-même ; et, durant la lutte entre les deux partis, Ignace Rosegger se vit piétiner par son propre beau-frère, champion du camp adverse. Il mourut, peu de mois plus tard, des suites de ses blessures sans avoir jamais voulu, dans un beau scrupule chrétien, dénoncer même à ses proches le nom de son meurtrier. On ne connut le coupable que par l’attitude embarrassée dont il ne put se départir. Le fils aîné de cet homme de cœur, Lorenz Rosegger, qui porta par abréviation le surnom de Lenz, à la poétique signification[14], fut le père de notre écrivain, et ce dernier lui a consacré des pages émues, qui comptent parmi les plus sincères et les plus touchantes dont sa plume nous ait donné le régal. Une de ses premières poésies, en dialecte styrien ; deux de ses romans : Haidepeter’s Gabriel et Erdsegen, enfin un souvenir nécrologique publié en 4896 fournissent d’exquises peintures du paysan d’Alpel. Il faut nous arrêter un instant à cette originale figure, car, ayant eu la fortune de trouver à ses côtés un portraitiste si particulièrement dévoué, Lorenz Rosegger nous intéresse autant comme un type accompli du Styrien de l’ancienne école que pour avoir agi profondément sur la pensée de son enfant, tout à la fois par son influence héréditaire, et par ses exemples d’éducateur.

Bien qu’il ait vécu quatre-vingt-deux ans (1814-1896) dit son fils[15], cet homme n’était pas fait pour notre monde, où il semblait marcher en exilé, perdu dans un rêve lointain. Ses parens lui avaient jadis enseigné la religion catholique plutôt par leur conduite que par leur parole inhabile ; mais ces leçons suffirent néanmoins à façonner son existence entière, qui ne fut guère autre chose qu’une oraison ininterrompue. Le premier à l’église aux Dimanches, il en sortait le dernier, ayant véritablement assisté par l’imagination au drame du Calvaire. Il jeûnait le samedi jusqu’au soir, en l’honneur de la Vierge, et récitait incessamment, à haute voix, le rosaire, sans interrompre pour cela les besognes les plus profanes, en se rasant par exemple, ou en raccommodant ses vêtemens de travail. Sa femme lui représentait bien parfois que chaque chose a son temps, et qu’il faut traiter avec plus de respect les personnes célestes, mais le respect véritable est dans le cœur autant que dans les manières, et Lorenz Rosegger n’avait rien d’un hypocrite, car ses actes étaient d’accord avec ses paroles. Jamais on ne le vit pleurer devant un chagrin terrestre : il perdit des enfans ; il vit partir sa compagne, enlevée à son affection après une longue déchéance physique. En ces heures tragiques, il s’agenouillait et priait sans une larme, tandis que son œil se mouillait au contraire, s’il entendait parler de l’amour immense témoigné aux hommes par le Sauveur, ou encore s’il se représentait la douceur infinie de la Vierge Marie. Les pleurs perlaient même sous ses paupières aux accens de ces cantiques dont la mélodie large et simple dit les joies du Paradis et la félicité des élus. Ces choses seules le touchaient profondément parce que, sur la terre, il acceptait du même front le bonheur et la tribulation : « Tout cela est bien vite passé, disait-il, et doit seulement servir à nous apprendre la patience ; à nous acquérir, par le mérite de la résignation, une récompense éternelle. » Et la Providence parut vouloir lui offrir l’occasion d’appliquer sans relâche ces sévères maximes ; tandis que sa nombreuse famille grandissait à ses côtés, il se voyait ruiner peu à peu par le sort contraire : incendie, grêle, épidémie sur les bestiaux, nul fléau ne lui fut épargné : lambeaux par lambeaux, les terres et jusqu’à la maison paternelle, s’en allèrent à des créanciers rapaces, tandis que sa femme, usée prématurément par la misère, dépérissait lentement à ses côtés. Leur fils a retracé cette lutte grandiose contre l’adversité dans le début d’un de ses premiers romans : Haidepeter’s Gabriel, sorte d’autobiographie idéalisée, où ses parens tiennent la place d’honneur. C’est un des plus beaux poèmes de la résignation chrétienne qui aient jamais été écrits, car on ne saurait mieux rendre le courage serein déployé par ces âmes vaillantes dans la montée de leur Calvaire, dont elles ne perdent jamais de vue le terme assuré : « Quand on frappe à la porte du Paradis, Notre-Seigneur Dieu vous demande : As-tu porté ta croix et ta souffrance ? Viens, montre tes épaules. As-tu marché par les sentiers épineux ? Viens, montre-moi tes pieds. C’est bien, tu peux entrer ; je brûlerai bientôt la terre avec ses croix et ses souffrances, et nous demeurerons pour toujours ensemble dans le Paradis. » Ou encore, dans leur sens inné des beautés de la nature, ces héroïques patiens en mêlent les spectacles radieux aux espoirs surnaturels, avec une naïve poésie : « Quoiqu’il y ait bien de la misère ici-bas, le ciel est partout au-dessus de nos têtes. Le ciel est un abri sans bornes : la misère humaine peut être grande, le bon ciel la recouvre toute. » Et ces accens rappelleront sans doute aux familiers de la psychologie campagnarde le ton populaire si pénétrant de cet apôtre rustique qui fut le curé d’Ars.

La rançon d’un tel abandon aux volontés d’en haut, c’est peut-être, comme l’indique discrètement lui-même le fils pieux de ces excellens chrétiens, quelque inhabileté aux choses de ce monde. Lorenz Rosegger avait, cela est certain, le travail lent autant que consciencieux, et se voyait un peu dédaigné de ses pairs pour son inaptitude au self-help. Mais il retrouvait l’estime de tous quand il s’empressait d’assister ses voisins dans l’affliction, allant s’asseoir au chevet des malades ou des blessés, afin de les consoler dans leurs peines, et de leur rappeler les compensations de l’au-delà. Son fils, — qui obéit sans doute ici à des préoccupations personnelles dont nous retrouverons la trace dans ses théories religieuses, — assure même que cette âme de choix s’éleva sans cesse à des vues plus hautes dans cette voie d’abnégation volontaire. Après avoir en effet, accompli le bien tout d’abord par crainte de la damnation éternelle, dont sa vive imagination s’effrayait outre mesure, Lorenz le fit plus tard par amour de Jésus mort pour nous sur la croix ; enfin, il s’adonna aux bonnes œuvres pour racheter les pauvres défunts du feu du Purgatoire, et amener ses frères sur le chemin du ciel ; parvenu ainsi par degrés à l’oubli parfait de tout égoïsme, et au plus large amour de l’humanité. A la fin de sa vie, il donnait tout ce qu’il possédait, ayant pour ainsi dire soif de la pauvreté, se plaisait dans un dénuement voisin de la misère, et prenait à la lettre le précepte de l’Evangile : que celui qui a deux vêtemens donne l’un à son frère qui n’en a point. Humble et embarrassé en face des heureux du monde, il avait toujours une apostrophe joviale et caressante pour les pauvres gens qu’il croisait par les chemins. Dans sa vieillesse, ses enfans l’hébergeaient tour à tour, bien qu’il séjournât plus volontiers chez l’un d’entre eux, demeuré simple cultivateur comme il l’avait été jadis lui-même ; or il ne manquait jamais, à la fin de chaque repas, de les remercier pour la nourriture du corps qu’une fois de plus ils lui avaient préparée ce jour-là ; il remerciait jusqu’aux serviteurs, chez celui de ses fils que le talent avait alors élevé dans une classe sociale supérieure. Cette exquise humilité se marqua mieux encore à l’heure d’une solennité littéraire, qui apportait à ce fils, devenu célèbre, des distinctions particulièrement flatteuses ; le vieillard demeura invisible durant le cours de la fête, retiré dans une chapelle de la montagne, et priant la Mère de Dieu qu’elle voulût bien préserver son enfant du péché d’orgueil. Et cette modestie non feinte n’avait rien de farouche d’ailleurs, car on trouvait toujours en lui une bonne humeur inaltérable, un secret contentement de l’âme et même une sorte d’ironie discrète vis-à-vis de lui-même qui prêtait un grand charme à son commerce quand il se sentait en confiance avec ses interlocuteurs.

Avouons toutefois que le cercle de ses idées était assez restreint ; incroyable demeurait l’indifférence du vieux fils de la forêt alpestre devant les modernes conquêtes de la science, et les séductions du progrès, telles que les chemins de fer, les spectacles populaires, la puissance de l’argent et du crédit. Ayant un jour, à la ville voisine, aperçu derrière la vitrine d’un changeur un billet de mille florins exposé aux regards, il en parla souvent par la suite et ne put parvenir à comprendre comment un papier, qu’on assurait capable de nourrir à lui seul durant de longues années toute une pauvre famille, demeurait pourtant offert, sans aucune utilité, pensait-il, à la curiosité des passans. Ses rares visites à Grätz ne comptaient guère dans ses souvenirs. L’événement de son existence uniforme, c’était le pèlerinage qu’il accomplissait chaque année, en conséquence d’un vœu, à l’église de Maria-Zell, dont nous avons dit la popularité dans cette région de l’Autriche, pèlerinage qu’il s’efforçait de rendre austère et rude suivant son pouvoir, mais qui pourtant, écrit son fils avec un demi-sourire attendri, prenait les proportions d’un plaisir, tant il se complaisait dans sa pénitence à la pensée du salut des âmes qui serait le fruit de ces mortifications exceptionnelles. La dernière année de sa vie, on dut le transporter en voiture au sanctuaire de la Vierge et l’on s’occupa de lui ménager toutes les commodités nécessaires à son grand âge : or, cette fois-là, il fut moins satisfait, et assura n’avoir pas fait un pèlerinage, mais un pur voyage d’agrément. Enfin, lorsque, pour l’anniversaire de ses quatre-vingts ans, les siens lui offrirent, après l’avoir bien fêté, un sac rempli de pièces d’argent, il s’amusa d’abord naïvement à les faire tinter du bout du doigt, puis les distribua sans compter à ses petits-enfans et aux pauvres de la maison de refuge. Tel nous apparaît cet homme simple, qui ne fut considéré ni par lui-même ni par son entourage comme un être d’exception, mais dont il est heureux néanmoins que son fils ait fixé les traits pour le temps peu éloigné sans doute où l’on n’en connaîtra plus de semblables.

La mère de Pierre Rosegger, qu’il perdit un quart de siècle plus tôt que son père, n’a pas laissé de souvenirs moins tendres en son cœur : sympathie d’autant plus naturelle que, c’est là un fait d’expérience, les garçons offrent souvent au physique comme au moral quelque chose des traits maternels. Le hon Lorenz avait épousé par amour, en 1842, une pauvre fille n’apportant en dot que sa douceur et sa bonne volonté au propriétaire aisé qu’il était à cette époque. Enfant d’humbles charbonniers, la jeune Marie avait dès longtemps perdu son père, dont on assurait cependant qu’il savait lire, et connaissait la lettre moulée ; cas si rare en sa condition qu’on le soupçonnait pour ce fait d’une origine étrangère au pays ! Et si l’on s’intéresse aux jeux subtils de l’hérédité, c’est peut-être, on en conviendra, par ce grand-père maternel mal connu qu’a pénétré dans le sang rustique des Rosegger le filon littéraire, dont le petit-fils de l’intrus devait tirer des monumens aussi durables que l’airain. Marie Rosegger était d’ailleurs lettrée elle-même, d’une tournure d’esprit gracieuse et poétique, instruite dans l’Écriture sainte, et la mémoire meublée de mille contes ou légendes du temps passé. Le roman le plus célèbre de son fils, le Chercheur de Dieu, offre un passage que son souvenir inspira sans doute, et qui donnera quelque idée des enseignemens dont ses soins prémunissaient la jeune âme confiée par le ciel à sa responsabilité. Une pauvre paysanne reçoit la confidence des premiers doutes éveillés par le spectacle du monde dans le cœur d’un enfant scrupuleux et réfléchi. « Et, autant pour dissiper sa propre angoisse que pour égayer la tristesse du jeune garçon elle commença à lui parler de Dieu et du ciel, et le fit à sa manière : Au ciel, c’est comme dans une église, seulement mille fois plus beau. Les lumières qui y brûlent, tu ne pourrais pas les compter, pas plus que les petits anges qui y volent. Devant, sur des nuages d’or on voit la Sainte Trinité, tout à côté, notre chère Dame ; puis viennent les apôtres, puis les martyrs et tous les saints. Ils ont des robes blanches, des palmes entre les mains, et chantent l’hymne céleste, tandis que le saint roi David les accompagne sur sa harpe. Après viennent les bienheureux ; parmi eux, il y a tes grands-parens, et les morts que tu as connus. Ils jouissent de la félicité céleste, et pourtant, ils ont les yeux humides ; car une chose les peine au sein des joies éternelles, c’est de nous savoir encore dans le danger et dans la souffrance. À son côté, chacun d’eux conserve donc une place vide, et y dépose quelque chose pour qu’on ne l’occupe pas ; mon enfant, ce sont les places pour ceux qu’ils ont aimés sur la terre. Maintenant, Erlefried, imagine-toi une mère qui est assise là, attendant son cher enfant. Bien des arrivans viennent tour à tour se ranger près de leurs parens et amis, mais le siège à son côté reste vide et son enfant ne veut pas paraître. Pourtant, le cours de son existence terrestre doit être terminé depuis longtemps ; voici que d’autres, égarés ou attardés quelques momens, s’approchent à leur tour, et s’assoient, sous une couronne de roses, pour le repos éternel. La mère se lève, va, vient comme une âme en peine, et demande à tout arrivant s’il n’a pas aperçu son fils ? Alors, elle se jette aux genoux du bon Dieu, et il l’interroge sur la cause de ses pleurs. Elle ne peut, dit-elle, goûter à présent de repos ; elle voudrait quitter le ciel, retourner sur la terre, et chercher jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son enfant. C’est pourquoi je le dis toujours : se savoir sauvé du Malin, soi-même et les siens, c’est là la béatitude. Mon cher fils, quand un jour je ne serai plus auprès de toi, songes-y bien, et ne m’oublie pas. » Quelle magnifique illustration des sentimens de la solidarité chrétienne et de la responsabilité familiale, qui sont emportés par ces âmes scrupuleuses jusque dans le repos du paradis !

Tels étaient à peu près les enseignemens de cette femme au grand cœur dont son fils a écrit : « Tout ce que j’ai de bon en moi me vient d’elle, » et qui connut dès cette terre les angoisses qu’elle savait si gracieusement décrire dans le ciel. En effet, lorsque Pierre Rosegger eut commencé, sur le tard, son éducation régulière et sa vie de citadin, sa mère déjà paralysée à demi, et presque impotente à cette époque, voulut se rendre un jour à Grätz pour juger de ses propres yeux si son enfant ne risquait pas en vérité de se gâter à jamais dans un milieu que sa naïve imagination lui montrait sous des couleurs presque infernales. Elle revint en effet terrifiée par le spectacle de la métropole provinciale, et plus malade qu’auparavant.

Le poète a pourtant rapporté de cette mère inquiète un trait touchant par la naïve et audacieuse délicatesse de cœur dont il fait foi. Lorsqu’il dut se rendre, avec ses contemporains du hameau d’Alpel, à la maison commune de Krieglach, afin de satisfaire par le tirage au sort aux prescriptions de la loi militaire, presque tous ces jeunes gens portaient à leur coiffure un flatteur souvenir de la dame de leurs pensées. Pierre, qui, en cela sans doute comme en toutes choses, était différent de son entourage, n’avait pas encore de si doux trophées à afficher au grand jour, et c’était pour lui une mortification d’amour-propre ajoutée aux angoisses de cette heure décisive. Or, après le léger repas pris en commun par les conscrits à l’auberge du hameau natal, avant le départ du groupe bruyant, sinon joyeux, vers le village de Krieglach, il eut la surprise de retrouver son chapeau fleuri d’un magnifique bouquet, noué par des rubans rouges et blancs. Ses camarades furent émerveillés, et lui-même se sentit tout réconforté par le mystère séduisant de cette aventure. Or, le soir, au retour de cette expédition lointaine, il apprit, au milieu de tendres taquineries familiales, qu’il devait à sa mère le présent dont l’éclat l’avait fait confiant et crâne pour un jour.

Cette humble femme mourut si pauvre qu’on se vit au moment de l’ensevelir sans pouvoir placer sur son cercueil la blanche draperie de lin qui, confiée à la terre, sera portée à l’heure de la résurrection par les élus comme un manteau d’innocence et comme une parure insigne sur leurs modestes vêtemens de travail. Cette angoisse fut épargnée néanmoins à ceux qui la pleuraient, et il est permis de dire que, dès aujourd’hui, elle revit parée d’une douce et candide lumière, dans l’œuvre et dans le renom de ce fils sur lequel elle continue sans doute de veiller en retour, comme elle le lui promettait jadis.

Pierre Rosegger fut le premier-né de ce couple patriarcal, mais la famille s’augmenta rapidement, et l’enfant grandit au milieu d’un cercle animé de frères et de sœurs cadettes. — Il demeura délicat de complexion et resta toujours, aux yeux de son entourage paysan, différent du type habituel. Il est « un autre, » disait-on pour exprimer, par un germanisme difficile à traduire, un sentiment confus de surprise en présence d’une organisation intellectuelle plus affinée, d’un système nerveux plus impressionnable que ceux du commun : et, constatant dès lors chez l’enfant cette faculté d’émotion vague et profonde qui mêle « l’amertume à le douceur, » ainsi que Renan l’observait déjà chez les Celtes de Bretagne, sa mère la caractérisait par un mot pittoresque en disant : « Ce petit a le rire et les larmes dans la même sacoche. » — Toutefois, le gamin précoce risquait fort de demeurer à jamais un illettré, car il n’existait pas d’école à Alpel, et ses parens avaient bien d’autres soucis que ceux de son éducation. Une circonstance imprévue lui fournit les premiers élémens de la culture : au cours des événemens de 1848, un maître d’école du voisinage, animé de sentimens libéraux, eut quelques démêlés avec les autorités laïques et ecclésiastiques de son village : et, dès que l’ordre fut rétabli dans l’Empire, ce rêveur se vit privé de son gagne-pain. Par charité instinctive, et par animosité personnelle contre certain ennemi du disgracié, la communauté d’Alpel le recueillit, lui offrant le vivre et le couvert chez chacun de ses membres tour à tour, à charge d’enseigner en revanche à la jeunesse de l’endroit la lecture, l’écriture, les premiers élémens du calcul, et de donner aussi, à l’occasion, un coup de main pour les travaux agricoles. La salle d’école émigrait de grange en grange selon la ferme où séjournait pour l’heure le pédagogue politicien. Si nous nous en fions pourtant aux croquis sympathiques et même attendris de son disciple, ce n’était pas un révolutionnaire bien dangereux que Michel Patterer, vieil enfant naïf et bienveillant, qui instruisit avec autant de conscience que de douceur la turbulente jeunesse confiée à ses soins. En effet, pour parler de son ancien maître, l’élève qui lui fait tant d’honneur semble retrouver les émotions mélangées de son enfance : « Il me faut rire et pleurer tout ensemble chaque fois que je songe à lui : son destin fut si étrange, son cœur était si brave et si bon[16] ! » Et l’instituteur libre d’Alpel méritera sans doute sa place au pied du monument que la Styrie élèvera quelque jour à son poète national : car, en compagnie du maître tailleur Orthofer, du journaliste docteur Svoboda, et de l’écrivain Hamerling, il peut passer pour l’un de ceux qui, après les parens de Rosegger, ont façonné son âme et fixé sa destinée. Et, notons-le dès à présent, ce fait ne fut probablement pas dépourvu de conséquences pour l’avenir du disciple que son premier éducateur ait été un chrétien de cœur, mais aussi un indépendant sur le terrain religieux, et même un utopiste en matière sociale.

Pierre avoue qu’on ne le compta point parmi les auditeurs les plus assidus de l’école improvisée : son tempérament sensitif souffrait de la brutalité qu’il rencontrait chez la plupart de ses camarades, et il avait l’horreur du calcul, disposition qui ne l’abandonna pas lorsque, plus tard, on songea à faire de lui un commerçant. Mais il apprit du moins à lire et à écrire, et reçut par là les clefs de ce monde mystérieux des livres, vers lequel il se sentait attiré depuis l’éveil de sa pensée. De sa mère, il avait hérité le talent gracieux du conteur, et dès ses premières années, il charmait ou terrifiait à son gré ses cadets par des récits capricieux. Sa science nouvelle allait lui permettre de puiser ailleurs que dans sa propre imagination les élémens de ces improvisations applaudies. Cependant, chez ses parens comme dans les fermes voisines, la bibliothèque se composait uniquement de formulaires pieux, joints à ce calendrier des illettrés dont nous avons fait mention. Aussi son esprit novice reçut-il une première et ineffaçable empreinte de la littérature religieuse qui, seule, se trouvait à sa portée. — Sa pensée s’orienta vers les choses de l’Eglise, et le curé de Krieglach n’eut pas le dimanche d’auditeur plus attentif à son prône.- Pierre s’enfermait dans les granges désertes, pour y lire à haute voix, avec les intonations de l’orateur sacré, les vieux paroissiens de ses parens : il vivait dans un rêve mystique, où le miracle tenait une place si naturelle qu’il en demandait d’éclatans à la puissance divine pour réparer ses peccadilles et ses gamineries. Et l’occasion se présenta bientôt pour l’enfant de faire éclater à tous les yeux ses connaissances théologiques. Parfois, en effet, le pasteur de ce troupeau si dispersé prenait le chemin d’Alpel afin de mettre à la portée des moins ingambes ou des moins fervens les bienfaits de la parole divine : or, l’un de ces sermons dans la forêt devint l’occasion d’un triomphe pour le petit Pierre : « Après cette instruction pastorale où je m’étais distingué, dit-il, j’eus un bon moment chez nous. Je n’étais plus en effet un petit vaurien sans portée, mais le jeune et savant théologien qui avait pu dire au curé de Krieglach ce que c’est que la foi catholique, ce qui est nécessaire au salut, en quoi consiste la justification chrétienne, et ce que saint Paul a écrit sur le mariage. Les paysans qui écoutaient bouche bée mes réponses n’avaient éprouvé qu’un étonnement plus grand encore, c’est que notre curé ne m’eût pas ordonné prêtre sur place : peut-être jugeaient-ils même que c’eût été là trop peu d’honneur, et que, dès à présent, j’avais des titres sérieux pour aspirer à la papauté. » Une réputation si bien commencée franchit rapidement la distance : on l’appelait au loin près des mourans afin qu’il leur lût des exhortations consolatrices : et il a raconté[17] comment il s’en alla un jour, porté, gamin fluet, sur les robustes épaules d’un valet de ferme, afin d’écrire, à quelques lieues de su demeure, le testament d’une vieille paysanne originale, affligée de spasmes nerveux qui ressemblaient à des accès de fou rire ; testament qui se réduisit d’ailleurs à une sorte de grimoire, composé de proverbes sans suite, et de mots sans lien apparent.

On l’a vu cependant, la voix de l’opinion publique désignait sans hésitation pour la prêtrise un enfant disposé de la sorte, et c’est là d’ailleurs, nous l’avons dit, le plus grand honneur et la plus vive joie qui puissent échoir en partage à une famille de paysans styriens. Mais l’appauvrissement croissant des parens de Pierre rendait difficile l’exécution de ce projet. Comment procurer sans frais à l’enfant l’instruction nécessaire ? L’effort fut tenté malgré tout : un curé du voisinage promit de lui donner les premiers élémens de l’éducation canonique, tandis qu’il trouverait l’hospitalité chez un fermier de la même paroisse. Mais, là comme sur les bancs de l’école, le petit rêveur sensitif et impressionnable rencontra des gamins de son âge dont il ne put supporter les brutales taquineries : et, de plus, si près pourtant de sa forêt natale, il éprouva dès lors la première atteinte de ce mal du pays, dont il devait expérimenter à plusieurs reprises la toute-puissante influence sur son système nerveux. Au bout de trois jours, il s’enfuyait donc de chez son hôte bénévole, et rentrait à pied au logis paternel pour y reprendre courageusement, malgré sa faiblesse native, la lourde besogne des champs.

Toutefois, aux approches de l’adolescence, Rosegger avait enfin trouvé le moyen d’étendre un peu le cercle de ses lectures, jusque-là purement religieuses, et de fournir des alimens nouveaux à son juvénile appétit de savoir. Avec les quelques sous que lui valaient des commissions faites pour sa mère, ou de petits services rendus à des voisins, il achetait chaque année aux foires de la région des calendriers populaires, de portée plus relevée et d’exécution plus moderne que la vénérable publication aux images rouges et noires dont se contentaient ses pères[18]. Là, après un court almanach pratique, on trouvait encore des historiettes, des chansons, des descriptions de pays lointains, des anecdotes plaisantes et des images pittoresques. L’enfant se pénétra de cette littérature modeste : il s’efforça bientôt à l’imiter de son mieux, et nous n’exagérons guère en disant que tel est demeuré en somme le cadre de sa grande production d’écrivain. Cadre rempli de façon sans cesse plus originale, plus personnelle, plus durable, mais ramenant et retenant dans les mêmes moules une imagination qui en reçut sa première et décisive empreinte. Rosegger raconte lui-même avec humour qu’ayant une fois cassé par étourderie une charge d’œufs dont le transport représentait le plus clair de ses petits bénéfices enfantins, il arriva à la foire annuelle de Krieglach sans argent, et dut renoncer à acheter cette année-là le précieux volume dont il espérait tirer pendant des mois les distractions et les émotions les plus délicieuses. Il résolut alors de composer lui-même à son usage un calendrier improvisé, texte et illustrations tout à la fois : il réalisa en effet ce projet, et conserve encore ce produit initial de son inspiration, où, à l’en croire, il prédisait le temps avec le même succès que les astronomes patentés de la capitale autrichienne.

Ce fut même en le voyant coudre ensemble les feuillets volans de ce chef-d’œuvre qu’un cousin de la famille, présent à cette opération, dit à ses parens par manière de plaisanterie : « L’enfant s’en tire aussi bien qu’un tailleur habitué dès longtemps à manier l’aiguille : » Ces mots agirent comme une inspiration du ciel sur ces pauvres gens. Depuis des années, déjà, ils luttaient contre la misère grandissante, et certaine grêle tombée dans ces montagnes le 13 août 1855 avait été le coup de grâce, la catastrophe décisive dont ils n’avaient pu se relever. Or puisque leur fils aîné Pierre demeurait fluet et chétif, mal fait pour le rude travail des champs, puisqu’il n’avait pas su trouver sa voie vers le séminaire, pourquoi n’essayerait-on pas d’en faire un brave artisan ?


IV

Aussitôt cette décision arrêtée, la mère de famille se rendit donc auprès du maître tailleur le plus estimé dans la région, Ignaz Orthofer, maître Natz, comme on l’appelait familièrement ; figure originale et honnête de vieux garçon un peu maniaque, que son élève a reproduite avec un relief singulier : la parole rude et le cœur d’or, l’humeur grondeuse et l’âme serviable. Marie Rosegger fit l’expérience de tous ces traits de caractère dès sa première visite, car, en présence de ses ouvertures diplomatiques, le tailleur entama un discours en trois points sur les grandeurs et les difficultés de sa profession. Admirable de sens et de droiture, ce plaidoyer n’en dut pas moins paraître assez décourageant à la mère du frêle adolescent, dont la candidature semblait si mal accueillie d’abord. Le maître se leva et dit[19] : « Tout propre à rien veut donc aujourd’hui se faire tailleur ; que la fermière le sache bien, un vrai tailleur doit être un homme d’une santé robuste ! D’abord, rester toujours assis, ensuite, aux veilles de fêtes, quand les autres se reposent, les longues courses par monts et par vaux, comme cela se fait chez nous, en traînant tout son attirail ainsi qu’un soldat qui porte le fourniment. En plus, la nourriture changeante, maigre chez un paysan, grasse chez un autre ; dans telle ferme rien que des plats à la farine, dans telle autre de la viande à tous les repas. Aujourd’hui pommes de terre et légumes verts, demain soupe et bouillie. Un estomac qui résiste à tout cela doit être favorisé du bon Dieu. Et je ne dis rien des gens de toute sorte avec lesquels il faut s’entendre ; ici une paysanne grondeuse et mal embouchée, qui trouve à redire à toutes les coutures ; là un fermier avare qui prétend réjouir et rassasier l’artisan de ses sottes plaisanteries. Tantôt un diseur de patenôtres qui, tout le long de la soirée, rabâche psaume sur psaume à sa maisonnée ; tantôt un vieux grincheux, un coléreux, ou autre déplaisant personnage. Et les valets mal élevés, et les servantes mal peignées ? Dans chaque demeure un inconvénient nouveau. Or, tous ces gens-là, le tailleur doit les mesurer à la même mesure. — C’est beaucoup demander, dites-vous ? — Oui, ma chère fermière, mais pourtant voici seulement le principal ; il faut avoir de la tête. Ce que le Créateur a omis dans un bossu, dans un boiteux, dans un bancal, c’est au tailleur à le réparer. Les gens ne demandent pas seulement à leurs habits de les couvrir décemment, mais aussi de les rendre élégans. Et, pour cela, ce n’est pas assez que le tailleur connaisse la conformation de ses cliens, il doit encore pénétrer leur caractère, et, pour ainsi dire, toute leur personnalité, afin de leur faire un habit convenable. En un mot, il faut qu’il soit un connaisseur des hommes et du monde. Oui, ma brave femme, un brouillon ne ferait certainement pas l’affaire. »

La conclusion de cet exorde rébarbatif, qui fait penser aux prétentions philosophiques des professeurs de M. Jourdain, fut pourtant l’acceptation franche et cordiale du nouvel apprenti ; et, certes ce n’était pas le coup d’œil du psychologue qui faisait défaut à ce dernier, ni l’aptitude à devenir un fin connaisseur de l’humanité.

Le discours de son nouveau maître nous a fourni une pittoresque esquisse de l’existence mouvementée qui s’ouvrait devant lui. Dans ces régions des Alpes, il est d’usage, en effet, que les artisans, tisserands, tailleurs, cordonniers se rendent successivement dans chacune des fermes où l’on a besoin de leurs services, et y demeurent, nourris et logés, le temps nécessaire pour habiller ou chausser toute la maisonnée, maîtres et valets, au moyen des matières premières tirées du précieux Feldkasten. Rosegger est resté quatre ans tailleur, et il a vécu au foyer de plus de soixante familles paysannes, aussi dissemblables entre elles que maître Natz l’indiquait dans ses avertissemens. Il n’a donc pas tort lorsqu’il nomme cette période de sa vie un « cours supérieur » de la science la plus précieuse à l’écrivain, celle des passions humaines. Il recueillit en effet la plus ample moisson d’observations précises et de types originaux. Et, quand on lit ces souvenirs de sa jeunesse laborieuse, on songe parfois à des romans du moyen âge, où le chevalier cherchant aventure rencontre en tout château fort un nouveau prodige ; ici un géant difforme, là un lépreux malfaisant, plus loin un enchanteur subtil, toujours un être singulier, inattendu, propre à piquer au plus haut point sa curiosité et celle des auditeurs de ses exploits. Notre tailleur a de pareilles surprises dans les fermes isolées où l’appellent les commandes confiées à son maître. Le lien social est ici assez lâche, la tendance individualiste assez marquée pour que, à quelques lieues de distance, se révèlent des contrastes marqués et des singularités imprévues. Que ce soit chez la « possédée Traudel[20], » pauvre femme dont la maladie nerveuse est interprétée par ses voisins ignorans comme une malédiction du ciel ; ou chez ces hôtes bizarres que son maître et lui durent un jour vêtir de peaux de bêtes, et dont il a raconté l’étrange réception, sans cesse défilent devant les yeux attentifs du novice artisan des combinaisons imprévues entre des élémens moraux, assez invariables en leur fond peut-être, mais divers en leurs assemblages comme les dessins capricieux du kaléidoscope. Nous reviendrons d’ailleurs plus à loisir sur cette riche galerie d’originaux qui est l’ornement de son œuvre, et dont il a collectionné les pièces rares durant ses quatre années de hautes études psychologiques.

Quelles particularités divertissantes et suggestives déjà chez ses camarades de travail quotidien, chez ces « compagnons » voyageurs, que maître Natz embauchait au passage, durant leur tour d’Allemagne, et qui apportaient au jeune apprenti, avec les échos mystérieux du vaste monde leur contingent moins bien accueilli de brimades traditionnelles, car les vieilles et rudes coutumes des corporations médiévales subsistaient, à peine transformées par les lois nouvelles sur la liberté du travail ! Le long Christian, hâbleur et fainéant, l’ivrogne Wenceslas, le beau géant suisse Hans, d’un si bon cœur qu’il vient en aide à toutes les misères et que, dans les bals villageois, il profite de ses avantages physiques pour mettre aux enchères entre les filles le plaisir de danser avec lui, et pour offrir ensuite aux musiciens le produit de cette adjudication originale : ce sont là des figures qu’on n’oublie pas. Voici encore le compagnon philosophe, Toni, qui semble un frère lointain du poète souabe Christian Wagner[21], car il aspire, lui aussi, à revenir mille fois sur cette terre dont le séjour lui semble joyeux, et il a trouvé pour exprimer ce vœu une formule pittoresque : « Je voudrais, dit-il souvent, trotter, petit gamin, derrière mon propre cercueil. » Or, ajoute son ancien camarade, il avait subi le sort commun des optimistes intrépides ; son souhait devenait une certitude à ses yeux, en sorte qu’il formait déjà mille projets plus sourians les uns que les autres afin de remplir ses existences futures.

Et, à lui aussi, Rosegger nous l’assure, cette pauvre et rude existence de sa jeunesse laissa surtout des souvenirs de joie et de gaîté. Il a des accens enthousiastes pour célébrer les belles soirées et les douces nuits d’été, lorsque, aux samedis et vigiles, les garçons s’en allaient bras dessus bras dessous, se renvoyant au loin leurs chants d’allégresse juvénile par-dessus les vallons obscurs ; tandis que parfois l’un d’eux, se détachant furtivement du groupe en liesse, s’en allait causer sous la « petite fenêtre » de son amie. Fensterln, ce verbe bizarrement greffé sur un diminutif[22] joue un grand rôle dans les récits d’amour de ces montagnes. Pierre en faisait-il quelquefois usage pour son compte, et faut-il chercher en son œuvre les traces de quelques idylles personnelles ; arrêtons-nous un instant à cette question délicate. Notre auteur, qui porte en ces sujets intimes la réserve instinctive de sa race, est demeuré fort avare de confidences sentimentales sur la période de sa vie où l’homme en lui remplaça l’enfant. Il a seulement indiqué par quelques mots discrets que l’éveil de son cœur fut tardif, mais qu’il l’entendit parler ensuite aussi impérieusement que tout autre. Les figures féminines esquissées dans ses souvenirs forestiers se rapportent au temps de l’innocence, à peine effleurée par le premier souffle de la passion lointaine encore. Voici l’une des plus gracieuses.

Pierre se vit envoyer certain jour par son père vers un marchand de bois du voisinage qui tardait à régler ses dettes vis-à-vis du paysan déjà appauvri : « Je ne puis plus, faisait dire Lorenz Rosegger à son mauvais payeur, nourrir ma nombreuse famille si tu ne me rends pas mon dû. Tu garderas donc mon fils chez toi jusqu’à ce que tu puisses lui remettre la somme que j’attends. » Et, telle est la naïve bonhomie de ce peuple patriarcal, que l’enfant, devenu inconsciemment garnisaire, fut accueilli et traité comme ceux de la famille chez le débiteur de son père, jusqu’au jour où quelque rentrée d’argent permit de le renvoyer au logis avec la somme réclamée. A côté du Vergelt’s Gott chrétien, n’est-ce pas là encore une aimable manière d’acquitter les intérêts d : un emprunt ? Chez le vieux Thomas se déroula cependant une fraîche idylle entre l’enfant du créancier et la fillette de la maison, une petite bergère un peu plus âgée que lui, Kaethele. « Je sortais toujours avec Kaethele, et elle me conduisait çà et là par la forêt. Nous visitions de compagnie les ravines, les blocs de rocher, et son babil ne tarissait pas. Une fois même, elle me dit en confidence que, quand tout faisait silence dans le bois, quand les bourdons seuls murmuraient, et qu’un souffle d’air bruissait légèrement, Dieu passait alors au milieu de la forêt. Il était plus grand que les arbres les plus hauts, mais prenait souci des plus petits faons du chevreuil ; quand il voyait se traîner une fourmi blessée par le pied d’un marcheur, il l’aidait à regagner sa demeure, et, là où il apercevait une petite fleur que le poids d’un caillou empêchait de grandir, le bon Dieu se baissait vers le sol, et allégeait de ce fardeau le cœur de la fleurette. Quand Kaethele racontait de pareilles choses, je la regardais sans parler, et l’éclat de ses grands yeux sombres me rappelait celui de l’église illuminée durant la messe de minuit… »

Le jour du départ de l’enfant, son amie Kaethele le conduisit au loin dans le bois : « Elle s’arrêta enfin, regarda troublée autour de nous, et s’assit sur un tronc déraciné par le vent. J’étais debout devant elle ; elle prit mes mains, les plaça sur sa poitrine ; alors, elle inclina la tête jusqu’à toucher mon front, et murmura : « Tu es mon cher petit Pierre. » Elle avait rougi ; elle laissa glisser sur son visage les mèches folles de ses cheveux, afin que je ne pusse voir combien ses joues étaient en feu… » Quelques heures après, les héros de cette aventure se quittaient sans retour.

Une autre amie d’enfance de Pierre fut la fille adoptive d’un vieil original qui réunissait dans sa cabane les habitans de la région pour leur prêcher la crainte de l’enfer et les dangers de la tentation charnelle ; les deux petits s’asseyaient côte à côte durant ces sermons singuliers, tandis que leurs pieds nus se rencontraient sous le banc. Mais l’intrigue avec Marianne ne semble pas avoir été plus loin que les avances de Kaethele ; et si le petit tailleur trouva des cœurs sensibles au temps de son joyeux apprentissage, le seul roman personnel qu’il nous ait conté fut celui de son premier mariage, sur lequel nous reviendrons en son temps.

Il nous faut maintenant suivre, au cours de cette période de sa vie, le développement de sa vocation littéraire. Sans montrer de très grandes aptitudes pour son métier manuel, le jeune homme parvint pourtant avec les années au terme de son apprentissage, et demeura comme « compagnon » près de maître Natz pour le salaire infime de quatre-vingt-dix kreutzers par semaine. Cependant ses goûts d’écrivain grandissaient plus rapidement que ses talens de couturier. Les pages où il a dit les souvenirs de cette époque de transition dans son existence sont parmi les plus charmantes de son œuvre[23]. Il y marque d’une façon spirituelle le conflit incessant des deux occupations qui partageaient son temps et son attention. Un des plus caractéristiques parmi ces récits s’intitule : « Quand je ne volais pas mon maître. » Le vieux Natz, ennemi juré de la liberté des métiers, cette funeste innovation de l’âge moderne, enseignait tout son art à ses apprentis, sauf le secret de la coupe des vêtemens, afin qu’ils eussent encore à chercher par le compagnonnage un complément d’éducation, et qu’ils ne pussent s’établir d’emblée maîtres tailleurs dans la région, lui faisant aussitôt concurrence.

Toutefois, par une étrange inconséquence, dont la source était sans doute dans la bonté de son cœur, il les encourageait pour ainsi dire à se procurer par la fraude les lumières qu’il refusait de leur fournir officiellement. Le moyen était simple : ils n’avaient qu’à lui dérober pendant quelques heures, avec sa complicité tacite, les patrons de papier, fruits de son expérience, et à en découper en cachette des imitations fidèles : ils étaient alors aussi avancés que lui-même. Pas un ne manquait, on le devine, à lui voler de si précieux documens, pour en tirer profit avec une malhonnêteté plus ou moins raffinée, certains allant jusqu’à gâter de parti pris les originaux qu’ils avaient copiés, afin de gêner leur maître dans l’exercice ultérieur de sa profession. Non seulement Natz leur pardonnait alors une indélicatesse révue dans son esprit, mais il se montrait fier de l’esprit d’initiative de ses disciples, et de l’honneur qu’ils promettaient de faire par la suite à l’excellence de ses leçons. Or, Pierre Roseg-ger, laissé seul à dessein comme ses prédécesseurs avec ces inappréciables modèles, s’avisa, au lieu d’en copier la forme, de lire avec avidité les nouvelles du monde extérieur imprimées sur leur papier de journal. Rare bonne fortune pour son esprit éveillé ! Telle pièce découpée lui représentait, non pas la manche d’une future jaquette, mais un morceau de littérature qu’il s’empressait de déguster en gourmet. C’est ainsi qu’ayant rencontré le récit passionnant d’un attentat contre le roi d’Italie, l’infortuné en ignora à jamais le résultat final, parce que, dit-il, la mode étant alors aux corsages très ouverts, ce patron-là ne s’étendait pas beaucoup en largeur. Quant à maître Natz, il demeura tout à la fois stupéfait et mal satisfait de rencontrer pour la première fois un apprenti si dénué de sens pratique.

C’est que l’auteur en herbe ne voulait décidément pas céder la place au paisible artisan chez ce jeune homme de plus en plus différent de son entourage. Un jour, tandis qu’il travaillait pour un paysan, qui, ayant mal combiné ses commandes, se trouvait avoir ensemble sous son toit tisserands, cordonniers et tailleurs, une dispute s’éleva entre ces honnêtes travailleurs sur le partage de l’unique lit et des locaux disponibles dans la maison envahie. Les maîtres et compagnons passant nécessairement avant les apprentis dans cette répartition, on se prit à contester le titre de compagnon à Pierre Rosegger, parce qu’il l’était devenu par le seul bon plaisir de Natz, sans avoir produit, suivant les règles des corporations, ce travail accompli qui marque la fin du noviciat professionnel, le Lehrstueck. Or, quelques minutes plus tard l’un de ses camarades de travail le découvrait griffonnant dans la grange, et, lui ayant enlevé de force un grimoire suspect, s’empressait d’en donner lecture à la maisonnée. C’était une de ces petites poésies humoristiques en patois styrien qui allaient bientôt fonder au dehors la réputation de leur auteur, et que nous traduisons ici à titre de spécimen des premières inspirations de sa Muse villageoise.

« L’autre jour, j’ai été voir notre curé, et je lui ai demandé : Puis-je aimer cette fille ? — N’essaye pas, sur mon âme, car si tu l’aimes, tu iras en enfer.

Plein de désir, je me suis adressé à ma mère : — Puis-je aimer cette fille ? — Oh ! mon cher trésor, c’est encore trop tôt : dans quinze ans peut-être, mon garçon.

Dans un grand embarras, j’ai supplié mon père : — Puis-je aimer cette fille ? — Mille tonnerres ! cria-t-il en sa colère, si tu veux goûter mon bâton, tu peux essayer.

Que faire donc ? Je suis allé vers le Seigneur Dieu : — Puis-je aimer cette fillette ? — Mais oui, sans doute, a-t-il dit en riant, j’ai fait la fillette précisément pour un garçon. »

Cette lecture suscita quelques hochemens de tête, et son vieux maître lui conseilla de déchirer la page, mais il se réserva d’abord le droit de la copier pour son usage, s’il faut en croire son malin disciple. Et, le soir, sur la paille où ils couchaient de compagnie, un jeune cordonnier pénétré d’admiration protesta auprès de Pierre que cette chansonnette était bien, dans un autre ordre d’idées, le chef-d’œuvre qu’il avait négligé d’accomplir dans l’art du tailleur. En littérature tout au moins, et sans contestation possible, il était passé « compagnon. »

On le voit, au milieu de circonstances extérieures si défavorables, la vocation d’écrivain s’affirmait chaque jour davantage chez le jeune artisan. On recourait à lui plus que jamais pour rédiger des lettres bien senties, mais aussi pour créer des œuvres d’imagination plus relevées. Une charmante anecdote en fera foi, qu’il intitule avec une amusante ironie : « Mes premiers droits d’auteur. » Les Viennois commençaient alors à visiter l’été la vallée de la Muerz : et quelques habitans de Krieglach imaginèrent un jour de donner à ces citadins le spectacle d’un cortège nuptial villageois, avec les costumes les plus archaïques, espérant bien se voir récompenser par une quête fructueuse de leur reconstitution humoristique et de leur petite représentation en plein air. Ils s’adressèrent à Pierre pour composer une poésie de circonstance sur un vieil air montagnard et, tout étant disposé pour le mieux, on se rendit en corps devant le café élégant de l’endroit, où les étrangers s’étaient attablés assez nombreux devant leurs bocks de bière. Mais tous les efforts furent vains pour attirer l’attention de ces Messieurs blasés, jusqu’à ce qu’enfin le cortège rustique reçut de l’un d’entre eux une petite pièce de monnaie, avec la prière d’aller s’amuser ailleurs et de les laisser en paix. Tel fut, ce jour-là, l’effet inattendu de la poésie paysanne. Et Rosegger conserve, sans doute comme un talisman bien efficace contre l’amour-propre exagéré du littérateur, ce premier droit d’auteur accompagné jadis par un si utile avertissement de modestie.

Toutefois ses compatriotes avaient du moins montré dans cette circonstance leur estime pour le talent naissant du petit tailleur. C’est que sa renommée s’étendait avec le temps : il trouvait alors un public bénévole chez le maire d’un village voisin (Sankt Kathrein am Hauenstein), brave commerçant dont les enfans, à peu près du même âge que Pierre, avaient quelque teinte de culture, et savaient apprécier les essais qu’il leur dédiait à tour de rôle. Il possédait dès lors quelque expérience de la composition littéraire, si nous en jugeons par la liste imposante de ses écrits de jeunesse. Sa première entreprise importante avait été une vie de saint Joachim : n’ayant pas rencontré dans les sources peu abondantes, il est vrai, dont il disposait alors, de détails suffisans à son gré sur un aussi grand personnage que le père de la Vierge, il prit le parti de les inventer de toutes pièces, et créa de la sorte à son insu une légende hagiographique. Puis il avait écrit un livre de prêches. « Le chemin de l’Éternité, » et trois années de ce calendrier, « pour le temps et pour l’éternité, » dont nous avons dit l’origine. Il y peignait au lecteur les misères de ce monde, les délices du ciel, les châtimens de l’enfer, et insistait avec prédilection sur les fins dernières de l’homme, dans le louable dessein de convertir les pécheurs. De plus, à côté d’une première tendance intellectuelle qui n’a jamais disparu en lui, malgré ses transformations ultérieures, se révélait bientôt dans son esprit un autre filon qu’il devait exploiter avec un égal bonheur, la veine humoristique et doucement railleuse. Sa Muse s’émancipant en effet avec les années, il écrivit un recueil intitulé « Réjouis-toi de la vie, » rempli par des facéties villageoises et par des badinages érotiques, dont le morceau que nous avons traduit fera pressentir le ton jovial et bon enfant. Tandis qu’un ouvrage plus important en deux volumes, et orné comme le précédent d’illustrations originales traitait de sujets plus graves et portait le titre ambitieux de « Muséum. » Tout un bagage littéraire, comme on le voit, accumulé en de rares momens de loisir par la plume d’un adolescent qui poussait l’aiguille dix heures par jour assis sur ses talons.

Les fragmens que le jeune tailleur lisait le soir à St Kathrein suscitaient chez les auditeurs des sentimens mélangés : étonnement, admiration, mais aussi désapprobation et méfiance ; et comment le bon sens pratique n’eût-il pas condamné des fantaisies qui n’étaient certes pas de nature à faire leur auteur habile et satisfait dans sa profession ? La vieille servante maussade du maire hospitalier menait le chœur des protestataires, ne cachant pas son hostilité vis-à-vis de cet écrivailleur en qui elle flairait l’hérétique, et dont un bon bûcher aurait dû faire justice à son avis. Certaine veille de Noël, tandis que le magistrat municipal rendait sans fausse honte à Pierre le service de lui couper les cheveux, elle dit âprement : « Tu vas ébrécher tes ciseaux sur celui-ci. — Comment cela ? — Oui, si par mégarde tu rencontres les cornes. » Ajoutons-le, cette mégère demeura longtemps l’interprète d’une partie de l’opinion publique au pays natal du poète.

Cependant l’instant décisif de son existence approchait pour Rosegger. Son maître disait de lui : — « S’il n’était pas un si bon garçon et si honnête, je le renverrais à l’instant, car, au travail, il n’est pas si habile qu’on le croirait d’après ses écrits : il a trop de sornettes dans la tête. » Ces sornettes étendaient chaque jour leurs ravages, et, dans le corps du lecteur applaudi à St Kathrein commençaient à s’agiter sinon les diables entrevus par ses ennemis, du moins ce démon dont notre époque à singulièrement étendu l’empire, celui de la lettre imprimée. Oh ! voir sa prose s’étaler dans l’un de ces journaux qu’il connaissait surtout par les patrons de son maître, et par les enveloppes de paquets dérobées chez le maire commerçant. Quelle gloire pour lui-même et pour Alpel, son hameau natal ! — Et, certain dimanche de l’automne de 1864 (il avait alors vingt et un an passés), le tailleur s’assit, chez ses parens, à la table grossièrement équarrie de la salle commune, réunit quelques-uns de ses manuscrits, et écrivit d’une main tremblante une lettre explicative au directeur de la Grazer Tagespost, le journal libéral de Grätz, capitale de la Styrie.

En dédiant, vingt-cinq ans plus tard, son roman : Martin der Mann au docteur Svoboda, Rosegger rappelait en ces termes l’origine de leurs relations : « Cet envoi pouvait sembler ridicule et fou, car, pour cette ville et pour ce journal, le jeune montagnard était aussi étranger que s’il eût habité les déserts de l’Afrique. A peine il avait su mettre l’adresse sur sa lettre : à plus grand’peine encore il avait réuni les quelques deniers nécessaires à l’achat des timbres. Et, peu de jours après, il oubliait déjà cet acte de caprice. Soudain, malgré un retard causé par l’entière ignorance de la poste de Krieglach à l’égard du destinataire, un réponse vint de la capitale, et voici quel en était le contenu :


« Monsieur,

« J’ai lu vos poésies, et je trouve que vous possédez un véritable don, méritant une culture attentive. Je publierai plusieurs de vos poèmes, et j’attirerai sur vous l’attention du public. Mais, tout d’abord, il vous faut me confier, avec exactitude et sincérité, où et comment vous avez conçu l’idée d’écrire, car une école de village ne la fait pas naître ; et aussi quels vers vous avez lus, car on retrouve dans les vôtres quelques souvenirs de lectures. Envoyez-moi vos récits en prose, et donnez-moi exactement et sans ambiguïté votre adresse et votre occupation actuelles. Je ferai volontiers quelque chose pour vous : je vous procurerai par exemple des dons de livres, et je vous en offrirai moi-même quelques-uns. Ce que j’imprimerai de vous comportera des honoraires, c’est-à-dire vous sera payé. Peut-être se trouvera-t-il même quelqu’un pour vous faciliter une existence plus relevée. Ecrivez-moi donc bientôt, et soyez tout à fait sincère vis-à-vis de votre dévoué,

Professeur-docteur A. SVOBODA,

rédacteur de la Tagespost. »


Cette lettre témoignait peut-être en faveur du talent déjà visible dans l’envoi de Rosegger, mais certainement plus encore en faveur de la bienveillance innée, de l’ouverture généreuse du cœur chez son correspondant ; car il est rare, on l’avouera, que la première démarche d’un débutant, si mal en situation de s’aider lui-même, rencontre un pareil accueil. Et, par une assez exceptionnelle intervention de la Justice distributive dans les choses de ce monde, non seulement cet encouragement, toujours si hasardeux en présence d’une prétendue vocation littéraire a, pour une fois, réussi : mais encore le docteur Svoboda, d’ailleurs publiciste estimé et polygraphe fécond, fit pourtant davantage pour sa réputation par ces quelques lignes sorties du cœur que par tout le reste de ses écrits. Lorsqu’il fêta, le 26 janvier 1898, son soixante-dixième anniversaire, il se vit complimenter cordialement, dans la presse allemande tout entière, sous ce titre significatif : « Celui qui a découvert Rosegger, der Entdecker Roseggers. »

Ce protégé, à l’égard de qui sa bienveillance tendre, solide, sincère jusqu’à la sévérité, et toujours pleinement désintéressée, ne devait jamais se démentir, songea tout d’abord avec effroi aux moyens de répondre à son invitation et de lui faire parvenir le paquet déjà si volumineux de ses écrits ; plus de quinze livres pesant de littérature ? Par bonheur, le parrain de Pierre, appelé à Grätz pour affaires, se disposait à se rendre de son pied léger dans la métropole, éloignée de seize lieues, et voulut bien se charger du précieux fardeau : « Le brave homme s’effraya pourtant à l’aspect de la charge que je lui imposais : Allons, au nom de Dieu, dit-il enfin, si tu as pu porter tout ce fatras dans ta tête, je le porterai bien aussi sur mes épaules. Alors, s’étant muni d’une hotte, il chargea le tout, et je suivis des yeux mon messager qui, presque courbé en deux sous le poids, emportait, par le sentier pierreux, toutes mes élucubrations, pour disparaître enfin dans l’ombre des pins. »

Le 4 décembre 1864, le docteur Svoboda tenait sa promesse en insérant dans son journal un feuilleton intitulé : Un poète populaire styrien[24]. Il y vantait les dispositions naturelles du jeune paysan, donnait quelques indications sur sa personne, quelques extraits de ses lettres, et quelques citations de sa prose et de ses vers. Avant tout, il faisait appel à la charité des habitans de la grande ville en faveur de leur humble compatriote. Ne se trouverait-il pas un Mécène pour préparer à cet autodidacte une existence plus en harmonie avec ses facultés que celle d’un artisan villageois ? Rosegger, qui paraît avoir gardé sans cesse vis-à-vis des citadins quelque chose de la méfiance instinctive du paysan, allait éprouver en cette circonstance qu’il est de braves gens même en ces abîmes de perdition qu’on appelle les cités modernes. Il faut lire, vers la (in de son œuvre biographique la plus développée, Waldheimat, le récit de la soirée de Noël (1864) qui le vit rentrer au logis, sans nul pressentiment, afin de passer chez ses parens les vacances inaugurées par cette fête joyeuse, et la tête farcie déjà de projets littéraires propres à remplir ses heures de liberté. Sa mère fondait la graisse du porc récemment sacrifié en vue des provisions d’hiver ; son père cherchait dans le grenier l’encens nécessaire aux cérémonies domestiques de cette nuit solennelle. Quelques instans se passèrent donc en préparatifs matériels de tout genre, puis Marie Rosegger dit à son fils : « Sais-tu, garçon ? » et cette tournure de phrase était, à elle seule, l’indice d’un événement important, « il te faudra aller demain à Krieglach. On dit qu’à la poste, il y a toutes sortes de lettres et d’objets pour toi… et on dit que tu es sur le nouveau journal… et qu’à la paroisse, les gens ne parlent que de toi depuis quelques jours. Sais-tu ce que cela veut dire ? » Mais déjà le tailleur ne tenait plus en place. Non pas demain, à l’instant même il veut jouir de sa gloire nouvelle. Il prend donc son habit du dimanche, allume la lanterne d’étable, « qui, depuis des années avait un verre cassé sur une de ses faces, » et se met en route dans la nuit vers Krieglach. La poste était d’ailleurs fermée ce soir-là, aussi le sommeil du jeune héros fut-il des plus agités. Mais, le lendemain en ce beau jour de Noël où la chrétienté fête l’aurore des temps nouveaux, l’employé du bureau postal lui remit, avec des égards inaccoutumés, un amas volumineux de lettres, de mandats et de paquets, ajoutant ce seul mot tout ensemble ironique et admiratif : « Tout cela pour le phénomène poétique Naturdichter styrien. » C’était, outre le feuilleton bienveillant de Svoboda, des livres, des encouragemens par lettres, de petits envois d’argent. Et déjà, les gens de Krieglach se mettaient à l’unisson de ces dispositions admiratives. Pour la première fois de sa vie, Pierre allait s’entendre dire « vous » par une voix humaine, et même « Monsieur Rosegger. » En revanche, le compliment de sa mère prit cette forme prudente : « Toi, garçon, fais attention qu’ils ne te rendent pas fou ? »

Peu de jours après, arrivait une proposition pratique en vue d’orienter l’avenir du jeune homme vers les carrières libérales. Un libraire de Laybach offrait de le prendre à titre de commis dans son magasin, promettant de lui laisser la plus grande liberté pour compléter son instruction. Un suprême combat se livra dans l’âme de l’ambitieux villageois. Certes la vie qu’il menait ne convenait guère à ses aspirations, et il avait écrit au directeur de la Tagespost : « Il y a des heures où je me sens très malheureux. J’évite les réunions, la danse, le tir. Les cartes n’ont aucun attrait pour moi. Nul ne me comprend. Mes bons momens sont dans la solitude, avec mon cher calendrier populaire autrichien de Vogl, dont je possède toutes les années. » Pourtant, cette vie était supportable en somme, assurée, non sans joies, si nous en croyons ses confidences ultérieures, et comme il arrive en pareil cas, les côtés favorables en revenaient de préférence à la mémoire, à l’heure d’y renoncer pour toujours. L’hésitation fut si forte, que, par sa rude franchise, maître Natz faillit retenir à ses côtés son médiocre ouvrier, puis, par une impulsion de son bon cœur le poussa définitivement, au contraire, dans la voie où le bonheur semblait lui sourire. En effet, de même qu’au jour où le vieil artisan avait si mal reçu Marie Rosegger, pour accepter aussitôt avec une franche cordialité son chétif rejeton, ce dernier trouva d’abord une attitude sévère chez le tailleur, devant l’aveu de ses projets. Son patron lui reprocha son ingratitude. Eh quoi ? l’abandonner ainsi quand il allait enfin se voir récompenser de ses soins par l’assistance utile de son disciple mieux instruit ? Et déjà, pétrifié, le pauvre Pierre murmurait à voix basse : « Décidément, je reste, » lorsque Natz reprit : « Va, je ne veux pas porter ce péché et encourir ce reproche de t’avoir fait manquer ton bonheur. Que tout se passe au mieux pour toi, c’est mon souhait bien sincère ! »

Rosegger quitta de la sorte le métier de sa jeunesse, mais dans sa sincérité sur tout ce qui touche au détail de sa vie morale, il nous a décrit en sa personne un intéressant phénomène de dédoublement. La transition fut si brusque de son ancienne à sa nouvelle existence, l’empreinte de la première avait été si profonde, que, durant de longues années, son être intime demeura comme partagé en deux personnages distincts. Un éminent critique[25] nous l’assurait jadis, ceux qui ont subi, au seuil d’une carrière encombrée, des examens difficiles, repassent bien longtemps, à l’heure trouble des cauchemars, par les transes qu’ils éprouvèrent en ce moment décisif de leur jeunesse, et se croient redevenus des étudians incertains de leur avenir. Rosegger a connu pour sa part cet état singulier : « Je jouis d’ordinaire, dit-il, d’un sommeil paisible, mais j’ai été privé du repos de bien des nuits par une circonstance bizarre. A côté de mon humble existence d’étudiant et de lettré, j’ai, durant de longues années, traîné une existence fantomatique de tailleur de village, sans pouvoir en être délivré… J’y pensais cependant peu durant le jour… et j’avais même conscience au milieu du rêve que je n’étais pas ainsi à ma place ordinaire ; mais toujours, je me trouvais avoir obtenu des vacances qui me ramenaient pour un temps sur l’établi de mon maître. » Rien ne faisait prévoir le terme de cette obsession, lorsque, une nuit, Rosegger replongé par le songe dans sa besogne coutumière, aux côtés de son patron, crut voir venir vers eux un de ces compagnons voyageurs qui avaient jadis travaillé auprès de lui. Alors, pour faire place à ce nouvel arrivant, maître Natz, se tournant vers son disciple, lui dit solennellement : « Décidément, tu n’as pas de vocation pour le métier, tu peux t’en aller, tu es congédié, du bist fremd gemacht. Et, de cette heure, l’oppression angoissante du cauchemar disparut pour jamais. Jeux singuliers d’une organisation nerveuse, mais aussi symbole de la place éminente qu’ont tenue, dans la destinée de notre poète, ses années d’adolescence, les plus décisives de sa vie.

Et, si l’on songe à l’existence précaire, qui, longtemps, devait être la sienne, tandis qu’il demeurait abandonné sans nulle ressource à la charité des âmes généreuses dont la confiance en son talent pouvait facilement se démentir ou se lasser ; si l’on pense au naufrage de maint compagnon de sa jeunesse, émigré comme lui vers les cités séductrices, mais pour y rencontrer une fin lamentable qu’il nous a parfois contée[26] ; si l’on se représente le milieu familial et local avec lequel il lui fallait bien souvent reprendre contact, et qui, affectueux et dévoué ou jaloux et envieux, se montrait si parfaitement incapable de comprendre, même d’une façon vague, ses occupations et son idéal nouveau, on partagera les appréhensions de maître Natz, et, un instant, l’on s’efforcera en pensée de retenir à ses côtés cette jeune destinée qui marchait si peu préparée vers les écueils de la vie moderne. — Un miracle de la vocation a seul fait persévérer Rosegger dans la carrière d’écrivain : ajoutons dès à présent que cette vocation ne l’a pas égaré, car, s’il a paru souvent douter lui-même d’avoir rencontré, dans la voie brillante qu’il a parcourue, plus de bonheur que dans l’humble sentier où l’engagea sa naissance, le bon sens vulgaire pourrait refuser de l’en croire : il y a trouvé tout au moins, nous le verrons, l’amour, la fortune, et la gloire.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Les Grecs plaçaient déjà la propriété foncière sous le patronage du dieu Terme, et punissaient de mort, à titre de sacrilège, toute atteinte aux droits de cette pratique divinité.
  2. On trouvera ce type dans Rosegger, Sonderlinge âus dem Volke der Alpen. — Karl le Libéral : « Si les objets valaient moins d’un florin, Karl considérait comme déshonnête d’en tirer un profit. »
  3. Voir P. Rosegger, Buch der Novellen. I. — L’ennemi de l’argent.
  4. P. Rosegger, Idyllen aus einer untergelienden Welt.
  5. Gobineau, Essai sur l’Inégalité des races, I, 101.
  6. Ce massif abrupt des Alpes autrichiennes est si bien aujourd’hui l’une des citadelles du catholicisme en Europe que c’est, dit-on, vers ses pentes que se dirigent une partie des ordres français éloignés par la loi de 1901 ; à ce titre l’étude d’un tel milieu présente une véritable actualité.
  7. Allerhand Leute, Les Trois Célébrités d’Alpel.
  8. Par delà le bien et le mal, Aph. 48.
  9. Essai sur la poésie des races celtiques.
  10. Mein Wellleben.
  11. Comme le fait ici Rosegger, nous le traiterons souvent de poète, dans le sens allemand du mot Dichter, qui désigne tout auteur d’une œuvre sortie de l’imagination créatrice, quand elle serait écrite en prose. Et, de fait, Rosegger est surtout un prosateur.
  12. Als ich jung noch war. — Mes ancêtres.
  13. Spaziergaenge in der Heimat.
  14. Lenz est la dénomination poétique du printemps ; c’est, si l’on veut, le Renouveau.
  15. Mein Weltleben.
  16. Als ich jung noch war.
  17. Waldheimat, I.
  18. Ah ich jung noch war.
  19. Waldheimat, II. — Le Premier jour.
  20. Waldheimat, II.
  21. Voyez la Revue des 15 octobre, 15 novembre et 15 décembre 1901. Les idées de métempsycose reviennent assez souvent chez d’autres héros de Rosegger, chez le Philosophe dans la forêt, le Vieil Adam, le Docteur fou : Sonderlinge aus dem Volke der Alpen.
  22. Le français naïf de nos pères l’eût peut-être traduit par Fenestreller.
  23. Waldheimat, II.
  24. Ce feuilleton a été réimprimé récemment avec la conférence du Dr Rabenlechner, Rosegger der Didaktiker, dont le but était d’appuyer la création d’une Association Roseggerienne : c’est dire la popularité actuelle de notre auteur au moins dans certaines sphères de l’opinion. Litteraturbilder, Baum, 1900. Leipzig.
  25. M. René Doumic.
  26. Meine Ferien.