L’Âne d’or ou les Métamorphoses/X

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Traduction par sous la direction de Désiré Nisard.
Firmin Didot (p. 384-400).


LIVRE DIXIÈME.


Ce qu’il advint le jour suivant au jardinier mon maître, je l’ignore. Quant à moi, le même soldat qui s’était attiré une si verte correction par son incartade vint me prendre à l’écurie, et m’emmena sans que personne y trouvât à redire. Mon nouveau patron prit à son quartier, à ce qu’il me parut du moins, les effets qui lui appartenaient, et les chargea sur mon dos. Me voilà donc cheminant, tout à fait en belliqueux appareil, portant un casque éclatant, un bouclier à éblouir les yeux au loin, une lance de dimension formidable ; arme qui n’est d’ordonnance qu’en temps de guerre, mais que le fanfaron, pour imposer aux pauvres passants, avait artistement disposée, en épouvantail, au point culminant de ma charge. Après une marche assez facile en plaine, nous arrivâmes à une petite ville où nous prîmes gîte, non pas à l’auberge, mais chez un décurion. Mon maître, après m’avoir confié aux soins d’un domestique, n’eut rien de plus pressé que de se rendre près de son chef, qui commandait un corps de mille hommes. Je me rappelle que, peu de jours après, il se commit dans ce lieu même un acte de scélératesse inouïe et révoltante. Dans l’intérêt de mes lecteurs, j’en consigne ici le récit.

Le maître du logis avait un fils parfaitement élevé, modèle conséquemment de piété filiale et de conduite, tel enfin que chacun eût voulu être son père, ou avoir un fils qui lui ressemblât. Il avait depuis longtemps perdu sa mère ; son père s’était remarié, et avait de sa seconde femme un autre fils qui venait d’atteindre sa douzième année. Il arriva que la belle-mère, qui avait la haute main dans la maison de son mari (ce qu’elle devait moins à ses vertus qu’à sa beauté), soit entraînement des sens, soit effet d’une fatalité qui la poussait au crime, jeta des regards de désir sur son beau-fils. Mon cher lecteur, ceci n’étant pas une anecdote, mais une belle et bonne tragédie, je vais quitter le brodequin et chausser le cothurne.

La dame, tant qu’un feu naissant ne fit que couver dans son sein, réussit à dominer cette ardeur encore faible, et à l’empêcher d’éclater au dehors ; mais quand le cœur tout entier fut en proie à l’incendie, dont le dieu lui-même attisait la violence désordonnée, il n’y eut plus à résister. Elle simule alors une maladie, et feint que le corps souffre, pour cacher la plaie de l’âme. Amoureux et malades (c’est un fait bien connu) offrent dans leur personne mêmes symptômes d’altération et de langueur. Pâleur des traits, abattement des yeux, lassitude des membres, privation de sommeil respiration pénible et de plus en plus laborieuse à mesure que l’état se prolonge. Ici, le mal, par ses fluctuations, accusait, à n’en pas douter, la marche de la fièvre ; n’eussent été les pleurs que l’on voyait couler. O ignorance des médecins ! que signifient ce pouls agité, cette chaleur déréglée, cette respiration intermittente, ce corps qui cherche vainement une position qui lui convienne ? Bons dieux ! qu’il est facile de le dire, non pas peut-être pour un expert en médecine, mais pour le premier venu, tant soit peu familier avec les phénomènes de l’amour, en voyant une personne qui brûle dans un corps sans chaleur !

Enfin la violence de la passion prend le dessus. La dame sort de cette taciturnité prolongée, et ordonne qu’on fasse venir son beau-fils. Nom fatal, et qu’elle voudrait ôter à celui qui le porte ! elle en aurait moins à rougir. Le jeune homme ne tarde pas à se rendre aux ordres d’une belle-mère, et d’une belle-mère malade. Il vient, le front prématurément ridé par le chagrin, s’acquitter d’un double devoir envers la femme de son père et la mère de son frère. Celle-ci, prête à rompre un silence qui la tue, se perd dans un océan d’incertitudes. Il ne lui vient pas un mot à dire qu’elle ne rejette aussitôt. En elle un reste de pudeur combat encore. Au moment de commencer, la parole expire sur ses lèvres. Le jeune homme, qui ne se doute de rien, lui parle le premier, et lui demande timidement la cause de l’état de malaise où il la voit. La dame cède alors à la fatale tentation du tête-à-tête. Rien ne l’arrête plus ; elle verse un torrent de larmes, se couvre le visage d’un pan de sa robe, et, d’une voix tremblante, adresse au jeune homme ce peu de mots : Le principe, la cause de mon mal, et en même temps le médecin qui peut le guérir, me sauver, c’est vous. C’est dans vos yeux que les miens ont pris la flamme terrible qui, descendue jusqu’à mon cœur, le brûle dans ses derniers replis. Ayez pitié de votre victime. Qu’un scrupule filial ne vous arrête pas ; car autrement ma mort est certaine, et, par là, vous conservez à votre père sa femme. Retrouvant son image en vos traits, je puis vous aimer sans crime. Nous avons la sécurité du mystère et tout le temps nécessaire pour contenter nos désirs. Il le faut : chose ignorée est comme non avenue.

Cette brusque proposition jeta le jeune homme dans un trouble extrême. Son premier mouvement fut d’horreur ; mais il réfléchit, et ne voulut pas risquer en ce moment un refus dont la dureté pouvait pousser à bout une femme passionnée. Il promet donc, pour gagner du temps ; exhorte sa belle-mère à prendre courage, à se soigner, à se rétablir, en attendant qu’une absence de son père laisse le champ libre à leurs désirs. Puis il s’arrache à cet odieux entretien. Et sentant, en présence des maux qui menacent sa famille, le besoin des conseils d’une raison plus éclairée, il s’adresse à un vieillard chargé précédemment de son éducation, et dont la sagesse lui était connue. Tous deux pensèrent, après mûre délibération, que le meilleur parti était de se soustraire par une prompte fuite à l’orage dont les menaçait la Fortune ennemie : mais déjà la dame, impatiente de tout délai, avait su inventer un motif pour déterminer son mari à visiter une propriété lointaine. Elle n’est pas plutôt libre, que, dans un enivrement de jouissance anticipée, la voilà réclamant la satisfaction promise à sa coupable ardeur ; mais le jeune homme élude sans cesse, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, la funeste entrevue, inventant chaque jour des prétextes nouveaux ; si bien que la marâtre vit clairement le refus qui se cachait sous ces ajournements multipliés, et soudain, par un de ces retours communs aux passions désordonnées, une affreuse haine prit la place de son amour.

Parmi les esclaves qu’elle avait eus en dot, il y en avait un qui était la méchanceté même, et n’avait pas son maître en fait de scélératesse. Elle lui fait part de ses criminelles intentions ; et tous deux ne trouvent rien de mieux à faire que de donner la mort au pauvre jeune homme. Sur l’ordre de sa maîtresse, l’esclave se procure un poison des plus actifs, et le délaye dans du vin qui doit être offert à l’innocente victime. Mais tandis que ces deux monstres délibèrent sur le moment propice, le hasard amène le plus jeune frère, le propre fils de la dame, qui rentrait au logis après ses exercices du matin. L’enfant venait de déjeuner, il avait soif : il trouve sous la main la coupe empoisonnée, et l’avale d’un trait. Il n’a pas plutôt pris le breuvage de mort, apprêté pour un autre, qu’il tombe sans vie.

À cette subite catastrophe, le précepteur de l’enfant jette des cris lamentables qui attirent la mère et toute la maison. Les effets du poison sont visibles ; et chacun désigne celui qu’il croit l’auteur d’un tel forfait. Mais ni le cruel trépas d’un fils, ni le remords d’en être la cause, ni le désastre de sa maison, ni le cœur brisé d’un époux, ni l’aspect de telles funérailles, n’ont le pouvoir de faire impression sur cette furie. Vrai type de marâtre, elle ne songe qu’à assouvir sa vengeance, en mettant le comble au deuil de la famille. Un courrier est dépêché à son mari, qui, à cette funeste nouvelle, revient précipitamment sur ses pas. Aussitôt, avec une effroyable assurance, elle lui dénonce son beau-fils comme l’empoisonneur de son frère. Elle disait vrai en un sens : l’enfant lui avait presque ôté la coupe des mains pour la boire : mais elle prête au frère aîné l’atroce idée de se venger sur le fils du refus opposé par la mère à ses infâmes désirs ; et, non contente de cet affreux mensonge, elle ajoute qu’une telle révélation la met elle-même en butte au poignard. Le père infortuné, près de se voir privé de deux fils, se débat au milieu des plus terribles angoisses. Le plus jeune est devant lui, couché dans son cercueil ; l’autre, incestueux, parricide, va se trouver frappé d’une condamnation capitale. Une femme trop aimée est là qui l’excite, par des pleurs mensongers, à prendre en horreur son propre sang.

À peine les derniers rites des funérailles sont-ils accomplis, que, s’arrachant du bûcher les joues encore sillonnées de larmes, et dépouillant son front de ses cheveux blancs souillés de cendre, le malheureux vieillard se précipite vers la place où se rend la justice. Et là pleurant, suppliant, embrassant même, tant il est abusé, les genoux des décurions, ce père appelle, avec l’insistance la plus passionnée, la mort sur la tête du seul fils qui lui reste, sur ce fils violateur incestueux du lit paternel, dont le poignard menace encore sa belle-mère. Cet accent du désespoir fit naître une telle sympathie, excita si puissamment l’indignation du tribunal et même de la foule assistante, que, pour couper court à une instruction trop lente, à des dépositions qui n’en finissent pas, aux captieux ajournements de la défense, tous s’écrient d’une commune voix : Qu’on le lapide ! C’est une peste publique : que le public se fasse justice. Alarmés cependant pour leur propre sûreté, et craignant que cette fermentation, d’abord peu profonde, ne dégénère bientôt en violation de l’ordre public et de toute autorité, les magistrats emploient les remontrances auprès des décurions, les voies coercitives envers le peuple. Par respect pour les formes de justice traditionnelles, il faut un débat contradictoire, une sentence rendue judiciairement. Iraient-ils, au mépris de toute civilisation, ou pour imiter les violences du despotisme, condamner un homme sans l’entendre ? Un tel scandale serait-il, en pleine paix, donné aux siècles à venir ?

La raison prévalut. Ordre aussitôt au crieur de proclamer une convocation du sénat dans le lieu de ses séances. Chacun arrive, et prend la place que son rang lui assigne. À la voix du crieur, l’accusateur s’avance ; et, alors, seulement, l’accusé est appelé et introduit. Par application de la loi athénienne et des formes de juridiction de l’Aréopage, le crieur signifie aux avocats qu’ils aient à s’abstenir de tout exorde et de tout appel à la pitié. Ces détails, je les ai recueillis dans les nombreuses causeries que j’ai entendues sur ce procès. Du reste, l’accusation fut-elle chaudement poussée, habilement réfutée ? je n’en sais rien. Du fond de mon écurie, je n’ai rien entendu de l’attaque ni de la réplique ; je ne puis donc rien en rapporter. Ce qui est positivement à ma connaissance, le voici.

Les plaidoiries terminées, le tribunal décide que l’accusateur sera tenu de produire ses preuves, un cas de cette importance exigeant la pleine évidence, et ne permettant pas de procéder par conjecture. Avant tout, l’esclave, seul témoin, soi-disant, des faits articulés, sera représenté en justice ; mais ce gibier de potence n’était pas homme à s’émouvoir, ou de la gravité de la décision attendue, ou de l’imposant aspect de l’assemblée, ou du cri de sa propre conscience. Il avait son conte tout prêt, qu’il se mit à débiter imperturbablement comme l’expression de la vérité pure. Mandé, suivant son dire, par son jeune maître, il l’aurait trouvé dans l’exaspération d’un amour dédaigné, aurait reçu de sa bouche l’ordre de le venger par la mort du fils des mépris de la mère, et cela avec promesses splendides pour son concours discret, et menaces de mort en cas de refus. Un poison tout préparé lui aurait d’abord été remis pour le faire prendre au jeune frère, puis retiré ensuite par l’aîné, qui, craignant que son complice ne supprimât le breuvage et ne gardât la coupe comme pièce de conviction, se serait déterminé à le présenter lui-même. L’art de cette déposition, joint à l’accent de vérité que sut y mettre ce misérable, en affectant une terreur profonde, détermina la conviction du tribunal. Parmi les décurions, il n’était pas une voix favorable au jeune homme. Tous le tenaient pour atteint et convaincu, et passible de la peine d’être cousu dans un sac. Déjà, suivant l’usage immémorial, l’urne s’ouvrait pour recevoir une succession de bulletins unanimes, car une même formule y avait été inscrite par chaque main. Or, le scrutin une fois accompli, c’en était fait irrévocablement du coupable, dont la tête dès lors était dévolue au bourreau, lorsqu’un vieux sénateur, l’un des premiers de l’ordre par le crédit attaché à sa personne et l’autorité de son opinion, et qui exerçait la profession de médecin, couvrit tout à coup de sa main l’orifice de l’urne, comme pour arrêter l’émission de votes irréfléchis, et s’adressa en ces termes à l’assemblée :

Vieux comme je suis, j’ai le bonheur de n’avoir recueilli qu’estime dans ma longue carrière. Je ne vous laisserai pas accueillir une accusation calomnieuse et commettre un meurtre juridique ; je ne vous laisserai pas, sur la foi d’un misérable esclave, fausser le serment que vous avez fait de rendre la justice. Quant à moi, je ne puis fouler aux pieds toute religion, et mentir à ma conscience par une condamnation injuste. Voici le fait : Ce maraud vint me prier, il y a quelques jours, de lui procurer certain poison d’un effet instantané, dont il m’offrit cent écus d’or. Une personne, disait-il, atteinte d’une incurable maladie de langueur, avait recours à ce moyen pour en finir avec une vie de souffrance. Dans le bavardage que le drôle me débitait, je démêlai de l’imposture, et ne doutai pas qu’il ne s’agît d’un crime. Je livrai cependant la potion ; mais, prévoyant dès lors que l’affaire irait en justice, je n’acceptai le prix que sous condition. De peur, lui dis-je, qu’il n’y ait dans cet or des pièces fausses ou altérées, nous allons les remettre dans le sac, tu le scelleras de ton anneau, et demain nous ferons vérifier le tout par un changeur. Il n’a pas fait d’objection, et la somme a été cachetée. De mon côté, dès que je l’ai vu assigné à comparaître, j’ai envoyé un de mes gens chercher le sac dans mon laboratoire. Je mets la pièce sous vos yeux : que le témoin vienne reconnaître son cachet. C’est donc lui qui a acheté le poison. Comment cette circonstance est-elle mise sur le compte d’un autre ?

Le scélérat, à ces mots, se mit à trembler de tous ses membres. On vit la couleur vitale s’effacer de ses traits, et sa face se couvrir de la pâleur d’un spectre. Une sueur froide ruisselait sur tout son corps. Il ne savait sur quel pied se tenir, et se grattait la tête tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, marmottant je ne sais quoi entre ses dents, si bien que sa culpabilité parut manifeste à tout le monde. Mais voilà mon fourbe qui, reprenant par degré son aplomb, se met à nier tout effrontément, et donne au médecin démentis sur démentis. Celui-ci, attaqué dans son caractère comme magistrat, et dans son honneur comme particulier, s’évertue à confondre le traître. À la fin, sur l’ordre des magistrats, les officiers de justice s’emparent des mains de l’esclave, et y trouvant un anneau de fer, le comparent avec l’empreinte du sac. Cette vérification leva tous les doutes. On ne tarda pas, suivant l’usage grec, à faire jouer le chevalet et la roue ; mais le coquin endurci montra dans la torture une constance incroyable, et résista même a l’épreuve du feu.

Par Hercule, s’écrie alors le médecin, je ne souffrirai pas que, contre toute équité, vous ordonniez le supplice de cet innocent homme, ni que ce misérable, parce qu’il peut se jouer des moyens de votre justice, échappe au châtiment qui lui est dû. Je vais établir jusqu’à l’évidence que le coupable est devant vous. Sollicité par cet homme abominable de lui procurer le poison le plus énergique, j’ai jugé d’un côté le service qu’il me demandait incompatible avec le devoir de ma profession, car la médecine est instituée pour sauver la vie et non pour la détruire ; et, de l’autre, que si je le refusais, je laisserais imprudemment la voie ouverte au crime ; car on pouvait se pourvoir ailleurs de poison, employer le poignard ou toute espèce d’arme pour consommer l’acte médité. J’ai donc livré une potion, mais une potion qui n’est que somnifère. C’est de la mandragore, substance bien connue pour sa vertu narcotique, et qui provoque un sommeil de tous points semblable à la mort. Il n’y a pas de quoi s’étonner au surplus en voyant un désespéré comme celui-là, qui sait quel supplice lui revient d’après les lois de nos ancêtres, soutenir aisément l’épreuve comparativement légère de la torture. Encore une fois, si l’enfant n’a pris que la potion préparée de mes mains, il vit, son sommeil n’est qu’un repos. Une fois sorti de cette léthargie, il reverra la lumière du jour. S’il a péri, s’il est vraiment et définitivement mort, la cause en est ailleurs. Libre à vous de la chercher. Ainsi parla le vieillard. Il entraîna l’assemblée.

On se précipite aussitôt vers le sépulcre où gisait le corps de l’enfant. Sénateurs, gens de condition et bas peuple, tous s’y portent en foule, avec le plus avide empressement. Le père, de ses propres mains, découvre le cercueil. Précisément la léthargie arrivait à son terme. Il voit se lever son fils, rendu à l’existence. Il le serre étroitement dans ses bras, et, muet par l’excès de la joie, le montre à tout le peuple. Aussitôt l’enfant, encore enveloppé de son linceul, est transporté au tribunal. Alors se révèle le noir complot de l’esclave et de l’épouse, plus perverse encore. La vérité paraît dans tout son jour. On condamne la marâtre au bannissement perpétuel. Son complice est mis en croix. Et, du consentement de tous, l’honnête médecin garda les pièces d’or pour prix du spécifique administré si à propos. Tel fut le dénouement vraiment providentiel de ce drame intéressant et mémorable. Heureuse péripétie pour le bon vieillard, qui, au moment de se voir frappé dans sa postérité tout entière, se retrouve tout à coup père de deux enfants.

Quant à moi, voici de quelle façon la fortune se plut à me ballotter dans ce temps-là. Ce même soldat qui avait su faire emplette de mon individu sans avoir affaire à vendeur quelconque, et entrer en possession sans bourse délier, se trouva forcé, par l’ordre de son tribun, de partir pour Rome, porteur d’un message pour le plus grand des princes. Il me vendit onze deniers à deux frères, esclaves tous deux chez un riche du voisinage. L’un était pâtissier au petit four, grand faiseur de tartelettes au miel et autres friandises. L’autre était cuisinier entendant à merveille les combinaisons d’assaisonnement, sauces et cuissons. Ils logeaient ensemble et vivaient en commun. Leur maître était voyageur par goût, et ils m’avaient acheté pour porter l’attirail de cuisine qui devait le suivre. Me voilà donc tiers dans ce ménage fraternel. Jamais je n’eus moins à me plaindre de la fortune. Chaque soir, après le souper, qui était un délicat et très magnifique ordinaire, mes deux patrons étaient dans l’usage, chacun pour son ressort, de rapporter bonne partie de la desserte dans le réduit qu’ils occupaient : ce qui se composait, pour l’un, des restes splendides des ragoûts servis, porc, volaille, poissons et autres mets de ce genre ; et, pour l’autre, de gâteaux mollets ou croquants, de toute forme et de toute composition, où le miel se trouvait toujours comme ingrédient. Cela fait, les deux frères fermaient leur porte et allaient se délasser aux bains Je ne manquais pas alors de me bourrer le ventre des bonnes choses que le ciel m’envoyait ; car je n’étais pas sot et âne au point, trouvant chère si délicate et à ma portée, de me contenter de foin tout sec pour mon souper.

Cette picorée me réussit d’abord pleinement, parce que j’y mettais de la discrétion et de la réserve, ne prélevant que de faibles portions sur de grandes quantités. Et le moyen de soupçonner un âne de ce genre de fraude ? Mais le mystère m’enhardit ; ma confiance n’eut plus de bornes. Alors le plus beau et le meilleur y passa. Je savourais les fins morceaux, sans toucher à ceux de qualité inférieure. Les deux frères commencèrent à s’inquiéter fort. Ils n’avaient pas encore de soupçon arrêté ; mais ils firent le guet pour surprendre l’auteur de ces soustractions quotidiennes, et allèrent même à part soi jusqu’à s’imputer l’un à l’autre mes larcins. Aussi tous deux de redoubler de soins, de faire bonne garde, et de compter et recompter leurs provisions.

Enfin l’un d’eux, surmontant toute vergogne, apostrophe l’autre en ces termes : Est-il juste, est-il raisonnable à toi de me tromper ainsi à la journée ? d’escamoter les morceaux de choix pour augmenter tes profits, en les vendant de côté et d’autre, et d’exiger après la moitié du reste ? Notre association te déplaît-elle, nous pouvons, tout en restant bons frères, dissoudre la communauté. Autrement, cette duperie, où je ne vois pas de bornes, finira par faire éclater entre nous une sérieuse discorde. Merci de ton impudence, reprit l’autre ; tu vas au-devant des plaintes que je n’osais faire. Il y a si longtemps que tu me voles, et que je gémis en silence pour ne pas intenter contre un frère cette ignoble accusation ! Allons, soit, la glace étant rompue, mettons un terme à ce préjudice. Aussi bien, si notre rancune couve plus longtemps, nous verrons éclater entre nous une autre Thébaïde. De reproche en récrimination, tous deux en vinrent à protester avec serment, chacun pour sa part, qu’ils n’ont fraude ni larcin sur la conscience. Alors on convient, le tort étant commun, de mettre tout en œuvre pour découvrir le larron. Il y avait bien l’âne qui restait seul chaque jour, mais ce n’était pas là chère à sa guise ; et, cependant, toujours les meilleurs morceaux de disparaître : et apparemment il n’entre pas chez eux de mouches de la force des Harpies, qui dévastaient, dit-on, la table de Phinée.

En attendant, je continuais à m’empiffrer ; et, grâce à ce régime d’alimentation humaine, j’arrivais à un degré de corpulence et de rotondité extraordinaire. L’embonpoint dilatait le tissu de mon cuir, donnait à mon poil du lustre ; mais cet enjolivement de ma personne aboutit à une déconvenue : frappés de l’accroissement insolite de mes dimensions, et remarquant, de plus, que ma ration de foin restait intacte chaque jour, les deux frères mirent toute leur attention à m’observer. À l’heure ordinaire, ils font mine d’aller aux bains, ferment la porte comme de coutume, et, regardant par un petit trou, me voient dauber sur les denrées étalées çà et là. En dépit du préjudice qu’ils en éprouvaient, la sensualité surnaturelle de leur âne les fait pouffer de rire. Ils invitent un camarade, puis deux, puis toute la maisonnée, à venir voir les tours de force gastronomiques du lourdaud de baudet. On rit si haut et de si bon cœur, que le bruit en vient à l’oreille du maître qui passait par là. Il veut savoir la cause de cette gaieté de ses gens. Instruit du fait, il vient lui-même regarder au trou, et se délecte à ce spectacle. Il en rit à se tenir les côtes, fait ouvrir la porte et s’en donne le plaisir de près ; car moi qui voyais la fortune se dérider un peu à mon égard, et qui me sentais rassuré par l’hilarité que j’excitais, je continuais à jouer des mâchoires à mon aise.

Enfin le patron, qui ne se lassait pas de ce spectacle, me fit conduire, ou plutôt me conduisit de ses mains à la salle à manger, fit dresser la table et servir toutes sortes de pièces non entamées, de plats où personne n’avait touché. J’avais déjà l’estomac honnêtement garni ; mais pour me faire bien venir du maître et gagner ses bonnes grâces, je ne laissai pas de donner en affamé sur le supplément offert. Pour mettre ma complaisance à l’épreuve, on s’étudiait à choisir et mettre devant moi tout ce qui répugne le plus au goût d’un âne : viandes assaisonnées au laser, volaille à la poivrade, poisson à la sauce exotique. La salle retentissait d’éclats de rire. Un éveillé de la compagnie se mit à crier : Du vin au convive ! Le maître prit la balle au bond. L’idée du drôle n’est pas mauvaise, dit-il ; peut-être le camarade ne serait-il pas fâché de boire un coup, et du bon. Holà ! garçon, lave, comme il faut, ce vase d’or là-bas ; tu le rempliras ensuite de vin au miel, et l’offriras à mon hôte, en lui disant que je bois à sa santé. L’attente des convives était excitée au plus haut point. Moi, en franc buveur, sans me déconcerter, ni me presser, j’arrondis, en manière de langue, ma lèvre inférieure, et j’avale d’un trait cette rasade démesurée. Un bruyant concert de salutations accueillit cet exploit. Le maître, dans la joie de son cœur, mande mes deux propriétaires, leur fait compter quatre fois le prix de leur acquisition, et me confie, avec toute sorte de recommandations, aux soins de certain affranchi bien-aimé qui n’avait pas mal fait ses propres affaires.

Cet homme me traitait avec assez d’humanité et de douceur, et, pour faire la cour à son maître, s’étudiait à lui ménager des plaisirs au moyen de mes petits talents. Il me dressa à me tenir accoudé à table, à lutter, à danser, qui plus est, debout sur mes pieds de derrière ; et, ce qui parut le plus miraculeux, à répondre par signes à la parole, à exprimer oui et non, en inclinant la tête dans le premier cas, et en la rejetant en arrière dans le second ; à demander à boire quand j’avais soif, en la tournant du côté du sommelier, et clignant alternativement des deux yeux. Il m’en coûtait peu pour apprendre tout ce manège : j’en eusse bien fait autant sans leçons. Mais une crainte m’arrêtait : si je me fusse avisé de devancer l’éducation dans cette singerie des habitudes humaines, le plus grand nombre aurait vu là quelque présage funeste : on m’eût traité en phénomène, en monstre. Je risquais d’être coupé par morceaux, et de servir de régal aux vautours.

Bientôt il ne fut bruit que de mes talents. Ils valurent de la célébrité à mon maître, qu’on se montrait du doigt quand il passait. Voilà, disait-on, le possesseur de cet âne sociable, bon convive, qui lutte, qui danse, qui entend la parole et s’exprime par signes. Mais, avant d’aller plus loin, il faut que je vous dise, et j’aurais dû commencer par là, qui était et d’où était mon maître. Thiasus (c’était son nom) était natif de Corinthe, capitale de toute la province d’Achaïe. Sa naissance et son mérite lui ouvraient l’accès des honneurs publics. Il en avait successivement parcouru les degrés, et se voyait appelé à la magistrature quinquennale. Pour célébrer avec la pompe convenable son avènement aux faisceaux, il avait promis de donner un spectacle de gladiateurs qui durerait trois jours, et comptait ne pas borner là sa munificence. Jaloux de la popularité qui s’acquiert par cette voie, il avait fait le voyage de Thessalie pour se procurer ce qu’il y a de mieux en fait de bêtes et de gladiateurs.

Ses préparatifs terminés, ses acquisitions complétées, il se disposait au retour. On le vit alors faire fi de ses splendides chariots, de ses magnifiques équipages, et les reléguer à la queue de son cortège, où ils suivaient à la file et à vide, découverts ou empaquetés. Il dédaigna même ses chevaux thessaliens et ses cavales gauloises, nobles races dont la réputation se paye si cher. Il ne voulut monter que moi, qui cheminais paré d’un harnais d’or, d’une selle éblouissante, d’une housse de pourpre, avec un mors d’argent, des sangles chamarrées de broderies, et des clochettes du timbre le plus sonore. Mon cavalier me choyait tendrement, m’adressait les plus doux propos, et disait hautement que le suprême bonheur était d’avoir un compagnon de voyage et de table tel que moi.

À notre arrivée à Corinthe, après avoir voyagé partie par terre, partie par mer, une population considérable se porta au-devant de nous, moins par honneur pour Thiasus, à ce qu’il me parut, que par la curiosité que j’inspirais ; car une immense réputation m’avait précédé dans cette contrée, si bien que je devins de bon rapport pour l’affranchi préposé à ma garde. Quand il voyait qu’on faisait foule pour jouir du spectacle de mes gentillesses, le gaillard fermait la porte et n’admettait les amateurs qu’un à un, moyennant une rétribution assez forte ; ce qui lui valut de bonnes petites recettes quotidiennes.

Parmi les curieux admis à me voir pour leur argent, se trouvait une dame de haut parage et de grande fortune qui montra un goût prononcé pour mes gracieuses prouesses. À force d’y retourner, l’admiration chez elle devint passion ; et, sans plus chercher à combattre une ardeur monstrueuse, cette nouvelle Pasiphaé ne soupire plus qu’après mes embrassements. Elle offrit à mon gardien, pour une de mes nuits, un prix considérable ; et le drôle trouva bon, pourvu qu’il en eût le profit, que la dame s’en passât l’envie.

Le dîner du patron fini, nous passons de la salle à manger dans la chambre où je logeais, où nous trouvâmes la dame languissant déjà dans l’attente. Quatre eunuques posent à terre quantité de coussins moelleusement renflés d’un tendre duvet, et destinés à former notre couche. Ils les recouvrent soigneusement d’un tissu de pourpre brodé d’or, et par dessus disposent avec art de ces petits oreillers douillets dont se servent les petites maîtresses pour appuyer la figure ou la tête ; puis, laissant le champ libre aux plaisirs de leur dame, ils se retirent, fermant la porte après eux. La douce clarté des bougies avait remplacé les ténèbres. La dame alors se débarrasse de tout voile, et quitte jusqu’à la ceinture qui contenait deux globes charmants. Elle s’approche de la lumière, prend dans un flacon d’étain une huile balsamique dont elle se parfume des pieds à la tète, et dont elle me frotte aussi copieusement, surtout aux jambes et aux naseaux. · · · · · · · · · · Elle me couvre alors de baisers, non de ceux dont on fait métier et marchandise, qu’une courtisane jette au premier venu pour son argent ; mais baisers de passion, baisers de flamme, entremêlés de tendres protestations : Je t’aime, je t’adore, je brûle pour toi, je ne puis vivre sans toi ; tout ce que femme, en un mot, sait dire pour inspirer l’amour ou pour le peindre. Elle me prend ensuite par la bride, et me fait aisément coucher. J’étais bien dressé à la manœuvre, et n’eus garde de me montrer rétif ou novice, en voyant, après si longue abstinence, une femme aussi séduisante ouvrir pour moi ses bras amoureux. Ajoutez que j’avais bu largement et du meilleur, et que les excitantes émanations du baume commençaient à agir sur mes sens.

Mais une crainte me tourmentait fort. Comment faire, lourdement enjambé comme je l’étais, pour accoler si frêle créature, pour presser de mes ignobles sabots d’aussi délicats contours ? Ces lèvres mignonnes et purpurines, ces lèvres qui distillent l’ambroisie, comment les baiser avec cette bouche hideusement fendue, et ces dents comme des quartiers de roc ? Comment la belle enfin, si bonne envie qu’elle en eût, pourrait elle faire place au logis pour un hôte de pareille mesure ? Malheur à moi ! me disais-je, une femme noble écartelée ! Je me vois déjà livré aux bêtes, et contribuant de ma personne aux jeux que va donner mon maître. Cependant les doux propos, les ardents baisers, les tendres soupirs, les agaçantes œillades, n’en allaient pas moins leur train : Bref, je le tiens, s’écrie la dame, je le tiens, mon tourtereau, mon pigeon chéri ! Et, m’embrassant étroitement, elle me fit bien voir que j’avais raisonné à faux et craint à tort ; que de mon fait il n’y avait rien de trop, rien de trop pour lui plaire ; car, chaque fois que, par ménagement, je tentais un mouvement de retraite, l’ennemi se portait en avant d’un effort désespéré, me saisissait aux reins, se collait à moi par étreintes convulsives, au point que j’en vins à douter si je ne péchais pas plutôt par le trop peu. Et, cette fois, je trouvai tout simple le goût de Pasiphaé pour son mugissant adorateur.

La nuit s’étant écoulée dans cette laborieuse agitation, la dame disparut à temps pour prévenir l’indiscrète lumière du jour, mais non sans avoir conclu marché pour une répétition. Mon gardien lui en donna l’agrément tant qu’elle voulut, sans se faire tirer l’oreille ; car, indépendamment du grand profit qu’il tirait de ses complaisances, il ménageait par ce moyen à son maître un divertissement d’un nouveau goût. Il ne tarda pas, en effet, à le mettre au fait de mes exploits érotiques. Le patron paya magnifiquement la confidence, et se promit de me faire figurer sous cet aspect dans ses jeux. Or, comme à cause du rang, il ne fallait pas songer pour le second rôle à ma noble conquête, et qu’un autre sujet pour le remplir était introuvable à quelque prix que ce fût, on se procura une malheureuse condamnée aux bêtes par sentence du gouverneur. Telle fut la personne destinée à entrer en lice avec moi devant toute la ville. Voici en substance ce que j’ai su de son histoire :

Elle avait été mariée à un homme dont le père, partant pour un voyage lointain, et laissant enceinte sa femme, mère de celui-ci, lui avait enjoint de faire périr son fruit, au cas où elle n’accoucherait pas d’un garçon. Ce fut une fille qui naquit en l’absence du père. Mais le sentiment maternel prévalut sur l’obéissance due au mari. L’enfant fut confié à des voisines, qui se chargèrent de l’élever. L’époux de retour, sa femme lui dit qu’elle a mis au monde une fille, et qu’elle lui a ôté la vie. Mais vint l’âge nubile. Cette fille conservée, comment, à l’insu de son père, la doter suivant sa naissance ? La mère ne voit d’autre moyen que de s’ouvrir à son fils. Ce dernier, d’ailleurs, étant dans la fougue de l’âge, elle appréhendait singulièrement les effets d’une rencontre et d’une passion entre ces deux jeunes gens, inconnus l’un à l’autre. Le jeune homme, excellent fils, entrant parfaitement dans les intentions de sa mère, eut pour sa sœur les plus tendres soins. Dépositaire religieux de ce secret de famille, et sans prendre ostensiblement à la jeune personne plus qu’un vulgaire intérêt d’humanité, il reconnut si bien les droits du sang, que l’orpheline, abandonnée chez des voisins, fut placée sous la protection du toit fraternel, et qu’il la maria bientôt à un ami intime et tendrement chéri, en lui donnant sur sa fortune personnelle une dot considérable.

Mais cette noble conduite, ces dispositions aussi sages que pieuses, la fortune se plut à en détruire les effets, en rendant la maison du frère le foyer d’une affreuse jalousie. La femme de ce dernier, la même que ses crimes firent depuis condamner aux bêtes, croit voir dans la jeune sœur l’usurpatrice de sa place et de ses droits. Du soupçon elle passe à la haine, et bientôt se livre aux plus atroces machinations pour perdre sa rivale. Voici quel odieux stratagème elle imagine. Elle part pour la campagne, munie de l’anneau de son mari, qu’elle a su lui soustraire ; et, de là, dépêche à sa belle-sœur un domestique à elle dévoué, et conséquemment capable de tout, pour inviter la jeune femme, comme de la part de son frère, à l’aller trouver à sa maison des champs, en y joignant la recommandation de venir seule, et de tarder le moins possible. Pour prévenir toute hésitation de sa part, elle confie à l’exprès l’anneau dérobé à son mari, et qu’il suffisait de montrer pour donner foi au message. La sœur, seule confidente du droit qu’elle a de porter ce nom, s’empresse de déférer au désir de son frère, que lui confirme la vue du cachet. Elle va donc seule au rendez-vous, horrible guet-apens où l’attendait son exécrable belle-sœur. Cette furie aussitôt la fait dépouiller nue, et frapper à outrance de coups de fouet. L’infortunée a beau protester contre l’erreur dont elle est victime, elle a beau invoquer le nom d’un frère pour repousser l’imputation de concubine ; son ennemie traite l’aveu d’imposture, et, s’emparant d’un tison ardent, fait expirer la pauvre créature du plus révoltant supplice que la jalousie ait jamais inventé.

À cette horrible nouvelle, le frère et le mari se hâtent d’accourir. Après avoir payé à la jeune femme le tribut de leur douleur, ils lui rendent les devoirs de la sépulture ; mais le frère ne put soutenir le coup qu’il avait reçu de cette mort funeste et de l’affreux traitement qui l’avait provoquée. L’atteinte fut si profonde, qu’une révolution de la bile s’ensuivit, et il fut saisi d’une fièvre ardente. Il fallut appeler les secours de l’art. Sa femme, si on peut encore lui donner ce nom, va trouver un médecin, scélérat insigne, assassin émérite, et comptant de nombreux trophées de ses crimes. Sans marchander, elle lui promet cinquante mille sesterces pour prix d’un poison énergique. C’était la mort du mari que l’un vendait, et que l’autre achetait. L’affaire conclue, on va, soi-disant, administrer au malade la potion spécifique pour rafraîchir les intestins et chasser la bile ; potion honorée du nom de sacrée par les adeptes de la science : mais celle qu’on y substitue n’est sacrée que pour la plus grande gloire de Proserpine.

Toute la famille est assemblée ; plusieurs parents et amis sont présents. Le médecin tend au malade le breuvage apprêté de sa main, quand l’abominable créature, voulant, du même coup, supprimer son complice et regagner son argent, arrête soudain la coupe au passage. Non, docte personnage, dit-elle, mon mari ne touchera pas à cette potion que vous n’en ayez bu vous-même une bonne partie. Que sais-je en effet ? S’il y avait du poison dans ce breuvage ? Cette précaution, au surplus, n’a rien d’offensant pour vous. Un esprit aussi prudent, aussi éclairé, doit comprendre ce qu’il y a de saint dans la sollicitude dont une femme entoure la santé de son mari. Bouleversé par cette audacieuse apostrophe, le médecin, qui perd la tête, qui d’ailleurs n’a pas le temps de la réflexion, et qui craint que son trouble, son hésitation même, ne trahissent l’état de sa conscience, avale une grande partie de la potion. Le malade prend alors la coupe, et boit le reste avec confiance.

Cela fait, l’Esculape ne songe qu’à regagner au plus vite son logis, pour opposer quelque antidote à tidote à l’action funeste du poison qu’il vient de prendre. Mais la scélérate créature ne perdait pas sa proie de vue. Elle ne veut à aucun prix qu’il s’éloigne d’un pas, avant qu’on ait vu l’effet entier du breuvage. Il eut beau prier, supplier, ce ne fut qu’après un long temps et de guerre lasse qu’enfin elle le laissa partir. Mais déjà le principe destructeur avait pénétré ses viscères, et gagné les sources de la vie. Mortellement atteint, et appesanti déjà par une invincible somnolence, il put à peine regagner sa demeure, et n’eut que le temps de conter la chose à sa femme, lui recommandant, du moins, de réclamer le salaire d’un double service ; et, la violence du mal augmentant, il rendit les derniers soupirs. L’agonie du jeune homme n’avait pas été plus longue. Il avait succombé sous les mêmes symptômes, au milieu des hypocrites doléances de sa femme.

Son enterrement terminé, au bout du temps consacré pour les devoirs funéraires, la veuve du médecin se présente, et demande le prix de deux morts. L’odieuse créature toujours la même, toujours sans foi, quoiqu’elle cherche à en conserver le simulacre, met tout son art dans sa réponse. Elle prodigue les promesses, et s’engage formellement à payer sans délai le prix convenu, si l’on consent à lui céder encore une légère dose de la même composition, afin de finir, dit-elle, ce qu’elle a commencé. Pour couper court, la femme du médecin donne dans le piège sans se faire presser, et, voulant faire sa cour à la grande dame, elle retourne vite à son logis, et lui rapporte la boîte même qui contenait tout le poison.

Le monstre féminin, désormais en fonds pour le crime, va porter sur tout ce qui l’entoure ses mains homicides. Elle avait, du mari qu’elle venait d’empoisonner, une fille en bas âge à qui la succession du père revenait de plein droit ; et c’est ce qui désespérait sa mère. Elle en veut au patrimoine de sa fille ; elle en veut à sa vie. Une fois certaine que la loi permet à la mère dénaturée de recueillir un sanglant héritage, elle devient pour sa fille ce qu’elle avait été pour son époux. Dans un dîner où elle avait invité la femme du médecin, elle les empoisonne à la fois toutes deux. Mais le terrible breuvage, saisissant aux entrailles la pauvre enfant, anéantit d’un coup sa frêle existence, tandis que la femme du médecin eut le temps de sentir le liquide meurtrier gagner de proche en proche, et promener ses ravages autour de ses poumons. Elle soupçonna l’affreuse vérité ; et sa respiration, de plus en plus oppressée, dissipant bientôt tous ses doutes, elle court à la maison du gouverneur, implore à grands cris sa justice. Le peuple déjà s’ameutant autour de cette femme, qui promet d’horribles révélations, l’autorité fait ouvrir les portes, et lui donne audience sans délai.

Mais à peine eut-elle déroulé la révoltante série des forfaits de l’atroce mégère, que tout à coup sa raison se trouble, le vertige la saisit, ses lèvres se serrent, ses dents se froissent, et font entendre un grincement prolongé. Ce n’est plus qu’un cadavre qui tombe aux pieds du gouverneur. En présence de tant d’horreurs, celui-ci, homme d’expérience, se décide à frapper un grand coup. Les femmes de la coupable sont mandées sur l’heure, et la torture leur arrache la vérité. La maîtresse fut condamnée aux bêtes, non que l’on jugeât le supplice proportionné à ses crimes, mais parce qu’on n’imagina rien au delà.

Telle était la femme avec laquelle j’allais publiquement me conjoindre. Je voyais avec une mortelle angoisse approcher le jour de la cérémonie. Cent fois, dans mon horreur profonde, je songeai à me donner la mort, plutôt que de me laisser souiller par le contact de cette odieuse créature, et subir l’infamie d’une telle exposition. Mais, privé de la main et des doigts de l’homme, comment saisir une épée avec ce sabot court et arrondi ? Au milieu de mes maux cependant j’entrevoyais un espoir ; espoir bien faible, mais auquel je m’efforçais de rattacher le terme de mes misères. Le printemps venait de renaître. La campagne allait s’émailler, les prés se revêtir de la pourpre des fleurs. Bientôt, perçant le couvert du buisson, les roses allaient montrer leurs corolles embaumées, et peut-être me rendre à ma forme de Lucius.

Arrive enfin le jour de l’ouverture. On me conduit en pompe à l’amphithéâtre, toute la population me faisant cortège. On prélude au spectacle par des divertissements chorégraphiques. Moi, placé hors de l’enceinte, je me régalais, en attendant, du tendre gazon qui en tapissait les abords. La porte était ouverte, et mon œil curieux jouissait, par échappées, d’une ravissante perspective. Des groupes de jeunes garçons et de jeunes filles rivalisant de beauté, de parure et d’élégance, exécutaient la pyrrhique des Grecs, et décrivaient mille évolutions, dont l’art avait combiné les dispositions d’avance. Tour à tour on voyait la bande joyeuse tourbillonner en cercle comme la roue d’un char rapide, et tantôt se déployer, les mains entrelacées, pour parcourir obliquement la scène ; tantôt se serrer en masse compacte à quatre fronts égaux, et tantôt se rompre brusquement pour se reformer en phalanges opposées. Quand ils eurent successivement exécuté toute cette variété de poses et de figures, le son de la trompette mit fin au ballet. Aussitôt le rideau se baisse, les tentures se replient, le grand spectacle va commencer.

On voyait une montagne en bois d’une structure hardie, représentant cet Ida rendu si célèbre par les chants d’Homère. Du sommet couronné d’arbres verts, l’art du décorateur avait fait jaillir une source vive, dont l’onde ruisselait le long des flancs de la montagne. Quelques chèvres y broutaient l’herbe tendre ; et, pour figurer le berger phrygien, un jeune homme, en costume magnifique, avec un manteau de coupe étrangère flottant sur ses épaules, et le front ceint d’une tiare d’or, semblait donner ses soins à ce troupeau. Un bel enfant paraît ; il est entièrement nu, sauf la chlamyde d’adolescent attachée sur son épaule gauche. Tous les yeux se fixent sur sa blonde chevelure, dont les boucles laissent percer deux petites ailes d’or parfaitement semblables. À sa baguette en forme de caducée, on a reconnu Mercure. Il s’avance en dansant, une pomme d’or à la main, la remet au représentant de Pâris, lui annonçant par sa pantomime les intentions de Jupiter, et se retire après un pas gracieux.

Arrive une jeune fille que ses traits majestueux ont désignée pour le rôle de Junon. Son front est ceint d’un blanc diadème, et le sceptre est dans sa main. Après elle, une autre nymphe fait une entrée brusque. Le casque étincelant dont elle est coiffée et que surmonte une couronne d’olivier, l’égide qu’elle porte, la lance qu’elle brandit, toute son attitude de guerrière, ont fait nommer Minerve. Enfin paraît une troisième beauté. À ses formes incomparables, à cette grâce de mouvements, au divin coloris qui anime ses traits, on ne peut méconnaître Vénus. Aucun voile ne dérobe à l’œil les perfections de ce corps adorable, si ce n est une soie transparente négligemment jetée sur ses charmes les plus secrets ; encore Zéphyr soufflait-il alors, et l’indiscret de son haleine amoureuse, tantôt soulevant le léger tissu, laissait entrevoir le bouton de la rose naissante ; et, tantôt, se collant sur le nu, en dessinait les voluptueux contours. Deux couleurs frappent l’œil à l’aspect de la déesse. L’albâtre de sa peau montre en elle la fille des cieux, et l’azur de son vêtement rappelle la fille de la mer.

Pour compléter l’illusion, chaque déesse a son cortège significatif. Derrière Junon, deux jeunes acteurs figurent Castor et Pollux. Ils sont coiffés de casques dont le cimier brille d’étoiles, et rappellent, par leur forme oblongue, l’œuf dont les jumeaux sont sortis. La déesse s’avance au son de la flûte mélodieuse. Sa démarche est noble et simple. Par une pantomime aussi naturelle qu’expressive, elle promet au berger, s’il lui adjuge le prix de la beauté, de lui donner l’empire d’Asie. La belle au costume guerrier, la Minerve de la pièce, est escortée par deux jeunes garçons personnifiant le Trouble et l’Effroi. Ces fidèles écuyers de la déité redoutable bondissent à ses côtés, agitant des épées nues. Derrière elle, un joueur de flûte exécute un air belliqueux sur le mode dorien, dont les notes, graves comme celles du clairon, contrastant avec les sons aigus propres à la flûte, accompagnent énergiquement les pas précipités de la danse martiale. La déesse agite fièrement la tête, menace des yeux, et d’un geste violent et superbe fait comprendre à Pâris que s’il donne à sa beauté la palme, elle fera de lui un héros et le couvrira des lauriers de la gloire.

Vénus avance à son tour, accueillie par les murmures flatteurs de l’assemblée, et s’arrête au milieu de la scène, entourée d’une foule de jolis enfants. Son sourire est charmant ; sa pose est enchanteresse. À la vue de tous ces petits corps si ronds et si blancs, on croirait que l’essaim des Amours, oui, des Amours, a déserté les cieux, ou vient de s’envoler du sein des mers. Petites ailes, petites flèches, tout en eux prête à l’illusion. Des torches brillaient dans leurs mains, comme s’ils eussent éclairé leur souveraine, prête à se rendre à quelque banquet nuptial. Sur leurs pas se pressent des groupes de jeunes vierges ; ce sont les Grâces riantes, ce sont les séduisantes Heures. Toutes répandent à pleines mains les fleurs et les guirlandes, et, entourant de leurs rondes la reine du plaisir, lui font hommage de ces prémices du printemps.

En ce moment, les flûtes à plusieurs trous soupirent tendrement sur le mode lydien, et portent dans l’âme une noble ivresse. À ces voluptueux accents, la voluptueuse déesse elle même se met à danser. Ses pas, d’abord timides et comme indécis, s’animent par degrés, et s’accordent, avec les ondulations de sa taille flexible et de suaves mouvements de sa tête, à marquer les temps de la douce mélodie. Ses yeux ont leur rôle aussi ; et, tantôt à demi fermés, semblent noyés dans la langueur, tantôt lancent des jets de flamme. Toute sa pantomime alors est dans ses yeux. Arrivée devant son juge, elle exprime par les mouvements de ses bras que, si elle obtient le pas sur ses divines rivales, elle lui donnera pour femme une beauté qui lui ressemble. Le jeune Phrygien n’hésite plus ; et la pomme d’or, prix de la victoire, passe de sa main dans celle de Vénus.

Allez maintenant, stupide cohue, pécores du barreau, vautours en toge, allez vous récrier sur le trafic universel de la justice au temps où nous sommes, quand, aux premiers âges du monde, un homme, arbitre entre trois déesses, a laissé la faveur lui dicter son jugement. Or, c’était l’élu du maître des dieux, un homme des champs, un pâtre, qui, ce jour-là, vendit sa conscience au prix du plaisir ; entraînant ainsi la destruction de toute sa race. Et ces fameuses décisions rendues par les chefs de la Grèce ! le sage, le savant Palamède déclaré traître et condamné comme tel ! et la gloire supérieure du grand Ajax humiliée devant la médiocrité d’Ulysse ! Que dire d’un autre jugement rendu à Athènes, ce berceau de la législation, cette école de tout savoir ? N’a-t-on pas vu le vieillard doué d’une prudence divine, et que l’oracle de Delphes avait proclamé le plus sage des hommes, victime d’une cabale odieuse, périr juridiquement par le poison, comme corrupteur de la jeunesse, dont il contenait les écarts ? Niera-t-on que ce ne soit une tache ineffaçable pour un pays dont les plus grands philosophes se font un bonheur aujourd’hui de proclamer l’excellence de sa doctrine, et de jurer par son nom ?

Mais, pour couper court à cette boutade d’indignation, qui ne manquerait pas de faire dire : Quoi ! il nous faut subir la philosophie d’un âne ! je reviens à mon sujet.

Après le jugement de Pâris, Junon et Minerve se retirent chagrines et courroucées, témoignant par leurs gestes le dépit qu’elles éprouvent de leur échec. Vénus, au contraire, satisfaite et radieuse, exprime son triomphe, en se mêlant gaiement aux chœurs de danses. Tout à coup, par un conduit inaperçu, s’élance du sommet du mont une gerbe liquide de vin mêlé de safran, qui retombe en pluie odorante sur les chèvres paissant à l’entour, et jette une nuance du plus beau jaune sur leur toison. Quand toute la salle en est embaumée, soudain le mont s’abîme en terre, et disparaît.

Alors un soldat s’avance au milieu de l’amphithéâtre, et demande, au nom du peuple, que la prisonnière condamnée aux bêtes paraisse, et que le glorieux hymen s’accomplisse. Déjà l’on dressait à grand appareil un lit qui devait être notre couche nuptiale. L’ivoire de l’Inde y brillait de toutes parts, et ses coussins, gonflés d’un moelleux duvet, étaient recouverts d’un tissu de soie à fleurs. Quant à moi, outre l’ignominie d’être en spectacle dans cette attitude, outre mon affreuse répugnance à me souiller du contact de cet être impur et criminel, j’avais de plus et par-dessus tout la crainte de la mort ; car enfin, me disais-je, est-il bien sûr, quand nous serons aux prises, que la bête, telle quelle, qui va être lâchée contre cette femme, se montre assez discrète, assez bien apprise, assez sobre dans ses appétits, pour s’en tenir à sa proie dévolue, et laisser intact l’innocent non condamné qui la touchera de si près ? Déjà le sentiment de la pudeur entrait pour moins dans ma sollicitude que l’instinct de la conservation ; et tandis que mon gardien, tout occupé de l’arrangement du lit nuptial, voit par lui-même si rien n’y manque, que les autres domestiques, ou donnent leurs soins au divertissement de la chasse, ou restent eux-mêmes en extase devant la représentation, j’en profite pour faire mes réflexions. Nul ne songeait à surveiller un âne aussi bien élevé que moi. Peu à peu, d’un pas furtif, je gagne la porte la plus voisine, et une fois là je détale à toutes jambes. Après une course de près de six milles, j’arrivai à Cenchrées, la plus notable, dit-on, des colonies de Corinthe, que baignent à la fois la mer Égée et le golfe Saronique. C’est un port très sûr pour les vaisseaux, et conséquemment très fréquenté ; mais j’eus soin de me tenir loin de la foule, et, choisissant sur la grève un endroit écarté peu éloigné du point où se brisait le flot, je m’y arrangeai un lit de sable fin, où j’étendis douillettement mes pauvres membres. Déjà le soleil avait atteint l’extrême limite du jour ; le soir était calme. Un doux sommeil ne tarda pas à s’emparer de moi.