L’Âne mort et la femme guillotinée/IX

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IX

L’INVENTAIRE


Rentré chez moi, j’étais obsédé par ces funestes images ; le monde physique, vu de près, m’avait rendu malheureux ; le monde moral, étudié à la loupe, m’avait rendu misérable ; à force de poésie, j’en étais venu à détester les hommes ; à force de réalité, je me figurais que je devais détester la vie ; j’étais tombé de bien haut, moi qui jadis étais poursuivi de tant de bonheur, moi qui, à chaque pas, à chaque battement de mon cœur, rendais grâces à ce Dieu qui a créé la jeunesse ! Ma vie était flétrie ; mon univers, à moi, était changé ; je m’étais engagé, sans le savoir, dans un drame inextricable ; il fallait en sortir à tout prix, et je ne savais plus où trouver mon dénouement. Alors une vague idée de suicide passa jusqu’à mon cœur. Cette triste poétique de tombeaux et de cadavres a cela d’affreux, qu’elle vous habitue bien vite, même à votre propre cadavre. À force de jouer avec toutes les idées sérieuses, il n’y a plus d’extravagances impossibles. Me tuer, moi si heureux, si libre, si aimé, la tête si remplie, le cœur si plein, du vivant de mon noble père, ma tante si vieille, ma mère si jeune encore ! Me tuer sans raison, sans motifs, parce qu’il a plu à quelques fous de changer la langue, les mœurs et les chefs-d’œuvre de mon pays ! Eh ! voilà justement pourquoi une pareille mort me paraissait belle et poétique ! Je pensai donc avant tout à mettre en ordre, non pas mes affaires, je n’avais pas d’affaires, mais mes papiers, et j’en avais un grand nombre. Déjà j’avais ouvert machinalement le lourd secrétaire d’ébène incrusté d’une nacre jaunissante, meuble précieux de ma vie domestique. Tout un poëme est répandu dans ces divers tiroirs ! J’en fis la mélancolique revue : cette revue était amusante comme un souvenir qui est encore un souvenir d’hier, et qui peut redevenir, si vous le voulez, une espérance !

D’abord, vous apercevez, au milieu du secrétaire, une masse assez considérable de papiers déjà jaunis : ce sont des vers de jeune homme, des plans de drames, des livres commencés, un avortement complet, un édifice qui n’a été élevé qu’à moitié, et qui tombe déjà en ruine. Pas une de ces pensées qui m’agitaient n’avait été mise en lumière, pas un de ces rêves n’avait trouvé d’échos au dehors, aucune mémoire ne s’en était occupée. Dans les arts de l’imagination, penser n’est pas le plus difficile ; le plus difficile, c’est de produire cette pensée, c’est de la jeter au dehors assez complète pour qu’elle frappe, assez parée pour qu’elle séduise. Jeune et fort comme je l’étais, j’avais manqué de courage ; comme une soubrette malhabile ou paresseuse, j’avais laissé ma déesse à demi nue, non pas dans cette nudité décente et gracieuse qui est le comble de l’art, mais dans cette nudité maladroite qui offense : un bas mal tiré et retenu par une jarretière usée, un corset dont on voit tout le travail, un jupon disgracieux, tout le dessous d’une parure mal composée : voilà ce qui occupe mon premier tiroir.

Le second tiroir est presque vide ; il contient mes papiers de famille, quelques titres de propriété, quelques rentes sur l’État, achetées après tant de sueurs paternelles ! mon testament, qui n’a que deux lignes ; en un mot, toute mon indépendance, ma douce et précieuse indépendance dans ces chiffons de papier ! Brûlez ce tiroir, et demain je redeviens foule, demain je ne suis plus qu’un mercenaire, un marchand de saillies à défaut de mieux, un oiseau sur la branche, qui, dès le premier jour du printemps, prévoit déjà en tremblant le sombre hiver. Pourtant ce tiroir, si précieux à mon existence, est le seul qui ne soit pas fermé ; en revanche, le tiroir d’à côté est défendu par deux serrures : dans le tiroir ouvert il ne s’agit que de ma fortune, il s’agit de mon cœur dans le tiroir fermé.

Je ne suis pas de ceux qui rient d’un amour perdu. J’ai éprouvé qu’un amour ne se remplace pas par un autre amour. Le second fait tort au troisième, le troisième au quatrième ; ils s’affaiblissent l’un l’autre comme un écho, comme le cercle fragile qui ride l’onde agitée par la pierre d’un enfant. Surtout il est une femme que l’on ne remplace jamais : c’est la seconde femme que l’on aime.

Toutes ces douces reliques sont précieusement rangées dans le coffre-fort de mes souvenirs, par ordre de date et d’amour. Ce sont des lettres d’une grosse écriture, ou bien si finement écrites, que, l’amour passé, on ne saurait les lire qu’à la loupe ; ce sont des cheveux bruns ou noirs, encore chargés d’un léger reste de parfums ; ce sont des bagues d’or ou d’argent qui portent avec elles une heure et un jour, une date incomplète ; mais le moyen de croire jamais que nous oublierons même l’année de ces éternelles amours ! Ce sont des portraits effacés, des bracelets brisés, des fleurs desséchées, toutes sortes de frivolités, d’oublis, de mensonges, de serments, de bonheurs, de promesses, toutes sortes de néants !

Eh bien ! telle est la toute-puissance des souvenirs du cœur, que tous les bonheurs, toutes les joies, tous les transports, toutes les fortunes, toutes les terreurs, toutes les larmes, toutes les nuits agitées, tous les reproches, tous les désespoirs, renfermés et contenus dans ce tiroir, tous ces parfums évanouis, toutes ces ivresses évaporées, si je veux, je vais les ranimer en même temps et leur dire : Levez-vous, et m’entourez ! comme fit le Christ pour cet homme qui était mort. Oui, vous êtes encore mes jeunes et éclatantes passions, portraits, cheveux, lettres, rubans, fleurs fanées ! Je sais vos noms, je sais vos couleurs, je reconnais vos voix et vos murmures. Vous êtes les fantômes souriants de mes passions d’autrefois ! Il ferait nuit, qu’à leur forme, à leur odeur, à un je ne sais quoi que je devine, je les reconnaîtrais les uns et les autres, dans tout ce pêle-mêle d’amours. Voici la première violette qu’Anna m’avait cueillie sur les bords de notre fleuve bien-aimé ; voici le ruban que me donna Juliette le jour de son mariage, pauvre femme ! Hortense m’abandonna ce mouchoir brodé la première fois que je lui pris la main. Ces longs cheveux noirs étaient espagnols, ils ornaient une tête impérieuse et fière ; encore enfant, malgré les plus tendres paroles, je n’osais pas fixer mes yeux sur ces yeux noirs et brûlants ; cet amour me fit peur, je le brisai, commençant violemment l’éducation de mon cœur.

Vous voyez ces douces épîtres, écrites sur un papier grossier, de longues barres difformes, un langage à part, intelligible seulement pour celui qu’on aime ! De la grande dame je m’étais élevé à la grisette, une fille douce et jeune qui tenait tout de moi, que j’aimais à la folie, qui venait le matin, se jetait en souriant sur mon tapis ; et là, des heures entières, moitié dormant, moitié éveillée, tantôt me regardant travailler avec un calme et long sourire, tantôt s’impatientant légèrement, elle attendait le moment heureux où, fière d’être à mon bras, charmée de sa jeune beauté, elle se laissait conduire à nos fêtes, à nos spectacles, partout où, pour être bien reçue, il suffit d’être jeune et jolie.

Il y a aussi, dans mon trésor, un bracelet du plus fin travail ; je le garde avec soin ; il me fut livré dans un moment de folle ivresse, quand la main se fait petite pour mieux étreindre, quand l’or glisse sur le bras comme sur l’ivoire, quand une femme oublie toutes choses, même ses dentelles et ses perles. Elle me donna ainsi tout d’un coup son bracelet et son amour ; mais son amour où est-il ? De tout l’or qu’elle a usé, la pauvre fille, voilà peut-être tout ce qui reste ! Au moins, plaise au ciel, quand elle aura trente ans, de lui accorder une bonne place à Bicêtre ou aux Filles-Repenties, puisqu’elle doit y venir tôt ou tard !

Mais vous dirai-je toutes mes richesses ? Voici l’anneau de la fiancée de Gustave ; elle m’avait juré de lui être infidèle, et elle a tenu sa parole, l’honnête fille ! À peine eut-elle à son doigt cette alliance bénie par le prêtre, qu’elle la changea avec moi contre une bague mystérieuse qui portait notre chiffre ; voici un bout de la jarretière rose que me tendit sa jambe complaisante sous la table du banquet. Portez à votre lèvre le petit gant de la belle Anna, elle me le jeta au visage dans un moment de triste humeur, parce que j’avais dansé avec Julie ; ne touchez pas à ce poignard dont le manche est ciselé avec tant de caprices, ce poignard défendait Louise que ne pouvait pas défendre sa vertu. Jenny, quand elle quitta la France pour l’Angleterre, où l’attendait un vieux mari, me laissa la fragile porcelaine où elle renfermait la blancheur et l’éclat de son teint : « Gardez cela, me dit-elle, je n’ai plus personne à tromper ! » Suzanne m’envoya sa ceinture le jour où elle sentit qu’elle était mère. — Telle était pourtant cette taille de guêpe ! Pour cette rose, tombée des blonds cheveux d’Augustine, deux jeunes gens de vingt ans se sont battus, et j’étais le témoin d’Ernest ; la rose est encore rougie de son sang, le pauvre enfant ! J’avais dit de Lucy la folle qu’elle avait le pied grand, le lendemain elle m’envoya cette pantoufle noire dans laquelle le pied de Cendrillon eût été mal à l’aise ; même je n’ai jamais pu avoir l’autre pantoufle ! O bonjour, bonjour à toi, mon honnête petit voile vert tout fané ! tu as bien recouvert le plus frais, le plus joli, le plus animé, le plus joyeux petit visage qui ait jamais souri à la jeunesse. Voici cette histoire : Madame de C.... me dit un jour (elle était malade) : Allez de ma part tout au haut du faubourg Saint-Honoré, pour prendre ma fille dans son pensionnat ; je veux la voir ; vous lui direz que si elle est sage elle ne quittera plus sa mère ! Moi, j’allai chercher l’enfant. Toute la bande des jeunes pensionnaires était lâchée dans le jardin. — Il fallait les voir ! — il fallait les entendre ! C’étaient des petits cris d’oiseaux joyeux qu’on vient de mettre en liberté. Dans ce pêle-mêle de frais visages, je reconnus à sa fraîcheur la petite Pauline, déjà pensive. Je l’emmenai triomphante et sans qu’elle prît le temps de dire adieu à ses jeunes compagnes. Arrivés à la porte de sa mère : — Que me donnerez-vous, lui dis-je, si je vous dis une bonne nouvelle ? Salut à vous, mademoiselle Pauline ; vous resterez chez votre mère si vous êtes sage ; la pension n’est plus faite pour vous ! Alors Pauline, détachant son petit voile vert : — Tiens, me dit-elle, je te le donne pour la bonne nouvelle, et du même pas elle courut embrasser sa mère.

Mon joli petit voile ! mon chaste gage ! tu es d’une gaze grossière, le soleil du midi a enlevé ta couleur, tu n’as pas d’autre odeur que cette odeur indicible que laisse après elle une belle et honnête enfance de quinze ans ; eh bien ! mon voile ingénu, mon voile qui n’avais rien à voiler, tu es le plus précieux de mes trésors, tu es la partie honnête et sainte de cette touchante histoire ; tes quinze ans, ton innocence, ton amour filial, ta douce ignorance de toutes choses, ont surnagé au-dessus de tous les transports, de tous les prestiges que représentent ces morceaux d’or et ces lambeaux de soie ; pardon, mon petit voile vert, de t’avoir ainsi mêlé à tous ces souvenirs des profanes amours ; mais ne fallait-il pas bien toute ton innocence pour les purifier ?

Pour toi, Henriette, j’aurais donné tout ce trésor — tout mon trésor ! — Et même, ô profanation ! ô insensé ! ô ingrat ! je n’aurais donné à personne, mais j’aurais brûlé pour toi, Henriette, mon petit voile vert.