L’Âne mort et la femme guillotinée/XX

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XX

LA COUR D’ASSISES


Or, voici comment s’était improvisé ce meurtre, la seule action courageuse et juste de cette fille. Quand elle fut placée dans ce repaire, on lui enseigna en peu de mots sa nouvelle profession. — Être prête à toute heure de la nuit et du jour — attendre en souriant — courir après le vieillard qui passe — sourire à tous — ne refuser que l’homme qui n’a rien — se promener chaque soir d’une borne à une autre borne — sous la pluie — dans la boue — être exposée à toutes les insultes et à tous les désirs — assister ainsi à chaque minute à la triste et honteuse enchère de sa beauté. — Misère ! — Être couverte de haillons et les porter fièrement, comme ferait une reine son manteau — n’avoir plus à soi ni son cœur — ni son corps, ni son cadavre, car tout à l’heure, peut-être, l’hôpital l’attend pour le disséquer — n’avoir plus en ce monde que l’espace fangeux qui sépare ces deux bornes, et ne pas aller au delà, jamais !

Circuler ainsi à travers toutes ces misères sans savoir où l’on va, ou plutôt, hélas ! en se répétant à chaque pas — Tu vas à la mort ! — Bien plus, bien plus, être surprise par l’ennui, même dans ces abjections, par ce même ennui qui s’attache aux puissants et aux riches ; s’ennuyer, et cependant être si misérable ! s’ennuyer, et cependant être plongée dans un si profond néant — s’ennuyer parmi toutes ces passions qui hurlent — savez-vous un plus triste remords ? l’ennui !

La malheureuse en était à sa première soirée, et elle voulait payer sa bienvenue à l’honorable compagnie qui mettait sa beauté en coupe réglée. Elle voulait, puisqu’elle s’était mise à bail, que le fermier n’eût pas à se plaindre. Elle se disait, avant de faire le premier pas dans la rue, qu’elle n’aurait pas beaucoup à attendre son premier chaland. Le temps encore n’était pas loin où les plus vieux et les plus jeunes se précipitaient sur ses pas, rien que pour toucher sa robe, rien que pour obtenir un de ses regards ! Quelle fête quand elle paraissait dans la grande allée des Tuileries ! l’air était plus doux, le vieil arbre se balançait amoureusement et la saluait de sa tête chenue, l’oranger semait ses blanches fleurs sur ses pas ; pour la voir, les promeneurs n’avaient qu’un regard ; pour l’aimer, ils n’avaient qu’une âme ! Elle entendait murmurer à ses oreilles toutes sortes d’adorations et de louanges, et pourtant à peine daignait-elle se montrer en passant à tout ce peuple : — Que sera-ce donc, se disait-elle, à présent que je suis là pour obéir au premier désir, pour subir le premier baiser, pour recevoir dans mes bras le premier venu, auquel j’appartiens ? Que vont-ils faire, à présent qu’ils sont tous mes maîtres, tous mes amants, à présent qu’ils n’ont plus qu’à se baisser dans ma boue pour me prendre ? Ainsi comptait-elle avec elle-même, ou plutôt avec sa beauté gaspillée et anéantie, la pauvre fille ! Mais à peine entrée dans son domaine de fange, quel changement, ô ciel ! Elle si admirée, si aimée, si adorée, quand elle était encore la maîtresse de choisir, à présent les plus honnêtes gens l’évitent ; ceux qui par hasard ont touché sa robe de leur manteau, secouent leur manteau avec horreur ; puis c’étaient des rires, des quolibets, des imprécations, des blasphèmes ! on disait sur son chemin. — Elle est laide ! tant le vice le plus aimable est horrible quand il est tombé là ! Chargée de tous ces outrages, elle en croyait à peine ses yeux et ses oreilles ; elle se demandait si elle n’était pas le triste jouet d’un rêve. Comment cela se faisait-il : elle s’offrait à tout le monde, et nul ne voulait d’elle ? Ce fut à cet instant même, et quand elle allait peut-être devenir folle tout à fait, qu’un homme pris de vin lui ordonna de le suivre. Elle obéit sans regarder cet homme, comme c’était là sa consigne. Mais, ô surprise, ô douleur, ô vengeance ! cet homme qui le premier profitait de sa prostitution, c’était le même homme qui avait profité le premier de son innocence ! Elle l’avait retrouvé ainsi, aux deux extrémités de sa vie, ce vil libertin, vierge et fille de joie ! Alors un éclair traversa ses yeux, une passion traversa son cœur, un remords parcourut son âme.

Quand donc la cause première de ses crimes, celui-là même qui l’avait arrachée à ses champs, celui qui l’avait rejetée corrompue au fond d’un hôpital, venait chercher encore, insouciant et crapuleux débauché, les ignobles plaisirs d’un amour facile, elle n’avait pu se contenir, — elle l’avait tué. Elle l’avait tué, parce qu’elle se souvint tout d’un coup de tant d’affronts et de toutes ces misères ; parce que je ne sais quelle horrible lumière lui fit voir d’un coup d’œil sa destinée toute nue ; parce qu’à cet homme se rattachaient ses derniers et amers souvenirs d’innocence ; elle l’avait tué au milieu de son sommeil, tué d’un seul coup, comme par inspiration ; après quoi, elle avait débarrassé son lit de ce vil fardeau, elle s’était endormie ; car elle n’avait de colère que par intervalle, de la passion que par lueurs ; tout était mort chez elle, cœur, âme, intelligence, esprit, vertu, passion. Aussi quand elle parut devant ses juges, en avouant son crime, sa cause fut-elle désespérée tout d’abord. La défense de cette malheureuse créature avait été confiée à un jeune avocat en herbe, le propre neveu de M. le procureur du roi ; c’était une tête de vingt ans, avec laquelle le jeune orateur allait faire son apprentissage. Que vouliez-vous que cet enfant en robe et en bonnet carré pût comprendre à la vie de cette pauvre créature ? Je pense même que cette femme lui faisait peur, et que dans sa prison il n’était guère à l’aise quand il était seul avec elle. Ce jeune stagiaire, que son oncle avait gratifié d’un meurtre à défendre, pour commencer, défendit cette fille d’après toutes les règles qu’il avait apprises dans les rhétoriques. Il avait écrit son exorde d’après le quousque tandem ; il avait évoqué dans sa péroraison tout ce qu’il pouvait évoquer de plus lamentable ; il avait été pathétique à la façon des plus grands orateurs d’autrefois ; son bon oncle, dans sa réplique, avait rendu justice au jeune orateur ; mais, dans cette joute de l’oncle et du neveu, la vie de cette jeune femme ne comptait pour rien ; c’était tout au plus une question de politesse, ou tout au moins une question de vanité. Bien plus, dans le fond de son esprit, l’oncle, qui était un bon homme, n’aurait pas été fâché de faire cadeau de cette tête à son neveu, et de laisser vivre cette femme pour encourager l’éloquence naissante du jeune Cicéron ; mais quoi ! les faits étaient prouvés, et l’accusée elle-même, de la plus douce voix, disait :

J’ai tué cet homme !

Oh ! malheur sur moi ! À présent que je me rappelle toutes ces affreuses circonstances, moi, je puis dire à coup sûr : J’ai tué cette femme ! Moi, en effet, moi seul, je pouvais la défendre, moi seul je savais sa vie, moi seul je pouvais dire par quelle pente fatale, inévitable, la malheureuse créature était arrivée sur ces infâmes bancs des assises ; moi seul je savais ce qui l’avait perdue, le voisinage de Paris, qui envoie dans les villages qui l’entourent ses fumiers et ses vices de chaque jour ; Paris, corrupteur de toutes les innocences, qui fane toutes les roses, qui flétrit toutes les beautés ; insatiable débauché ! si redoutable à ce qui est pur et sans tache. Moi seul, si j’avais, en effet, raconté au tribunal, et comme je la savais, la vie de cette fille, ses alternatives cruelles de misère et d’opulence, de flatterie et d’abandon, si je l’avais montrée, aujourd’hui couverte de baisers, le lendemain couverte de boue ; si j’avais crié aux hommes qui la jugeaient : Voilà l’ouvrage de vos jeunes fils et de vos vieux pères ! la voilà cette fille telle que l’a faite la corruption parisienne ! oui ; et si j’avais ajouté : Ô juges ! cette fille souillée et perdue, je l’aime ! À mes yeux, ce sang la lave ; en tuant cet homme, à peine s’est-elle fait justice, car elle n’a fait de cet homme qu’un cadavre ; mais cet homme avait fait d’elle une prostituée ! Voilà ce que j’aurais pu dire, voilà ce que j’aurais dû dire ; mais je l’ai laissée mourir. Égoïste, je ne voulais plus qu’elle m’échappât. À présent elle m’appartenait, jusqu’au jour où elle appartiendrait au bourreau. Moi seul, dans ce monde qui l’avait chargée de tant d’adorations et de tant d’outrages, je lui restais indigné et fidèle. Elle, cependant, elle était calme, tant elle était sûre de sa mort. Jamais je ne l’avais vue plus belle. La pâle clarté des assises, le crucifix sanglant au-dessus des juges, ces filles de joie qui venaient, de leurs dépositions unanimes, éclairer la justice du tribunal, ces plaidoiries pour et contre, qui ne disent pas un mot de la question, rien ne put la troubler, rien ne put la distraire. La force d’âme qui l’avait poussée à ce meurtre ne l’abandonna pas un seul instant. Elle appuyait sa tête sur ses mains, comme si elle eût senti sa tête chanceler sur ses épaules. Elle répondait aux juges avec la plus exquise politesse ; sa voix était douce, son maintien décent ; et pourtant était là, derrière elle, la peine de mort, l’échafaud, le bruit de la hache qui tombe !... toutes choses qui la protégeaient de je ne sais quelle influence éloquente qui l’eût sauvée, n’eût été son infâme métier. Mais comment aurait-on osé s’intéresser à cette prostituée ! Sauver de la mort une fille de joie ! qu’auraient dit les femmes et les filles de messieurs les jurés et de messieurs les juges ? La morale publique et M. le procureur du roi voulaient un exemple. Ce qu’on put faire de plus humain pour la malheureuse Henriette, ce fut de débattre pendant six heures cette condamnation à mort.