L’Âne mort et la femme guillotinée/XXVIII

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XXVIII

LE LINCEUL


L’heure allait sonner, la fête sanglante était attendue. Chacun avait fait ses petites dispositions pour être tout prêt à voir mourir celle qui allait mourir. Paris est ainsi bâti : vice ou vertu, innocence ou crime, il ne s’informe guère de la victime, pourvu qu’il y ait mort ! Une minute d’agonie sur la place de Grève, de tous les spectacles gratis qu’on puisse donner à Paris, c’est le plus agréable. Pourtant cette horrible Grève a déjà bu tant de sang ! Pendant que toute cette ville impitoyable se précipitait haletante et pressée au-devant du tombereau fatal, je regagnai le haut de la rue d’Enfer ; je m’enfonçai pour la dernière fois dans ce quartier perdu, où l’on dirait que l’humanité parisienne a placé l’entrepôt de toutes les infamies et de toutes les misères ; je repassai devant les Capucins où elle avait été, devant la Bourbe où elle n’était déjà plus, devant la riante maison du jeune charpentier ; il n’était pas chez lui, ni lui ni sa fiancée ; ils étaient allés voir tous les deux l’effet de la machine. On voyait encore dans la cour un vase qui avait contenu la couleur rouge avec laquelle on avait donné à l’échafaud une première et légère teinte de sang. Je passai devant la Salpêtrière ; le jeune enfant et sa mère étaient occupés à tresser encore une corde, comme s’ils eussent compris qu’il fallait remplacer celle que le bourreau allait couper tantôt. À la barrière, je retrouvai le mendiant qui faisait le héros ; le petit mendiant m’appela encore : Mon Dieu ! Chose horrible ! deux vieillards appuyés l’un sur l’autre se traînaient d’un pas boiteux pour voir au moins quelque chose du supplice : c’étaient le père et la mère d’Henriette ! Ignorants et curieux, ils allaient, eux aussi, à cette fête où leur sang allait couler. En même temps, un majordome à l’air important arrivait dans une lourde voiture ; je reconnus mon Italien. Je rencontrai ainsi presque tous les héros de mon livre ; leur vie n’avait pas fait un seul pas ; ils avaient deux ans de plus, voilà tout ; et moi j’avais épuisé ma vie, j’avais perdu les dernières illusions de ma première jeunesse ! Pour dernière promenade, j’allais attendre au cimetière de Clamart la livraison de mon marché du matin.

Il était deux heures ; le soleil marchait lentement, et je suivais l’ombre allongée et poudreuse des peupliers de la grande route, lorsqu’au milieu d’une verte prairie j’aperçus une grande quantité de linge blanc étendu en plein air, sur des cordes attachées à des arbres ; quelques femmes, agenouillées sur les bords du ruisseau voisin, faisaient retentir l’écho sous les coups multipliés de leurs battoirs ; je me rappelai, et seulement alors, que je n’avais pas de linceul ; je résolus d’en avoir un à tout prix. Je descendis dans la prairie ; elle appartenait justement à ma petite Jenny ; Jenny elle-même était assise sur une botte de foin destinée à son cheval, surveillant à la fois le linge étendu et le linge qui était au lavoir ; du reste, toujours folle et bonne, et, de plus, enceinte de huit mois.

— Vous êtes bien triste ! me dit-elle après le premier bonjour. — Tu trouves, Jenny ? c’est que (j’ai besoin de toi) il me faut à l’instant même un grand linge pour ensevelir une pauvre fille qui se meurt.

— Elle se meurt ! reprit Jenny ; mais il y a peut-être encore de l’espoir ; j’ai vu revenir de très-loin bien des jeunes filles que l’on croyait mortes, et qui se portent aussi bien que vous et moi.

— Pour elle seule, Jenny, pas d’espoir ! À coup sûr, l’infortunée sera morte à quatre heures ! Hâte-toi donc, le temps presse, donne-moi de quoi l’ensevelir.

Jenny me conduisit au milieu de ses cordages, et me montra son linge : — Ce n’est pas cela, lui dis-je ; il me faut quelque chose de plus fin ; une chemise de femme, par exemple : tu diras que tu l’as perdue, qu’on te l’a volée ; Jenny, tu diras tout ce que tu voudras, je la remplacerai ; mais il me la faut.

La bonne fille ne se le fit pas dire deux fois ; elle me fit traverser tout son linge, et je ne trouvais rien qui fût à la taille d’Henriette : tantôt il y avait trop d’ampleur, tantôt c’était l’excès contraire ; quelquefois le nom de la propriétaire m’arrêtait tout court ; je voulais qu’à défaut d’un peu de terre consacrée, cette malheureuse fille eût au moins un chaste linceul. Jenny me suivait toujours, sans rien comprendre à mon humeur.

À la fin, suspendu aux branches d’un amandier de la prairie, et déjà tout couvert de la fleur purpurine, je découvris le plus joli linceul qui se pût imaginer. C’était une belle toile de batiste, blanche et souple comme le satin, ornée tout en bas et tout en haut d’une légère broderie, et tellement animée par le zéphyr printanier, que vous eussiez dit parfois qu’il y avait un corps de seize ans sous ce fin tissu. — Voilà ce que je cherche, dis-je à Jenny ; voilà ce qu’il me faut ; donne-le-moi, et je suis content.

Jenny hésitait. En effet, ce beau linge appartenait à une belle personne innocente et jeune comme un enfant, qui devait se marier dans huit jours. — Mais j’avais l’air si satisfait de ma rencontre, que la bonne Jenny ne s’opposa pas plus longtemps à mes désirs. J’enveloppai avec soin mon riche et chaste linceul, et je partais, lorsque revenant sur mes pas :

— Ce n’est pas tout, dis-je à Jenny ; il me faut encore quelque chose, un linceul plus petit, une espèce de sac...

— C’est donc pour une femme en couches ? me dit Jenny.

Je reculai épouvanté, comme si elle eût eu deviné mon secret : — Une femme en couches ! qui te l’a dit, Jenny ?

— Oui, reprit-elle, je vous comprends : un linceul pour la mère, un linceul pour l’enfant ; et, jetant un regard sur sa taille rebondie, elle ajouta : C’est une bien triste mort !

— Hélas ! oui, ma chère Jenny, une bien triste mort ; on devrait ne pas tuer une femme qui vient d’être mère !

— Ou du moins, reprit Jenny, elle ne devrait mourir que lorsqu’elle n’a plus d’enfant à aimer.

J’ajoutai donc à mon premier linceul une taie d’oreiller à moi, sur laquelle ma tête avait si souvent, si délicieusement reposé.

Comme je m’éloignais, Jenny fit le signe de la croix, et murmura la prière pour les agonisants...

— Ainsi soit-il ! — Amen !