L’Ève future/Livre 1/08

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Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 20-23).


VIII

Le songeur touche un objet de songe


« Pourquoi pas ? »
Devise des temps modernes.


C’était un bras humain posé sur un coussin de soie violâtre. Le sang paraissait figé autour de la section humérale : à peine si quelques taches pourpres, sur un chiffon de batiste placé tout auprès, attestaient une récente opération.

C’était le bras et la main gauche d’une jeune femme.

Autour du poignet délicat s’enroulait une vipère d’or émaillé : à l’annulaire de la pâle main étincelait une bague de saphirs. Les doigts idéals retenaient un gant couleur perle, mis plusieurs fois sans doute.

Les chairs étaient d’un ton demeuré si vivant, le derme si pur et si satiné que l’aspect en était aussi cruel que fantastique.

Quel mal inconnu pouvait avoir nécessité cette amputation désespérée ? ― alors, surtout, que la plus saine vitalité semblait courir encore en ce doux et gracieux spécimen d’un corps juvénile ?

Une pensée glaçante se fût éveillée à cette vue dans l’esprit d’un étranger.

En effet, le grand cottage de Menlo Park, que ses attenances font ressembler à un château perdu sous les arbres, est un domaine isolé. Edison est, au su de l’univers, un expérimentateur intrépide et qui n’est tendre que pour des amis bien éprouvés. Ses découvertes d’ingénieur et d’électricien, ses inventions de tout genre, dont on ne connaît que les moins étranges, donnent en général des impressions d’un positivisme énigmatique. Il a composé des anesthésiques d’une puissance telle, au dire de ses flatteurs, que « si l’un des réprouvés avait l’heur d’en absorber quelques gouttes, il deviendrait sur-le-champ parfaitement insensible aux questions les plus raffinées de la Géhenne. » Lorsqu’il s’agit d’une tentative nouvelle, devant quoi reculerait un physicien ? l’existence d’autrui ? la sienne ?

― Ah ! quel savant, digne de ce titre, pourrait, ne fût-ce qu’une seconde, songer, sans remords et même sans déshonneur, à des préoccupations de cet ordre lorsqu’il s’agit d’une découverte ? Edison, à coup sûr moins que tout autre, Dieu merci !

La presse européenne a spécifié de quelle nature sont quelquefois ses expériences. Il ne se soucie que du but grandiose ; les détails ne méritent à ses yeux que le regard dont un philosophe honore toujours trop de pures contingences.

Il y a quelques années, d’après les gazettes américaines, Edison ayant trouvé le secret d’arrêter court, et sans le plus léger encombre, deux trains lancés à toute vapeur à l’encontre l’un de l’autre, sut persuader au directeur d’une compagnie d’embranchement du Western-Railway de tenter et sans retard l’essai du système pour en sauvegarder le brevet.

Les aiguilleurs donc, par une belle nuit de lune, dirigèrent sur une même ligne et lancés avec une vitesse de trente lieues à l’heure, l’un vers l’autre, deux trains gorgés de voyageurs.

Or, les mécaniciens, se troublant, au moment précis de la manœuvre, devant la soudaineté du péril, exécutèrent tout de travers les instructions d’Edison qui, debout sur une hauteur voisine et mâchonnant un régalia, regardait s’accomplir le phénomène.

Les deux trains fondirent comme l’éclair l’un sur l’autre, s’accostant avec un choc terrible.

En quelques secondes plusieurs centaines de victimes furent projetées de tous côtés, pêle-mêle, écrasées, carbonisées, broyées, hommes, femmes et enfants, y compris les deux mécaniciens et les chauffeurs dont il fut impossible de retrouver trace dans la campagne.

― Stupides maladroits ! murmura simplement le physicien.

Toute autre oraison funèbre, en effet, n’eût été que superflue. Les panégyriques ne sont pas de son métier, d’ailleurs. ― Depuis ce contre-temps, l’étonnement d’Edison est que les Américains hésitent à se risquer en une seconde expérience et, dit-il parfois, « au besoin dans une troisième », ― enfin, « jusqu’à ce que le procédé réussisse ! »

Le souvenir de tentatives analogues, maintes fois rénovées, eût constitué, disons-nous, dans l’esprit d’un visiteur, une impression suffisante pour légitimer le soupçon de quelque fatal essai d’une découverte nouvelle, à la vue de ce bras si radieux, ainsi détronqué.

Cependant, arrivé auprès de la table d’ébène, Edison considérait le pli télégraphique tombé entre deux doigts de cette main. Il toucha le bras, tressaillit, comme si une idée soudaine lui eût traversé l’imagination.

― Tiens, murmura-t-il, si, par hasard, c’était ce voyageur qui doit éveiller Hadaly !

Le mot « éveiller » fut prononcé par l’électricien avec une sorte d’hésitation tout à fait singulière. Après une seconde, il haussa les épaules avec un sourire :

― Bon ! voici que je deviens superstitieux ! acheva-t-il.

Il dépassa la table et reprit sa promenade à travers l’appartement.

Préférant sans doute l’obscurité, en arrivant à la veilleuse, il l’éteignit.

Soudain, au dehors, au-dessus des vallées, le croissant lunaire, passant entre les nuages, glissa très sinistrement un rayon sur cette table noire, par la croisée ouverte.

Le pâle rayon caressa la main inanimée, erra sur le bras, fit jeter un éclair aux yeux de la vipère d’or, la bague bleue brilla…

Puis tout redevint nocturne.