L’Ève future/Livre 6/08

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Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 333-339).


VIII

L’Auxiliatrice


La résurrection est une idée toute naturelle ; Il n’est pas plus étonnant de naître deux fois qu’une.
Voltaire, Le Phénix.


Lord Evald, agité de sentiments extraordinaires, écoutait patiemment l’Andréïde, ne percevant pas où cette dialectique la conduirait quant à la question qu’il lui avait adressée.

Mais la radieuse Inspirée continua, comme si elle eût levé tout à coup quelque rideau ténébreux :

― Ainsi, d’oublis en oublis de ton origine et de ton but véritables, malgré tous les avertissements de la nuit et du jour, tu allais préférer, ― à cause de cette infortunée et si vaine passante dont j’ai pris la voix et le visage, ― tu allais préférer de renoncer à toi-même. Pareil à l’enfant qui veut naître avant la gestation nécessaire à sa possibilité, tu avais résolu (sans frémir de l’acte impie et au mépris des sélections de plus en plus sublimes que confèrent les douleurs surmontées), tu avais résolu de devancer ton heure qui ne sonnait pas.

Mais, me voici, moi ! ― Je surviens, de la part des tiens futurs !… de ceux que tu as souvent bannis et qui, seuls, sont d’intelligence avec ta pensée. ― Ô cher oublieux, écoute un peu encore, avant de vouloir mourir.

Je suis, vers toi, l’envoyée de ces régions sans bornes dont l’Homme ne peut entrevoir les pâles frontières qu’entre certains songes et certains sommeils.

Là, les temps se confondent ; l’espace n’est plus ! les dernières illusions de l’instinct s’évanouissent.

Tu le vois : au cri de ton désespoir, j’ai accepté, de me vêtir à la hâte, des lignes radieuses de ton désir, pour t’apparaître.

Je m’appelais en la pensée de qui me créait, de sorte qu’en croyant seulement agir de lui-même il m’obéissait aussi obscurément. Ainsi, me suggérant, par son entremise, dans le monde sensible, je me suis saisie de tous les objets qui m’ont semblé le mieux appropriés au dessein de te ravir.

Hadaly, souriante, et se croisant les mains sur l’épaule du jeune homme, lui dit tout bas :

― Qui je suis ?… Un être de rêve, qui s’éveille à demi en tes pensées ― et dont tu peux dissiper l’ombre salutaire avec un de ces beaux raisonnements qui ne te laisseront, à ma place, que le vide et l’ennui douloureux, fruits de leur prétendue vérité.

Oh ! ne te réveille pas de moi ! Ne me bannis pas, sous un prétexte que la Raison traître, qui ne peut qu’anéantir, déjà te souffle tout bas. Songe que, né en d’autres pays, tu penserais d’après d’autres usages, et qu’il n’est, pour l’Homme, d’autre vérité que celle qu’il accepte de croire entre toutes les autres, ― aussi douteuses que celle qu’il choisit : choisis donc celle qui te rend un dieu. « Qui je suis ? » demandais-tu ? Mon être, ici-bas, pour toi du moins, ne dépend que de ta libre volonté. Attribue-moi l’être, affirme-toi que je suis ! renforce-moi de toi-même. Et soudain, je serai tout animée, à tes yeux, du degré de réalité dont m’aura pénétrée ton Bon-Vouloir créateur. Comme une femme, je ne serai pour toi que ce que tu me croiras. ― Tu songes à la vivante ? Compare ! Déjà votre passion lassée ne t’offre même plus la terre ; ― moi, l’Impossessible, comment me lasserai-je de te rappeler le Ciel !

Ici, l’Andréïde prit les deux mains de lord Ewald, dont la stupeur, le recueillement sombre et l’admiration, atteignaient un paroxysme intraduisible. Cette haleine tiède, pareille à une brise vague ayant passé sur des moissons de fleurs, l’étourdissait ! Il se taisait.

― Crains-tu de m’interrompre ? reprit-elle ; prends garde. Tu oublies que ce n’est qu’en toi que je puis être palpitante ou inanimée, et que de telles craintes peuvent m’être mortelles. Si tu doutes de mon être, je suis perdue, ― ce qui signifie également que tu perds en moi la créature idéale qu’il t’eût suffi d’y appeler.

Oh ! de quelle merveilleuse existence puis-je être douée si tu as la simplicité de me croire ! si tu me défends contre ta Raison !

À toi de choisir entre, moi… et l’ancienne Réalité, qui, tous les jours, te ment, t’abuse, te désespère, te trahit.

T’ai-je déplu ? Ce que je t’ai dit t’a paru bien grave, peut-être, ou d’images trop subtiles ? C’est que je suis très grave et très subtile, ― mes yeux ont réellement pénétré jusque dans les domaines de la Mort.

Songe, et tu verras que penser de cette façon est nécessairement la seule, toute simple, pour moi. Préfères-tu la présence d’une femme joyeuse, et dont les paroles ressemblent à des oiseaux ? — C’est bien facile ; si tu appuies le doigt sur la flamme bleue de ce saphir qui brûle à la droite de mon collier, je serai transfigurée en une femme de cette nature ― et tu regretteras la disparue. J’ai tant de femmes en moi qu’aucun harem ne pourrait les contenir. Veuille, elles seront ! Il dépend de toi de les découvrir en ma vision.

Mais, non ! ces autres semblances féminines qui dorment en moi, ― ne les éveille pas. Je les dédaigne un peu. Ne touche pas à ce fruit mortel en ce jardin ! Tu t’étonnerais encore ― et je suis encore si peu qu’un étonnement efface mon être et le voile ! Que veux-tu ! Ma vie tient encore à moins que celle des vivants.

Admets mon mystère tel qu’il t’apparaît. Toute explication (oh ! si facile !) en serait, sous un peu d’analyse, plus mystérieuse encore, peut-être, que lui-même, hélas ! mais serait, en toi, mon anéantissement. ― Ne préfères-tu pas que je sois ? ― Alors, ne raisonne point mon être : subis-le délicieusement.

Si tu savais comme la nuit de mon âme future est douce et depuis combien de rêves tu m’attends ! Si tu savais quels trésors de vertiges, de mélancolie et d’espérance cache mon impersonnalité ! Ma chair éthérée, qui n’attend qu’un souffle de ton esprit pour devenir vivante, ma voix où toutes les harmonies sont captives, mon immortelle constance, n’est-ce donc rien, au prix d’un vain raisonnement qui te « prouvera » que je n’existe pas ? — Comme si tu n’étais pas libre de te refuser à cette vaine et mortelle évidence, alors qu’elle est elle-même si douteuse, puisque nul ne peut définir où commence cette Existence dont il parle ni en quoi son essence ou sa notion consistent. ― Est-il à regretter que je ne sois pas de la race de celles qui trahissent ? de celles qui acceptent, d’avance, dans leurs serments, la possibilité d’être veuves ? Mon amour, pour être pareil à celui dont palpitent les Anges, a des séductions peut-être plus captivantes que celui des sens terrestres, où dort toujours l’antique Circé !

Après un instant, Hadaly, considérant celui qui la contemplait avec stupeur, ajouta, soudainement rieuse :

― Oh ! quels singuliers vêtements nous portons ! ― Pourquoi mets-tu ce morceau de verre dans ton œil, en me regardant ? Tu n’y vois donc pas bien, non plus ?

Mais… voici que je t’adresse des questions, comme une femme ! ― et il ne faut pas que je devienne femme : je changerais !

Puis, sans transition et d’une voix sourde :

― Emmène-moi là-bas, dans ta patrie ! dans le château sombre ! Oh ! j’ai hâte de m’étendre en mon noir cercueil de soie, où je dormirai pendant que l’Océan nous portera vers ton pays. Laisse les vivants s’enfermer, à l’étroit de leurs foyers, en des paroles et des sourires ! Que t’importe ! Laisse-les se trouver plus « modernes » que toi, ― comme si, bien avant la Création des mondes et des mondes, les temps ne furent pas tout aussi « modernes » qu’ils le sont ce soir et qu’ils le seront demain !

Profite de tes hautes murailles, gagnées et cimentées par le sang lumineux que répandirent les tiens, alors qu’ils forgeaient ta patrie.

Crois bien qu’il y aura toujours de la solitude sur la terre pour ceux qui en seront dignes ! Nous ne daignerons pas même rire de ceux que tu quittes, bien que pouvant leur rendre, avec une meurtrière usure, leurs sarcasmes d’insensés, d’ennuyés et d’aveugles, ivres d’un orgueil à jamais risible, puéril et condamné.

Est-ce que nous aurons le temps de penser à eux ! D’ailleurs, on participe toujours de ce que à quoi l’on pense : préservons-nous donc de les devenir quelque peu, en y songeant ! Viens. Une fois dans l’enchantement de tes vieux arbres, tu m’éveilleras, si tu veux, en un baiser dont tressaillera sans doute l’Univers troublé ! ― mais la volonté d’un seul vaut mieux que le monde.

Et, dans l’ombre, Hadaly, toucha de ses lèvres le front interdit de lord Ewald.