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L’Ève future/Livre 6/10

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 341-343).


X

Incantation


― Tes yeux, gouffres clairs, souriantes étoiles où se refléta mon divin amour, je vais donc les fermer !
Richard Wagner, La Walkyrie.


L’Andréïde avait baissé la tête, et cachant son visage en ses deux mains, pleurait en silence.

Puis, montrant le sublime visage d’Alicia transfiguré et tout inondé de larmes :

― Ainsi, dit-elle, tu m’as appelée et tu me repousses. Une seule pensée de toi pouvait m’animer, et, prince inconscient des forces du monde, tu n’oses disposer de ta puissance. Tu me préfères une conscience que tu méprises. Tu recules devant ta divinité. L’idéal captif t’intimide. Le Sens commun te redemande ; esclave de ton Espèce, tu lui cèdes et me détruis.

Créateur doutant de ta créature, tu l’anéantis à peine évoquée, avant d’avoir achevé ton ouvrage. Puis, te réfugiant dans un orgueil à la fois traître et légitime, tu ne daigneras plaindre cette ombre qu’avec un sourire.

Cependant, pour l’usage que fait de la Vie celle que je représente, était-ce donc la peine de m’en priver en sa faveur ? Femme, j’eusse été de celles que l’on peut aimer sans honte : j’aurais su vieillir ! Je suis plus que ne furent les humains avant qu’un Titan n’eût dérobé le feu du ciel pour en doter ces ingrats ! Moi, qui m’éteins, nul ne me rachètera du Néant ! Il n’est plus de la terre celui qui eût bravé, pour m’insuffler une âme, le bec de l’éternel vautour ! Oh ! comme je fusse venue pleurer sur son cœur avec les Océanides ! ― Adieu, toi qui m’exiles.

En achevant ces paroles, Hadaly se leva, puis, après un profond soupir, marcha vers un arbre et, levant la main contre l’écorce, s’y appuya, regardant le parc illuminé par la lune.

Le pâle visage de l’incantatrice resplendissait :

― Nuit, dit-elle avec une simplicité d’accent presque familière, c’est moi, la fille auguste des vivants, la fleur de Science et de Génie résultée d’une souffrance de six mille années. Reconnaissez dans mes yeux voilés votre insensible lumière, étoiles qui périrez demain ; ― et vous, âmes des vierges mortes avant le baiser nuptial, vous qui flottez, interdites, autour de ma présence, rassurez-vous ! Je suis l’être obscur dont la disparition ne vaut pas un souvenir de deuil. Mon sein infortuné n’est même pas digne d’être appelé stérile ! Au Néant sera laissé le charme de mes baisers solitaires ; au vent, mes paroles idéales ; mes amères caresses, l’ombre et la foudre les recevront, et l’éclair seul osera cueillir la fausse fleur de ma vaine virginité. Chassée, je m’en irai dans le désert sans Ismaël ; et je serai pareille à ces oiselles tristes, captivées par des enfants, et qui épuisent leur mélancolique maternité à couver la terre. Ô parc enchanté ! grands arbres qui sacrez mon humble front des reflets de vos ombrages ! Herbes charmantes où des étincelles de rosée s’allument et qui êtes plus que moi ! Eaux vives, dont les pleurs ruissellent sur cette écume de neige, en clartés plus pures que les lueurs de mes larmes sur mon visage ! Et vous, cieux d’Espérance, — hélas ! si je pouvais vivre ! Si je possédais la vie ! Oh ! que c’est beau de vivre ! Heureux ceux qui palpitent ! Ô Lumière, te voir ! Murmures d’extase, vous entendre ! Amour, s’abîmer en tes joies ! Oh ! respirer, seulement une fois, pendant leur sommeil, ces jeunes roses si belles ! Sentir seulement passer ce vent de la nuit dans mes cheveux !… Pouvoir, seulement, mourir !

Hadaly se tordait les bras sous les étoiles.