L’Échange Prologue

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PROLOGUE[1]





PERSONNAGES DU PROLOGUE.
MADAME DU TOUR, VOLTAIRE.
MADAME DU TOUR.

Non, je ne jouerai pas : le bel emploi vraiment ;
La belle farce[2] qu’on apprête ;
Le plaisant divertissement
Pour le jour de Louis, pour cette auguste fête,
Pour la fille des rois, pour le sang des héros,
Pour le juge éclairé de nos meilleurs ouvrages,
Vanté des beaux esprits, consulté par les sages,
Et pour la baronne de Sceaux !

VOLTAIRE.

Mais pour être baronne est-on si difficile ?
Je sais que sa cour est l’asile
Du goût que les Français savaient jadis aimer ;
Mais elle est le séjour de la douce indulgence.
On a vu son suffrage enseigner à la France
Ce que l’on devait estimer :
On la voit garder le silence,
Et ne décider point alors qu’il faut blâmer.

MADAME DU TOUR.

Elle se taira donc, monsieur, à votre farce.

VOLTAIRE.

Eh ! pourquoi, s’il vous plaît ?

MADAME DU TOUR.

Elle se Eh ! pourquoi, s’il vous plaît ? Oh ! parce
Que l’on hait les mauvais plaisants.

VOLTAIRE.

Mais que voulez-vous donc pour vos amusements ?

MADAME DU TOUR.

Toute autre chose.

VOLTAIRE.

Toute autre chose.Eh quoi ! des tragédies
Qui du théâtre anglais soient d’horribles copies[3] !

MADAME DU TOUR.

Non, ce n’est pas ce qu’il nous faut :
La pitié, non l’horreur, doit régner sur la scène.
Des sauvages Anglais la triste Melpomène
Prit pour théâtre un échafaud.

VOLTAIRE.

Aimez-vous mieux la sage et grave comédie
Où l’on instruit toujours, où jamais on ne rit,
Où Sénèque et Montaigne étalent leur esprit.
Où le public enfin bat des mains, et s’ennuie[4] ?

MADAME DU TOUR.

Non, j’aimerais mieux Arlequin
Qu’un comique de cette espèce :
Je ne puis souffrir la sagesse.
Quand elle prêche en brodequin

VOLTAIRE.

Oh ! que voulez-vous donc ?

MADAME DU TOUR.

Oh ! que voulez-vous donc ? De la simple nature,
Un ridicule fin, des portraits délicats,
De la noblesse sans enflure ;
Point de moralités : une morale pure
Qui naisse du sujet, et ne se montre pas.

Je veux qu’on soit plaisant sans vouloir faire rire ;
Qu’on ait un style aisé, gai, vif et gracieux ;
Je veux enfin que vous sachiez écrire
Comme on parle en ces lieux.

VOLTAIRE.

Je vous baise les mains ; je renonce à vous plaire.
Vous m’en demandez trop : je m’en tirerais mal :
Allez vous adresser à madame de Staal[5] :
Vous trouverez là votre affaire.

MADAME DU TOUR.

Oh ! que je voudrais bien qu’elle nous eût donné
Quelque bonne plaisanterie !

VOLTAIRE.

Je le voudrais aussi : j’étais déterminé
À ne vous point lâcher ma vieille rapsodie[6],
Indigne du séjour aux grâces destiné.

MADAME DU TOUR.

Eh ! qui l’a donc voulu ?

VOLTAIRE.

Eh ! qui l’a donc voulu ? Qui l’a voulu ? Thérèse[7]
C’est une étrange femme : il faut, ne vous déplaise,
Quitter tout dès qu’elle a parlé.
Dût-on être berné, sifflé.
Elle veut à la fois le bal et comédie,
Jeu, toilette, opéra, promenade, soupe.
Des pompons, des magots, de la géométrie.
Son esprit en tout temps est de tout occupé ;
Et, jugeant des autres par elle,

Elle croit que pour plaire on n’a qu’à le vouloir ;
Que tous les arts, ornés d’une grâce nouvelle,
De briller dans Anet se feront un devoir,
Dès que du Maine les appelle.
Passe pour les beaux-arts, ils sont faits pour ses yeux,
Mais non les farces insipides ;
Gilles doit disparaître auprès des Euripides.
Je conçois vos raisons, et vous m’ouvrez les yeux.
On ne me jouera point.

MADAME DU TOUR.

On ne me jouera point.Quoi ! que voulez-vous dire ?
On ne vous jouera point ?… on vous jouera, morbleu !
Je vous trouve plaisant de vouloir nous prescrire
Vos volontés pour règle… Oh ! nous verrons beau jeu ;
Nous verrons si pour rien j’aurai pris tant de peine,
Que d’apprendre un plat rôle, et de le répéter…

VOLTAIRE.

Mais…

MADAME DU TOUR.

Mais…Mais je crois qu’ici vous voulez disputer ?

VOLTAIRE.

Vous-même m’avez dit qu’il fallait sur la scène
Plus d’esprit, plus de sens, des mœurs, un meilleur ton…
Un ouvrage en un mot…

MADAME DU TOUR.

Un ouvrage en un mot…Oui, vous avez raison ;
Mais je veux qu’on vous siffle, et j’en fais mon envie.
Si vous n’êtes plaisant, vous serez plaisanté :
Et ce plaisir, en vérité,
Vaut celui de la comédie.
Allons, que l’on commence…

VOLTAIRE.

Allons, que l’on comOh ! mais… vous m’avez dit…

MADAME DU TOUR.

J’aurai mon dit et mon dédit.

VOLTAIRE.

De berner un pauvre homme ayez plus de scrupule.

MADAME DU TOUR.

Vous voilà bien malade ! Il faut servir les grands.
On amuse souvent plus par son ridicule
Que l’on ne plaît par ses talents.

VOLTAIRE.

Allons, soumettons-nous ; la résistance est vaine.
Il faut bien s’immoler pour les plaisirs d’Anet.
Vous n’êtes dans ces lieux, messieurs, qu’une centaine ;
Vous me garderez le secret.


FIN DU PROLOGUE.

  1. Jusqu’à présent ce Prologue, publié pour la première fois par les éditeurs de Kehl, a été mis en tête de la Prude. On voit, par les lettres de Mme de Staal à Mme du Deffant, des 15, 27 et 30 août, que le Comte de Boursoufle fut représenté au château d’Anet pour la fête de la duchesse du Maine. Ces trois lettres de Mme de Staal font partie de la Correspondance inédite de Madame du Deffant, 1809, deux volumes in-8. (B.)
  2. Cette expression, répétée plus bas, ne peut s’appliquer à la Prude, et convient au Comte de Boursoufle. (B.)
  3. Allusion à la Venise sauvée de La Place, pièce imitée d’Otway, jouée en 1746 et imprimée en 1747. L’acteur Rosely harangua le parterre pour le prévenir des singularités du genre anglais. (G. A.)
  4. Allusion à la Gouvernante de Lachaussée, jouée le 18 janvier 1747. (G. A.)
  5. On connaît Mme de Staal par ses Mémoires, quoiqu’elle ait eu l’intention de ne s’y peindre qu’en buste. Elle a fait quelques comédies où il y a du naturel, de la gaieté et du bon ton. (K.) — Marguerite-Jeanne Cordier, fille de Claude Cordier et de Jeanne Delaunay, n’était connue que sous le nom de Mlle Delaunay quand
    elle épousa le comte ou baron de Staal. Elle est morte en 1750. (B.) — Dans ses lettres à Mme du Deffant, Mme de Staal-Delaunay dépeint malignement Voltaire et Mme du Châtelet
    venant jouer la comédie chez la duchesse du Maine. « Ils dérangèrent un peu, dit M. Villemain, les allures concertées et les amusements officiels du palais, et Mlle Delaunay trouva que c’étaient des non-valeurs dans une société. » (G. A.)
  6. Voilà encore un passage qui ne peut regarder la Prude, et où il s’agit du Comte de Boursoufle, composé en 1734. (B.)
  7. Le personnage qui, dans l’Échange, est appelé Gotton, avait le nom de Thérèse dans le Comte de Boursoufle. C’était Mme du Châtelet qui jouait le rôle de Thérèse. (B.)