L’Échelle de soie

La bibliothèque libre.


L’Échelle de soie,
CONTE MILITAIRE.

— Vous ne sauriez croire, me dit-il, tout ce qu’il y a de charme et d’innocence dans un bain de femmes turques ; ignorant comme vous êtes, vous avez tort d’en parler si légèrement.

À ces mots, le vieux général reprit sa pipe, il s’enfonça dans son fauteuil, il croisa les jambes, et il retomba tout entier dans cette rêverie toute éveillée qui fait tout le charme du tabac de la Havane, cet opium bâtard de nous autres orientaux de Paris ou de Saint-Cloud.

La conversation finit là. Je me levai, et, à l’autre extrémité du salon, je fus saluer la fille du général, Fanny, jolie personne, rieuse et folle, qui, sous ce nuage de fumée, paraissait aussi nette et aussi brillante qu’une belle gravure de Wilkie sous un verre sans défaut qui lui donne plus de poli et d’éclat.

C’est un charmant contraste celui-là. Le vieillard qui se fait poète dans une ondoyante fumée, et, tout au milieu de cette fumée, une jeune fille qui respire et qui chante ; vous la voyez comme une apparition au-delà des sens : à peine vous distinguez son visage, elle n’a plus d’ombre ni de souffle ; c’est une femme qui s’est trompée d’élément. Mais j’étais trop accoutumé à voir Fanny avec son père pour faire toutes ces belles réflexions ce soir-là.

Je fus donc m’asseoir près de Fanny, bien plus près d’elle que je n’aurais osé le faire sans la fumée qui comblait les distances. Cette atmosphère ondoyante est si favorable à l’amour ! Il y a des momens où vous êtes seul entre deux montagnes de nuages. Alors vous rêvez à l’avenir. Puis tout à coup le nuage s’entr’ouvre, vous voilà au sommet de ces Alpes fantastiques, à côté de Fanny, enveloppé comme elle du même voile, isolé avec elle du monde extérieur, voyant à vos pieds les mêmes orages, écoutant le même calme sur vos têtes : alors Fanny sourit avec plus d’abandon, vous la regardez avec plus d’audace ; puis tout à coup plus de nuages, plus de rempart mouvant, plus de formes aériennes, vous voilà retombé dans le salon enfumé, au milieu des guerriers de l’empire qui décorent la muraille ; vous entendez sonner dix heures, heure terrestre qui renvoie dans leur empire toutes ces ombres bienfaisantes ; c’est à peine si vous avez le temps de reculer votre siége de celui de Fanny.

— Votre pipe est-elle déjà vide, général ?

Le général avait la tête penchée ; ses narines étaient ouvertes dans une béate attitude de recueillement et de plaisir, sa grosse pipe toute noircie reposait à terre à côté de son chien ; à voir cette large machine, entourée encore de légères vapeurs, on l’eût prise pour l’Etna quand il se repose, fatigué de jeter sa lave et sa fumée.

Deux minutes après, le général répondit à ma question.

— C’est assez fumer pour ce soir, Jules ; je ne suis plus ce que j’étais : j’ai vu le temps, mon ami, où je serais resté trois nuits et trois jours à jeter en l’air plus de fumée que n’en pourrait faire en un an tout un corps-de-garde de soldats citoyens. C’étaient de grands et vifs plaisirs ! Tout nous manquait, l’habit sur notre corps, la chaussure à nos pieds, le pain et le vin, et le calme de la nuit ; mais le tabac nous soutenait. Le tabac ! beau rêve ! Il y avait à l’armée d’Égypte des hommes qui avaient le cœur de faire des vers français devant les Pyramides. Un d’entre eux a osé faire un poème épique au milieu du désert. Profanes ! Moi, j’ai été plus respectueux que cela. J’ai fumé dans le désert, j’ai fumé aux Pyramides, j’ai fumé partout et toujours. La première fois que je vis ta mère, ma Fanny, elle recula de trois pas ! Moi, j’avais les lèvres enflées à force d’avoir pensé à ta mère. Elle était si douce et si jolie, et si parfumée ! Elle aimait avec transport les fleurs, les odeurs suaves, le linge brodé et odorant ! Son œil était si pur, sa joue si blanche ! Hé bien, ma fille, je l’avais apprivoisée ta mère. Que de fois elle a posé sa lèvre si mince et si fraîche sur mes lèvres enflées par le tabac ! Que de fois elle a chargé ma pipe de sa main ! Tu as vu le cerf de Franconi, ma fille ; quand le cerf avait tiré son coup de fusil, il respirait l’odeur de la poudre : ainsi était ta mère. J’allais à elle, je lui tendais ma pipe en faisant les gros yeux. Ta mère arrivait à petits pas, elle tendait son joli nez sur ma pipe, chaude encore ; puis elle se sauvait en éternuant, la peureuse ; rentrée chez elle, elle déroulait ses cheveux, elle changeait de robe et de mouchoir, et Dieu sait toute l’eau de Portugal qui y passait !

Disant ces mots, l’œil du bon général était légèrement humide. Vous avez vu cela souvent : une larme qui roule dans un œil vif encore et qui reste suspendue à de gros cils, puis une joue qui se colore, honteuse de se sentir humide ! Fanny jeta ses deux bras au cou de son père, elle appuya sa tête blonde sur la poitrine du vieillard ; ce fut alors seulement que cette larme, après avoir roulé sur le visage du général, rejaillit sur le visage de son joli enfant : le bon père se sentit soulagé.

— Bonsoir, dit-il, bonsoir ma fille ; bonsoir, mon bon garçon : c’est cela une femme ! Jules, me dit-il ; une femme douce, blanche, parfumée comme sa mère, et ne craignant pas plus le tabac et la fumée que moi son père. Aussi je l’ai élevée pour cela, mon enfant ! mon enfant à moi ! ma vie ! mon plus beau morceau d’ambre, orné d’or et de diamans ! Quand elle vint au monde et que sa mère me la donna d’une main tremblante et émue, il y avait huit nuits et huit jours que je n’avais fumé. J’étais défait et livide. J’avais prié le bon Dieu, tremblant comme un moine espagnol qui abjure ! Quand j’eus mon enfant, je repris ma pipe. Je plaçai mon enfant au berceau, moi tout seul. Nous étions en Espagne alors : beau pays ! J’envoyai chercher une nourrice andalouse ; une nourrice comme pour un empereur. Elle arriva la nourrice ; grosse mère rebondie, œil noir, cheveux noirs, visage noir, mais tout le reste très-blanc. Je la vois encore, mon Andalouse ; elle tenait à la bouche un long cigaretto que lui avait donné quelque muletier en passant sur la route. — Tenez, Maria ! prenez cet enfant et élevez-le. Bien, nourrice, garde ton cigarre, je n’ai pas peur de la fumée, ni ma fille non plus. Et ma fille se jeta sur le sein de la nourrice, et comme je m’approchai pour voir boire mon enfant, la nourrice l’enveloppa dans un nuage ; et moi je me fis apporter ma pipe et je ne quittai plus la nourrice. Je fumai avec elle aussi bien que j’aurais fumé avec un lieutenant de dragons ; aussi vous comprenez quel plaisir c’est pour moi de savoir que ma fille aime son père et les plaisirs de son père, et les habitudes de son père ; c’est un bonheur de pouvoir entrer partout chez soi, sans avoir à redouter certaines limites. Aussi bien je te promets un mari qui saura fumer comme ton père, mon enfant ; c’est le moyen de n’avoir ni un débauché, ni un joueur, ni un faiseur d’esprit, ni un moqueur, ni un oisif ; mais un brave homme qui aime sa maison, sa femme, son feu, et qui soit poète pour lui tout seul. C’est moi qui te le promets, Fanny, tu n’épouseras jamais qu’un fumeur.

J’avais pris machinalement la pipe du général, et l’entendant parler avec tant de véhémence, j’avais approché le long tuyau de ma bouche, et j’étais placé dans l’attitude d’un homme qui médite ou qui fume, quand le général me regardant avec la plus profonde pitié : — Pauvre espèce ! dit-il, quelle triste génération que celle-là ! Allez donc en Égypte ou prenez Moscou avec des gaillards de ce calibre ! À ton âge, morbleu ! Jules, j’étais un homme de fer. Les femmes, le froid, le chaud, la bataille, le sommeil, le plaisir, rien n’y faisait. Je n’aurais pas reculé d’un pas devant un excès, quel qu’il fût ; c’est qu’alors nous avions des âmes d’une haute trempe, logées dans des corps d’une haute trempe. Vous autres, tout au rebours, vous êtes une race molle et blafarde, pitoyable à voir. C’est une grande misère de voir ces jambes grêles, ces mains mignonnes, ces poitrines rétrécies, ces visages pâles, ces cheveux rosés, cette barbe qui serpente au hasard, ces voix flûtées, et de dire que tout cela s’appelle un homme. Un homme, morbleu ! Un homme, aujourd’hui, sais-tu ce que c’est, Jules ? C’est quelque chose qui sait le latin, qui lit des journaux, qui déclame des vers, qui se lève à huit heures, qui se couche à onze, qui boit de l’eau et qui fume des cigarres en papier. Vos hommes, à vous, portent des gants jaunes ; ils ont des habits étroits et ridicules ; ils affectent de montrer leurs dents et leurs gencives ; ils ont un lorgnon à leur cou, parce qu’ils n’y voient pas ; ils parlent beaucoup et toujours, surtout ils parlent de préférence des choses qu’ils ignorent et des pays qu’ils n’ont pas vus, de l’Espagne, de l’Alhambra, de l’Orient où ils ne sont jamais allés, et des bains turcs dont ils n’auraient aucune espèce d’idée, même quand ils seraient allés en Orient.

— Général, lui dis-je, vous revenez aux bains turcs par un long détour ; il serait plus charitable de me dire tout de suite ce que vous avez envie de me dire à ce sujet.

— Laissez ma pipe ! laissez ma pipe ! monsieur, me cria le général, sans répondre à ma réponse. Laissez ma pipe ! Toute muette qu’elle est, toute vide que vous la voyez, il y a encore assez de feu dans ces cendres, assez d’âme dans ce corps éteint, pour vous jeter ivre-mort sur le tapis jusqu’à demain ; et à présent, bonsoir, mon enfant ! bonsoir, ma fille ; et il embrassa son joli enfant, et la jeune fille se retira en me disant, à moi aussi : Bonsoir !

Le général la suivit des yeux ; je la suivis des yeux. La porte du salon se referma, et je croyais la voir encore, la charmante apparition. Quand il fut dit que nous ne la reverrions plus que le lendemain, nous fûmes d’une grande tristesse son père et moi ; il se rejeta dans son fauteuil de très-mauvaise humeur, et moi, regardant la pendule tout à l’heure si rapide, si lente à présent, je pensai avec un soupir qu’il fallait que cette aiguille fit le tour du cadran avant de vous revoir, Fanny ! Il y eut, entre le général et moi, un silence qui dura plus d’un quart d’heure. Pendant tout ce quart d’heure, le vieillard et moi, muets tous deux, nous eûmes une de ces longues conversations qui viennent du cœur, si pleines de choses, et de tendresses et de sermens et d’amitié, une conversation du sixième sens entre un vieillard indulgent et un jeune homme honnête qui se donnent, lui un fils de plus, lui un second père. C’est ainsi que peu à peu nous fûmes consolés, pensant tous les deux au lendemain.

Quand nous eûmes bien épanché notre cœur dans ce silence, quand tous nos secrets intimes de lui à moi, de moi à lui, furent épuisés, nous retrouvâmes la parole lui et moi, et la conversation reprit son cours.

— Approche-moi le thé, me dit-il ; charge ma pipe, ranime le feu, et buvons du thé, puisqu’aussi bien, pauvre jeune homme, le rhum vous monte au cerveau comme le tabac ! Trop heureux encore si monsieur peut dormir quand il aura deux ou trois tasses de thé dans le cerveau !

Il se prit à sourire. J’approchai le thé, je découvris la théière, je chargeai la pipe ; le tabac et le thé jetèrent leur arôme. Le général se retourna pour regarder le portrait de sa fille ; puis, de sa fille, son regard se porta sur moi, sur le thé, sur sa pipe ; il avait en cet instant toute la physionomie d’un homme heureux.

— Quand je suis avec toi, me dit-il, une chose me chagrine et me gêne étrangement. Je suis mal à l’aise avec vous autres, jeunes gens d’une époque correcte et stupide ; vous n’avez pas assez de vices pour un vieux comme moi : je n’ose pas parler plus librement devant vous, que je parlerais devant ma fille ; j’aurais peur de vous faire rougir. Enfans ! vous n’avez pas vu le Directoire ! Vous n’avez pas assisté à ce moment de plaisirs solennels, quand toute la France, délivrée de l’échafaud, se ruait dans le vice et dans l’amour, comme un écolier échappé à la verge du pédagogue. C’était là une fameuse époque pour sentir la vie : les guerres d’Italie, le général Bonaparte et l’Égypte m’arrachèrent à ce réveil délirant. J’eus le bonheur de faire partie de l’Europe active. Je fus soldat à la suite de ce grand homme, et quant aux voluptés et aux délicieux scandales du Directoire, je ne fis que les entrevoir.

Cependant je m’en souviens encore quelquefois, je m’en souviendrai toujours. Ce vice furibond qui déborda en France m’a frappé au visage, ne pouvant me frapper au cœur. Ce vice-là cependant m’a laissé sa chaude empreinte ; je la sens encore quelquefois, comme on respire l’haleine d’une femme ivre de vin de Chypre, et voilà pourquoi, quand je suis seul avec toi, et quand ma fille dort enfermée dans ses rideaux blancs, j’aime à parler de tout cela avec toi, mon enfant.

— Général, répondis-je, il me semble que vous calomniez bien fort la génération présente. Tant s’en faut qu’elle soit aussi chaste et aussi pure que vous l’imaginez. Ce qui lui manque, voyez-vous, ce n’est pas le vice ; ce sont des corps faits pour le vice, ce sont des âmes capables d’en porter les atteintes, c’est une poitrine comme la vôtre, ce sont des nerfs comme les vôtres ; le vice a changé de place chez nous : il s’est porté à la tête, et, honteux de n’être bon à rien là, rien, il s’est mis à dormir ; il ronfle à présent, il sera mort demain d’ennui : voilà tout ce qui fait notre vertu. C’est une ligne de moins dans la moelle de nos os, un battement de moins dans nos artères, une pulsation de moins à notre poulx. Je vous ai dit là tout le secret de notre vertu, général, mais, de grâce, ne le dites à personne, et surtout n’en parlez pas à votre joli enfant, l’enfant qui dort !

Et à présent, général, à présent qu’il est onze heures, que votre pipe est brillante comme une étoile, que le thé est versé pour nous deux, si vous me racontiez votre scène dans les bains des femmes turques, général : faisons cette débauche cette nuit, tous les deux et tous seuls, le voulez-vous ?

— Oh ! reprit-il, ceci est une belle histoire. Je vais te la raconter, puisque tu le veux, mon ami : aussi bien, depuis sept heures du soir j’en meurs d’envie. Je suis fatigué de vous entendre parler de l’Orient comme vous faites ; je suis las de vos vers, las de vos descriptions, las de vos contes, las de vos grands livres à gravures sur l’Égypte, moi qui ai vu et touché l’Égypte !

Et il aspira le tabac à deux ou trois reprises ; le nuage haletant s’amoncela autour de nous. À la fin, il commença brusquement ce récit si long-temps attendu :

— J’étais à bord de l’Orient avec le général Bonaparte ; nous allions en Égypte lui et moi, lui général, moi soldat. Nous sommes entrés à Malte ensemble ; nous avons débarqué ensemble dans la même chaloupe, suspendus à la même corde ; sur le rivage, il me tendit la main, à moi soldat. Il a tendu ainsi la main à dix armées ; puis nous avons pris tous les deux Alexandrie. D’Alexandrie il fallut aller au Caire. Il fallut traverser le désert et les Arabes ; point de verdure, point d’eau, des puits comblés, et le mirage qui faisait de tous ces sables comme autant de lacs argentés sous un ciel bleu de France. C’était beaucoup souffrir, n’est-ce pas ? Puis nous passâmes devant les Pyramides ; Desaix passa sans lever son chapeau ; puis moi, à l’avant-garde, j’entrai au Caire, moi le premier. À le voir pour la première fois, c’était beau le Caire. Nous avions eu tant de chagrins, de malheurs et de peines pour arriver à cette ville ! Nous avions eu soif si cruellement et si souvent ! Je dis à quelques-uns de nos compagnons : Mettons-nous quelque peu sur une hauteur, pour nous reposer et voir entrer le général en chef !

Justement à l’entrée de la ville, il y avait un petit bâtiment tout noir. Au sommet de la maison, sur le toit, s’étendait une terrasse fort commode qu’abritait la muraille d’un palais. C’est là sur cette terrasse que nous fûmes nous placer, mes amis et moi. Il y avait six jours que nous n’avions été à l’ombre, six jours que nous n’avions eu un moment de repos. Que cette halte était belle ! Nous cinq sur un des toits de la ville conquise ! nous cinq, brunis par le soleil, haletans et curieux, et déjà l’armée française qui se fait entendre ! Déjà les premiers pas des soldats républicains, et le pas du général, qui battait plus haut à lui seul que tous les autres réunis. Déjà le tambour et la trompette, le coq gaulois aux ailes déployées, qui nage dans les trois couleurs, l’arc-en-ciel triomphal ! Que nous étions bien alors ! nous vîmes entrer tous ces travaux, tous ces dangers, tous ces Français, tout ce général ; il nous semblait, du haut de ce toit, que nous nous voyions passer. En présence de toute cette gloire, nous nous levâmes pénétrés de respect ; et, comme nous avions oublié d’être chrétiens, nous criâmes comme les Musulmans, comme eux éblouis d’admiration : Dieu est grand !

Il y a des heures où la religion est un besoin. C’était la première fois depuis mon départ que je m’avisais de croire en Dieu !

Au moment où nous nous levions tous les cinq, battant des pieds et des mains en criant : Dieu est grand ! Le toit fragile sur lequel nous étions vint à faiblir ; nous le sentîmes s’enfoncer mollement sous le faix : alors, étonnés, surpris et ne sachant pas ce que nous devions craindre, nous nous sentîmes descendre au milieu d’une vapeur odorante, chaude vapeur pleine de volupté et de repos. Un instant, nous nous crûmes descendus dans le paradis de Mahomet.

Vous autres de la génération nouvelle, si vous aviez cette histoire à raconter, vous seriez une heure à décrire ce bain turque, à examiner ces femmes turques presque nues, vous nous diriez la blancheur de leur peau, la beauté de leurs lèvres, la petitesse de leurs pieds, la finesse de leur taille, la couleur de leur prunelle, la longueur de leurs cheveux : éternels descripteurs que vous êtes ! Malheur à la description, elle a tué tout l’intérêt du récit et du voyage. La description, c’est votre maladie à vous, c’est votre analyse, une fausse analyse ; vous ne sentez rien en bloc, vous perdez tout l’ensemble pour le détail ; au lieu de voir dans ce bain toutes ces femmes en bloc, vous les verriez une à une, vous n’en verriez qu’une seule, détruisant ainsi tout l’effet de cet accident heureux.

Nous, au contraire ; nous étions cinq au milieu de vingt femmes effrayées ; cinq Français, dont un Corse qui devenait plus Français chaque jour, à mesure que Bonaparte gagnait une victoire. Tous les cinq tombés au milieu de vingt femmes à demi-effrayées ! O quel bonheur d’échapper un instant au bruit, au soleil, à la poussière, à la gloire de la ville ! Quel bonheur de voir enfin l’Orient dans ce qu’il a d’intime et de parfumé ! Quel bonheur de retrouver au Caire les voluptés trop souvent regrettées du Directoire ! Aucun de nous ne se mit à réfléchir ni à décrire. Notre premier soin fut de rassurer du geste et du regard ces vingt femmes immobiles et muettes. Bientôt nous fûmes compris par ces femmes, bientôt nous fûmes à l’aise comme dans un salon français tout rempli de femmes habillées à la grecque. Ce lieu était silencieux, caché, tout rempli d’une molle vapeur. L’eau froide et l’eau chaude coulaient au milieu, et les mains grêles des baigneuses jetaient cette eau sur leur beau corps ; chacune d’elles se jouait avec le miroir transparent. Puis c’étaient de petits cris de joie, puis des cris de peur, puis des mouvemens de curiosité haletante, puis des rivalités charmantes. Elles étaient là, ces vingt femmes, des voisines, des amies, des femmes de hauts seigneurs qui avaient quitté le harem pour le bain ; elles étaient dans leur moment de liberté, espérant beaucoup de la guerre et de la conquête, n’ayant aucune peur des Français, et répétant avec beaucoup de charme le nom de Bonaparte, qu’elles savaient, elles aussi. Le nom de Bonaparte était déjà un nom si grand, que les eunuques et les muets eux-mêmes l’auraient tous répété au besoin.

Alors nous fîmes, nous aussi, nos ablutions au bord du ruisseau d’eau tiède. Nos compagnes, en riant, nous couvrirent d’essences de roses ; elles démêlèrent nos cheveux, elles blanchirent nos visages, elles nous offrirent le sorbet dans des coupes de cristal. Elles murmuraient doucement à nos oreilles ; elles s’étonnaient de nous voir si polis et si doux, leur souriant avec amour, et leur baisant respectueusement les mains, nous, des hommes qui avions l’air plus guerriers que leurs maris.

Cependant, en dehors, nous entendions retentir les tambours français, et nous vidions nos coupes à la santé de nos frères d’armes moins heureux que nous.

Je n’ai jamais été plus heureux de ma vie. J’ai été en Espagne, hébergé dans des couvens de moines tout ruisselans de Malaga et de Porto ; je suis descendu en Italie, au milieu de la vapeur des roses, après avoir traversé les Alpes chargées de neige ; en revenant de Moscou, mort de froid et de faim, tout nu, tout blessé, j’ai été accueilli, un soir, par une comtesse polonaise de dix-huit ans, qui me mit dans son lit de baptiste et de velours, et me traita comme elle eût traité son propre fils, la pauvre femme ! Eh bien ! jamais, dans cette extrême joie, qui succède à l’extrême douleur, dans cette extrême abondance, qui remplace l’extrême disette, je n’ai éprouvé ce que j’ai éprouvé dans mon bain du Caire. Au milieu de mon sérail, à moi, au milieu de mes femmes émues, témoin de leur coquetterie, de leur passion, de leur amour, de leur abandon si complet, de leur gracieuse obéissance à l’heure présente, il me semblait que je prenais ma revanche de toutes mes fatigues, ma revanche de toutes mes privations depuis que j’avais quitté cette France où je m’amusais tant. Moi, enfin, j’avais trouvé le premier cet Orient après lequel nous courions tous ; je les avais trouvées ces saintes houris qui nous agitaient dans nos rêves, sous les tentes du camp ; le premier j’avais mis vraiment le pied sur cette étrange terre qui fuyait nos avides embrassemens. Tous les cinq, nous étions plus réellement vainqueurs du Caire que ne l’étaient Napoléon et le reste de l’armée. C’était encore plus une affaire de gloire et de vanité que ce n’était une affaire d’amour, mon ami ; voilà pourquoi je te rappelle tout cela en détail.

Quand les femmes turques sont au bain, personne n’a le droit de les troubler, pas même leur mari. Elles restèrent long-temps au bain ce jour-là. Mais enfin il fallut se séparer. Pour leur dire adieu, nous leur donnâmes à toutes un nom : — adieu, Louise ! adieu, Victoire ! adieu, Fanchette ! adieu, Marion ! adieu, toutes ! adieu, les belles ! adieu, les houris ! adieu, mes amours ! adieu, Fanny ! Quand je dis Fanny, je me trompe ; c’est le nom de ma fille ; c’est un nom que je ne donnerais pas pour le bâton d’un maréchal à la femme légitime du grand Turc. Mais adieu, Clarice ! adieu, Agathe ! adieu, Zoé ! adieu, toutes ! Nous réunîmes en bloc tous les noms de nos premières amours, et ces noms de Paris, ces noms de nos soirées de bal et d’Opéra, ces noms de nos théâtres ouverts de nouveau, ces noms de nos couvens détruits, ces noms français, ces noms en robes grecques et romaines, aux pieds nus et chargés de diamans, nous les fîmes retentir dans ce bain, qui les prit pour les noms les plus voluptueux de l’Orient. Nos adieux furent longs. Quels sourires ! que de larmes ! que de belles mains tendues vers nous ! Nous avions hâte de partir ; déjà battait la retraite du soir ; déjà les sons de la diane nous rappelaient tous à la garde du camp.

Mais, hélas ! hélas ! comment sortir ? le toit est élevé, la muraille est glissante ; il était si facile de se laisser glisser sur l’humide mosaïque. Mais comment remonter ? à la porte veillent les esclaves ; à la porte, si l’on nous voit, nous entendrons des cris féroces ; nous aurons désobéi au général ; nous exciterons une révolte dans la ville soumise à peine ; le Musulman jaloux invoquera Allah ; nous serons fusillés sur l’heure. Voilà ce que nous nous disions entre nous, mais tout cela en riant, en plaisantant, en vrais soldats, en disant adieu à nos compagnes, en épuisant les dernières gouttes de nos coupes.

Albert, qui était déjà caporal, tira gravement de sa poche la proclamation du général ; et imposant silence à nos derniers baisers, il se mit à lire solennellement de la proclamation militaire tous les passages qui pouvaient nous concerner.


Soldats,

« Les peuples chez lesquels nous allons entrer traitent les femmes différemment que nous ; mais dans tous les pays celui qui outrage une femme est un monstre.

Art. ier. Tout individu de l’armée qui aura outragé une femme, sera fusillé. »

Signé, Bonaparte, membre de l’Institut national.

— Après cela, Messieurs, sortez d’ici, si vous pouvez, vous savez ce qui vous attend.

Disant cela, Albert embrassait tendrement une grosse Géorgienne aux yeux noirs.

Rufo, qui était Corse et fanfaron : — Bah ! dit-il, le général est mon cousin, et il ne voudra pas nous chagriner pour si peu.

Tous les Corses voulaient être déjà les cousins de Bonaparte, tant c’était déjà un grand homme que Bonaparte !

Eugène, qui était des bords du Rhône, quand le Rhône est au midi, Eugène qui avait été élève de procureur sous sa mère, car dans ce temps-là les gens de loi étaient rares, se mit à rassurer Philippe qui tremblait de tous ses membres.

— Lis cette loi avec soin, Philippe, interprète-la, ne t’attache pas à la lettre, et tu n’auras pas peur.

« Sera fusillé celui qui aura outragé une femme. » Or, nous n’avons outragé personne ici, mesdames. Et alors Albert jetait sur elles ses yeux bleus, et les pauvres femmes avec leur regard humide, avaient l’air de répondre : Vous ne nous avez pas outragées, M. Albert, ni vous non plus, M. Rufo, ni vous non plus, M. Philippe, ni vous non plus, M. Eugène. Quant à moi, j’avais peine à me dégager d’une pauvre jeune fille qui me tenait embrassé de ses deux bras : — je ne t’ai pas outragée, n’est-ce pas, Elvire ?

Dans ce temps, il y avait à Paris beaucoup de femmes qui s’appelaient Elvire, je ne sais pas quel nom elles portent aujourd’hui.

— Et puis nous avons toujours Rufo, le cousin germain du général, qui nous empêchera d’être fusillés, mon bon Philippe. Philippe tremblait toujours de tous ses membres, malgré la sage interprétation de la loi.

La position devenait critique, et nous étions perdus en effet, si l’une de ces femmes, la plus épaisse de toutes, la grosse et bonne Géorgienne ne se fût avisée d’un stratagème auquel nous n’aurions pas pensé. Au moment où la pâleur commençait à envahir tous les visages, la Géorgienne se plaça sans mot dire contre la muraille, justement sous l’ouverture du plafond, par laquelle nous étions descendus. Ce fut la base solide sur laquelle nous improvisâmes l’escalier libérateur. Marion au bas du mur, Louise grimpa sur Marion, Fanchette sur Louise, Victoire sur Fanchette ; comme elle était la plus grêle et la plus légère, la pauvre fille qui m’embrassait, grimpa sur Victoire, elle fut le dernier échelon de cette échelle animée, avide, curieuse, pleine d’amour, échevelée, pleurante, qui devait nous rendre à la liberté et au camp. Philippe grimpa le premier sur cette échelle. Tremblant qu’il était, il meurtrit plus d’une blanche épaule, il égratigna plus d’un visage, il ne dit adieu à personne, il se voyait fusillé le lendemain matin ! Rufo, tout lourd qu’il était, eut grand soin de ne pas laisser flotter son sabre ; mais comme il avait sa chaussure entre les dents, il n’eut pas un seul baiser à donner à cette échelle qui tremblait sous son poids.

Restés tous les trois dans le bain, Eugène, Albert et moi, nous oubliâmes toutes nos peines ; ce fut à qui de nous monterait le dernier : — À toi, Eugène, disait Albert. Eugène ne voulait pas monter. — À toi, Albert ! Puis Albert montait les premières marches, il arriva ainsi au troisième échelon ; il l’embrassait avec l’ardeur d’un capitaine de la garde ; puis, folâtre enfant qu’il était, il se laissait mollement glisser jusques à terre pour recommencer son escalade. Nous lui disions : — Monte donc, Albert ! Albert remontait ; il montait un échelon de plus ; il s’arrêtait à cet échelon, puis il redescendait encore. Puis il nous disait : — Je reste ici, je suis bien ici, je serai fusillé, je veux être fusillé ici ; montez, vous autres ; monte, Eugène ! Et voilà Eugène, le beau jeune homme, qui lève le bras, et qui se tient à ces belles femmes rieuses et pleines de grâce ; Eugène les touchait à peine ; elles arrêtaient Eugène, elles aimaient beaucoup Eugène. À la fin Eugène monta tout de bon ; une fois sur le toit, il voulut redescendre, mais tout à coup plus d’escalier, l’escalier était à bas qui dansait en pleurant. Et nous voilà narguant Eugène ; et Eugène, riant à moitié : — Viens donc, Albert, viens donc, Georges, venez donc, oh je vais redescendre ! Nous nous mîmes à danser en rond, narguant Eugène, qui était désolé.

À la fin, je dis à Albert : — Albert, il faut sortir d’ici absolument. Qui de nous sortira le dernier ? Je suis plus gros que toi, Albert ; monte le premier, tu me donneras la main. Sois bon enfant ; je t’ai donné une bonne place sur le premier rang à la bataille, si bien que tu as manqué d’être tué à mes côtés : tu dois t’en souvenir, Albert. Sois bon une fois dans ta vie, Albert.

Albert, fort touché de mon discours, m’embrassa, croyant embrasser sa Géorgienne. L’escalier se forma de nouveau ; on choisit les femmes les plus fortes : j’ai toujours été d’un embonpoint si ridicule ! Je ne sais comment cela se fit, mais ma jolie brune était encore assise au sommet de l’échelle ; elle me regardait d’un air pénétré.

Je fus fidèle à ma parole ; je montai tout de suite après Albert. Je me faisais léger et petit de mon mieux. Je montai lentement. Je sentis plus d’une poitrine haletante ; j’entendis plus d’une voix qui me disait : Adieu ! dans cette langue inconnue qui vient du ciel. J’atteignis enfin au sommet ; Albert et Eugène me saisirent de leurs bras nerveux et m’attirèrent à eux ! Hélas ! hélas ! À cet instant-là même, j’eus un des plus violens chagrins de ma vie.

À ces mots, le général déposa sa pipe, tant il avait de chagrin dans le cœur.

Figure-toi, Jules, que la jolie brune, cette petite fille de seize ans, le dernier échelon dont je t’ai parlé, s’attacha à moi avec tant de force, qu’elle vint avec moi sur la plateforme. Et, une fois sur la plate-forme, elle se jeta à genoux devant moi, les mains jointes, sans vêtemens, priant, s’arrachant les cheveux, et parlant d’une voix si douce et si plaintive, que je la comprenais comme si j’avais le don des langues. Elle se roulait, elle se tordait, elle criait, elle se leva, elle m’embrassa ; elle me disait en arabe : Ne me laisse pas ici toute seule ! Emmène-moi ! Je serai ton esclave, je serai ta femme. Eugène, Albert et moi, voyant cette douleur, cette beauté, ces cheveux épais, ce sein nu, cette pauvre femme si hospitalière et si bonne, mon Directoire à moi, tout cela qu’il fallait quitter si tôt, nous fûmes prêts à pleurer aussi fort qu’elle pleurait.

Ce fut une grande douleur ; je me jetai à genoux à ses côtés, je l’embrassai avec délire, je lui dis adieu avec des larmes, puis Eugène et Albert la rejetèrent doucement à ses compagnes. Puis, tout à coup, pour la faire revenir à elle, toutes ces femmes se mirent à frapper dans leurs mains, à remplir l’air de leurs cris ; la porte fut ouverte avec fracas ; les esclaves accoururent ; les femmes se voilèrent, et de leurs mains, elles montrèrent ce toit entr’ouvert et ces chrétiens qui s’enfuyaient.

Les époux de ces femmes remercièrent Allah, dans leur prière, du danger dont il les avait préservés.

Le toit fut réparé le lendemain avec du fer.

Quant à nous, moi pleurant, eux riant, tous les cinq épanouis, frais comme des roses, reposés comme un sultan, couverts d’essences, chargés d’amulettes, d’anneaux d’or et de chapelets d’ambre, nous rentrâmes au camp à la faveur de la première confusion.

Nous fûmes salués à notre entrée, comme cela était dû à des gens de l’avant-garde qui s’étaient battus les premiers, et qui étaient signalés nominativement dans l’ordre du jour.

Seulement on trouva généralement que nous portions avec nous une odeur insupportable, l’essence de roses étant peu connue alors parmi nous.

Le lendemain, nous étions nommés sous-officiers tous les quatre ; Albert était officier tout-à-fait.

Un mois après, j’avais la peste à Jafa.

Le général achevait son récit, quand il sentit quelque chose qui touchait légèrement son épaule ; il se retourna vivement et le visage couvert de rougeur.

C’était son lévrier favori qui, dans un accès de tendresse, lui disait bonsoir.

— Tu m’as fait une horrible peur, Vulcain, dit le général ; j’ai cru que c’était ma fille qui nous écoutait : quelle honte c’eût été pour moi !

Il reprit encore sa pipe, et d’un souffle vigoureux il ranima ses feux éteints.

Je me levai. — Bonsoir, général.

Il me prit la main. — Bonsoir, mon enfant.

Je sortais ; il me rappela.

— Fais-moi le plaisir, Jules, de couper ta barbe et tes moustaches ; fais-moi le plaisir de ne plus mettre de gants jaunes, et de ne plus porter de lorgnon : veux tu ?

Nous avions de si belles moustaches, nous autres, dans l’armée, et une barbe si noire et de si bons yeux, que toutes vos moustaches, et vos gants jaunes, et votre barbe, et vos lorgnons, me font pitié.


Jules Janin