L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Les Plans de bataille

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 194-196).

LES PLANS DE BATAILLE.

Formose n’avait pas perdu de temps dans la poursuite de sa grande affaire : depuis quinze jours à peu près qu’il avait rencontré Mlle d’Orion chez la marquise de Veyle, il était déjà arrivé à quelques résultats ; M. de Larcy était pris pour longtemps dans la toile que lui avait tendue l’araignée italienne. En outre, sans connaître en rien les sentiments de Mlle d’Orion à laquelle Formose faisait une sorte de cour de regards et d’attentions équivoques, il avait une trop grande pratique des choses de la vie, pour ne pas être persuadé qu’il occupait un peu l’esprit de la jeune Henriette.

Aussitôt que Formose eut quitté M. de Larcy, qu’il avait laissé plongé dans l’ivresse de son nouvel amour, il se fit conduire sur le boulevard, fit stationner sa voiture devant Torloni ; et, prenant à pied la rue Taitbout, il arriva chez la Coradini qui venait de rentrer. Dès que l’Italienne l’aperçut, elle lui dit d’un ton d’orgueil satisfait :

— Eh bien, mon prince, êtes-vous content de moi ?

— Tout va bien, répondit Formose ; je quitte à l’instant le vicomte, il vous aime à la folie ; vous pouvez faire de lui tout ce que vous voudrez, un héros ou un niais.

— Et que faut-il qu’il soit ? demanda la Coradini en fixant sur le prince son regard de chatte.

— Un dupe ! pas autre chose.

— C’est déjà fait, mon prince.

— Rien n’est fait encore, reprit Formose, mais tout est préparé.

Vous accepterez l’hommage de sa passion, vous jouerez avec lui, aussi longtemps que vous le pourrez, les tendresses platoniques ; vous le maintiendrez dans les sphères les plus élevées du sentimentalisme, de manière à exciter en lui un amour violent, terrible, indomptable.

— Et si, en jouant ce jeu-là, j’allais me laisser aller à aimer le vicomte ?

— Ne plaisantons pas, dit froidement Formose, et pour le moment, songeons au plus pressé. Sous aucun prétexte il ne faut que M. de Larcy quitte Paris ; si d’ici à quelques jours il manifestait l’intention d’aller à la campagne, retenez-le par tous les moyens possibles, mettez en œuvre toutes les ressources dont vous disposez pour le retenir, exécutez une scène de jalousie terrible, cela vous ira très bien, en votre qualité d’italienne.

— Il ne me quittera pas.

— C’est convenu ?

— Je le promets.

— C’est bien, dit Formose en embrassant la Coradini, je compte sur toi, chère signora.

Le prince remonta immédiatement en voiture et rentra à son hôtel.

Il trouva réunis dans son salon les jeunes gens que nous n’avons fait qu’entrevoir au commencement de cette histoire. À son aspect, les six péchés se levèrent et vinrent au-devant du septième qui les résumait tous. Formose, heureux et souriant, fit le plus aimable accueil à chacun. Après quelques phrases banales, Formose prit la parole.

— Quel est celui de vous qui m’a fait l’honneur de m’écrire ce matin pour me parler d’une affaire ? n’est-ce pas vous, Chaulieu ?

— Oui, prince, répondit celui-ci.

— De quoi s’agissait-il ?

— De cinquante mille francs à prêter à M. le marquis de Falvy, contre une lettre de change de soixante-quinze mille.

— Qui se chargerait ostensiblement de traiter l’affaire ?

— Le juif Génins.

— Berthold, dit Formose, confie la somme à Chaulieu pour qu’il la fasse passer à l’intermédiaire ; mais de la prudence, Chaulieu !

— Soyez tranquille.

— Pour moi, dit un autre, il me faut trente mille francs pour demain ; je fais une opération de bourse à coup sûr.

— Comment cela ?

— Je m’entends de compte à demi avec l’homme de confiance du banquier Rosmalen, qui recevra demain matin, par ses courriers, des nouvelles importantes d’Espagne et d’Alexandrie.

— Va pour la somme demandée, répondit Formose.

— J’ai gagné hier dix mille francs au bal donné par les comités de bienfaisance, ajouta un troisième.

— Diable ! interrompit Formose, vous battez les philanthropes ; quel talent !

Au bout de quelques minutes, le prince reprit :

— Vous savez, Messieurs, que votre dépari pour Blumster était fixé à la fin de ce mois ; je l’ajourne jusqu’à la fin du mois prochain : vous saurez bientôt ce qui a fait changer ma résolution. Courez donc encore l’Europe pendant un mois, et quittez Paris, où il n’y a rien à faire dans ce moment ; mais, au 1er juillet, que tout le monde soit à son poste. S’il vous faut de l’argent pour tenter quelques opérations dans vos voyages, adressez-vous au caissier, dit-il en montrant Berthold. Vous, Chaulieu, vous irez à Baden ; vous, Croissy, à Vienne ; Mersan, à Londres ; Lorry, à Bruxelles ; Berthold restera à Paris. Tout est-il bien entendu ?

— Oui ! répondit-on de toutes parts.

— Alors, Messieurs, je ne vous retiens plus ; songez seulement qu’au 1er de juillet nous devons tous être à notre rendez-vous !

— Eh bien, demanda Berthold en se penchant à l’oreille du prince, où en est l’intrigue ?

— Tout va bien, répondit brièvement celui-ci. Puis il ajouta : Veille à ce qu’ils partent tous demain, ou après-demain au plus tard ; dans un pareil moment, la moindre imprudence me perdrait.

Formose, resté seul, passa dans son cabinet mystérieux, et travailla jusqu’à trois heures du matin. Après quoi il sonna son valet de chambre.

Angelo parut.

Cet Angelo, que nous avons laissé sur la route de la basse Normandie, et qui était revenu le surlendemain de son départ, après avoir rempli la commission du prince, était pour Formose un homme précieux. Le valet était digne du maître. Souple, adroit, entreprenant, audacieux, il pouvait passer pour le descendant légitime de cette lignée de sacripants que le théâtre de tous les pays à rendus a jamais illustres.

— Sais-tu quelque chose de nouveau ? demanda Formose.

— Les ordres de Monseigneur ont été exécutés.

— Raconte-moi cela.

— Cette après-midi, pendant que la voiture de Mlle d’Orion stationnait au bois, j’ai lié conversation avec le cocher ; nous avons bu ensemble, et je l’ai fait causer. M. de Larcy et sa nièce partent pour la campagne dans une huitaine de jours ; lundi prochain, selon toutes les apparences. Mlle d’Orion a l’habitude de voyager la nuit pour éviter la chaleur ; elle quittera Paris à trois heures et sera à Blenneville le lendemain matin.

— Très bien, répondit Formose qui paraissait réfléchir. Puis il reprit aussitôt : — Y a-t-il des bois sur la route ?

— Une forêt ravissante, Monseigneur, dit le valet qui croyait deviner la pensée de son maître, un amour de bois, sombre, mélancolique et planté tout exprès pour faciliter l’enlèvement des jeunes filles.

— Et où se trouve cette forêt ?

— À dix lieues en deçà du château… Ma foi, en la traversant, j’avais, je crois, devancé la pensée de monseigneur.

— Voici ce que tu feras : quand tu reverras les gens de la maison de Larcy, tu commenceras par leur apprendre la nouvelle acquisition que je viens de faire auprès de Blenneville. Tu diras que nous ne tarderons pas à partir pour la campagne.

— Mais, Monseigneur, on se doutera alors…

— Laisse-moi parler. Tu feras ce que je te dis… De cette façon, M. de Larcy et sa nièce ne manqueront pas de savoir que je vais être cette année leur voisin de campagne.

— Et l’affaire de la forêt, il n’y faut plus penser.

— Assure-toi, poursuivit Formose, de trois hommes que tu posteras dans la forêt, la nuit du passage de Mlle d’Orion ; ils seront armés jusqu’aux dents… de pistolets vides.

— Je comprends, des brigands d’opéra-comique..

— Précisément ; ils arrêteront la chaise du comte. Au moment où ils simuleront de la dévaliser, toi et moi nous arriverons au grand galop de nos chevaux, et mettant les brigands en fuite, nous jouerons le rôle de la Providence.

— J’étais un triple sot, s’écria Angelo. Je vois clair maintenant… une petite comédie honnête, un proverbe à votre bénéfice. Les brigands attaquent, ils vont mettre tout à feu et à sang. Le comte va être assassiné, la nièce enlevée ; nous arrivons à la dernière scène, nous sauvons tout le monde, et vous entrez de plain-pied au château de Blenneville avec le titre de libérateur.

— Allons, dit Formose en riant, tu m’as compris.

— Auprès de vous, je ne suis qu’un enfant, monseigneur.

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