L’Éclaireur/12

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Amyot (p. 114-124).
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XII.

Don Stefano Cohecho.


Ainsi que nous l’avons rapporté plus haut, après avoir quitté Balle-Franche, don Stefano était retourné au camp des gambucinos, dans lequel il était parvenu à rentrer sans être aperçu.

Une fois dans l’intérieur du camp, le Mexicain n’avait plus rien à redouter ; il regagna le feu auprès duquel son cheval était attaché, caressa la noble bête qui avait tourné vers lui la tête et redressé les oreilles à son approche, puis il se coucha tranquillement, se roula dans ses couvertures et s’endormit avec cette placidité particulière aux consciences tranquilles.

Plusieurs heures s’écoulèrent, sans que nul bruit ne vint troubler le calme qui planait sur le camp.

Soudain, don Stefano, ouvrit les yeux ; une main s’était doucement posée sur son épaule droite.

Le Mexicain regarda l’homme qui interrompait son sommeil ; à la lueur des étoiles pâlissantes, il reconnut Domingo. Don Stefano se leva et suivi silencieusement le gambucino. Celui-ci le conduisit aux retranchements, dans le but probablement de causer sans craindre les oreilles indiscrètes.

— Eh bien ? lui demanda don Stefano, lorsque le gambucino lui eut fait signe qu’il pouvait parler.

Domingo, suivant l’ordre qu’il en avait reçu de Balle-Franche, lui rapporta succintement ce qui s’était passé dans la Prairie. En apprenant que le Canadien avait enfin rencontré Bon-Affût, don Stefano tressaillit de joie, puit il se remit à écouter le récit du gambucino, avec un intérêt croissant. Lorsque celui-ci eut enfin terminé, ou du moins qu’il le vit demeurer silencieux devant lui :

— Est-ce tout ? lui demanda-t-il.

— Tout, répondit l’autre.

Don Stefano sortit sa bourse, y puisa quelques pièces d’or et les remit à Domingo ; celui-ci les prit avec un mouvement de plaisir.

— Balle-Franche ne t’a chargé de rien autre pour moi ? demanda encore le Mexicain.

L’autre sembla réfléchir un instant.

— Ah ! fit-il, j’oubliais ; le chasseur m’a chargé de vous dire, seigneurie, que vous ne quittiez pas le camp.

— Sais-tu la raison de cette recommandation ?

— Certes, il compte rejoindre ce soir la cuadrilla au gué del Rubio.

Le front du Mexicain s’assombrit à cette parole.

— Tu en es sûr ? dit-il.

— Voilà ce qu’il m’a dit,

Il y eut un silence de quelques secondes.

— Bon, reprit-il au bout d’un instant ; le chasseur n’a rien ajouté de plus ?

— Rien.

— Hum ! murmura don Stefano, enfin n’importe ; puis, appuyant fortement la main sur l’épaule du gambucino et le regardant bien en face : Maintenant, ajouta-t-il, en pesant avec intention sur chaque mot, retiens bien ceci : tu ne me connais pas ; quoi qu’il arrive, tu ne souffleras pas un mot de la façon dont nous nous sommes rencontrés dans la Prairie.

— Vous pouvez y compter, seigneurie.

— J’y compte, répondit le Mexicain, avec une intonation qui fit trembler Domingo tout brave qu’il était ; souviens-toi du serment que tu m’as fait et de l’engagement que tu as pris envers moi.

— Je m’en souviendrai.

— Si tu tiens tes promesses et si tu m’es fidèle, je me charge de te mettre pour toujours à l’abri du besoin, sinon, prends garde.

Le gambucino haussa les épaules avec dédain, et répondit d’un ton de mauvaise humeur :

— Il est inutile de me menacer, seigneurie ; ce qui est dit est dit, ce qui est promis est promis.

— Nous verrons.

— Si vous n’avez rien d’autre à me recommander, je crois que nous ferons bien de nous séparer. Voici le jour qui commence à poindre, mes compagnons ne tarderont pas à s’éveiller, et je crois que vous n’êtes pas plus soucieux que moi que l’on nous surprenne ensemble.

— Tu as raison.

Ils se quittèrent sur ce mot ; don Stefano retourna à sa place, le gambucino s’étendit au premier endroit venu, et bientôt tous deux furent endormis ou plutôt le parurent.

Aux premiers rayons du soleil, don Miguel souleva le rideau de la tente et se dirigea vers son hôte ; celui-ci dormait à poing fermés. Don Miguel se fit un scrupule de troubler ce paisible sommeil ; il s’accroupit auprès du feu, rapprocha les tisons épars, les raviva, tordit une fine cigarette de maïs et fuma philosophiquement en attendant le réveil de son hôte.

Cependant tout était en mouvement dans le camp : les gambucinos vaquaient aux devoirs du matin, les uns conduisaient les chevaux à la rivière, afin de les baigner ; d’autres attisaient les feux afin de préparer le déjeûner de la cuadrilla, enfin chacun s’occupait à sa manière dans l’intérêt général.

Enfin, don Stefano, sur le visage duquel jouait depuis quelques minutes un rayon de soleil, jugea à propos de s’éveiller ; il se retourna, allongea ses membres et ouvrit les yeux en bâillant a plusieurs reprises.

— Caramba ! fit-il en se redressant, il est déjà jour ; comme une nuit est vite passée ; il me semble qu’il y a une heure à peine que je me suis couché.

— Je vois avec plaisir que vous avez bien dormi, caballero, lui dit poliment don Miguel.

— Eh quoi ! c’est vous, mon hôte, s’écria don Stefano avec un étonnement parfaitement joué ; la journée sera heureuse pour moi, puisque le premier visage que j’aperçois, en ouvrant les yeux, est celui d’un ami.

— Je reçois ce compliment comme une galanterie de votre part.

— Ma foi non ; je vous assure que ce que je vous dis est l’expression sincère de ma pensée, répondit le Mexicain avec bonhomie : il est impossible de mieux faire les honneurs du désert et de mieux comprendre les saintes lois de l’hospitalité.

— Je vous remercie de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi. J’espère que vous ne nous quitterez pas encore, et que vous consentirez à demeurer quelques jours avec nous.

— Je le voudrais, don Miguel ; Dieu m’est témoin que je serais heureux de jouir, pendant quelque temps, de votre charmante compagnie ; malheureusement cela m’est absolument impossible.

— Il serait vrai ?

— Hélas ! oui, un devoir impérieux m’oblige à vous quitter aujourd’hui même ; vous me voyez au désespoir de ce fâcheux contre-temps.

— Quel motif assez puissant peut vous contraindre à vous éloigner aussi brusquement ?

— Mon Dieu, un motif bien trivial, et qui probablement vous fera sourire. Je suis négociant à Santa-Fé ; il y a quelques jours, les faillites successives de plusieurs négociants de Monterey, avec lesquels je suis en rapports suivis d’affaires, m’ont obligé à quitter subitement ma maison, afin de tâcher de sauver par ma présence quelques bribes du naufrage dont je suis menacé ; je me suis mis en route sans demander avis à personne, et me voilà.

— Mais, objecta don Miguel, vous êtes fort loin de Monterey encore.

— Je le sais bien, et c’est ce qui me désespère ; j’ai une peur affreuse d’arriver trop tard, d’autant plus que j’ai été averti que les gens auxquels j’ai affaire sont des fripons ; les sommes qu’ils ont à moi sont considérables et forment, s’il faut vous l’avouer, le plus clair de ma fortune.

Caspita ! s’il en est ainsi, je comprends que vous ayez hâte d’arriver.

— N’est-ce pas ?

— Je ne soupçonnais pas que vous eussiez un motif aussi sérieux de presser votre voyage.

— Vous le voyez, plaignez-moi, don Miguel.

Toute cette conversation avait eu lieu entre les deux personnages avec une aisance charmante et une bonhomie parfaitement jouée de part et d’autre ; pourtant ni l’un ni l’autre n’étaient dupes : don Stefano, comme cela arrive souvent, avait commis l’énorme faute de vouloir être trop fin et de s’avancer au delà des bornes de la prudence, en cherchant à persuader son interlocuteur de la sincérité de ses paroles. Cette feinte sincérité avait éveillé la méfiance de don Miguel pour deux raisons : d’abord parce que, venant de Santa-Fé et se rendant à Monterey, don Stefano non-seulement n’était pas sur la route qu’il aurait dû suivre, mais encore il tournait complètement le dos à ces deux villes, erreur que son ignorance de la topographie du pays lui faisait commettre sans qu’il s’en doutât ; la seconde raison était aussi péremptoire : jamais un négociant quelconque n’aurait osé essayer, quelque graves que fussent les motifs d’un pareil voyage, de franchir seul le désert, à cause des Indios bravos, des pirates, des bêtes fauves et des mille autres dangers non moins grands auxquels il se serait exposé sans espoir possible de leur échapper.

Cependant don Miguel feignit d’admettre sans discussion les raisons que lui donnait son hôte, et ce fut de l’air le plus convaincu qu’il lui répondit :

— Malgré le vif désir que j’aurais eu à jouir plus longtemps de votre agréable société, je ne vous retiens plus, caballero ; je comprends combien il est urgent pour vous de vous hâter.

Don Stefano s’inclina avec un imperceptible sourire de triomphe.

— Enfin, ajouta don Miguel, je souhaite que vous réussissiez à sauver votre fortune des griffes de ces fripons ; dans tous les cas j’espère, caballero, que nous ne nous séparerons pas avant d’avoir déjeuné. Je vous avouerai que votre refus d’accepter une part de mon maigre souper hier au soir m’a peiné.

— Oh ! interrompit don Stefano, croyez, caballero

— Vous m’avez donné une excuse fort admissible, continua don Miguel ; mais, ajouta-t-il avec intention, nous autres gambucipos et aventuriers, nous sommes de singulières natures, nous nous figurons, à tort ou à raison, que l’hôte qui refuse de manger avec nous est notre ennemi ou le deviendra.

Don Stefano tressaillit légèrement à cette brusque attaque.

— Pouvez-vous supposer cela, caballero ? dit-il évasivement.

— Ce n’est pas moi qui le suppose, c’est nous tous, la race bizarre à laquelle nous appartenons, c’est un préjugé, une superstition stupide, tout ce que vous voudrez, mais cela est ainsi, fit-il avec un sourire acéré comme la pointe d’un poignard, et rien ne pourra changer notre nature : ainsi c’est convenu, nous allons déjeuner, puis je vous souhaiterai bon voyage, et nous nous séparerons.

Don Stefano prit une figure désespérée.

— Allons, je joue du malheur, dit-il en hochant la tête.

— Comment cela ?

— Mon Dieu ! je ne sais comment vous expliquer ce qui m’arrive ; c’est si ridicule que vraiment je n’ose…

— Dites toujours, caballero ; bien que je ne sois qu’un grossier aventurier, peut-être parviendrai-je à vous comprendre.

— C’est que je vais vous blesser.

— Pas le moins du monde ; n’êtes-vous pas mon hôte ? un hôte est envoyé par Dieu, c’est-à-dire sacré.

Don Stefano hésita.

— Eh ! fit en riant don Miguel, je vais faire servir le déjeuner ; peut-être vous déliera-t-il la langue.

— Voilà justement la question embarrassante, s’écria vivement le Mexicain avec un accent chagrin, c’est que, malgré tout mon désir de vous être agréable, je ne puis accepter votre gracieuse invitation.

Le jeune homme fronça le sourcil.

— Ah ! ah ! fit-il en fixant un regard soupçonneux sur son interlocuteur, pourquoi donc ?

— Voilà justement ce que je n’ose vous avouer.

— Osez, osez, caballero ; ne vous ai-je pas averti que vous aviez le droit de tout dire ?

— Mon Dieu, c’est vous qui m’y forcez, dit-il d’une voix de plus en plus triste, figurez-vous que j’ai fait vœu à Nuestra Señora de los Ángeles de ne jamais, tout le temps que je serai en route pour ce voyage maudit, prendre de nourriture avant le soleil couché.

— Ah ! fit don Miguel d’un accent peu convaincu ; mais hier au soir, lorsque je vous ai offert à souper, le soleil était couché depuis longtemps déjà il me semble.

— Attendez donc, je n’ai pas fini.

— J’écoute.

— Et alors même, reprit le Mexicain, de ne manger qu’une des tortillas de maïs que je porte avec moi dans mes alforjas, et que j’ai fait bénir par un prêtre avant mon départ de Santa-Fé ; vous voyez, tout cela doit vous paraître bien ridicule, mais nous sommes compatriote tous deux, nous avons du sang espagnol dans les veines, et au lieu de rire de ma sotte superstition vous me plaindrez.

Caspita ! d’autant plus que vous vous êtes astreint à une rude pénitence. Je ne chercherai pas à vous faire renoncer à votre superstition, car moi aussi j’ai la mienne ; je crois que le mieux est de ne pas revenir sur ce sujet.

— Vous ne m’en voulez pas, au moins ?

— Moi ! pourquoi donc vous en voudrais-je ?

— Ainsi, nous sommes toujours bons amis ?

— Plus que jamais, fit en riant don Miguel.

Cependant la façon dont ses paroles furent prononcées ne rassura que médiocrement le Mexicain ; il lança un regard en dessous à son interlocuteur et se leva.

— Vous partez ? lui demanda le jeune homme.

— Si vous me le permettez je me mettrai en route.

— Faites, faites, mon hôte.

Don Stefano, sans répondre se mit incontinent à seller son cheval.

— Vous avez là une noble bête, observa don Miguel.

— Oui, c’est un barbe pur sang.

— Voilà la première fois que je vois un individu de cette race précieuse.

— Regardez-le tout à votre aise.

— Je vous remercie ; mais je craindrais de vous retarder davantage ; hola ! mon cheval, ajouta-t-il en s’adressant à Domingo.

Celui-ci lui amena un mustang plein de feu, sur le dos duquel le jeune homme s’élança d’un bond ; de son côté, don Stefano s’était mis en selle.

— Est-ce que vous allez faire une promenade aux environs ? demanda-t-il.

— Si vous me le permettez, j’aurai l’honneur de vous accompagner pendant quelques pas, à moins, ajouta-t-il avec un sourire railleur, que vous ayez encore fait un vœu qui vous le défende, auquel cas je m’abstiendrai.

— Allons ! fit don Stefano d’un ton de reproche, vous m’en voulez.

— Ma foi non, je vous jure.

— À la bonnee heure ; nous partirons quand vous voudrez.

— Je suis à vos ordres.

Ils piquèrent leurs chevaux et sortirent du camp.

À peine avaient-ils fait une vingtaine de pas, que don Miguel tira la bride de son cheval et l’arrêta.

— Vous me quittez déjà ? lui demanda don Stefano.

— Je ne ferai pas un pas de plus, répondit le jeune homme ; et, redressant fièrement la tête et fronçant les sourcils, écoutez-moi, lui dit-il d’un ton hautain : ici vous n’êtes plus mon hôte, nous sommes hors de mon camp, dans le désert ; je puis donc m’expliquer clairement et nettement avec vous, et, voto à brios, je vais le faire.

Le Mexicain le regarda d’un air surpris.

— Je ne vous comprend pas, dit-il.

— Peut-être ; je souhaite que cela soit, mais je ne le crois pas ; tant que vous avez été mon hôte, j’ai feint d’ajouter foi aux mensonges que vous me débitiez ; mais maintenant vous n’êtes plus pour moi, que le premier venu, un étranger, et je veux vous faire connaître franchement ma pensée ; je ne sais quel nom appliquer sur votre face blême, mais je suis certain que vous êtes mon ennemi ou tout au moins l’espion de mes ennemis.

Caballero, ces paroles… s’écria don Stetano.

— Ne m’interrompez pas, continua le jeune homme avec violence, peu m’importe qui vous êtes, il me suffit de vous avoir démasqué ; je vous remercie d’être entré dans mon camp ; au moins maintenant, si je vous rencontre jamais, je vous reconnaîtrai ; seulement croyez-moi ; ceci est un conseil que je me permets de vous donner : secouez vos chaussures en me quittant, ne vous trouvez plus en face de moi, il pourrait vous arriver malheur !

— Des menaces ! interrompit le Mexicain pâle de rage.

— Prenez mes paroles comme il vous plaira, mais retenez-les dans l’intérêt de votre sûreté ; bien que je ne sois qu’un aventurier, je vous donne en ce moment une leçon de loyauté dont vous ferez bien de profiter ; rien ne me serait plus facile que d’acquérir les preuves de votre trahison ; j’ai avec moi trente compagnons dévoués qui, sur un signe de moi, vous feraient un fort mauvais parti, et, en fouillant vos habits et vos alforjas, trouveraient sans doute au milieu de vos tortillas bénites, fit-il avec un sourire sardonique, les raisons de la conduite que vous avez tenue avec moi depuis que je vous ai rencontré ; mais vous avez été mon hôte, et ce titre est votre sauvegarde ; allez en paix, et ne vous placez plus sur ma route.

En prononçant ces mots il leva le bras et appliqua un vigoureux coup de chicote (cravache) sur la croupe du cheval de don Stefano. Le barbe, peu habitué à de semblables traitements, partit comme un trait, malgré tous les efforts de son cavalier pour le retenir.

Don Miguel le suivit un instant des yeux, puis il retourna à son camp en riant à gorge déployée de la façon dont il avait terminé l’entretien.

— Allons, enfants ! dit-il aux gambucinos, en route vivement, il nous faut arriver avant le coucher du soleil au gué del Rubio, où le guide nous attend.

Une demi-heure plus tard, la caravane se mettait en marche.