L’Éclaireur/21

La bibliothèque libre.
Amyot (p. 212-224).
◄  XX
XXII  ►

XXI.

Balle-Franche.


Balle-Franche, ainsi que nous l’avons dit, avait, aidé par les deux domestiques, enlevé don Mariano, à demi évanoui encore, afin de le conduire au camp des gambucinos, et de lui éviter le spectacle atroce de l’exécution de son frère.

Le mouvement et l’air de la nuit eurent rapidement rappelé le gentilhomme à la vie. En ouvrant les yeux, son premier mot, après avoir jeté un regard autour de lui afin de se reconnaître, fut pour demander son frère. Personne ne répondit ; les gens qui l’emportaient continuèrent à marcher : ils redoublèrent même de vitesse.

— Arrêtez ! cria alors don Mariano en se redressant avec effort et saisissant la bride du cheval des mains de son conducteur ; arrêtez, je le veux !

— Êtes-vous en état de vous conduire vous-même ? lui demanda Balle-Franche.

— Oui, répondit-il.

— Alors on va vous rendre votre cheval, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous vous engagerez à nous suivre.

— Suis-je donc votre prisonnier ?

— Non, bien loin de là.

— Pourquoi alors cette pression que vous prétendez exercer sur ma volonté ?

— C’est dans votre intérêt seul que nous agissons,

— Comment me trouvé-je ici ?

— Ne le devinez-vous pas ?

— J’attends que vous me l’expliquiez.

— Nous n’avons pas voulu que, après avoir accusé votre frère, vous assistiez à son exécution.

Don Mariano, accablé, baissa tristement la tête.

— Est-il mort ? dit-il d’une voix basse et étranglée en frissonnant.

— Pas encore, répondit Balle-Franche.

L’accent du chasseur était si sombre, son visage si lugubre, que le gentilhomme mexicain fut saisi de terreur.

— Oh ! vous l’avez tué ! murmura-t-il.

— Non, répondit sèchement Balle-Franche, c’est par sa propre main qu’il doit mourir ; lui-même se tuera.

— Oh ! tout cela est horrible ! Au nom du ciel, dites-moi tout : je préfère la vérité, si terrible qu’elle soit, à cette affreuse incertitude.

— À quoi bon vous rapporter cette scène ? vous ne la connaîtrez que trop tôt dans tous ses détails.

— C’est bien, répondit résolument don Mariano en arrêtant son cheval, je sais ce qui me reste à faire.

Balle-Franche lui lança un regard d’une expression indéfinissable, et posant la main sur la bride :

— Prenez garde ! lui dit-il sèchement, de vous laisser emporter par un premier mouvement toujours irréfléchi, et de regretter plus tard ce que vous aurez fait ce soir.

— Mais je ne puis laisser périr mon frère, cependant, s’écria-t-il ; je serais fratricide.

— Non, car il a été justement condamné ; vous n’avez été que l’instrument dont la justice divine s’est servie afin de punir un coupable.

— Oh ! vos spécieux raisonnements ne me convaincront pas, mon maître : si dans un moment de colère et de haine insensée, j’ai oublié les liens qui m’attachaient à ce malheureux, maintenant je vois et je comprends toute l’horreur de mon action, et je réparerai le mal que j’ai fait.

Balle-Franche lui étreignit le bras avec force, se pencha à son oreille, et le regardant fixement :

— Silence ! lui dit-il à voix basse, vous le perdrez en voulant le sauver ; ce n’est pas à vous à le tenter, laisses ce soin à d’autres.

Don Mariano chercha à lire dans l’œil du chasseur la détermination que celui-ci semblait avoir prise, et, lâchant la bride, il continua à marcher d’un air pensif. Un quart d’heure plus tard, ils arrivèrent an gué del Rubio.

Ils s’arrêtèrent au bord de l’eau, qui, resserrée dans son lit étroit, coulait calme et tranquille en ce moment avec un doux murmure.

— Rendez-vous au camp, dit Balle-Franche ; il est inutile que je vous accompagne plus loin. Je vais, ajouta-t-il avec un regard significatif à don Mariano, rejoindre les gambucinos ; continuez paisiblement votre route, vous arriverez au camp quelques minutes à peine avant nous.

— Ainsi vous retournez ? fit don Mariano.

— Oui, reprit Balle-Franche. Adieu, à bientôt.

— À bientôt, reprit le gentilhomme en lui tendant la main.

Le chasseur la prit et la serra cordialement.

Don Mariano poussa son cheval dans la rivière, ses domestiques l’imitèrent silencieusement.

Balle-Franche, immobile sur le rivage, suivit des yeux leur passage d’un bout à l’autre ; il les vit prendre terre ; don Mariano se retourna, fit un geste de la main droite, et les trois hommes s’enfoncèrent dans les hautes herbes. Dès qu’ils eurent disparu, Balle-Franche fit volter son cheval et regagna ! e couvert de la forêt vierge. Le chasseur paraissait en proie à une grande préoccupation ; enfin, arrivé à un certain endroit, il s’arrêta et jeta autour de lui un regard soupçonneux et investigateur. Le silence le plus profond et la tranquillité la plus complète régnaient aux environs.

— Il le faut ! murmura le chasseur ; ne pas agir ainsi serait plus qu’un crime, ce serait une lâcheté ! Allons, Dieu jugera entre nous !

Après avoir une dernière fois examiné avec soin les environs, rassuré probablement par le silence et la solitude, il mit pied à terre, défit la bride de son cheval, afin qu’il pût paître à son gré, l’entrava pour qu’il ne s’éloignât pas trop et qu’il lui fut facile de le retrouver dès qu’il en aurait besoin, jeta son rifle sur l’épaule, et s’enfonça avec précaution dans les buissons en murmurant encore une fois à part lui ce mot :

— Allons !

Le chasseur ruminait sans doute un de ces projets dont l’exécution difficile exige la tension continuelle de toutes les facultés de l’homme, car sa marche était lente ; calculée, son œil errait sans cesse dans les ténèbres : la tête tendue en avant, il écoutait les bruits sans nom du désert, s’arrêtant parfois lorsqu’un bruissement insolite dans les broussailles frappait son oreille et lui révélait la présence d’un être inconnu non loin de lui.

Soudain, il s’arrêta, demeura quelques secondes immobile, et, s’affaissant sur lui-même, il disparut tout entier au milieu d’un fouillis inextricable de feuilles, de branches et de lianes entrelacées, au sein duquel il était impossible de le deviner. À peine s’était-il caché ainsi, que les sabots de plusieurs chevaux résonnèrent au loin sous les épais arceaux de verdure de la forêt. Peu à peu le bruit se rapprocha, les pas devinrent plus distincts, et une troupe de cavaliers apparut enfin, marchant en colonne serrée.

Ces cavaliers étaient les gambucinos et les chasseurs.

Bon-Affût causait à voix basse avec don Miguel, porté sur un brancard sur les épaules de deux Mexicains, car il était encore trop faible pour se tenir à cheval. La petite troupe s’avançait doucement, à cause du blessé qu’elle avait au milieu d’elle, et se dirigeait vers le gué del Rubio.

Balle-Franche regarda passer ses compagnons sans faire un mouvement qui décélât sa présence ; il était évident qu’il voulait que ceux-ci ignorassent qu’il était revenu sur ses pas et que les motifs qui le faisaient agir devaient demeurer un secret entre lui et Dieu.

Ce fut en vain qu’il chercha l’Aigle-Volant et l’Églantine parmi les gambucinos : les deux Peaux Rouges s’étaient séparés de la troupe. Cette absence parut contrarier vivement le chasseur ; cependant, au bout d’un instant, ses traits se rassérénèrent, et il haussa les épaules de cette façon insouciante qui veut dire que l’homme a pris son parti d’une contrariété contre laquelle il n’y a pas à lutter.

Lorsque les gambucinos eurent disparu, le chasseur sortit de sa cachette ; il écouta un instant le bruit de leurs pas, qui s’affaiblissait de plus en plus et qui bientôt finit par s’éteindre complètement dans le lointain.

Le chasseur se redressa.

— Bon, murmura-t-il d’un air satisfait, je puis maintenant agir à ma guise, sans craindre d’être troublée, à moins que l’Aigle-Volant et sa squaw ne soient restés à rôder aux environs. Bah ! nous verrons bien ; d’ailleurs ce n’est pas probable, le chef a trop grande hâte de rejoindre sa tribu pour s’amuser à perdre son temps ici ; allons toujours.

Sur ce, il jeta son rifle sur l’épaule, et se remit en route d’un pas léger et délibéré, sans cependant négliger complètement les précautions usitées au désert dans toute marche ; car, la nuit, hommes ou fauves, les coureurs des bois savent qu’ils sont toujours surveillés par des ennemis invisibles.

Balle Franche atteignit ainsi la lisière de la clairière où s’étaient passées les scènes dramatiques que nous avons rapportées dans la première partie de cette histoire, et au centre de laquelle il ne restait plus en ce moment qu’un homme enterré vivant, face à face avec ses crimes, sans espoir de secours possible et abandonné de la nature entière, sinon de Dieu. Le chasseur s’arrêta, s’étendit sur le sol, et regarda.

Un silence funèbre, silence de la tombe, planait sur la clairière ; don Estevan les yeux agrandis par la peur, la poitrine oppressée par la terre qui se tassait autour de son corps par un mouvement lent et continuel, sentait l’air manquer peu à peu à ses poumons ; ses tempes battaient à se rompre, le sang bouillonnait dans ses artères, des gouttelettes d’une sueur glacée perlaient à la racine de ses cheveux ; un voile sanglant s’étendait sur sa vue, il se sentait mourir.

À ce moment suprême, où tout lui manquait à la fois, le misérable poussa un cri rauque et déchirant : deux larmes jaillirent de ses yeux brûlés de fièvre ; sa main comme nous l’avons dit, se crispa nerveusement sur la crosse du pistolet laissé pour abréger son supplice, et il appuya le canon à sa tempe en murmurant avec un accent de désespoir indicible :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-moi !

Et il pressa la détente,

Soudain une main se posa sur son bras, la balle se perdit dans l’air et une voix sévère et douce à la fois répondît :

— Dieu vous a entendu, il vous pardonne !

Le misérable tourna la tête avec égarement, regarda d’un air épouvanté l’homme qui lui parlait ainsi ; et, trop faible pour résister à l’émotion terrible qui l’agitait, il poussa un cri ressemblant à un sanglot, et s’évanouit.

L’homme qui était arrivé si à propos pour don Estevan à son secours était Balle-Franche ; le lecteur l’a sans doute deviné déjà.

— Hum ! fit-il en secouant la tête, il était temps que j’intervinsse.

Alors, sans perdre un instant, le digne homme s’occupa à sortir de la tombe dans laquelle on l’avait bouclé tout vivant, celui qu’il voulait sauver. C’était une rude besogne, surtout privé comme il l’était des outils nécessaires.

Les gambucinos avaient travaillé en conscience et comblé la fosse de façon à ce que l’homme qu’ils enterraient fut solidement accoré de tous les côtés à la fois.

Balle-Franche était obligé de creuser avec son couteau, en usant des plus grandes précautions pour ne pas blesser don Estevan. Parfois le chasseur s’arrêtait, essuyait son front ruisselant de sueur, regardait le visage pâle du Mexicain toujours évanoui ; puis, après quelques secondes de cette contemplation muette, il hochait sententieusement la tête deux ou trois fois, et se remettait au travail avec une nouvelle ardeur.

C’était un étrange spectacle que ce groupe formé par ces deux hommes dans ce désert, entouré de profondes ténèbres ; certes, s’il eût été donné à un indiscret de voir ce qui se passait en ce moment dans cette clairière perdue au milieu d’une forêt vierge, peuplée de bêtes fauves dont les sourds rauquements s’élevaient par intervalles dans le silence comme pour protester contre l’envahissement de leur repaire, l’homme qui aurait assisté à cette scène aurait cru être témoin de quelque encantation diabolique, et se serait éloigné au plus vite, en proie à la plus vive terreur. Cependant Balle-Franche creusait toujours ; sa tâche avançait lentement, parce que, au fur et à mesure qu’il descendait plus profondément dans le sol, les difficultés se faisaient pour lui plus grandes.

Un instant le chasseur s’arrêta, désespérant de parvenir à sauver le condamné ; mais ce mouvement de découragement n’eut que la durée d’un éclair : le Canadien, honteux de cette pensée, se remit à creuser avec l’énergie fébrile que donne à l’homme résolu la réaction d’une volonté forte sur une faiblesse passagère.

Enfin, après des difficultés inouïes, ce travail, vingt fois interrompu, vingt fois repris, fut achevé ; le chasseur poussa un ah ! de triomphe et de bonheur : s’élançant hors de la fosse, il saisit don Estevan par dessous les aisselles, le tira vigoureusement à lui, l’enleva du trou, et parvint non sans peine à l’étendre sur le sol.

Son premier soin fut de couper avec son couteau les liens qui enveloppaient de réseaux inextricables le corps du malheureux ; il desserra, ses vêtement afin de rendre à ses poumons le jeu nécessaire à l’aspiration de l’air extérieur, puis il remplit une demi calebasse, qui lui servait de tasse, avec l’eau de sa gourde, et vida cette eau sur le visage de don Estevan.

L’évanouissement de celui-ci avait été causé par l’émotion qu’il avait éprouvée en voyant arriver un sauveur au moment où il croyait n’avoir plus qu’à mourir ; cette immersion subite d’une eau glacée opéra en lui une réaction favorable ; il poussa un soupir et ouvrit les yeux.

Le premier mouvement de cet homme en reprenant connaissance fut de lancer vers le ciel un regard de défi et tendant la main à Balle-Franche :

— Merci, lui dit-il.

Le chasseur se recula sans toucher la main qu’on lui offrait.

— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, dit-il.

— Qui donc ?

— Dieu !

Don Estevan plissa ses lèvres pâles avec dédain ; mais comprenant bientôt qu’il fallait tromper son sauveur s’il voulait qu’il lui continuât la protection dont en ce moment il ne pouvait encore se passer :

— C’est vrai, dit-il avec une feinte douceur, Dieu d’abord, vous ensuite.

— Moi, repartit Balle-Franche, j’ai accompli un devoir, payé une dette ; maintenant nous sommes quittes. Vous m’avez, il y a dix ans, rendu un important service : aujourd’hui je vous sauve la vie ; c’est un prêté pour un rendu ; je vous dispense de toute reconnaissance, comme vous devez, de votre côté, m’en dispenser ; à compter de cette heure nous ne nous connaissons plus, nos voies sont différentes.

— Allez-vous donc m’abandonner ainsi ? fit-il avec un mouvement d’effroi dont il ne fut pas le maître.

— Que puis-je faire de plus ?

— Tout.

— Je ne vous comprends pas.

— Mieux valait me laisser mourir dans la fosse ou vous-même avez aidé à me descendre, que me sauver pour me condamner à mourir de faim dans ce désert, à devenir la proie des bêtes fauves ou à tomber entre les mains des Indiens. Vous le savez, Balle-Franche, dans la Prairie, un homme désarmé est un homme mort ; vous ne me sauvez pas cd ce moment, vous rendez mon agonie plus longue et plus douloureuse, puisque l’arme que, dans leur cruelle générosité, vos amis m’avaient laissée pour mettre fin à mes maux lorsque le courage et l’espoir me manqueraient, ne peut plus même me servir à présent.

— C’est juste murmura Balle-Franche.

Le chasseur baissa la tête sur sa poitrine et réfléchit profondément pendant quelques secondes.

Don Estevan suivait avec anxiété sur le visage loyal et caractérisé du chasseur les diverses émotions qui, tour à tour, s’y reflétaient.

Le Canadien reprit :

— Vous avez raison de me demander des armes ; si vous en êtes privé, vous risquez d’être, avant quelques heures, dans une position semblable à celle dont je vous ai sorti.

— Vous le reconnaissez ?

— Pardieu ! cela n’est pas douteux.

— Alors, soyez généreux jusqu’au bout, donnez-moi les moyens de me défendre.

Le chasseur hocha la tête.

— Je n’avais pas prévu cela, dit-il.

— Ce qui signifie que si vous l’aviez prévu, vous m’auriez, laissé mourir.

— Peut-être !

Ce mot tomba comme un coup de massue sur le cœur de don Estevan ; il lança un regard sinistre au chasseur.

— Ce que vous dites-là n’est pas bien, dit-il.

— Que voulez-vous que je vous réponde ? reprit celui-ci ; à mes yeux vous avez été justement condamné. J’aurais dû laisser la justice suivre son cours ; je ne l’ai pas fait, peut-être ai-je eu tort ; maintenant que j’envisage la question de sang-froid, tout en reconnaissant que vous avez raison de me demander des armes, qu’il est indispensable que vous en ayez pour votre sûreté personnelle d’abord, et ensuite afin de pourvoir à vos besoins, je redoute de vous en donner.

Don Estevan était assis auprès du chasseur : il jouait d’un air nonchalant avec le pistolet déchargé, semblant écouter fort attentivement ce que lui disait Balle-Franche.

— Pourquoi donc ? répondit-il.

— Eh ! mais, pour une raison bien simple : je vous connais de longue date, vous ne l’ignorez pas don Estevan ; je sais que vous n’êtes pas un homme à oublier une injure : je suis convaincu que si je vous rends vos armes, vous ne penserez plus qu’à la vengeance, voilà ce que je veux éviter.

— Et pour cela, s’écria le Mexicain avec un rire strident, vous ne voyez qu’un moyen, c’est de me laisser mourir de faim. Oh ! oh ! singulière philanthropie que la vôtre ! compañero ; vous avez une façon d’arranger les choses un peu bien brutale, pour un homme qui se pique d’honneur et de loyauté.

— Vous ne me comprenez pas, je ne veux pas vous donner des armes, il est vrai ; mais je ne veux pas non plus laisser incomplet le service que je vous ai rendu.

— Hum ! et comment ferez-vous pour obtenir ce résultat ? Je suis curieux de le savoir, fit don Estevan en ricanant.

— Je vous escorterai jusqu’aux frontières de la Prairie, vous gardant de tout danger pendant le voyage, vous défendant et chassant pour vous ; cela est simple, je crois.

— Fort simple, en effet. Et, arrivé là-bas, moi j’achète des armes, et je reviens chercher ma vengeance.

— Non pas ?

— Comment cela !

— Parce que vous allez me jurer à l’instant, sur votre honneur, d’oublier tout sentiment de haine envers vos ennemis et de ne jamais rentrer dans la Prairie.

— Et si je ne veux pas jurer ?

— Alors c’est différent, je vous abandonne ; et comme cela sera arrivé par votre faute, je me considérerai comme entièrement quitte envers vous.

— Oh ! oh ! Mais en admettant que j’accepte les dures conditions que vous me posez, encore faut-il savoir comment nous voyagerons ; la route est longue d’ici aux Établissements, je ne suis guère en état de la faire à pied.

— C’est vrai, mais que cela ne vous inquiète point ; j’ai laissé mon cheval dans un fourré à quelques pas d’ici près du Rubio ; eh bien ! vous le monterez jusqu’à ce que je puisse m’en procurer un autre.

— Et vous ?

— Moi, je suivrai à pied ; nous autres chasseurs, nous sommes aussi bons piétons que cavaliers ; voyons, décidez-vous.

— Eh ! mon Dieu, il faut bien faire ce que vous désirez.

— Oui, je crois que c’est le plus sûr pour vous ; donc, vous consentez à faire le serment que je vous demande ?

— Je ne vois pas le moyen de m’en tirer autrement. Mais, fit-il tout-à-coup, que se passe-t-il donc là dans ce taillis ?

— Où cela ? dit le chasseur.

— Là, reprit don Estevan, en étendant le bras dans la direction d’un épais massif de broussailles.

Le chasseur se retourna vivement vers l’endroit que lui désignait le Mexicain.

Celui-ci ne perdit pas de temps : saisissant par l’extrémité du canon le pistolet avec lequel il avait continué à jouer, il le leva rapidement, et déchargea un coup de la crosse sur le crâne du chasseur : ce coup fut porté avec tant de force et de précision, que Balle-Franche étendit les bras, ferma les yeux, et roula sur le sol en poussant un profond soupir.

Don Estevan le considéra un instant avec une expression de mépris et de haine satisfaite :

— Idiot ! murmura-t-il en le poussant du pied, c’était avant de me sauver qu’il fallait me faire ces sottes conditions ; mais à présent il est trop tard. Je suis libre, cuerpo de Cristo, et je me vengerai !

Après avoir prononcé ces paroles en lançant vers le ciel un regard de défi, il se baissa sur le chasseur, le dépouilla de ses armes sans la moindre pudeur, et l’abandonna, sans même songer à savoir s’il était mort ou seulement blessé.

— C’est toi, chien maudit reprit-il, qui mourras de faim ou seras dévoré par les bêtes fauves ; quant à moi, maintenant, je ne crains plus rien, j’ai entre les mains les moyens d’accomplir ma vengeance !

Et le misérable quitta à grands pas la clairière pour chercher le cheval de Balle-Franche, dont il comptait faire sa monture.