L’Éclaireur/28

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Amyot (p. 295-307).
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XXXVIII.

Peaux-Blanches et Peaux-Rouges.

Bon-Affût avait, ainsi que nous l’avons dît, pris une résolution suprême. Au lieu de chercher à s’échapper en passant entre les deux pirogues, ce qui était risquer de se faire couler, il appuya légèrement sur la gauche et mit le cap directement sur la pirogue la plus près de la sienne.

Les Indiens trompés par cette manœuvre dont ils ne comprirent pas d’abord la portée, l’accueillirent par des cris de joie et de triomphe. Les aventuriers gardèrent le silence, mais ils redoublèrent d’efforts et continuèrent à avancer.

Un sourire railleur passa sur les lèvres du chasseur canadien.

Au fur et à mesure que sa pirogue s’approchait de celle des Apaches, il avait reconnu que la rive gauche de la rivière s’échancrait, et il venait de s’apercevoir que cette échancrure était formée par une île assez rapprochée de la terre, mais laissant encore un passage suffisant pour son embarcation, qui évitait ainsi un détour et lui faisait gagner du terrain sur les ennemis qui le poursuivaient.

L’affaire capitale était d’atteindre la pointe de l’île avant les Indiens de la première pirogue.

Ceux-ci avaient fini, sinon par deviner complètement, du moins par se douter de l’intention de leur intrépide adversaire ; aussi avaient-ils, de leur côté, changé de tactique et modifié leur manœuvre. Au lieu de marcher à l’encontre des blancs, comme ils avaient fait jusqu’à ce moment, ils avaient brusquement viré de bord et pagayaient vigoureusement dans la direction de l’île.

Bon-Affût comprit qu’il fallait à tout prix retarder leur marche.

Jusqu’alors pas une flèche, pas un coup de feu n’avait été échangé de part ni d’autre ; les Apaches étaient si persuadés qu’ils réussiraient à s’emparer des aventuriers, qu’ils avaient jugé inutile d’en venir à cette extrémité.

Les blancs, de leur côté, qui sentaient la nécessité d’économiser leur poudre dans un pays ennemi où il leur serait impossible de renouveler leur provision, les avaient jusque-là imités par prudence, quelque désir qu’ils eussent d’en venir aux mains.

Cependant la pirogue indienne n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres de l’île ; le chasseur, après avoir jeté un dernier regard autour de lui, se pencha vers ses compagnons, et leur dit dit quelques mots à voix basse.

Immédiatement ceux-ci rentrèrent les pagaies, et saisissant leurs rifles, s’agenouillèrent en appuyant leur arme sur le plat-bord de l’embarcation, après toutefois avoir fait glisser une seconde balle dans le canon.

Bon-Affût avait fait de même.

— Y sommes-nous ? demanda-t-il au bout d’un instant.

— Oui ! répondirent les aventuriers.

— Feu alors ! et tirons bas.

Les cinq détonations se confondirent en une seule.

Nous avons fait observer que les deux embarcations étaient excessivement rapprochées l’une de l’autre.

— Aux pagaies maintenant ! et vivement ! cria le chasseur en donnant l’exemple, comme toujours.

Huit bras reprirent les pagaies, la légère pirogue recommença à voler sur l’eau. Seul, le chasseur rechargea son rifle et attendit agenouillé, prêt à tirer.

L’effet de la décharge des blancs se fit bientôt connaître : les cinq coups de feu, dirigés tous vers le même endroit, avaient ouvert une énorme brèche au flanc de l’embarcation indienne, juste au niveau de la flottaison.

Des cris d’effroi et de douleur s’élevèrent du groupe d’Apaches qui sautèrent à l’eau les uns après les autres, nageant dans toutes les directions. Quant à la pirogue, abandonnée à elle-même, elle dériva un instant, s’emplit d’eau peu à peu, et finit par couler bas.

Les aventuriers, se croyant débarrassés de leurs ennemis, ralentirent pour un instant leurs efforts.

Tout à coup l’Aigle-Volant leva sa pagaie, tandis que Bon-Affût saisissait son rifle par le canon. Deux Apaches aux membres athlétiques et aux regards féroces cherchaient à s’accrocher à la pirogue pour la faire chavirer. Ils retombèrent bientôt la tête fendue et roulèrent au fil de l’eau.

Quelques minutes plus tard, les chasseurs atteignirent le passage.

Cependant plusieurs Apaches étaient parvenus à la nage jusqu’à l’île ; aussitôt sortis de l’eau, ils se mirent à la poursuite des blancs, en courant le long de la berge ; faute de mieux, ils leurs jetaient des pierres, car ils ne pouvaient se servir de leurs rifles mouillés, et ils avaient perdu leurs arcs et leurs flèches par suite de leur brusque plongeon dans la rivière.

Toutes primitives que fussent les armes employées en ce moment par les Apaches, cependant Bon-Affût recommanda à ses compagnons de redoubler d’efforts, afin d’être le plus tôt possible à l’abri des projectiles énormes qui, de derrière toutes les touffes d’herbe et tous les accidents de terrain, pleuvaient drus comme grêle autour de la pirogue ; car les Peaux-Rouges, selon leur habitude, avaient un soin extrême de ne pas rester à découvert, de crainte des balles.

Cependant cette situation devenait insoutenable, il fallait en sortir ; le chasseur qui guettait attentivement l’occasion de donner une leçon sévère à ses ennemis acharnés, crut enfin l’avoir trouvée : il vit à quelques mètres de lui, sur la rive, un buisson de floripondios s’agiter légèrement ; épaulant vivement son rifle, il ajusta et lâcha la détente.

Un cri terrible s’échappa du fouillis de floripondios, de cañaverales, de lianes et de plantes aquatiques qui formaient ce buisson, et un Apache, bondissant comme un tigre blessé, en sortit dans l’intention d’aller s’abriter plus loin derrière les arbres verts qui s’élevaient à peu de distance dans l’intérieur de l’île. Bon-Affût, qui avait rechargé son rifle en toute hâte, le baissa dans la direction du fuyard, mais il le releva aussitôt.

L’Apache venait de tomber sur le sable, et se roulait dans les dernières convulsions de l’agonie.

Au même instant une dizaine d’Indiens s’élancèrent de derrière les buissons, se précipitèrent sur le cadavre, l’enlevèrent dans leurs bras, et disparurent avec la rapidité d’une légion de fantômes.

Un calme subit, une tranquillité inouïe succédèrent à l’agitation extrême et aux cris désordonnés qui, quelques minutes auparavant, faisaient retentir les échos.

— Pauvre diable ! murmura Bon-Affût en replaçant son rifle dans le fond de la pirogue et en saisissant une paire de pagaies, je suis fâché de ce qui lui est arrivé ; je crois qu’ils en ont assez ; maintenant qu’ils connaissent la portée de mon rifle, il nous laisseront tranquilles.

Le chasseur avait calculé juste : en effet, les Peaux-Rouges ne donnèrent plus signe de vie.

Ce que nous disons là n’a rien qui doive surprendre le lecteur : chaque pays comprend l’honneur à sa façon ; les Indiens ont pour principe de ne jamais s’exposer inutilement à un danger quelconque. Pour eux, le succès seul peut justifier leurs actions ; aussi, dès qu’il ne se jugent pas les plus forts, ils renoncent sans honte, avec la plus grande facilité, aux projets qu’ils avaient conçus et préparés pendant de longues semaines.

Les aventuriers doublèrent enfin la pointe de l’île.

La seconde pirogue se trouvait déjà fort loin derrière eux ; quant à celles qu’ils avaient aperçues en premier, elles n’apparaissaient plus que comme des points presque imperceptibles à l’horizon. Lorsque les Peaux-Rouges de la deuxième pirogue avaient vu que les aventuriers avaient pris sur eux une avance qu’il leur était impossible de regagner et qu’ils leur échappaient définitivement contre leurs prévisions, ils avaient fait une décharge générale de leurs armes ; impuissante démonstration qui ne blessa personne, car les balles et les flèches tombèrent à une distance considérable des blancs ; puis ils virèrent de bord, afin de rejoindre leurs compagnons sur l’île où ils s’étaient réfugiés.

Bon-Affût et ses compagnons étaient sauvés.

Après avoir pagayé une heure encore environ pour mettre entre et leurs ennemis une distance infranchissable, ils prirent un instant de repos, afin de se remettre de cette chaude alerte et bassiner avec un peu d’eau fraîche les contusions qu’ils avaient reçues, car quelques pierres les avaient atteints. Dans l’ardeur de l’action, ils ne s’en étaient pas aperçu ; mais, maintenant que le danger était passé, ils commençaient à en souffrir.

La forêt, qui le matin, à cause des méandres multipliés de la rivière était si éloignée d’eux, s’était excessivement rapprochée, ils avaient l’espoir de l’atteindre avant la nuit ; après une courte interruption, ils reprirent donc les pagaies avec une nouvelle ardeur et continuèrent leur route. Au coucher du soleil, la pirogue disparaissait en s’engouffrant sous l’immense dôme de feuillage de la forêt vierge que le courant d’eau coupait en biaisant.

Dès que les ténèbres commencèrent à tomber, le désert se réveilla, et les hurlements des bêtes fauves se rendant à l’abreuvoir se firent entendre sourdement dans les profondeurs inexplorées delà forêt. Bon-Affût ne jugea pas prudent de s’engager à cette heure dans des parages inconnus, qui sans doute recelaient des dangers de toute espèce. En conséquence, après avoir louvoyé encore pendant quelque temps afin de trouver un atterrage convenable, le chasseur donna l’ordre d’accoster sur une pointe de rocher qui s’avançait dans l’eau et formait une espèce de promontoire sur lequel on pouvait aborder sans difficulté.

Aussitôt à terre, le Canadien fit le tour du rocher afin de reconnaître les environs et savoir dans quelle partie de la forêt ils se trouvaient.

Cette fois le hasard avait mieux servi le chasseur qu’il n’aurait osé l’espérer. Après avoir écarté à grand’peine et avec des précautions minutieuses les lianes et les broussailles qui obstruaient le chemin, il se trouva subitement, et sans s’en douter, à l’entrée d’une grotte naturelle, formée probablement par une de ces convulsions volcaniques si fréquentes dans ces régions.

À cette vue, il s’arrêta, et allumant une branche d’ocote dont il avait eu le soin de se prémunir, il entra résolument dans la grotte, suivi de ses compagnons. L’apparition subite de la lumière de la torche effraya une nuée d’oiseaux de nuit et de chauves-souris qui, avec des cris aigus, se mirent à voler lourdement et à s’échapper de tous les côtés. Bon-Affût continua sa route, sans s’occuper de ces hôtes funèbres dont il interrompait si inopinément les lugubres ébats.

Cette grotte était haute, spacieuse et aérée. C’était, dans les circonstances où se trouvaient les aventuriers, une précieuse trouvaille, car elle leur offrait un abri à peu près sûr, pour la nuit, contre les recherches des Apaches, qui certainement n’avaient pas renoncé aies poursuivre.

Les aventuriers, après avoir exploré la caverne dans tous les sens, et s’être assurés qu’elle avait deux sorties, ce qui leur garantissait les moyens de fuir s’ils étaient attaqués par de trop nombreux ennemis, retournèrent vers l’embarcation, la retirèrent de l’eau, et, la chargeant sur leurs épaules, ils la portèrent au fond de la grotte. Puis, avec cette patience dont les Indiens et les coureurs des bois sont seuls capables, ils effacèrent les moindres traces, les plus légères empreintes qui auraient pu faire reconnaître leur débarquement et deviner la retraite qu’ils avaient choisie. Les brins d’herbes courbés furent redressés, les lianes et les buissons qu’ils avaient écartés furent rapprochés, et, après ce soin accompli, nul n’eût pu se douter que plusieurs hommes avaient passé par là.

Après quoi, faisant une ample provision de bois mort et de branche d’ocote pour les torches, ils rentrèrent dans la grotte avec l’intention manifeste de prendre enfin un peu de repos dont ils avaient si grand besoin.

Tous ces préparatifs avaient demandé du temps ; aussi la nuit était-elle fort avancée déjà lorsque les aventuriers, après avoir pris un maigre repas préparé à la hâte, s’enveloppèrent enfin dans leurs zarapés et s’étendirent les pieds au feu et la main sur leur rifle. Rien ne troubla leur sommeil, qui durait encore lorsque les premiers rayons du soleil empourprèrent l’horizon de reflets joyeux. Ce fut Bon-Affût qui réveilla ses compagnons.

L’Aigle-Volant n’était pas dans la grotte.

Cette absence n’inquiéta nullement le chasseur ; il connaissait trop bien le sachem comanche pour redouter une trahison de sa part.

— Debout ! cria-t-il aux dormeurs, le soleil est levé ; nous nous sommes assez reposés, il est temps de songer à nos affaires.

Au bout d’un instant ils étaient sur pied.

Le chasseur ne s’était pas trompé ; à peine commençait-on à rallumer le feu pour le repas du matin, que l’Aigle-Volant parut. Le chef portait sur ses épaules un élan magnifique qu’il jeta silencieusement à terre, puis il alla s’accroupir auprès de l’Églantine.

— Ma foi ! chef, dit gaiement Bon-Affût, vous êtes un homme de précaution, votre chasse est la bienvenue ; nos vivres commençaient à furieusement diminuer.

Le Comanche sourit de plaisir à cette parole, mais il ne répondit pas autrement : de même que tous ses congénères, l’Indien ne parlait que lorsque cela était absolument nécessaire.

Sur un signe du Canadien, Domingo, qui était un grand chasseur, se mit immédiatement en devoir de dépouiller l’élan.

Le pennekann, le queso et le blé indien restèrent donc au fond des alforjas des aventuriers, grâce à de succulents filets levés adroitement sur l’animal par Domingo, et qui, rôtis sur la braise, leur procurèrent un délicieux déjeuner ; ce festin fut couronné par quelques gouttes de pulque dont l’Aigle-Volant et sa femme, d’après l’habitude des comanches de s’abstenir de liqueurs fortes, refusèrent seuls de prendre leur part.

Puis les pipes et les cigarettes furent allumées, et chacun commença à fumer silencieusement.

Bon-Affût réfléchissait au parti qu’il devait prendre, pendant que Domingo et Bermudez préparaient tout pour le départ ; enfin il se décida à parler :

— Caballeros, dit-il, nous voici arrivés à l’endroit où commence réellement notre voyage ; il est temps que je vous fasse savoir où nous allons. Dès que nous aurons traversé cette forêt, ce qui ne sera pas long, nous aurons devant nous une plaine immense au centre de laquelle s’élève une ville ; cette ville est nommée par les Indiens Quiepaa-Tani : c’est une de ces mystérieuses cités où, depuis la conquête, s’est réfugiée la civilisation mexicaine des Incas ; c’est à cette ville que nous nous rendons, car c’est dans son sein que se sont retirées les jeunes filles que nous voulons sauver ; cette ville est sacrée : malheur à l’Européen ou au blanc qui serait découvert aux environs ! Je vous avoue que les périls que nous avons courus jusqu’à présent ne sont rien en comparaison de ceux qui probablement nous attendent avant que nous atteignions le but que nous nous sommes proposé ; il est impossible que nous songions à nous introduire tous dans cette ville ; cette tentative serait une folie et n’aboutirait qu’à nous faire stérilement massacrer. D’un autre côté, nous pouvons avoir besoin de retrouver ici des compagnons dévoués qui, le cas échéant, nous viendront en aide. Voici donc ce que j’ai résolu : Bermudez va retourner sur ses pas, c’est-à-dire à l’endroit où nous avons laissé Juanito ; puis, tous deux, conduisant les chevaux avec eux, rallieront au rendez-vous convenu le détachement de Ruperto et celui de Balle-Franche, si cela est possible, et les amèneront ici. Quel est votre avis, caballeros ? approuvez-vous mon projet ?

— De tous points, répondit don Mariano en s’inclinant.

— Et vous, chef ?

— Mon frère est prudent, ce qu’il fait est bien.

— Quoi ! je vais vous quitter, murmura le pauvre Bermudez en s’adressant à son maître.

— Il le faut mon ami, répondit celui-ci ; mais pas pour longtemps, je l’espère.

— Tachez de vous bien rappeler la route que nous avons suivie, afin de ne pas vous tromper au retour, reprit le chasseur.

— Je tâcherai.

— Eh ! vieux chasseur, dit en ricanant Domingo, pourquoi diable ne m’envoyez-vous pas, moi qui suis une coureur des bois et qui connais le désert sur le bout du doigt, au lieu de ce pauvre homme qui, j’en suis certain, laissera ses os en route ?

Bon-Affût lança au gambucino un regard pénétrant qui lui fit baisser la tête en rougissant.

— Parce que, répondit-il en appuyant avec intention sur chaque mot, ami Domingo, j’ai pour vous une si forte inclination que je ne puis consentir à vous perdre de vue une seule minute ; vous me comprenez, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, parfaitement, bégaya le gambucino avec confusion ; il est inutile de vous fâcher, vieux chasseur, je resterai ; ce que j’en disais, c’était dans votre intérêt, voilà tout.

— J’apprécie votre offre comme elle le mérite, répondit en raillant le Canadien, n’en parlons plus. Et il continua en s’adressant à Bermudez : Comme nous pouvons avoir bientôt besoin de secours, tâchez en revenant de prendre, si cela est possible, une route plus directe et plus courte.

— Je ferai en sorte.

— Cette grotte est un excellent refuge, elle est assez spacieuse pour vous donner abri à tous ; vous y demeurerez avec les chevaux et vous ne la quitterez que sur un ordre de moi : c’est entendu ?

— Et compris, soyez tranquille ; je suis trop pénétré de l’importance des recommandations que vous me faites pour les négliger.

— Un dernier mot. Je vous ai dit qu’il fallait absolument, pour le succès de l’expédition difficile que nous tentons, que nous trouvions ici, en cas de besoin, un fort détachement d’hommes résolus ; recommandez bien à Ruperto de redoubler de prudence et d’éviter autant que possible, je ne dis pas une rixe avec les Indiens, mais même leur rencontre.

— Je le lui dirai.

— Maintenant, remettons la pirogue à flot, et bonne chance.

— Dieu veuille que vous réussissiez à sauver la pauvre Niña, dit le vieux domestique avec une émotion qu’il ne put maîtriser ; je donnerais avec joie ma vie pour elle.

— Allez en paix, mon ami, répondit Bon-Affût d’un ton affectueux, j’ai déjà fait le sacrifice de la mienne.

Les aventuriers sortirent alors de la grotte, non sans avoir d’abord interrogé le dehors du regard, afin de voir si nul danger n’existait. Un silence profond régnait sous le couvert impénétrable de la forêt.

Les aventuriers enlevèrent sur leurs épaules la pirogue dans laquelle ils avaient placé des provisions pour le compagnon qui les quittait.

Bientôt l’embarcation se balança légèrement sur l’eau.

Bermudez fit ses derniers adieux, puis se détournant avec effort, il sauta dans la pirogue, saisit les pagaies et s’éloigna.

— Au revoir ! lui cria don Mariano d’une voix émue.

— À bientôt, si Dieu veut, répondit Bermudez.

— Amen ! murmurèrent pieusement les aventuriers.

Bon-Affût suivit longtemps des yeux la marche de la pirogue, puis se retournant par un mouvement brusque vers ses compagnons :

— C’est un cœur dévoué, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même : arrivera-t-il ?

— Dieu le protégera, répondit don Mariano.

— C’est vrai, reprit le chasseur en passant sa main sur son front ; je suis fou, sur ma parole, d’avoir de telles pensées, et ingrat, qui plus est, ingrat envers la Providence, qui a veillé sur nous jusqu’ici avec une si grande sollicitude.

— Bien parlé, mon ami, fit don Mariano ; j’ai le pressentiment que nous réussirons.

— Eh bien, voulez-vous que je vous parle franchement, fit gaiement le chasseur ; moi aussi, f en ai le pressentiment ; ainsi, en avant.

L’Aigle-Volant posa alors sa main sur l’épaule du chasseur.

— Avant que de partir, je voudrais tenir conseil avec mon frère, dit-il ; le cas est grave.

— Vous avez raison, chef, rentrons dans la grotte ; nos mouvements doivent être combinés avec la plus grande prudence, afin, le moment venu, de ne pas commettre une irréparable bévue qui compromettrait sans retour le succès de notre expédition.

Le Comanche fit un signe d’assentiment, et précédant ses amis, il retourna à la caverne. Le feu n’était pas complètement éteint, il couvait sous la cendre ; en un instant il fut ravivé ; les quatre hommes s’accroupirent gravement autour.

Alors le chef détacha son calumet de sa ceinture, le bourra de tabac sacré, l’alluma, et après avoir aspiré lentement deux ou trois bouffées de fumée, il le passa à Bon-Affût. Le calumet fit ainsi le tour du cercle sans qu’un mot fût prononcé, pendant que le tabac contenu dans le fourneau se consumait. Lorsqu’il ne resta plus que de la cendre, le chef le secoua dans le brasier, replaça le calumet à sa ceinture et s’adressant à Bon-Affût :

— Un chef voudrait parler, dit-il.

— Mon frère peut parler, répondit le classeur en s’inclinant, nos oreilles sont ouvertes.

Le sachem, après avoir d’un geste ordonné à sa femme de s’éloigner hors de la portée de la voix, ce que, selon la coutume indienne, l’Églantine fit immédiatement, s’inclina révérencieusement devant les membres du conseil et prit la parole en ces termes.