L’Éclaireur/30

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Amyot (p. 319-331).
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XXX.

Le deuxième Détachement.

Ainsi que nous l’avons dit dans notre précédent chapitre, l’Aigle-Volant s’était lancé sur la piste des cavaliers dont les empreintes avaient été aperçues par Bon-Affût.

L’Indien était réellement un des plus fins limiers de sa nation ; car, bien que la nuit vînt rapidement et l’empêchât bientôt de distinguer les traces qui servaient à le guider dans ses recherches, il n’en continua pas moins à avancer d’un pas aussi sûr et aussi assuré que s’il eût été au milieu de l’un de ces larges chemins jadis tracés par les Espagnols au temps de leur domination, et dont il reste encore quelques vestiges à demi effacés aux environs des grandes cités hispano-américaines.

Dix minutes environ après avoir quitté ses compagnons, le chef s’était relevé, et sans paraître attacher grande importance aux vestiges laissés sur le sol, il avait continué sa marche, se contentant de s’orienter de temps en temps en jetant un regard perçant sur les arbres et les buissons qui l’entouraient.

L’Aigle-Volant continua à marcher ainsi pendant une heure sans hésiter et sans ralentir son pas ; arrivé à un endroit où les arbres s’écartaient à droite et à gauche, de façon à former un vaste carrefour dans lequel venaient aboutir plusieurs sentes de bêtes fauves, le chef s’arrêta un instant, jeta un regard soupçonneux et investigateur autour de lui, saisit son rifle que jusqu’alors il avait porté rejeté en arrière sur l’épaule, visita l’amorce avec soin, et, courbant légèrement le corps au niveau des hautes herbes, il s’avança à pas mesurés du côté d’un buisson touffu dont il écarta les branches avec précaution et dans lequel il ne tarda pas à disparaître tout entier.

Dès qu’il fut complètement caché dans le fouillis de plantes au milieu duquel il avait cherché un abri, le Comanche s’agenouilla, entr’ouvrit peu à peu le rideau de feuillage qui le masquait, et regarda. Tout à coup, par un mouvement brusque l’Aigle-Volant se releva, désarma son rifle qu’il plaça sur son épaule, puis il quitta le buisson la tête haute et le sourire aux lèvres.

Au centre d’une vaste clairière, éclairée par trois ou quatre brasiers ardents, une vingtaine d’hommes étaient campés, pittoresquement groupés autour des feux et préparant joyeusement leurs repas du soir, tandis que leurs chevaux entravés à l’amble broutaient leur provision de pois grimpants et les jeunes pousses des arbres auprès desquels ils se trouvaient.

Ces cavaliers, l’Aigle-Volant les avait reconnus au premier coup d’œil, étaient don Leo de Torrès, Balle-Franche et les gambucinos détachés à la poursuite de don Estevan. L’Indien s’approcha du feu auprès duquel don Leo et les chasseurs étaient assis, et s’arrêtant devant eux :

— Que le Wacondah veille sur mes frères ! dit-il en forme de salut : un ami les vient visiter.

— Qu’il soit le bienvenu, répondit gracieusement don Leo en lui tendant la main.

— Oui, ajouta Balle-Franche, mille fois le bienvenu ! bien que sa présence ait lieu de nous surprendre.

Le chef s’inclina et prit place entre les deux blancs.

— Comment se fait-il que nous vous rencontrions ici ? demanda le chasseur.

— La question que m’adresse mon frère en ce moment est celle que je me préparais à lui faire moi-même.

— Comment cela ? fit don Miguel.

— Mon frère le guerrier pâle ne sait-il pas où il se trouve en ce moment ?

— D’aucune façon ; depuis notre séparation, nous avons toujours suivi la piste de notre ennemi sans pouvoir jamais l’atteindre : cette piste nous a conduits dans des parages inconnus à Balle-Franche lui-même.

— Je dois l’avouer, voici la seconde fois que pareille chose m’arrive, et cela dans des circonstances identiques ; la première, je me rappelle que c’était en 1843, j’étais alors au…

— Mais, interrompit sans façon l’Aigle-Volant, si le chasseur ne connaît pas ces régions, mon frère le guerrier les connaît, lui.

— Moi ? fit don Leo, pas le moins du monde, chef ; voici, je vous le certifie, la première fois que je viens de ce côté.

— Mon frère se trompe, il y est venu déjà ; seulement, de même que tous les visages pâles, la mémoire de mon frère est courte, il a oublié.

— Non, chef ; j’ai trop l’habitude du désert pour ne pas reconnaître du premier coup d’œil un endroit quel qu’il soit où je serais déjà venu.

L’Indien sourit de cette prétention si mal justifiée.

— C’est pourtant ce qui arrive aujourd’hui à mon frère, dit-il, bien que trois lunes tout au plus se soient écoulées depuis qu’il a visité ces parages en compagnie du chasseur pâle auquel il donne le nom de Bon-Affût.

L’aventurier se redressa brusquement, une vive émotion se laissa voir sur son visage.

— Que voulez-vous dire, au nom du ciel ! Peau-Rouge ? s’écria-t-il avec émotion.

— Je veux dire que Quiepaa-Tani est là, répondit l’indien en étendant le bras dans la direction du sud-ouest, que nous en sommes éloignés à peine d’une demi-journée de marche.

— Il serait possible ?

— Un chef ne ment jamais.

— Oh ! s’écria le jeune homme avec énergie en se levant subitement, merci de cette bonne nouvelle, chef.

— Qu’allez vous faire ? lui demanda Balle-Franche.

— Comment ! ce que je vais faire ! ne le devinez-vous pas ? Celles que nous voulons sauver sont à quelques lieues à peine de nous, et vous m’adressez cette question !

— Je vous l’adresse parce que je crains que, par votre fougue et votre imprudence, vous ne compromettiez le succès de notre expédition.

— Vos paroles sont dures, vieux chasseur ; mais je vous les pardonne, car vous ne pouvez comprendre ce que j’éprouve.

— Peut-être oui, peut-être non, don Miguel ; mais, croyez-moi, dans une expédition comme la nôtre, la ruse seule peut nous faire réussir.

— Au diable la ruse et celui qui la conseille ! s’écria le jeune homme avec violence. Je veux délivrer les jeunes filles que moi-même, par ma folle confiance, j’ai fait tomber dans ce traquenard.

— Et que vous perdrez pour jamais par une autre folie, croyez-en l’expérience d’un homme qui a vécu au désert plus d’années que vous ne comptez de mois dans votre vie. Depuis que nous suivons la piste de don Estevan, nous avons constaté qu’un fort parti de cavaliers indiens s’est joint à lui, n’est-ce pas ? À deux pas d’une ville sainte dont la population est immense, avez-vous l’intention de lutter avec vos quinze gambucinos contre plusieurs milliers de guerriers Peaux-Rouges, braves et expérimentés ? Ce serait de gaieté de cœur vouloir se faire massacrer sans profit. Si don Estevan se dirige de ce côté, c’est que lui aussi sait que les jeunes filles sont à Quiepaa-Tani. Ne brusquons rien, surveillons les mouvements de notre ennemi sans révéler notre présence et lui laisser soupçonner que nous sommes aussi près de lui ; de cette manière je vous réponds du succès sur ma tête.

Le jeune homme avait écouté ces paroles avec la plus grande attention. Lorsque Balle-Franche se tut, il lui serra affectueusement la main, et reprenant sa place auprès de lui :

— Merci, mon vieil ami, lui dit-il, merci de la rude façon dont vous m’avez parlé : vous m’avez fait rentrer en moi-même ; j’étais fou. Mais, ajouta-t-il au bout d’un instant, que faire ? comment sauver ces malheureuses enfants ?

L’Aigle-Volant, pendant la conversation qui précède, était demeuré calme et silencieux, fumant impassiblement son calumet indien ; en entendant don Leo parler ainsi, il comprit qu’il était temps qu’il intervînt :

— Que le guerrier pâle reprenne courage, dit-il : l’Églantine-des-bois est à Quiepaa-Tani ; demain à l’endit-ha — lever du soleil, — nous aurons des nouvelles des vierges pâles.

— Oh ! oh ! fit joyeusement le jeune homme. Aussitôt que votre femme reviendra de ce nid de démons, je lui promets, chef, la plus belle paire de bracelets et les plus beaux pendants d’oreilles que jamais cithuatl indienne n’a portés.

— L’Églantine n’a pas besoin de récompense pour rendre service à mes amis.

— Je le sais, chef ; mais vous ne me refuserez pas la satisfaction de lui donner cette légère marque de ma reconnaissance ?

— Mon frère est libre.

— Ah ça ! observa tout à coup Balle-Franche, par quel hasard vous êtes-vous présenté ce soir à notre campement ?

— Ne l’avez-vous pas compris ?

— Ma foi ! non, je vous l’avoue ; nous étions loin de vous soupçonner aussi près de nous.

— C’est vrai, dit don Miguel ; mais, maintenant que je sais où nous sommes, tout s’explique.

— Oui ; mais cela ne nous dit pas pourquoi le chef est venu nous trouver ici.

— Parce que, répondit l’Aigle-Volant, nous avons découvert vos traces par le travers de la piste que nous suivions.

— C’est juste, et vous avez voulu nous reconnaître ?

Le chef baissa affirmativement la tête.

— Nos amis se sont-ils arrêtés bien loin d’ici ?

— Non, répondit l’Indien ; maintenant je vais aller les rejoindre afin de leur apprendre quels sont les hommes que j’ai vus. Mon absence a été longue ; les visages pales s’inquiètent promptement. Je pars.

— Un instant encore, fit Balle-Franche. Puisque le hasard nous a réunis, peut-être vaudrait-il mieux ne plus nous séparer ; nous aurons peut-être avant peu besoin les uns des autres.

— En effet, qu’en pensez-vous, chef ? vaut-il mieux que ce soit nous qui vous accompagnions à votre camp ou préférez-vous nous rejoindre.

— Nous viendrons ici.

— Hâtez-vous donc, car je suis curieux de savoir ce qui vous est arrivé depuis notre séparation au gué del Rubio.

— L’Aigle-Volant est un bon payntzin — coureur, — répondit le chef, mais il n’a que les pieds d’un homme.

— En effet, pourquoi donc n’êtes-vous pas venus à cheval ?

— Nos chevaux sont restés au camp de la grand rivière ; une piste se suit mieux à pied.

— Il est facile de remédier à cela. Combien êtes-vous ?

— Quatre.

— Comment ! quatre ? Vous étiez davantage il me semble.

— Oui, mais le chasseur pâle vous expliquera pourquoi deux de nos compagnons nous ont quittés.

— Bon, je vous accompagnerai.

Don Leo donna immédiatement l’ordre de préparer quatre chevaux, recommanda à Balle-Franche de veiller sur le campement pendant son absence ; alors se mettant en selle, mouvement imité par le chef, tous deux s’éloignèrent en conduisant en bride les chevaux destinés à ceux qu’ils allaient retrouver.

Une fallut aux deux hommes que vingt minutes, à peu près, pour faire la route que, seul, l’Aigle-Volant avait mis plus d’une heure à parcourir, à cause des précautions qu’il avait été obligé de prendre lorsqu’il suivait une piste inconnue, qui pouvait appartenir à des ennemis. Ils trouvèrent don Mariano et Bon-Affût, le canon du rifle en avant, et faisant bonne guette. En attendant le retour de l’Aigle-Volant, ils avaient fini par s’endormir ; mais les pas des chevaux les avaient réveillés ; à tout hasard, ils s’étaient mis sur la défensive.

Seulement, à leur réveil, une surprise fort désagréable les attendait. Ils ne se virent plus que deux au lieu de trois.

Domingo, le gambucino, avait disparu. Aussitôt la reconnaissance effectuée entre don Miguel, le chasseur et don Mariano, le Canadien, avant toute chose, leur dit avec agitation :

— Pied à terre, pied à terre, caballero, et en chasse tous !

— Comment ! en chasse à cette heure ? répondit don Miguel ; êtes-vous fou, Bon-Affût ?

— Je ne suis pas fou, reprit vivement le Canadien ; mais, je vous le répète, pied à terre et en chasse ! nous sommes trahis !

— Comment, trahis ! s’écria don Miguel en bondissant de surprise, et par qui, au nom du ciel ?

— Par Domingo ! le traître s’est enfui pendant notre sommeil ! Oh ! j’avais raison de me défier de sa face cuivrée !

— Domingo enfui ? traître ? vous vous trompez !

— Je ne me trompe pas. En chasse ! vous dis-je, au nom de celles que vous avez juré de sauver !

Il n’en fallait pas autant pour exaspérer le jeune homme ; il se précipita en bas de son cheval et saisissant son rifle :

— Que faut-il faire ? demanda-t-il.

— Partageons-nous le terrain, répondit rapidement le chasseur ; partons chacun d’un côté, que Dieu bénisse nos recherches ! nous n’avons perdu que trop de temps déjà.

Sans un plus long échange de paroles, les quatre hommes s’enfoncèrent dans la forêt par quatre côtés différents.

Mais les ténèbres étaient épaisses ; sous le couvert où même en plein jour les rayons du soleil ne pénétraient qu’avec peine, par cette nuit noir et sans lune, on ne distinguait rien à deux pas de soi ; et si, au lieu de fuir, le gambucino s’était contenté de se cacher aux environs, évidemment les chasseurs passeraient auprès de lui sans l’apercevoir. Les recherches durèrent longtemps ; les chasseurs comprenaient de quelle importance était pour eux de retrouver le fugitif ; mais, malgré toute leur adresse, ils ne purent rien découvrir.

Bon-Affût, don Mariano et don Miguel étaient depuis quelques instants de retour auprès du foyer ; ils se communiquaient, d’un air découragé, le mauvais résultat de leur poursuite, lorsque tout à coup une lueur éblouissante sillonna la forêt et un coup de feu se fit entendre, suivi presque immédiatement d’un second.

— Courons, cria Bon-Affût, l’Aigle-Volant a dépisté la vermine ; jamais si bon limier n’a été en quête d’une proie.

Les trois hommes s’élancèrent au pas de course dans la direction des détonations qu’ils avaient entendues. En approchant, ils reconnurent qu’une lutte acharnée avait lieu ; le cri de guerre des Comanches, poussé d’une voix retentissante par l’Aigle-Volant, ne leur laissa pas le moindre doute à cet égard. Enfin, ils débouchèrent, en courant, sur le théâtre de l’action.

L’Aigle-Volant, le pied posé sur la poitrine d’un homme renversé devant lui, et qui se tordait comme un serpent pour échapper à l’étreinte qui le brisait, avait le dos appuyé contre un chêne noir, et le tomahawk à la main, il se défendait comme un lion contre cinq ou six Indiens qui l’attaquaient à la fois.

Les trois blancs saisirent leurs rifles par le canon et, s’en servant comme de massues, se précipitèrent dans la mêlée avec un cri de défi terrible.

L’effet de cette diversion fut instantané. Les Peaux-Rouges se dispersèrent dans toutes les directions et s’enfuirent comme une légion de fantômes.

— Sus ! sus ! hurla don Miguel en s’élançant en avant.

— Arrêtez ! lui cria Bon-Affût en le retenant par le bras, autant poursuivre le nuage qu’emporte le vent ; laissez échapper ces misérables, nous les retrouverons, je vous le garantis !

L’aventurier comprit qu’en ce moment une poursuite dans les ténèbres serait donner sur lui d’énormes avantages à ses ennemis plus au fait de la localité et probablement fort nombreux ; il s’arrêta avec un soupir de regret.

Le chef fut alors entouré et félicité pour sa belle résistance. Le sachem reçut ces compliments avec la modestie qui lui était habituelle.

— Ooah ! répondit-il seulement, les Apaches sont des vieilles femmes poltronnes ; un guerrier comanche suffit pour en tuer six fois dix, et vingt davantage.

Par un hasard miraculeux, le brave Indien n’avait reçu que quelques égratignures sans importance, dont, malgré les pressantes sollicitations de ses amis, il ne voulut pas consentir à s’occuper autrement qu’en les lavant avec un peu d’eau fraîche.

— Mais, dit soudain Bon-Affût en se baissant, qu’avons nous ici ? Eh ! eh ! je ne me trompe pas, voilà notre fugitif.

C’était, en effet, Domingo. Le pauvre diable avait la cuisse brisée ; prévoyant sans doute le sort qui l’attendait, il hurlait de douleur sans vouloir répondre autrement.

— Ce serait une bonne action, dit don Mariano, de casser la tête à ce misérable, afin de terminer ses souffrances.

— Ne nous pressons pas, observa l’implacable chasseur, chaque chose aura son temps ; laissez l’Aigle-Volant nous expliquer comment il l’a rencontré.

— Oui ! ceci est important, appuya don Miguel.

— C’est le Wacondah qui a livré cet homme entre mes mains, répondit sentencieusement le chef. J’avais fouillé la forêt avec autant de soin que me le permettaient les ténèbres, je revenais vers vous fatigue de près de deux heures de recherches infructueuses, lorsqu’au moment où j’y songeais le moins, je fus brusquement attaqué par plus de dix Apaches qui se ruèrent sur moi de tous les côtés à la fois. Cet homme était en tête des assaillants ; il déchargea son eruhpa sur moi sans m’atteindre ; je répondis de la même façon, mais plus heureusement, car il tomba ; je posai immédiatement le pied sur sa poitrine de crainte qu’il ne m’échappât, et je me défendis de mon mieux contre mes ennemis, afin de vous donner le temps d’accourir à mon secours. J’ai dit.

— Vrai dieu ! chef, s’écria le chasseur avec enthousiasme, vous êtes un brave guerrier ! ce que vous avez fait est beau ! Ce misérable, après nous avoir abandonnés, avait rejoint un parti de ces oiseaux de proie, il revenait dans l’intention sans doute de nous attaquer pendant notre sommeil.

— Enfin, reprit don Mariano, il est retrouvé, tout est pour le mieux.

Le blessé fit un effort suprême, se redressa, et s’appuyant sur la main droite, il ricana horriblement.

— Oui, oui, répondit-il, je sais que je vais mourir ; mais ce ne sera pas sans vengeance !

— Que dis-tu, misérable ? s’écria don Mariano.

— Je dis que votre frère sait tout, mon beau seigneur, et qu’il parviendra à déjouer vos projets.

— Vipère ! que t’ai-je fait pour agir ainsi envers moi ?

— Vous ne m’avez rien fait, répondit-il avec un rire de démon ; mais, ajouta-t-il en désignant don Miguel, celui-là, je le hais depuis longtemps.

— Eh bien, meurs, misérable ! s’écria le jeune homme exaspéré en lui posant sur le front l’anneau glacé de son rifle.

L’Aigle-Volant détourna l’arme.

— Cet homme est à moi, mon frère, dit-il.

Don Miguel ramena lentement son rifle vers lui, et se tournant vers le chef :

— J’y consens, fit-il, mais à condition qu’il mourra.

Un sourire sinistre plissa pendant une seconde les lèvres minces de l’Indien.

— Oui, répondit-il, et d’une mort apache.

Détachant alors l’arc qu’il portait suspendu auprès de son carquois de peau de panthère, il entoura le crâne du gambucino avec la corde, et faisant tourniquet au moyen d’une flèche passée dans cette corde, tandis que, le genou appuyé entre les épaules du misérable, il empoignait fortement sa chevelure de la main droite et la tirait à lui, il le scalpa ainsi, en lui infligeant la plus abominable torture qui se puisse imaginer, puisque, au lieu de toucher les chairs avec son couteau, il les arracha littéralement au moyen de la corde. Le bandit le visage inondé de sang, les traits défigurés, joignit les mains avec effort en s’écriant avec une expression impossible à rendre :

— Tuez-moi ! oh ! par pitié, tuez-moi !

Le Comanche rapprocha son visage féroce de celui du bandit.

— On ne tue pas les traîtres ! dit-il d’une voix sourde. Et, le saisissant par le cou, il passa la lame de son couteau entre ses dents serrées, lui ouvrit la bouche de force et lui arracha la langue qu’il jeta avec dégoût.

— Meurs comme un chien, lui dit-il ; ta langue menteuse ne trahira plus personne.

Domingo poussa un cri de douleur tellement horrible que les assistants tressaillirent de terreur, et il roula sans connaissance sur le sol[1].

L’Aigle-Volant repoussa dédaigneusement du pied le corps du bandit, et se tournant vers ses compagnons :

— Partons, dit-il.

Ceux-ci le suivirent silencieusement, atterrés et épouvantés de la scène dont ils avaient été les témoins. Une heure plus tard, ils rejoignirent Balle-Franche à son campement.

Au lever du soleil, l’Aigle-Volant s’approcha de Bon-Affût et lui toucha légèrement l’épaule du doigt.

— Que voulez-vous ? demanda le chasseur en s’éveillant.

— Le sachem va au-devant de l’Églantine, répondit simplement le chef.

Et il s’éloigna.

— Il y a cependant quelque chose dans ces rudes natures, murmura le chasseur en le suivant du regard.


  1. Le récit de ce supplice est historique ; l’auteur l’a vu infliger par un Apache à un Américain du Nord.