L’Éclaireur/41

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Amyot (p. 454-457).
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ÉPILOGUE.

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Deux heures plus tard, le soleil éclairait à son lever une scène touchante dans cette hacienda qui venait d’être le théâtre d’une bataille aussi acharnée.

Les aventuriers et les guerriers comanches, arrivés si heureusement pour eux, s’étaient empressés de faire disparaître autant que possible les traces du combat. Dans un angle retiré du patio les cadavres de ceux qui avaient succombé dans la lutte étaient amoncelés et recouverts tant bien que mal avec de la paille ; des sentinelles comanches gardaient une vingtaine de prisonniers apaches, et les aventuriers s’occupaient, les uns à panser leurs blessures, les autres à ouvrir de larges tranchées pour enterrer les morts.

Sous le saguan de l’habitation, sur des bottes de paille recouvertes de zarapés, deux hommes et une femme étaient étendus. La femme était morte, c’était doña Luisa. La pauvre enfant, dont toute la vie n’avait été qu’une longue abnégation et un continuel dévouement, s’était bravement fait tuer par don Estevan, au moment où elle-même brûlait la cervelle à Addick, qui enlevait doña Laura.

Les deux hommes étaient don Mariano et Balle-Franche.

Don Miguel et Laura se tenaient chacun d’un côté du vieillard, épiant avec inquiétude l’instant où il rouvrirait les yeux.

Bon-Affût, triste et le front pâle, était penché sur son vieux camarade qui allait mourir.

— Courage, lui disait-il, courage, frère, ce n’est rien !

Le Canadien essaya de sourire.

— Hum ! je sais ce qui en est, répondit-il d’une voix entrecoupée ; j’en ai encore pour dix minutes au plus, et puis après, dam !…

Il se tut un instant et sembla réfléchir.

— Dites moi, Bon-Affût, reprit-il, croyez-vous que Dieu me pardonnera ?

— Oui, mon digne ami, car vous étiez une vaillante et bonne créature !

— J’ai toujours agi selon mon cœur. Enfin, on dit que la miséricorde de Dieu est infinie ; j’espère en lui.

— Espérez, mon ami, espérez !

— C’est égal, je savais bien que les Indiens ne me tueraient jamais ; vous le voyez, c’est ce don Estevan qui m’a blessé ; mais je lui ai fendu le crâne à cet assassin de jeunes filles ! Misérable ! j’aurais dû le laisser mourir dans sa fosse, comme un loup au piège.

Sa voix s’affaiblissait de plus en plus, son regard devenait vitreux, la vie se retirait à grands pas.

— Pardonnez-lui ; maintenant il est mort, il ne pourra plus nuire.

— Dieu soit loué ! j’ai enfin écrasé la vipère ! Adieu, Bon-Affût, mon vieux camarade ! Nous ne chasserons plus les daims et les bisons ensemble dans la prairie ; nous ne pousserons plus notre cri de guerre contre les Apaches… Où est l’Aigle-Volant ?

— Il est à la poursuite des Peaux-Rouges.

— Oh ! c’est un brave cœur ; il était bien jeune quand je l’ai connu, c’était en 1845 ; je me rappelle que je revenais de…

Il s’arrêta. Bon-Affût, qui s’était penché le plus près possible de lui, afin d’entendre les paroles qu’il prononçait d’une voix de plus en plus faible, le regarda. Il était mort.

Le digne chasseur avait rendu son âme à Dieu, sans éprouver les cruelles angoisses de la mort. Son ami lui ferma pieusement les yeux, s’agenouilla près de lui, et, inclinant son front pâle, Il pria avec ferveur pour son vieux compagnon.

Cependant don Mariano était toujours dans le même état d’insensibilité apparente. Les deux gens lui tenaient chacun une main et interrogeaient son pouls avec inquiétude. Les deux vieux domestiques du gentilhomme pleuraient silencieusement réfugiés dans un angle de la pièce.

Tout à coup don Mariano poussa un profond soupir, une vive rougeur colora son visage, ses yeux s’ouvrirent, pendant quelques secondes il sembla chercher à rappeler ses idées troublées par les approches de l’agonie. Enfin il fit un effort suprême, se dressa à demi sur sa couche, et regardant tour à tour, avec une expression de bonté ineffable, les deux jeunes gens qui étaient tombés agenouillés, il ramena leurs mains vers lui et les réunit sur son cœur.

— Don Miguel, dit-il d’une voix forte, veillez sur elle ! Laura, tu l’aimes, sois heureuse ! Mes enfants, je vous bénis ! Mon Dieu ! pardonnez dans votre miséricorde au malheureux, cause de tous nos malheurs ! Seigneur, recevez-moi dans votre sein ! Mes enfants, mes enfants, au revoir !

Son corps fut soudain agité d’un tremblement convulsif, ses traits se contractèrent, et il retomba en arrière en exhalant un soupir suprême.

Il était mort !

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Après avoir rendu les derniers devoirs à son vieux camarade, Bon-Affût suivit l’Aigle-Volant et ses guerriers. Depuis, on n’entendit plus parler de lui ; la mort de Balle-Franche avait brisé en cet homme si fort toute énergie et toute volonté ; peut-être traîne-t-il encore les restes de sa misérable existence au milieu des Indiens, parmi lesquels il s’était résolu à vivre.

Les recherches minutieuses faites plus tard par don Leo de Torrès, après son mariage avec doña Laura de Real del Monte demeurèrent toutes sans résultat ; le jeune homme dut, à son grand regret, renoncer à s’acquitter jamais envers cet homme au cœur si simple et si grand à la fois, auquel il devait tant de reconnaissance.