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L’Éclat d’obus/1916/I/10

La bibliothèque libre.
Pierre Laffite (p. 138-147).


X

75 OU 155 ?



Anxieusement, Paul Delroze tourna la page, comme s’il eût espéré que ce projet de fuite pût avoir une issue heureuse, et ce fut pour ainsi dire le choc d’une douleur nouvelle qu’il reçut en lisant les premières lignes écrites, le matin suivant, d’une écriture presque illisible :

« Nous avons été dénoncés, trahis. Vingt hommes nous épiaient… Ils se sont jetés sur nous, comme des brutes… Maintenant je suis enfermée dans le pavillon du parc. À côté, un petit réduit sert de prison à Jérôme et à Rosalie. Ils sont attachés et bâillonnés. Moi, je suis libre, mais il y a des soldats à la porte. Je les entends parler. »


Midi.

« J’ai bien du mal à t’écrire, Paul. À chaque instant le soldat de faction ouvre et me surveille. On ne m’a pas fouillée, de sorte que j’ai conservé les pages de mon journal, et je t’écris vite, par petits bouts, dans l’ombre…

« … Mon journal !… Le trouveras-tu, Paul ? Sauras-tu tout ce qui s’est passé et ce que je suis devenue ? Pourvu qu’ils ne me l’arrachent pas !…

« … Ils m’ont apporté du pain et de l’eau. Je suis toujours séparée de Rosalie et de Jérôme. On ne leur a pas donné à manger. »


Deux heures.

« Rosalie a réussi à se délivrer de son bâillon. Du réduit où elle se trouve, elle me parle à demi voix. Elle a entendu ce que disaient les soldats allemands qui nous gardent, et j’apprends que le prince Conrad est parti hier soir pour Corvigny, que les Français approchent et que l’on est très inquiet ici. Va-t-on se défendre ? Va-t-on se replier vers la frontière ?… C’est le major Hermann qui a fait manquer notre évasion. Rosalie dit que nous sommes perdus… »


Deux heures et demie.

« Rosalie et moi, nous avons dû nous interrompre. Je viens de lui demander ce qu’elle voulait dire… Pourquoi sommes-nous perdus ?… Elle prétend que le major Hermann est un être diabolique.

« — Oui, diabolique, a-t-elle répété, et comme il a des raisons spéciales pour agir contre vous…

« — Quelles raisons, Rosalie ?

« — Tout à l’heure, je vous expliquerai… Mais soyez sûre que, si le prince Conrad ne revient pas de Corvigny à temps pour nous sauver, le major Hermann en profitera pour nous faire fusiller tous les trois… »


Paul eut un véritable rugissement en voyant ce mot épouvantable tracé par la main de sa pauvre Élisabeth. C’était sur la dernière des pages. Il n’y avait plus, après cela, que quelques phrases écrites au hasard, en travers du papier, visiblement à tâtons. De ces phrases haletantes comme des hoquets d’agonie…

« … Le tocsin… Le vent l’apporte de Corvigny… Qu’est-ce que cela veut dire ?… Les troupes françaises ?… Paul, Paul, tu es peut-être avec elles !…

« … Deux soldats sont entrés en riant :

« — Capout, la dame !… Capout, tous les trois… Major Hermann a dit capout…

« … Seule encore… Nous allons mourir… Mais Rosalie voudrait me parler… Elle n’ose pas… »


Cinq heures.

« … Le canon français… Des obus éclatent autour du château… Ah ! si l’un d’eux pouvait m’atteindre !… J’entends la voix de Rosalie… Qu’a-t-elle à me dire ? Quel secret a-t-elle surpris ?…

« … Ah ! l’horreur ! Ah ! l’ignoble vérité ! Rosalie a parlé. Mon Dieu, je vous en prie, donnez-moi le temps d’écrire… Paul, jamais tu ne pourras supposer… Il faut que tu saches, avant que je meure… Paul… »

Le reste de la page avait été arraché, et les pages suivantes jusqu’à la fin du mois étaient blanches. Élisabeth avait-elle eu le temps et la force de transcrire les révélations de Rosalie ?

C’était là une question que Paul ne se posa même pas. Que lui importaient ces révélations et les ténèbres qui enveloppaient de nouveau et pour toujours une vérité qu’il ne pouvait plus découvrir ? Que lui importait la vengeance, et le prince Conrad, et le major Hermann, et tous ces sauvages qui martyrisaient et qui tuaient les femmes ? Élisabeth était morte. Il venait pour ainsi dire de la voir mourir sous ses yeux.

En dehors de cette réalité, rien ne valait une pensée ni un effort. Et, défaillant, engourdi par une lâcheté soudaine, les yeux fixés sur le journal où la malheureuse avait noté les phases du supplice le plus cruel qu’il fût possible d’imaginer, il se sentait peu à peu glisser vers un immense besoin d’anéantissement et d’oubli. Élisabeth l’appelait. À quoi bon lutter maintenant ? Pourquoi ne pas la rejoindre ?


Quelqu’un lui frappa sur l’épaule. Une main saisit le revolver qu’il tenait, et Bernard lui dit :

— Laisse cela tranquille, Paul. Si tu juges qu’un soldat a le droit de se tuer actuellement, je t’en laisserai libre tout à l’heure, lorsque tu m’auras écouté…

Paul ne protesta pas. La tentation de la mort l’avait effleuré, mais à son insu presque. Et bien qu’il y eût succombé peut-être, en un moment de folie, il était encore dans cet état d’esprit où l’on reprend vite conscience.

— Parle, dit-il.

— Ce ne sera pas long. Trois minutes d’explications tout au plus. Écoute.

Et Bernard commença :

— Je vois, d’après l’écriture, que tu as retrouvé un journal rédigé par Élisabeth. Ce journal confirme bien ce que tu savais ?

— Oui.

— Élisabeth, quand elle l’a écrit, était bien menacée de mort ainsi que Jérôme et Rosalie ?

— Oui.

— Et tous trois ont été fusillés le jour même où nous arrivions toi et moi à Corvigny, c’est-à-dire le mercredi 16 ?

— Oui.

— C’est-à-dire entre cinq et six heures du soir et la veille du jeudi où nous avons pu parvenir ici, au château d’Ornequin ?

— Oui, mais pourquoi ces questions ?

— Pourquoi ? Voici, Paul. Je t’ai repris, et j’ai entre les mains, l’éclat d’obus que tu as recueilli dans le mur du pavillon à l’endroit même où Élisabeth a été fusillée. Le voici. Une boucle de cheveux s’y trouvait encore collée.

— Eh bien ?

— Eh bien, j’ai causé tout à l’heure avec un adjudant d’artillerie, de passage au château, et il résulte de notre conversation et de son examen que cet éclat ne provient pas d’un obus tiré par un canon de 75, mais d’un obus tiré par un canon de 155, un Rimailho.

— Je ne comprends pas.

— Tu ne comprends pas parce que tu ignores, ou que tu as oublié, ce fait que vient de me rappeler mon adjudant. Le soir de Corvigny, le mercredi 16, les batteries qui ont ouvert le feu et qui ont lancé quelques obus sur le château, au moment où l’exécution avait lieu, étaient toutes nos batteries de 75, et nos Rimailhos de 155 n’ont tiré que le lendemain jeudi, pendant notre marche sur le château. Donc, comme Élisabeth a été fusillée et enterrée le mercredi soir vers six heures, il est matériellement impossible qu’un éclat d’obus tiré par un Rimailho lui ait enlevé des boucles de cheveux puisque les Rimailhos n’ont tiré que le jeudi matin.

— Alors ? murmura Paul, la voix altérée.

— Alors, comment douter que l’éclat d’obus du Rimailho, ramassé par terre le jeudi matin, n’ait été volontairement enfoncé parmi des boucles de cheveux coupés la veille au soir ?

— Mais tu es fou ! Dans quel but aurait-on fait cela ?

Bernard eut un sourire.

— Mon Dieu, dans le but de faire croire qu’Élisabeth avait été fusillée alors qu’elle ne l’était point.

Paul se jeta sur lui, et, le secouant :

— Tu sais quelque chose. Bernard ! Sans quoi, est-ce que tu pourrais rire ? Mais parle donc ! Et ces balles sur le mur du pavillon ? Et cette chaîne de fer ? Ce troisième anneau ?

— Justement. Trop de mise en scène ! Lorsqu’une exécution a lieu, est-ce qu’on voit ainsi la trace des balles ? Et puis, le cadavre d’Élisabeth, l’as-tu retrouvé ? Qui te prouve qu’après avoir fusillé Jérôme et sa femme ils n’ont pas eu pitié d’elle ? Ou bien, qui sait, une intervention…

Paul sentait un peu d’espoir l’envahir. Condamnée par le major Hermann, peut-être Élisabeth avait-elle été sauvée par le prince Conrad, revenu de Corvigny avant l’exécution…

Il balbutia :

— Peut-être… oui, peut-être… Et alors voici : le major Hermann connaissant notre présence à Corvigny, — souviens-toi de ta rencontre avec cette paysanne, — le major Hermann, tenant du moins à ce qu’Élisabeth fût morte pour nous, et à ce que nous renoncions à la chercher, le major Hermann a simulé cette mise en scène. Ah ! comment savoir ?

Bernard s’approcha de lui et prononça gravement :

— Ce n’est pas l’espérance que je t’apporte, Paul, c’est la certitude. J’ai voulu t’y préparer. Maintenant, écoute. Si j’ai interrogé cet adjudant d’artillerie, c’était pour contrôler des faits que je n’ignorais plus. Oui, tantôt, au village même d’Ornequin, où je me trouvais, il est arrivé de la frontière un convoi de prisonniers allemands. L’un d’eux, avec qui j’ai pu échanger quelques mots, faisait partie de la garnison qui occupait le château. Il a donc vu, lui. Il sait. Eh bien, Élisabeth n’a pas été fusillée. Le prince Conrad a empêché l’exécution.

— Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Paul qui défaillait de joie… Alors, tu es sûr ? Elle est vivante ?

— Oui, vivante… Ils l’ont emmenée en Allemagne.

— Mais depuis ?… Car enfin le major Hermann a pu la rejoindre et réussir dans ses desseins !

— Non.

— Comment le sais-tu ?

— Par ce soldat prisonnier. La dame française qu’il a vue ici, il l’a revue ce matin.

— Où ?

— Non loin de la frontière, dans une villa des environs d’Ébrecourt, sous la protection de celui qui l’a sauvée, et qui, certes, est de taille à la défendre contre le major Hermann.

— Qu’est-ce que tu dis ? répéta Paul, mais sourdement cette fois, et la figure contractée.

— Je dis que le prince Conrad, qui semble prendre son métier de soldat en amateur, — il passe d’ailleurs pour un crétin, même auprès de sa famille, — a établi son quartier général à Ébrecourt, qu’il rend chaque jour visite à Élisabeth, et que par conséquent toute crainte…

Mais Bernard s’interrompit, et demanda, stupéfait :

— Qu’as-tu donc ? Te voilà livide…

Paul saisit son beau-frère aux épaules et articula :

— Élisabeth est perdue. Le prince Conrad s’est épris d’elle… rappelle-toi, on nous l’avait dit déjà… et ce journal n’est qu’un cri d’angoisse… Il s’est épris d’elle, et il ne lâche pas sa proie, comprends-tu ? Il ne reculera devant rien !

— Oh ! Paul, je ne puis croire…

— Devant rien, je te le dis. Ce n’est pas seulement un crétin, c’est un fourbe et un misérable. Quand tu liras ce journal, tu verras… Et puis assez de mots, Bernard. Ce qu’il faut maintenant, c’est agir, et tout de suite, sans même prendre le temps de la réflexion.

— Que veux-tu faire ?

— Arracher Élisabeth à cet homme, la délivrer…

— Impossible.

— Impossible ? Nous sommes à trois lieues de l’endroit où ma femme est prisonnière, exposée aux outrages de ce forban, et tu t’imagines que je vais rester là, les bras croisés ? Allons donc ! il ne faudrait pas avoir de sang dans les veines ! À l’œuvre, Bernard, et si tu hésites, j’irai seul.

— Tu iras seul… où cela ?

— Là-bas. Je n’ai besoin de personne… Je n’ai besoin d’aucune aide. Un uniforme allemand, et c’est tout. Je passerai à la faveur de la nuit. Je tuerai les ennemis qu’il faudra tuer, et demain matin Élisabeth sera ici, libre.

Bernard hocha la tête et dit avec douceur :

— Mon pauvre Paul !

— Quoi ? Que signifie ?…

— Cela signifie que j’aurais été le premier à t’approuver, et que nous aurions marché ensemble au secours d’Élisabeth. Les risques, ça ne compte pas. Par malheur…

— Par malheur ?

— Eh bien voilà, Paul. On renonce de ce côté à une offensive plus vigoureuse. Des régiments de réserve et de territoriale sont appelés. Quant à nous, nous partons.

— Nous partons ? balbutia Paul, atterré.

— Oui, ce soir. Ce soir même notre division s’embarque à Corvigny et nous filons je ne sais où… Reims peut-être, ou Arras. Enfin l’Ouest, le Nord. Tu vois, mon pauvre Paul, que ton projet n’est pas réalisable. Allons, sois courageux. Et ne prends pas cet air de détresse. Tu me crèves le cœur… Voyons, quoi, Élisabeth n’est pas en danger… Elle saura se défendre…

Paul ne répondit pas un seul mot. Il se rappelait cette phrase abominable du prince Conrad, rapportée dans le journal d’Élisabeth : « C’est la guerre… C’est le droit, c’est la loi de la guerre ». Cette loi, il en sentait peser sur lui le poids formidable, mais il sentait en même temps qu’il la subissait dans ce qu’elle a de plus noble et de plus exaltant, le sacrifice individuel à tout ce qu’exige le salut de la nation.

Le droit de la guerre ? Non. Le devoir de la guerre, et un devoir si impérieux qu’on ne le discute point, et qu’on ne doit même pas, si implacable qu’il soit, laisser palpiter, dans le secret de son âme, le frémissement d’une plainte. Qu’Élisabeth fût en face de la mort ou du déshonneur, cela ne regardait pas le sergent Paul Delroze, et cela ne pouvait pas le détourner une seconde du chemin qu’on lui ordonnait de suivre. Avant d’être homme il était soldat. Il n’avait d’autre devoir qu’envers la France, sa patrie douloureuse et bien-aimée.

Il plia soigneusement le journal d’Élisabeth, et sortit, suivi de son beau-frère.

À la tombée de la nuit il quittait le château d’Ornequin.