Aller au contenu

L’Éclat d’obus/1916/I/4

La bibliothèque libre.
Pierre Laffite (p. 47-63).


IV

UNE LETTRE D’ÉLISABETH



À neuf heures, la position n’était plus tenable.

Le colonel enrageait.

Dès le milieu de la nuit — cela se passait au premier mois de la guerre, le 22 août — il avait amené son régiment au carrefour de ces trois routes dont l’une débouchait du Luxembourg belge. La veille, l’ennemi occupait les lignes de la frontière, à douze kilomètres de distance environ. Il fallait, ordre formel du général commandant la division, le contenir jusqu’à midi, c’est-à-dire jusqu’à ce que la division entière pût rejoindre. Une batterie de 75 appuyait le régiment.

Le colonel avait disposé ses hommes dans un repli de terrain. La batterie se dissimulait également. Or, dès les premières lueurs du jour, régiment et batterie étaient repérés par l’ennemi et copieusement arrosés d’obus.

On s’établit à deux kilomètres sur la droite. Cinq minutes après, les obus tombaient et tuaient une demi-douzaine d’hommes et deux officiers.

Nouveau déplacement. Dix minutes plus tard, nouvelle attaque. Le colonel s’obstina. En une heure, il y eut trente hommes hors de combat. Un des canons fut démoli.

Et il n’était que neuf heures.

— Cré bon sang ! s’écria le colonel, comment peuvent-ils nous repérer de la sorte ? Il y a de la sorcellerie là-dessous !

Il se dissimulait, avec ses commandants, avec le capitaine d’artillerie et avec quelques hommes de liaison, derrière un talus par-dessus lequel on découvrait un assez vaste horizon de plateaux onduleux. Non loin, à gauche, un village abandonné. En avant, des fermes éparses, et, sur toute cette étendue déserte, pas un ennemi visible. Rien qui pût indiquer d’où provenait cette pluie d’obus. Vainement les 75 avaient « tâté » quelques points. Le feu continuait toujours.

— Encore trois heures à tenir, grogna le colonel, nous tiendrons, mais le quart du régiment y passera.

À ce moment un obus siffla entre les officiers et les hommes de liaison et se ficha en pleine terre. Tous ils eurent un mouvement de recul dans l’attente de l’explosion. Mais un des hommes, un caporal, s’élança, saisit l’obus et l’examina.

— Vous êtes fou, caporal ! hurla le colonel. Lâchez donc ça et presto.

Le caporal remit doucement le projectile dans son trou, puis, en hâte, il s’approcha du colonel, réunit les talons et porta la main à son képi.

— Excusez-moi, mon colonel, j’ai voulu voir sur la fusée la distance à laquelle se trouvaient les canons ennemis. 5 kilomètres 250 mètres. Le renseignement peut avoir une valeur.

Son calme confondit le colonel, qui s’exclama :

— Crebleu ! et si ça avait éclaté ?

— Bast ! mon colonel, qui ne risque rien…

— Évidemment… mais, tout de même, c’est un peu raide. Comment vous appelez-vous ?

— Delroze, Paul, caporal à la troisième compagnie.

— Eh bien, caporal Delroze, je vous félicite de votre courage, et je crois bien que vos galons de sergent ne sont pas loin. En attendant, un bon conseil : ne recommencez pas ce coup-là…

Sa phrase fut interrompue par l’explosion toute proche d’un shrapnell. Un des hommes de liaison tomba, frappé à la poitrine, tandis qu’un officier chancelait sous la masse de terre qui l’éclaboussa.

— Allons, dit le colonel, quand l’ordre fut rétabli, il n’y a rien à faire qu’à courber la tête sous l’orage. Que chacun se mette à l’abri le mieux possible, et patientons.

Paul Delroze s’avança de nouveau.

— Pardonnez-moi, mon colonel, de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais on pourrait, je crois, éviter…

— Éviter la mitraille ? Parbleu ! je n’ai qu’à changer de position une fois de plus. Mais comme nous serons repérés aussitôt… Allons, mon garçon, rejoignez votre poste.

Paul insista :

— Peut-être, mon colonel, ne s’agirait-il pas de changer notre position, mais de changer le tir de l’ennemi.

— Oh ! oh ! fit le colonel un peu ironique, mais impressionné cependant par le sang-froid de Paul, et vous connaissez un moyen ?

— Oui, mon colonel.

— Expliquez-vous.

— Donnez-moi vingt minutes, mon colonel, et dans vingt minutes les obus changeront de direction.

Le colonel ne put s’empêcher de sourire.

— Parfait ! Et sans doute vous les ferez tomber où vous voudrez ?

— Oui, mon colonel.

— Sur le champ de betteraves qui est là-bas, à quinze cents mètres à droite ?

— Oui, mon colonel.

Le capitaine d’artillerie, qui avait écouté la conversation, plaisanta à son tour :

— Pendant que vous y êtes, caporal, puisque vous m’avez déjà fourni l’indication de la distance, et que je connais à peu près la direction, ne pourriez-vous me préciser cette direction afin que je règle exactement mon tir et que je démolisse les batteries allemandes ?

— Ce sera plus long et beaucoup plus difficile, mon capitaine, répondit Paul. J’essaierai cependant. À onze heures précises, vous voudrez bien examiner l’horizon, du côté de la frontière. Je lancerai un signal.

— Lequel ?

— Je l’ignore. Trois fusées sans doute…

— Mais votre signal n’aura de valeur que s’il s’élève au-dessus même de la position ennemie…

— Justement.

— Et pour cela il faudrait la connaître…

— Je la connaîtrai.

— Et s’y rendre…

— Je m’y rendrai.

Paul salua, pivota sur les talons, et, avant même que les officiers eussent le temps de l’approuver ou d’émettre une objection, il se glissait en courant au ras du talus, s’engageait à gauche dans une sorte de cavée dont les bords étaient hérissés de ronces, et disparaissait.

— Drôle de type, murmura le colonel. Où veut-il en venir ?

Une telle décision et une telle audace le disposaient en faveur du jeune soldat et, bien qu’il n’eût qu’une confiance assez restreinte dans le résultat de l’entreprise, il lui fut impossible de ne pas consulter plusieurs fois sa montre durant les minutes qu’il passa, avec ses officiers, derrière le frêle rempart d’une meule de foin. Minutes effroyables, où le chef de corps ne pense pas un instant au danger qui le menace, mais au danger de tous ceux dont il a la garde et qu’il considère comme ses enfants.

Il les voyait autour de lui, étendus dans le chaume, la tête couverte de leur sac, ou bien pelotonnés dans les taillis, ou bien tapis dans les creux du sol. L’ouragan de fer s’acharnait après eux. Cela se précipitait comme une grêle rageuse qui veut accomplir en toute hâte sa besogne de destruction. Soubresauts d’hommes qui font une pirouette et qui retombent immobiles, hurlements de blessés, cris de soldats qui s’interpellent, plaisanteries même… Et par là-dessus le tonnerre ininterrompu des explosions…

Et puis subitement le silence, un silence total, définitif, un apaisement infini dans l’espace et sur le sol, une sorte de délivrance ineffable.

Le colonel exprima sa joie par un éclat de rire.

— Cristi ! le caporal Delroze est un rude homme. Le comble, ce serait que le champ de betteraves en question fût arrosé à son tour, comme il l’a promis.

Il n’avait pas achevé qu’une bombe explosait à quinze cents mètres à droite, non pas sur le champ de betteraves, mais en avant. Une deuxième alla trop loin. À la troisième l’endroit était repéré. Et l’arrosage commença.

Il y avait là, dans l’accomplissement de la tâche que s’était imposée le caporal, quelque chose de si prodigieux à la fois et d’une précision si mathématique que le colonel et ses officiers ne doutèrent pour ainsi dire pas qu’il n’allât jusqu’au bout de cette tâche, et que, malgré les obstacles insurmontables, il ne réussît à donner le signal convenu.

Sans répit, ils fouillèrent l’horizon de leurs jumelles, tandis que l’ennemi redoublait d’efforts contre le champ de betteraves.

À onze heures cinq, il y eut une fusée rouge.

Elle apparut beaucoup plus à droite qu’on n’eût pu le supposer.

Et deux autres la suivirent.

Armé de sa longue-vue, le capitaine d’artillerie ne tarda pas à découvrir un clocher d’église qui émergeait à peine d’une vallée dont la dépression demeurait invisible parmi les ondulations du plateau, et la flèche de ce clocher dépassait si peu qu’on avait pu la prendre pour un arbre isolé. D’après les cartes il fut facile de constater que c’était le village de Brumoy.

Connaissant, par l’obus que le caporal avait examiné, la distance exacte des batteries allemandes, le capitaine téléphona à son lieutenant.

Une demi-heure plus tard, les batteries allemandes se taisaient, et, comme une quatrième fusée avait jailli, les soixante-quinze continuèrent à bombarder l’église ainsi que le village et ses abords immédiats.

Un peu avant midi le régiment fut rejoint par une compagnie de cyclistes, qui précédaient la division. Ordre était donné d’avancer à tout prix.

Le régiment avança, à peine inquiété, lorsqu’on approcha de Brumoy, par quelques coups de fusil. L’arrière-garde ennemie se repliait.

Dans le village en ruine, et dont quelques maisons flambaient encore, on trouva le plus incroyable désordre de cadavres, de blessés, de chevaux abattus, de canons démolis, de caissons et de fourgons éventrés. Toute une brigade avait été surprise au moment où, certaine d’avoir déblayé le terrain, elle allait se mettre en route.

Mais un appel partit du haut de l’église, dont la nef et la façade effondrées ne présentaient plus qu’un chaos indescriptible. Seule la tour du clocher, percée à jour, et noircie par l’incendie de quelques poutres, se maintenait et portait encore, grâce à un miracle d’équilibre, la mince flèche de pierre qui la couronnait. À moitié penché hors de cette flèche, un paysan agitait les bras et criait pour attirer l’attention.

Les officiers reconnurent Paul Delroze.

Prudemment, parmi les décombres, on monta l’escalier qui conduisait à la plate-forme de la tour. Là, entassés contre la petite porte pratiquée dans la flèche, il y avait huit cadavres d’Allemands, et la porte, démolie, tombée en travers, barrait le passage de telle façon qu’il fallut la briser à coups de hache pour délivrer Paul.

À la fin de l’après-midi, lorsqu’on eut constaté que la poursuite de l’ennemi se heurtait à des obstacles trop sérieux, le colonel assembla le régiment sur la place et embrassa le caporal Delroze.

— D’abord, la récompense, lui dit-il. Je demande la médaille militaire et avec un tel motif que vous l’aurez. Maintenant, mon petit, expliquez-vous.

Et Paul, au milieu du cercle que formaient autour de lui les officiers et les gradés de chaque compagnie, répondit aux questions.

— Mon Dieu, c’est bien simple, mon colonel. Nous étions espionnés.

— Évidemment, mais qui était l’espion et où se trouvait-il ?

— Mon colonel, c’est un hasard qui m’a renseigné. À côté de l’emplacement que nous occupions ce matin, il y avait à notre gauche, n’est-ce pas, un village avec une église ?

— Oui, mais j’avais fait évacuer le village dès mon arrivée, et il n’y avait personne dans l’église.

— S’il n’y avait eu personne dans l’église, pourquoi le coq qui surmonte le clocher affirmait-il que le vent venait de l’Est, alors qu’il venait de l’Ouest ? Et pourquoi, lorsque nous changions de position, la direction de ce coq obliquait elle vers nous ?

— Vous êtes sûr ?

— Oui, mon colonel. Et c’est pourquoi, après avoir obtenu votre permission, je n’ai pas hésité à me glisser jusqu’à l’église et à m’introduire dans le clocher aussi furtivement que possible. Je ne m’étais pas trompé. Un homme était là, dont j’ai réussi, non sans mal, à me rendre maître.

— Le misérable ! Un Français ?

— Non, mon colonel, un Allemand déguisé en paysan.

— Il sera fusillé.

— Non, mon colonel, je lui ai promis la vie sauve.

— Impossible.

— Mon colonel, il fallait bien savoir comment il renseignait l’ennemi.

— Et alors ?

— Oh ! ce n’était pas compliqué. Face au nord, l’église possède une horloge, dont nous ne pouvions, nous, apercevoir le cadran. De l’intérieur notre homme manœuvrait les aiguilles, de manière que la plus grande, alternativement posée sur trois ou quatre chiffres, énonçât la distance exacte où nous nous trouvions de l’église, et cela dans la direction du coq. C’est ce que je fis moi-même, et aussitôt l’ennemi, rectifiant son tir suivant mes indications, arrosait consciencieusement le champ de betteraves.

— En effet, dit le colonel en riant.

— Il ne me restait plus qu’à me porter au second poste d’observation d’où l’on recueillait le message de l’espion. De là je saurais — car l’espion ignorait ce détail essentiel — où se cachaient les batteries ennemies. Je courus donc jusqu’ici, et ce n’est qu’en arrivant que je constatai, au pied même de l’église qui servait d’observatoire, la présence de ces batteries et de toute une brigade allemande.

— Mais c’était une imprudence folle ! Ils n’ont donc pas tiré sur vous ?

— Mon colonel, j’avais endossé les vêtements de l’espion, de leur espion. Je parle allemand, je savais le mot de passe, et un seul d’entre eux connaissait cet espion, l’officier observateur. Sans la moindre défiance, le général commandant la brigade m’envoya donc vers lui dès qu’il apprit par moi que des Français m’avaient démasqué et que je venais de leur échapper.

— Et vous avez eu l’audace… ?

— Il le fallait bien, mon colonel, et puis vraiment j’avais tous les atouts. Cet officier ne se doutait de rien, et, quand je parvins sur la plate-forme de la tour d’où il transmettait ses indications, je n’eus aucun mal à l’assaillir et à le réduire au silence. Ma tâche était finie, il n’y avait plus qu’à vous faire le signal convenu.

— Rien que cela ! et au milieu de six ou sept mille hommes !

— Je vous l’avais promis, mon colonel, et il était onze heures. Sur la plate-forme se trouvait tout l’attirail nécessaire pour envoyer des signaux de jour et de nuit. Comment n’en pas profiter ? J’allumai une fusée, puis une seconde, puis une troisième et une quatrième, et la bataille commença.

— Mais, ces fusées, c’étaient autant d’avertissements qui réglaient notre tir sur ce clocher même où vous vous trouviez ! C’est sur vous que nous tirions !

— Ah ! je vous jure, mon colonel, que ces idées-là on ne les a pas en de pareils moments, Le premier obus qui frappa l’église me sembla le bienvenu. Et puis, l’ennemi ne me laissait guère le temps de réfléchir ! Aussitôt, une demi-douzaine de gaillards avaient escaladé la tour. J’en démolis quelques-uns avec mon revolver, mais il y eut par la suite un autre assaut, et plus tard un autre encore. J’avais dû me réfugier derrière la porte qui ferme la cage de la flèche. Quand ils l’eurent jetée bas, elle me servit de barricade, et, comme je disposais des armes et des munitions prises à mes premiers assaillants, que j’étais inaccessible et à peu près invisible, il me fut facile de soutenir un siège en règle.

— Tandis que nos 75 vous canonnaient.

— Tandis que nos 75 me délivraient, mon colonel, car vous pensez bien que, l’église une fois démolie et la charpente en feu, on n’osa plus s’aventurer dans la tour. Je n’eus donc qu’à prendre patience jusqu’à votre arrivée.

Paul Delroze avait fait son récit de la façon la plus simple et comme s’il se fût agi de choses toutes naturelles. Le colonel, après l’avoir félicité de nouveau, lui confirma sa nomination au grade de sergent, et lui dit :

— Vous n’avez rien à me demander ?

— Si, mon colonel, je voudrais interroger l’espion allemand que j’ai laissé là-bas, et, par la même occasion, reprendre mon uniforme que j’ai caché.

— Entendu, vous allez dîner avec nous, et ensuite on vous donnera une bicyclette.

À sept heures du soir, Paul retournait à la première église. Une vive déception l’y attendait. L’espion avait brisé ses liens et s’était enfui.

Toutes les recherches de Paul, dans l’église et dans le village, furent inutiles. Cependant, sur une des marches de l’escalier, non loin de l’endroit où il s’était jeté sur l’espion, il ramassa le poignard avec lequel son adversaire avait essayé de le frapper.

Ce poignard était exactement semblable à celui qu’il avait ramassé dans l’herbe trois semaines plus tôt, devant la petite porte des bois d’Ornequin, La même lame triangulaire. Le même manche en corne brune, et, sur ce manche, les quatre lettres : H. E. R. M.

L’espion et la femme qui ressemblait si étrangement à Hermine d’Andeville, la meurtrière de son père, se servaient tous deux d’une arme identique.


Le lendemain, la division dont faisait partie le régiment de Paul continuait son offensive et entrait en Belgique après avoir culbuté l’ennemi. Mais le soir le général recevait l’ordre de se replier.

La retraite commençait. Douloureuse pour tous, elle le fut peut-être davantage pour celles de nos troupes qui avaient débuté par la victoire. Paul et ses camarades de la troisième compagnie ne dérageaient pas. Durant la demi-journée passée en Belgique ils avaient vu les ruines d’une petite ville anéantie par les Allemands, les cadavres de quatre-vingts femmes fusillées, des vieillards pendus par les pieds, des enfants égorgés en tas. Et il fallait reculer devant ces monstres !

Des soldats belges s’étaient mêlés au régiment et, leur visage gardant l’épouvante des visions infernales, ils racontaient des choses que l’imagination même ne concevait pas. Et il fallait reculer. Il fallait reculer avec la haine au cœur et un désir forcené de vengeance qui crispait les mains autour des fusils.

Et pourquoi reculer ? Ce n’était pas la défaite, puisque l’on se repliait en bon ordre, avec des arrêts brusques et des retours violents contre l’ennemi déconcerté. Mais le nombre brisait toute résistance. Le flot des barbares se reformait. Deux mille vivants remplaçaient mille morts. Et on reculait.

Un soir Paul connut, par un journal qui datait d’une semaine, une des causes de cette retraite, et la nouvelle lui fut pénible. Le 20 août, après quelques heures d’un bombardement effectué dans les conditions les plus inexplicables, Corvigny avait été pris d’assaut, alors qu’on attendait de cette place forte une défense d’au moins quelques jours, qui eût donné plus d’énergie à nos opérations sur le flanc gauche des Allemands.

Ainsi Corvigny avait succombé, et le château d’Ornequin, abandonné sans doute, comme Paul lui-même le désirait, par Jérôme et par Rosalie, était maintenant détruit, pillé, saccagé, avec ce raffinement et cette méthode que les barbares apportaient dans leur œuvre de dévastation. Et, de ce côté encore, les hordes furieuses se précipitaient.

Journées sinistres de la fin d’août, les plus tragiques peut-être que la France ait jamais vécues. Paris menacé. Douze départements envahis. Le vent de la mort soufflait sur l’héroïque nation.

C’est au matin d’une de ces journées que Paul entendit derrière lui, dans un groupe de jeunes soldats, une voix joyeuse qui l’interpellait.

— Paul ! Paul ! Enfin, je suis arrivé à ce que je voulais ! Quel bonheur !

Ces jeunes soldats, c’étaient des engagés volontaires, versés dans le régiment, et parmi eux, Paul reconnut aussitôt le frère d’Élisabeth, Bernard d’Andeville.

Il n’eut pas le temps de réfléchir à l’attitude qu’il lui fallait prendre. Son premier mouvement eût été de se détourner, mais Bernard lui avait saisi les deux mains et les serrait avec une gentillesse et une affection qui montraient que le jeune homme ne savait rien encore de la rupture survenue entre Paul et sa femme.

— Mais oui, Paul, c’est moi, déclara-t-il gaiement. Je peux te tutoyer, n’est-ce pas ? Oui, c’est moi, et ça t’épate, hein ? Tu imagines une rencontre providentielle, un hasard comme on n’en voit pas ? Les deux beaux-frères réunis dans le même régiment !… Eh bien, non, c’est à ma demande expresse. « Je m’engage, ai-je dit, ou à peu près, aux autorités, je m’engage comme c’est mon devoir et mon plaisir. Mais, à titre d’athlète plus que complet et de lauréat de toutes les sociétés de gymnastique et de préparation militaire, je désire qu’on m’envoie illico sur le front et dans le régiment de mon beau-frère, le caporal Paul Delroze. » Et comme on ne pouvait pas se passer de mes services, on m’a expédié ici… Et alors, quoi ? Tu ne sembles pas transporté ?

Paul écoutait à peine. Il se disait : « Voilà le fils d’Hermine d’Andeville. Celui qui me touche est le fils de la femme qui a tué… Mais la figure de Bernard exprimait une telle franchise et tant d’allégresse ingénue, qu’il articula :

— Si, si… Seulement tu es si jeune !

— Moi ? Je suis très vieux. Dix-sept ans le jour de mon engagement.

— Mais ton père ?

— Papa m’a donné son autorisation. Sans quoi, d’ailleurs, je ne lui aurais pas donné la mienne.

— Comment ?

— Mais oui, il s’est engagé.

— À son âge ?

— Comment, mais il est très jeune. Cinquante ans le jour de son engagement ! On l’a versé comme interprète dans l’état-major anglais. Toute la famille sous les armes, tu vois… Ah ! j’oubliais, j’ai une lettre d’Élisabeth pour toi.

Paul tressaillit. Il n’avait pas voulu jusqu’ici interroger son beau-frère sur la jeune femme. Il murmura, en prenant la lettre :

— Ah ! elle t’a remis cela…

— Mais non, elle nous l’a envoyée d’Ornequin.

— D’Ornequin ? Mais c’est impossible ! Élisabeth est partie le soir même de la mobilisation. Elle allait à Chaumont, chez sa tante.

— Pas du tout. J’ai été dire adieu à notre tante : elle n’avait aucune nouvelle d’Élisabeth depuis le début de la guerre. D’ailleurs, regarde l’enveloppe. « Paul Delroze, aux soins de M. d’Andeville, à Paris »… Et c’est timbré d’Ornequin et de Corvigny.

Après avoir regardé, Paul balbutia :

— Oui, tu as raison, et la date est visible sur le cachet de la poste : « 18 août ». Le 18 août… Et Corvigny est tombé au pouvoir des Allemands le 20 août, le surlendemain. Donc Élisabeth était encore là.

— Mais non, mais non, s’écria Bernard, Élisabeth n’est pas une enfant. Tu comprends bien qu’elle n’aura pas attendu les Boches, à dix pas de la frontière ! Au premier coup de feu de ce côté-là, elle a dû quitter le château. Et c’est cela qu’elle t’annonce. Lis donc sa lettre, Paul.

Paul ne doutait pas au contraire de ce qu’il allait apprendre en lisant cette lettre, et c’est avec un frisson qu’il en déchira l’enveloppe.

Élisabeth avait écrit :


« Paul,

« Je ne puis me décider à partir d’Ornequin. Un devoir m’y retient, auquel je ne faillirai pas, celui de délivrer le souvenir de ma mère. Comprenez-moi bien, Paul : ma mère demeure pour moi l’être le plus pur. Celle qui m’a bercée dans ses bras, celle à qui mon père garde tout son amour, ne peut même pas être soupçonnée. Mais vous l’accusez, vous, et c’est contre vous que je veux la défendre.

« Les preuves, dont je n’ai pas besoin pour croire, je les trouverai pour vous forcer à croire. Et, ces preuves, il me semble que je ne les trouverai qu’ici. Je resterai donc.

« Jérôme et Rosalie restent également, bien que l’on annonce l’approche de l’ennemi. Ce sont de braves cœurs, et vous n’avez donc rien à craindre, puisque je ne serai pas seule.

« Élisabeth Delroze. »


Paul replia la lettre. Il était très pâle.

Bernard lui demanda :

— Elle n’est plus là-bas, n’est-ce pas ?

— Si, elle y est.

— Mais c’est de la folie ! Comment ! mais avec de tels monstres !… un château isolé… Voyons, voyons, Paul, elle n’ignore pourtant pas les dangers terribles qui la menacent ! Qu’est-ce qui peut la retenir ? Ah ! c’est effroyable !…

La figure contractée, les poings crispés, Paul gardait le silence…