L’École décadente/L’École décadente

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Léon Vanier, éditeur des Décadents (p. 1-4).


L’ÉCOLE DÉCADENTE

On a contesté aux Décadents le pouvoir de faire école. On a prétendu qu’ils sont des anomalies regrettables et, par suite, impuissants à toutes sortes de productions. On en a même appelé à quelques énergumènes de l’élucubration et de l’incohérence pour prouver par leurs grimoires que l’existence des Décadents en tant qu’école est une simple farce et ne vaut pas la peine qu’on s’y arrête.

J’ai le devoir impérieux de ne pas laisser se propager plus longtemps les clameurs blasphématoires que d’incurables scribes ont fait parvenir jusqu’à nos oreilles, bien que ces bruits ne soient qu’une conséquence naturelle de l’existence de l’école et une indéniable preuve de sa vitalité.

Les Décadents ont un chef suivi de toute une pléiade de jeunes écrivains, une esthétique nouvelle, un éditeur et, même, des lecteurs. Que faut-il de plus pour constituer une école ?

Ce mouvement littéraire ne date pourtant point d’aujourd’hui : Baudelaire pourrait en être appelé le vrai précurseur. On trouve dans les Fleurs du Mal le germe de toutes les beautés que nous admirons et surtout l’idée qui a présidé à la conception de l’école décadente.

Verlaine et Mallarmé qu’on peut en considérer comme les seuls initiateurs n’ont pas moins de vingt ans d’exercice l’un et l’autre dans l’occupation du nouveau genre d’écrire.

Et Rimbaud, ce frère intellectuel de Verlaine, presque divin par la langue, ravi si jeune à l’Art, mort, disent les uns, roi d’une peuplade sauvage, disent les autres, ou peut-être… qui sait ? Rimbaud n’a-t-il pas produit les Premières Communions depuis 1871 ?

Comme on le voit, cette littérature n’est point venue sans préparation, comme ces cryptogames vénéneux qui naissent n’importe où par une nuit d’orage ; elle est l’œuvre du temps ; sa gestation a été longue et son éclosion devait inévitablement se produire au moment où elle s’est faite. Si elle n’est pas arrivée plus tôt, c’est que le Naturalisme n’avait pas encore donné toute la mesure de sa passion pour les objets bas, vulgaires ou répugnants.

C’est au mois d’août 1885 que mes amis et moi, écœurés de cette littérature vénale, stérile et terre à terre où s’illustre Zola, et qui fait les délices du bourgeois sans âme, nous avons jeté au nom de tous ceux qui s’intéressent aux Arts, un formidable cri d’alarme ouï et répercuté par tous les échos à travers les deux Mondes.

Dans un but d’universalisation du Beau, pour la première fois peut-être, prenant en pitié l’aberration des masses, nous avons daigné mettre à la portée du public une feuille qui fut comme le sanctuaire de l’Art : le Décadent, sans abdiquer pourtant les hautes prérogatives du sacerdoce dont nous avons conscience. Eh bien l’épreuve, honorable pour notre dévouement, est la plus éclatante affirmation de l’impossibilité matérielle, manifeste, patente, de rompre jamais l’invincible attraction de la boue sur la prunelle des foules. Nous avons l’orgueil d’avoir vu notre tentative circonscrite au monde intellectuel, d’avoir placé si haut que le reste de l’humanité, qui ne nous a pas compris, n’a guère pu que nous apercevoir.

Comme consécration de notre œuvre, nous avons recueilli les sarcasmes de l’ignorance hostile à toute excelsion, car nous n’avons rien tenté qui ne portât l’empreinte du beau, origine du bien et de toute moralité.

Je ne veux point faire ici l’apologie de l’École décadente, ni même la réfutation des arguments qu’on a élevés contre elle ; je me propose tout simplement de dire ce qu’elle est, son but et ses moyens. Je m’interdis absolument l’usage de l’éloge ou du blâme pour ne donner qu’un récit impartial, un résumé historique et non une œuvre plus ou moins intéressée d’attaque ou de défense.

J’en parlerai sans modestie comme sans orgueil : la modestie est l’apanage des fats ou bien le pire des orgueils, l’orgueil déguisé, et je trouve que l’orgueil n’est véritablement un défaut que quand il va se loger dans l’âme d’une médiocrité. J’ai la conviction d’avoir collaboré à un grand mouvement littéraire, j’en dirai ce que j’en pense, ni plus, ni moins, parce que je crois à son utilité.