L’École de la médisance/Acte 3

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Traduction par Hégésippe Cler.
Maurice Dreyfous (p. 70-99).



ACTE III



Scène I


Chez Sir Peter Teazle.


Entrent Sir Oliver Surface, Sir Peter Teazle et Rowley.


Sir Peter. — Eh bien, alors, nous verrons d’abord notre drôle, et nous boirons après… Mais que comptez-vous faire, maître Rowley ? Je ne vois pas bien où vous voulez en venir.

Rowley. — Voici, monsieur : Ce M. Stanley dont je vous parlais, tient de près aux deux jeunes gens par leur mère. Il était autrefois négociant à Dublin, mais il a été ruiné par une série d’infortunes imméritées. Depuis son emprisonnement, il s’est adressé, dans une lettre, à la fois à M. Surface et à Charles ; du premier il n’a rien reçu que des promesses évasives de services pour l’avenir, tandis que Charles a fait tout ce que ses folies lui avaient laissé le pouvoir de faire ; et il s’efforce en ce moment de se procurer une somme d’argent dont il destine, je le sais, et au milieu de ses propres embarras, une partie au pauvre Stanley.

Sir Oliver. — Ah ! il est bien le fils de mon frère.

Sir Peter. — Bon, mais comment Sir Oliver personnellement peut-il ?…

Rowley. — Voici, monsieur : Je vais informer Charles et son frère que Stanley a obtenu la permission de s’adresser lui-même à ses amis, et, comme ils ne l’ont jamais vu ni l’un ni l’autre, Sir Oliver n’a qu’à se faire passer pour lui, et il aura ainsi une belle occasion de juger, du moins, de leurs sentiments charitables. Croyez-moi, monsieur, vous trouverez dans le plus jeune des frères un homme qui, au milieu des folies d’une vie de débauches, a gardé, suivant l’expression de notre immortel chantre,

Avec un cœur facile à toucher, une main
Qui s’ouvre toute grande à l’appel du prochain.

Sir Peter. — Bah ! que signifie cette main ou cette bourse ouverte, quand on n’a rien laissé dedans ?… Allez, allez… faites l’expérience, si cela vous plaît… Mais où est le drôle que vous avez amené pour que Sir Oliver le questionne sur les affaires de Charles ?

Rowley. — En bas, à ses ordres, et personne n’est à même de le renseigner mieux que lui. Sir Oliver, c’est un aimable Juif qui, il faut lui rendre cette justice, a fait tout ce qu’il a pu pour amener votre neveu au propre sentiment de ses folies.

Sir Peter. — Faites-le venir, s’il vous plaît.

Rowley, à la cantonade. — Que l’on prie M. Moses de monter.

Sir Peter. — Mais, dites-moi, supposeriez-vous qu’il nous dît la vérité ?

Rowley. — Oh ! je lui ai persuadé qu’il n’avait d’autre chance de recouvrer certaines sommes avancées à Charles, qu’en gagnant les bonnes grâces de Sir Oliver, dont il sait l’arrivée ; vous pouvez donc compter sur un dévouement que garantissent ses intérêts. Je tiens aussi un autre témoin, un certain Snake, que j’ai surpris dans une sorte d’affaire de faux, ou quelque chose d’approchant, et que je produirai sous peu pour détruire vos préventions, Sir Peter, à l’égard de Charles et de lady Teazle.

Sir Peter. — En voilà assez sur ce sujet !

Rowley. — Voici l’honnête Israélite…


Entre Moses.

Rowley, à Moses. — Monsieur est sir Oliver.

Sir Oliver. — On m’a dit, monsieur, que vous aviez fait dernièrement beaucoup d’affaires avec mon neveu Charles.

Moses, allant à lui. — Oui, sir Oliver, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui ; mais il était ruiné avant d’avoir eu recours à moi.

Sir Oliver. — Très-fâcheux, vraiment ; vous n’avez pas eu ainsi l’occasion de déployer vos talents.

Moses. — Il n’y a pas eu moyen ; je n’ai eu l’avantage de connaître ses embarras que lorsqu’il était déjà de beaucoup au-dessous de ses affaires.

Sir Oliver. — Ce n’est pas avoir de chance, en vérité !… Mais j’aime à croire que vous avez fait tout ce que vous pouviez pour lui, honnête Moses ?

Moses. — Oui, il le sait lui-même… Ce soir, précisément, je devais lui amener un gentleman de la Cité, qui ne le connaît pas et qui, je crois lui prêtera quelque argent.

Sir Peter. — Comment !… quelqu’un à qui Charles n’ait pas encore emprunté ?

Moses. — Oui… M. Premium[1], de Crutched-Friars[2], ancien brocanteur.

Sir Peter. — Parbleu, sir Oliver, il me vient une idée !… Charles, dites-vous, ne connaît pas M. Premium ?

Moses. — Pas du tout.

Sir Peter. — Alors, sir Oliver, il s’offre à vous, maintenant, une meilleure occasion de vous contenter que le vieil expédient romanesque du parent pauvre. Allez avec mon ami Moses, et jouez le personnage de Premium : je vous réponds que vous verrez ainsi votre neveu dans toute sa gloire.

Sir Oliver. — Pardieu, je trouve cette idée meilleure que l’autre, d’autant plus qu’ensuite, je puis rendre visite à Joseph sous le nom de Stanley.

Sir Peter. — Vous le pouvez, en effet.

Rowley. — Oui ; mais c’est plutôt prendre Charles par son côté désavantageux, à coup sûr… Cependant, soit ! Moses, vous comprenez sir Peter, et nous pouvons compter sur vous ?

Moses. — Ne craignez rien. (Il regarde à sa montre.) C’est à peu près l’heure où je devais y aller. (Il passe.)

Sir Oliver. — Quand vous voudrez, Moses, je vous suis… Mais, un Instant ! j’oubliais une chose… comment diable ferai-je pour passer pour un Juif ?

Moses. — Il n’est pas besoin de cela… M. Premium est chrétien.

Sir Oliver. — Vraiment ? J’en suis bien fâché. Mais alors, voyons encore, ne suis-je pas mis avec un peu trop d’élégance pour avoir l’air d’un prêteur d’argent ?

Sir Peter. — Pas du tout ; vous ne sortiriez même pas de votre rôle en y allant dans votre voiture ; n’est-ce pas, Moses ?

Moses. — Assurément.

Sir Oliver. — Bien… mais comment dois-je parler ?… Il y a certainement quelque argot d’usure et une manière de traiter qu’il me faut connaître.

Sir Peter. — Oh ! ce n’est pas grand’chose à apprendre. Le point essentiel, à mon avis, c’est d’être assez exorbitant dans vos prétentions… n’est-ce pas, Moses ?

Moses. — Oui, là est l’essentiel.

Sir Oliver. — Je vous réponds que je n’y manquerai pas. Je lui demanderai huit ou dix pour cent, au moins.

Moses. — Si vous ne lui demandez pas plus, vous serez immédiatement découvert.

Sir Oliver. — Hein !… le diable m’emporte !… Combien donc, alors ?

Moses. — Cela dépend des circonstances. S’il ne paraît pas très à court, vous pouvez exiger seulement quarante ou cinquante pour cent ; mais, si vous voyez qu’il soit excessivement gêné et qu’il ait besoin de fonds à tout prix, vous pouvez demander le double.

Sir Peter. — Un bien honnête trafic que vous êtes en train d’apprendre, sir Oliver !

Sir Oliver. — Ma foi, oui… et qui ne rapporte pas de minces profits.

Moses. — Maintenant, vous savez, vous n’avez pas les fonds vous-même, et vous êtes forcé de les emprunter pour lui à un ami.

Sir Oliver. — Oh ! je dois les emprunter à un ami ?

Moses. — Oui ; et votre ami est un chien sans entrailles, mais vous n’y pouvez rien.

Sir Oliver. — Mon ami est un chien sans entrailles, n’est-ce pas ?

Moses. — Oui, et il n’a pas lui-même les fonds par-devers lui, mais il est forcé de vendre des obligations à grande perte.

Sir Oliver. — Ah ! il est forcé de vendre des obligations à grande perte ? Eh bien, c’est fort aimable à lui.

Sir Peter. — Ma foi, sir Oliver… M. Premium, veux-je dire… vous allez être bientôt passé maître dans le métier.

Sir Oliver. — Moses complétera mon instruction en chemin.

Sir Peter. — Vous n’aurez pas beaucoup de temps, car votre neveu habite tout près.

Sir Oliver. — Oh ! soyez tranquille, mon professeur paraît si capable que, bien que Charles demeure dans la rue à côté, ce sera absolument ma faute si je ne suis pas un fripon achevé avant d’avoir tourné le coin. (Sortent sir Oliver Surface et Moses.)

Sir Peter. — Allons, maintenant, je pense que sir Oliver va être convaincu. Vous en tenez pour Charles, Rowley, et je gage que vous l’aviez préparé à l’autre plan ?

Rowley. — Non, sur ma parole, sir Peter.

Sir Peter. — C’est bien, allez me chercher ce Snake ; je verrai ce qu’il a à me dire, tout à l’heure… J’aperçois Maria, à qui j’ai besoin de parler. (Rowley sort.) Je serais heureux d’être convaincu que mes soupçons sur lady Teazle et Charles étaient injustes. Je ne me suis cependant jamais encore ouvert là-dessus à mon ami Joseph… Je suis résolu à le faire… Il me donnera sincèrement son avis.


Entre MARIA.

Sir Peter. — Eh bien, mon enfant, est-ce M. Surface qui vous a ramenée ?

Maria. — Non, monsieur ; il avait affaire.

Sir Peter. — Voyons, Maria, si peu que vous vous soyez entretenue avec cet aimable jeune homme, ne pensez-vous pas que son affection pour vous mérite d’être payée de retour ?

Maria. — En vérité, sir Peter, vos instances réitérées sur ce sujet m’affligent extrêmement… Vous m’obligez à vous déclarer qu’il n’y a personne, parmi ceux qui ont pu me distinguer, que je ne préférasse à M. Surface.

Sir Peter. — C’est à ce point !… Voilà un méchant caprice !… Non, non. Maria, il n’y a que Charles que vous préféreriez. C’est évidemment ses vices et ses folies qui vous ont séduite.

Maria. — Vous êtes cruel, monsieur. Vous savez que je vous ai obéi en cessant de le voir et de lui écrire : j’en ai appris assez pour me convaincre qu’il n’est pas indigne de mon estime. Cependant, et je ne pense pas que ce soit un crime, en même temps que ma raison condamne ses vices, mon cœur éprouve quelque pitié de ses malheurs.

Sir Peter. — Bien, bien, apitoyez-vous sur son compte autant qu’il vous plaira ; mais qu’un plus digne reçoive votre cœur et votre main.

Maria. — Ce ne sera pas son frère, toujours ! (Elle passe.)

Sir Peter. — Allez… capricieuse et obstinée que vous êtes ! Mais prenez garde, mademoiselle ; vous ne savez pas encore ce que c’est que l’autorité d’un tuteur : ne me forcez pas à vous l’apprendre !

Maria. — Je puis vous dire seulement que je ne vous en fournirai pas un sérieux motif. Il est vrai, par la volonté de mon père, j’ai le devoir, pour quelque temps encore, de vous considérer comme son fondé de pouvoirs ; mais je cesserais de vous croire tel, si vous vouliez me contraindre à être malheureuse. (Elle sort.)

Sir Peter. — Y eut-il jamais un homme aussi accablé que moi ? Tout conspire contre mon repos. Il n’y avait pas quinze jours que je m’étais empêtré dans le conjungo, que son père, un homme sain et vigoureux, mourut exprès, je crois, pour le plaisir de me mettre sa fille sur les bras. (On entend chanter lady Teazle dans la coulisse.) Mais voici ma compagne ! Elle paraît de bien bonne humeur. Que je serais donc heureux si je pouvais la forcer à m’aimer, seulement un peu !


Entre Lady Teazle.

Lady Teazle. — Mon Dieu, sir Peter, j’espère que vous ne venez pas de vous disputer avec Maria ? Ce n’est pas gentil pour moi, cela, de vous mettre en colère quand je n’y suis pas.

Sir Peter. — Ah ! lady Teazle, il ne tiendrait qu’à vous de me rendre aimable en tout temps.

Lady Teazle. — Je le voudrais certainement ; car j’ai besoin en ce moment que vous soyez d’une humeur charmante. Soyez donc aimable, et donnez-moi deux cents livres[3], voulez-vous ?

Sir Peter. — Deux cents livres ! Eh quoi ! me faut-il absolument payer pour être aimable ? Mais parlez-moi toujours ainsi et, sur ma foi, il n’y a rien que je ne vous accorde. Vous allez les avoir… (Il lui donne la somme en billets.) Seulement, signez-moi un bon de remboursement.

Lady Teazle. — Oh ! non… Voilà… (Lui offrant la main.) Ma main vaut bien un reçu.

Sir Peter. — Et vous ne me reprocherez plus désormais que je ne vous fasse pas une situation indépendante. Je vous ménage prochainement une surprise… Mais vivrons-nous toujours ainsi, dites-moi ?

Lady Teazle. — Si vous le voulez. Vraiment, je ne doute pas que nos querelles ne prennent bien vite fin, pourvu que vous vouliez convenir que vous y avez renoncé le premier.

Sir Peter. — Eh bien ! oui… Maintenant, si nous nous disputons jamais, que ce soit à qui sera le plus aimable.

Lady Teazle. — Je vous assure, sir Peter, que l’amabilité vous sied à merveille… Vous voilà maintenant comme vous étiez avant notre mariage, quand, dans nos promenades habituelles sous les ormeaux, vous me contiez les exploits galants de votre jeunesse, en me passant la main sous le menton ; et vous me demandiez si je pensais pouvoir aimer un vieux garçon, qui ne saurait rien me refuser… N’est-ce pas cela ?

Sir Peter. — Oui, oui, et autant vous étiez aimable et remplie d’attentions…

Lady Teazle. — Oui, en effet, et je voulais toujours prendre votre défense, quand mes amies se mettaient à vous plaisanter et à vous tourner en ridicule.

Sir Peter. — Vraiment !

Lady Teazle. — Oui, et, comme ma cousine Sophy vous avait traité de vieux garçon revêche, hargneux, et s’était moquée de moi, qui prenais un mari capable d’être mon père, je vous défendis jusqu’au bout, et je dis que je ne vous trouvais pas du tout si laid.

Sir Peter. — Je vous remercie.

Lady Teazle. — Et j’ajoutai même que vous feriez une excellente pâte de mari.

Sir Peter. — Et vous prophétisiez juste ; nous allons être dorénavant le plus heureux couple…

Lady Teazle. — Et ne plus jamais être en désaccord ?

Sir Peter. — Non, jamais !… quoiqu’en vérité, pour vous le dire en passant, ma chère lady Teazle, vous devriez surveiller très-sérieusement votre caractère ; car, dans toutes nos petites querelles, ma chérie, si vous vous le rappelez, mon amour, c’est toujours vous qui commenciez.

Lady Teazle. — Je vous demande pardon, mon cher sir Peter : en vérité, c’est toujours vous qui me provoquiez.

Sir Peter. — Voyez donc, mon ange ! prenez garde… Contredire n’est pas le moyen de rester amis.

Lady Teazle. — N’est-ce pas vous qui avez commencé, mon amour ?

Sir Peter. — Là, bon ! vous… vous continuez. Vous ne vous apercevez pas, mon trésor, que vous êtes justement en train de faire ce que vous savez m’irriter toujours le plus.

Lady Teazle. — Non, mais vous savez, si vous avez envie de vous fâcher sans aucun motif, mon cher…

Sir Peter. — Là ! voilà que vous me cherchez encore querelle.

Lady Teazle. — Non, certainement… mais s’il vous plaît d’être si hargneux…

Sir Peter. — Là, cette fois ! qui a commencé le premier ?

Lady Teazle. — Mais c’est vous, incontestablement. Je n’ai rien dit… sinon que vous avez un caractère insupportable.

Sir Peter. — Non, non, madame, c’est au vôtre qu’il faut s’en prendre.

Lady Teazle. — Oui, vous voilà bien comme ma cousine Sophy me l’avait prédit.

Sir Peter. — Votre cousine Sophy est une effrontée et impertinente drôlesse !

Lady Teazle. — Vous êtes un grand ours, ma foi, d’insulter mes parents !

Sir Peter. — À présent, que se déchaînent sur moi tous les fléaux du mariage, si jamais j’essaye désormais de me réconcilier avec vous !

Lady Teazle. — Tant mieux.

Sir Peter. — Non, non, madame : il est clair que vous ne vous êtes jamais plus souciée de moi que d’une épingle, et j’étais fou quand je vous épousai… une éhontée coquette de village, dont n’avaient pas voulu la moitié des honnêtes propriétaires des environs.

Lady Teazle. — Et moi j’ai été certainement bien bête de me marier avec vous… un vieux coureur de filles, célibataire à cinquante ans, par l’unique raison qu’il n’avait jamais pu en rencontrer une seule qui voulût de lui. (Elle passe.)

Sir Peter. — Oui, oui, madame ; mais vous étiez assez heureuse de m’écouter : vous n’aviez jamais reçu avant pareille demande.

Lady Teazle. — Non ? n’avais-je pas refusé sir Tivy Terrier[4], qui, au dire de tout le monde, eût été un meilleur parti ? Il avait tout autant de fortune que vous, et il s’est cassé le cou depuis notre mariage. (Elle passe.)

Sir Peter. — Brisons là, madame ! Vous êtes une sans-cœur, une ingrate… mais il y a une fin à tout. Je vous crois capable de la dernière des méchancetés… Oui, madame, je crois maintenant que les bruits qui courent sur vous et Charles, madame… Oui, madame, vous et Charles êtes… non sans motifs…

Lady Teazle. — Prenez garde, sir Peter ! vous auriez mieux fait de ne pas lancer une insinuation de cette nature ! Je ne me laisserai pas injustement soupçonner, je vous le promets.

Sir Peter. — À merveille, madame, à merveille ! Une séparation de corps aussi tôt qu’il vous plaira. Oui, madame, ou un divorce !… Je veux servir d’exemple profitable à tous les vieux garçons.

Lady Teazle. — J’y consens ! j’y consens !… Et maintenant, mon cher sir Peter, nous voilà d’accord une fois de plus ; nous pouvons être le plus heureux couple… et ne plus jamais cesser de nous entendre, vous savez… Ah ! ah ! ah !… Bon, vous allez vous mettre en colère, je le vois, et je ne pourrais que vous gêner… Aussi… adieu… adieu ! (Elle sort.)

Sir Peter. — Tourments et misères ! Il n’y a pas moyen de la faire se fâcher à son tour ! Oh ! je suis la plus misérable des créatures !… Mais ce que je ne souffrirai pas, c’est qu’elle se figure garder son sang-froid : non ! elle peut me briser le cœur, mais elle ne gardera pas son sang-froid. (Il sort.)




Scène II


Chez Charles Surface.


Entrent Trip, Sir Oliver Surface et Moses.

Trip. — Ici, maître Moses ! Si vous voulez attendre un moment, je vais voir si… Comment s’appelle monsieur ?

Sir Oliver. — M. Moses, mon nom ?

Moses. — M. Premium.

Trip. — Premium… très-bien. (Il sort en prenant une prise de tabac.)

Sir Oliver. — À en juger par les valets, on ne dirait pas que le maître est ruiné. Mais quoi !… vraiment, c’était là la maison de mon frère ?

Moses. — Oui, monsieur ; M. Charles l’a achetée à M. Joseph, avec le mobilier, les tableaux, etc., juste dans l’état où l’avait laissée le vieux monsieur. Sir Peter estimait que c’était un acte de folie.

Sir Oliver. — À mon avis, le calcul intéressé de l’autre en la lui vendant était plus de moitié répréhensible.


Rentre Trip.

Trip. — Mon maître vous prie d’attendre, messieurs : il a du monde, et ne peut vous parler maintenant.

Sir Oliver. — S’il savait qui demande à le voir, peut-être ne vous aurait-il pas envoyé porter cette réponse.

Trip. — Si, si, monsieur ; il vous sait ici… Je n’ai certainement pas oublié le petit Premium, non, non, non.

Sir Oliver. — Fort bien ; et quel est, je vous prie, votre nom, monsieur ?

Trip. — Trip, monsieur ; je m’appelle Trip, pour vous servir.

Sir Oliver. — Eh bien donc, M. Trip, vous n’avez pas une mauvaise place ici, à ce que je vois ?

Trip. — Mon Dieu, non… Nous sommes ici trois ou quatre qui passons assez agréablement notre temps ; mais aussi nos gages sont parfois en retard… et pas trop considérables non plus… seulement cinquante livres[5] par an, et là-dessus il faut nous fournir de sacs de bonbons et de bouquets. (Il va à Moses.)

Sir Oliver, à part. — Des sacs de bonbons et des bouquets ! Étrivières et bastonnades !

Trip. — Ah ! à propos[6], Moses… avez-vous pu me faire escompter ce petit billet ?

Sir Oliver, à part. — Lui aussi cherche à battre monnaie !… Quelle pitié !… Lui aussi a ses embarras d’argent, ma parole, comme un grand seigneur, et monsieur a ses créanciers, ses fâcheux.

Moses. — Cela n’a pas été possible, en vérité, monsieur Trip. (Il lui remet le billet.)

Trip. — Comment diable ! vous m’étonnez. Mon ami Brush[7] l’avait endossé, et je pensais que sa signature au dos d’un billet valait de l’argent comptant.

Moses. — Non ! il n’y a pas eu moyen.

Trip. — Une petite somme, pourtant… vingt livres…[8] Écoutez, Moses, croyez-vous pouvoir me la procurer par voie d’annuité[9] ?

Sir Oliver, à part. — D’annuité ! ah ! ah ! un laquais emprunter de l’argent par voie d’annuité ! Jusqu’où va la contagion du luxe, mon Dieu !

Moses. — Oui, mais il vous faut engager vos appointements.

Trip. — Oh ! de tout mon cœur ! J’engagerai mes appointements, si et ma vie aussi, si cela vous fait plaisir.

Sir Oliver, à part. — C’est plus que je ne donnerais de votre cou !

Moses. — Mais n’avez-vous rien que vous puissiez mettre en gage ?

Trip. — Hélas ! il y a longtemps que la garde-robe de mon maître n’a lâché quelque chose de convenable. (On sonne.) Mais je pourrais vous donner une hypothèque sur quelques-uns de ses habits d’hiver, avec faculté de rachat avant le mois de novembre… ou bien encore la survivance de son habit de velours à la française, ou une obligation payable après décès sur l’habit bleu et argent. (Bruit de sonnette.) Cela suffirait, je pense, Moses, en y ajoutant quelques paires de manchettes en point, comme garantie subsidiaire. (Bruit de sonnette.) Parbleu… (Il passe.) j’entends la sonnette ! Je crois, messieurs, que je puis maintenant vous introduire. N’oubliez pas l’annuité, mon petit Moses !… Par ici, messieurs… J’engage mes appointements, vous savez !

Sir Oliver. — Si le valet est une copie du maître, c’est ici le temple même de la dissipation ! (Ils sortent.)



Scène III.


Une salle antique.


Charles Surface, Careless, Sir Harry, etc, à table, avec du vin, etc.

Charles Surface, assis au haut bout de la table. — Par le ciel, c’est vrai !… Voilà en quoi surtout notre siècle est dégénéré. La plupart de nos connaissances ont du goût, de l’esprit, de l’éducation ; mais, que le diable les emporte, elles ne gavent pas boire.

Careless. — C’est parfaitement exact, Charles ! On donne dans tous les excès de la bonne chère à table et l’on ne se prive de rien, si ce n’est de vin et de verve. Oh ! certainement, il en résulte pour la société un mal intolérable. Aujourd’hui, au lieu de cet entrain et de cette gaieté communicative qui s’échappaient d’ordinaire d’un verre de bourgogne limpide, la conversation des gens ressemble tout à fait à l’eau de Spa qu’ils consomment : vive et pétillante comme le Champagne, mais sans en avoir ni le fumet ni la saveur.

Sir Harry. — Mais que deviennent ceux qui préfèrent le jeu au vin ?

Careless. — Il est vrai : voici sir Harry qui se condamne lui-même à la diète pour jouer et qui, dans ce moment, suit le régime du hasard.

Charles. — Il ne s’en trouvera pas mieux. Quoi ! voudriez-vous entraîner un cheval de course en le privant d’avoine ? Pour moi, vive Dieu ! je n’ai jamais autant de veine que lorsque je suis un peu en gaieté : que je jette les dés après avoir bu une bouteille de Champagne, et je ne perds jamais.

Tous. — Hein, comment cela ?

Charles. — Du moins, si je perds, je n’y fais pas attention, ce qui est exactement la même chose.

Careless. — Oui, c’est ce que je pense.

Charles. — Et puis, quel homme peut se prétendre un fidèle en amour s’il n’est, en fait de vin, qu’un renégat ? C’est par là que l’amoureux éprouve son propre cœur. Videz une douzaine de rasades à la santé d’une douzaine de beautés, et celle qui surnage est l’enchanteresse qui vous a séduit.

Careless. — Eh bien donc, Charles, soyez sincère, et faites-nous connaître votre idole.

Charles. — Ma foi, je m’en étais abstenu seulement par pitié pour vous. Si je lui porte un toast, vous êtes forcés de boire à la ronde à la santé de femmes qui la vaillent, et il n’y en a pas sur la terre.

Careless. — Oh ! nous trouverons alors quelques vierges canonisées ou des déesses de l’Olympe qui feront l’affaire, je le garantis !

Charles. — Je bois donc ici, farceurs que vous êtes, je bois à Maria ! à Maria !…

Sir Harry. — Maria qui ?

Charles. — Oh ! diable soit du nom de famille !… C’est une vaine formalité, et le calendrier de l’Amour n’en demande pas tant… À Maria !

Tous, buvant. — À Maria !

Charles. — Mais à présent, sir Harry, prenez garde, vous voilà mis en demeure de nous présenter une beauté superlative.

Careless. — Non, ne cherchez pas, sir Harry : nous soutiendrons votre toast, quand bien même votre maîtresse serait borgne, et vous savez que vous avez une chanson qui vous excuse.

Sir Harry. — Parbleu, certainement ! et je vais lui servir la chanson au lieu de la dame.

chanson

  À la vierge timide de quinze ans,
    Puis à la veuve de cinquante !
  À la ménagère aux calculs prudents,
    À L’hétaïre extravagante !

            Chœur.
        Soit ! à leur santé !
        Buvons à la femme !
        Si quelqu’une blâme
        Cette liberté.
    Notre excuse est, sur mon âme,
    Dans le vin et la gaîté.

À L’enchanteresse aux riches fossettes,
    À la fille sans charme aucun !
Aux deux beaux yeux bleus de maintes fillettes,
    À la nymphe qui n’en a qu’un !

            Chœur.
        Soit ! à leur santé ! etc.

À la jeune fille aux doux seins de neige,
    À la brune comme du jais !
À l’épouse que le chagrin assiége,
    À la demoiselle aux jeux gais !

            Chœur.
        Soit ! à leur santé, etc.

Du reste, gauches ou fringantes, vieilles
    Ou non, qu’importe en vérité !
Videz donc dans vos verres les bouteilles :
    Buvons en bloc à leur santé !

            Chœur.
        Soit ! à leur santé, etc.

Tous. — Bravo ! bravo !


Entre Trip, qui parle bas à Charles.

Charles. — Messieurs, vous m’excuserez un instant. Careless, prenez ma place, voulez-vous ? (Il se lève et descend, sur le devant de la scène.)

Careless, se levant et descendant. — Voyons, je vous prie, Charles, qu’arrive-t-il ? Est-ce une de vos incomparables beautés qui nous tombe du ciel, par hasard ?

Charles. — Ma foi, non ! S’il faut vous dire la vérité, c’est un Juif et un brocanteur, à qui j’avais donné rendez-vous ici.

Careless. — Oh ! le diable m’enlève ! amenez-nous le Juif.

Sir Harry. — Oui, et le brocanteur aussi, à toute force.

Careless. — Oui, oui, le Juif et le brocanteur !

Charles. — Parbleu, de tout mon cœur ! Trip, priez ces messieurs d’entrer… (Trip sort.) bien qu’il y en ait un que je ne connais pas, je puis vous l’assurer.

Careless. — Charles, laissez-nous leur faire boire un peu de vieux bourgogne ; cela leur donnera peut-être de la conscience.

Charles. — Malepeste, non ! le vin ne fait que développer les qualités naturelles d’un homme, et les faire boire ne servirait qu’à les rendre encore plus coquins.


Entrent Trip, Moses et Sir Oliver Surface.

Charles. — Entrez donc, honnête Moses : entrez, je vous prie, M. Premium… C’est le nom de Monsieur, n’est-ce pas, Moses ?

Moses. — Oui, Monsieur.

Charles. — Avancez des siéges, Trip… Asseyez-vous, monsieur Premium… Des verres, Trip… Asseyez-vous, Moses… (Ils s’asseyent.) Allons, monsieur Premium, je vais vous porter un toast : Au succès de l’usure !… Moses, versez une rasade à Monsieur.

Moses. — Au succès de l’usure !

Careless. — Parfait, Moses… L’usure est une sage industrie, qui mérite de réussir.

Sir Oliver. — Eh bien… à tout le succès qu’elle mérite !

Careless, se levant et s’avançant. — Non, non, ce n’est pas ainsi que l’on fait ! M. Premium, vous avez mis de l’hésitation dans le toast : il faut vider votre verre jusqu’au fond[10].

Sir Harry. — Un plein verre, au moins.

Moses. — Oh ! considérez, je vous prie, monsieur… M. Premium est un gentleman.

Careless. — Et, par conséquent, il aime le bon vin.

Sir Harry. — Donnez un verre encore plus grand à Moses[11], qui fait le mutin et affiche un profond mépris pour l’autorité du président.

Charles. — Non, sapristi, je ne veux pas ! M. Premium est étranger.

Careless. — Qu’ils aillent au diable, alors !… S’ils ne veulent pas boire, nous ne resterons pas à table avec eux. Allons, Harry, nous trouverons les dés à côté… Charles, vous nous rejoindrez, quand vous aurez terminé avec ces messieurs ?

Charles. — Oui, oui ! (Tous les convives sortent) Careless !

Careless, revenant. — Eh bien !

Charles. — J’aurai peut-être besoin de vous.

Careless. — Oh ! vous savez que je suis toujours à votre disposition : reconnaissance, billet ou obligation, c’est tout un pour moi. (Il sort.)

Moses. — Monsieur, voici M. Premium, gentleman de la délicatesse et de la discrétion la plus absolue, et qui tient toujours ce qu’il promet. M. Premium, je vous présente…

Charles. — Ta ta ta ta ! cela suffit… Monsieur, mon ami Moses est un très-honnête garçon, mais qui est un peu long à s’expliquer : il lui faudrait une heure pour nous décliner nos titres. Monsieur Premium, voici la chose sans détours : Je suis un jeune dissipateur, qui cherche de l’argent à emprunter… vous, vous me faites l’effet d’être un vieux madré, qui avez de l’argent à prêter… Je suis assez stupide pour donner cinquante pour cent plutôt que de m’en passer ; et vous, je le présume, vous êtes assez fripon pour prendre cent pour cent, s’il y a possibilité. Maintenant, monsieur, vous voyez que notre connaissance est tout de suite faite, et que nous pouvons entrer en affaires sans plus de cérémonies.

Sir Oliver. — Voilà plus que de la franchise, sur ma parole… Je m’aperçois, monsieur, que vous n’aimez pas beaucoup les compliments.

Charles. — Oh ! non, monsieur ; je pense toujours qu’être rond en affaires, c’est le mieux.

Sir Oliver. — Monsieur, je suis de votre avis… Toutefois, vous vous êtes trompé sur un point : je n’ai pas d’argent à prêter, mais je crois pouvoir en tirer un peu d’un de mes amis ; seulement, c’est un chien sans entrailles, n’est-ce pas, Moses ? et il lui faudra vendre des obligations pour vous rendre ce service, n’est-ce pas, Moses ?

Moses. — Oui, certainement ! Vous savez que je dis toujours ce qui est, et que je méprise le mensonge !

Charles. — C’est bien. (Il passe au milieu.) Quand on parle franchement, on agit ordinairement de même ; mais, trêve de bagatelles, M. Premium. Parbleu ! je n’ignore pas qu’il faut payer pour avoir de l’argent !

Sir Oliver. — Bien… mais quelle garantie pourriez-vous fournir ? Vous n’avez pas de terre, je suppose ?

Charles. — Pas même une taupinière ni un brin d’herbe, sauf ce qu’il y a dans les pots de fleurs sur la croisée !

Sir Oliver. — Non plus que des valeurs, n’est-ce pas ?

Charles. — Rien que des valeurs courantes… qui se composent de quelques chiens d’arrêt et de poneys. Mais, pardon, monsieur Premium, avez-vous entendu parler un peu de quelques-uns de mes parents ?

Sir Oliver. — Oui, à dire vrai, en effet.

Charles. — Alors vous devez savoir que j’ai aux Indes-Orientales un oncle étonnamment riche, sir Oliver Surface, sur qui je fonde les plus grandes espérances.

Sir Oliver. — Que vous ayez un oncle riche, on me l’a dit ; mais que vos espérances se réaliseront, je crois que c’est trop vous avancer que de le soutenir.

Charles. — Oh ! non… il ne peut y avoir de doute. On m’a dit qu’il m’aimait prodigieusement, et qu’il parle de me laisser toute sa fortune.

Sir Oliver. — Vraiment ! c’est la première fois que j’entends dire cela.

Charles. — Oui, oui, c’est la pure vérité… Moses le sait bien ; n’est-ce pas, Moses ?

Sir Oliver, à part. — Parbleu, ils vont me persuader tout à l’heure que je suis au Bengale !

Charles. — Je vous propose donc, M. Premium, si cela vous convient, une obligation payable après décès sur sir Oliver : bien que, je vous le dirai en passant, le vieux bonhomme a été si généreux envers moi, que, ma parole d’honneur, je serais désolé d’apprendre qu’il lui fût arrivé un accident.

Sir Oliver. — Pas plus que moi, je vous assure. Mais l’obligation en question se trouve être justement la pire des garanties que vous puissiez m’offrir… car, dussé-je vivre cent ans, je ne verrais jamais le capital.

Charles. — Oh ! si, voyons… dès l’instant que sir Oliver meurt, vous savez, vous avez recours contre moi pour rentrer dans vos fonds.

Sir Oliver. — Je crois que je serais alors le créancier le plus désagréable que vous ayez eu de votre vie.

Charles. — Parbleu ! je parie que ce que vous craignez, c’est que sir Oliver n’ait la vie trop dure ?

Sir Oliver. — Non, certes, loin de là ; j’ai même entendu dire qu’il est aussi vigoureux et aussi bien portant qu’aucun homme de son âge dans toute la chrétienté.

Charles. — Eh bien ! là encore vous êtes mal informé. Non, non, le climat lui a considérablement nui, à mon pauvre oncle Oliver ! Oui, oui, il baisse à vue d’œil, à ce qu’on m’a rapporté… et il est tellement changé depuis quelque temps, que ses plus proches parents ne pourraient le reconnaître !

Sir Oliver. — Vraiment ! ah ! ah ! ah ! tellement changé depuis quelque temps que ses plus proches parents ne pourraient le reconnaître ! Ah ! ah ! ah ! parbleu… Ah ! ah ! ah !

Charles. — Ah ! ah !… vous êtes content de l’apprendre, mon petit Premium ?

Sir Oliver. — Non, non, pas du tout.

Charles. — Si, si, vous êtes content… Ah ! ah ! ah !… vous savez que cela vous arrange.

Sir Oliver. — Mais je me suis laissé dire que sir Oliver va arriver ?… Il y a même des gens qui prétendent qu’il est ici maintenant ?

Charles. — Allons donc ! Je dois certainement savoir mieux que vous s’il est arrivé ou non. Non, non ; comptez-y, il est en ce moment à Calcutta… n’est-ce pas, Moses ?

Moses. — Oh ! oui, assurément.

Sir Oliver. — Il est bien vrai, comme vous dites, vous devez le savoir mieux que moi. Cependant je tiens la nouvelle de très-bonne source… n’est-ce pas, Moses ?

Moses. — Oui, sans aucun doute !

Sir Oliver. — Mais, monsieur, comme je vois que vous avez besoin sur-le-champ de quelques centaines de livres… n’ayez-vous rien dont vous puissiez disposer ?

Charles. — Comment l’entendez-vous ?

Sir Oliver. — Par exemple, voyons, j’ai appris que votre père avait laissé une grande quantité d’ancienne argenterie massive ?

Charles. — Ah ! ciel… il y a longtemps qu’elle est partie… Moses peut vous renseigner là-dessus mieux que moi.

Sir Oliver, à part.. — Bonté divine ! tous les services d’honneur et la vaisselle de famille[12] ! (Haut.) Eh bien ! alors, et sa bibliothèque, qui passait pour une des plus riches et des plus complètes ?

Charles. — Oui, oui, elle a eu le même sort… elle était beaucoup trop considérable pour un homme seul. Quant à moi, j’ai toujours été d’humeur communicative, et j’estimai qu’il était honteux à moi d’accaparer autant de science. (Il passe.)

Sir Oliver, à part. — Quel désastre ! un trésor d’étude qui n’était jamais sorti de la famille ! (Haut) Je vous prie, que sont devenus les livres ?

Charles. — Il faut vous adresser au commissaire-priseur, maître Premium, car je ne crois pas que Moses même puisse vous renseigner.

Moses. — Je ne sais rien des livres.

Sir Oliver. — Allons, allons, il n’est rien resté de ce qui appartenait à la famille, à ce que je vois ?

Charles. — Pas grand’chose, en vérité… à moins que vous n’ayez du goût pour les portraits de famille. J’ai encore, en haut, une pleine chambre d’ancêtres et, si vous êtes amateur de vieilles peintures, parbleu, je vous les céderai à bon compte.

Sir Oliver. — Eh ! que le diable soit de vous ! Voyons, sérieusement, vous ne voudriez pas vendre vos aïeux ?

Charles. — Tous, au plus offrant et dernier enchérisseur.

Sir Oliver. — Comment ! vos grands-oncles et vos grand’tantes ?

Charles. — Oui, et aussi mes arrière-grands-pères et grand’mères.

Sir Oliver, à part. — Maintenant, je suis fixé sur son compte. (Haut.) Vous êtes donc enragé, et vos propres parents vous trouvent sans entrailles ? Sur ma vie, me prenez-vous pour le Shylock de Shakespeare, à vouloir m’emprunter de l’argent sur votre chair et votre sang[13] ?

Charles. — Voyons, mon petit brocanteur, ne vous fâchez pas : de quoi vous inquiétez-vous, pourvu que vous en ayez pour votre argent ?

Sir Oliver. — Soit ! j’en serai l’acquéreur : je pense avoir le placement des toiles de famille. (À part). Oh ! je ne lui pardonnerai jamais cela ! non, jamais !


Entre Careless.

Careless. — Vous ne venez pas, Charles ? qui vous retient ?

Charles. — Je suis encore occupé : ma foi, nous allons faire une vente en haut ; voici le petit Premium qui va m’acheter tous mes ancêtres.

Careless. — Oh ! dans le feu vos ancêtres !

Charles. — Non, il pourra les brûler après, si cela lui plaît. Restez, Careless, nous avons besoin de vous. Parbleu, vous serez le commissaire-priseur ! Allons, venez-avec nous. (Il passe.)

Careless. — Oh ! volontiers, s’il le faut. Je puis manier le marteau aussi bien que le cornet à dés ! Une fois ! deux fois !

Sir Oliver, à part. — Oh ! les gredins !

Charles. — Allons, Moses, vous servirez d’expert, si besoin est. Dieu me damne, mon petit Premium, l’affaire n’a pas l’air de vous sourire ?

Sir Oliver. — Oh ! si, énormément. Ah ! ah ! ah ! oui, oui, je trouve que c’est une excellente farce de vendre sa famille aux enchères… Ah ! ah ! (À part.) Le polisson !

Charles. — Évidemment ! quand on a besoin d’argent, à qui diable s’adresserait-on bien, s’il fallait se gêner avec ses propres parents ?

Sir Oliver, à part. — Je ne lui pardonnerai jamais ; non jamais, jamais ! (Ils sortent.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. M. Prime.
  2. Les Moines boiteux (qui marchent avec des béquilles). — Vieille rue dans la Cité, à Londres, habitée par des usuriers, des brocanteurs et autres négociants interlopes.
  3. 5,000 francs de notre monnaie.
  4. Rapide-basset. — Pour désigner un chasseur.
  5. 1,250 francs
  6. En français dans le texte.
  7. Brosse.
  8. 300 francs.
  9. Moyennant un remboursement par année.
  10. Le texte dit : Une rasade d’une pinte. — La pinte équivaut à 0 litre 931.
  11. Dans le texte : Un verre d’un quart, c’est-à-dire d’une capacité de 1 litre 1358.
  12. Le texte porte : Toutes les coupes gagnées à des courses de chevaux et tous les bols offerts par des municipalités, appartenant à la famille.
  13. Allusion à ce passage du Marchand de Venise (acte 1er, scène iii) où le Juif Shylock consent à prêter 3,000 ducats à Antonio, en stipulant que, s’il ne peut le payer au jour de l’échéance, il aura le droit de prendre comme remboursement » une livre de sa belle chair, qui pourra être coupée et enlevée dans n’importe quelle partie du corps, à son choix ».