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L’École des Robinsons/16

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Hetzel (p. 131-138).


XVI

dans lequel se produit un incident qui ne saurait surprendre le lecteur.


Ce coup frappa Godfrey. Cette chance inespérée, qui venait de lui échapper, se représenterait-elle jamais ? Pouvait-il l’espérer ? Non ! L’indifférence de ce navire à passer en vue de l’île Phina, sans même chercher à la reconnaître, il était évident qu’elle serait partagée par tous autres bâtiments, qui s’aventureraient sur cette portion déserte du Pacifique. Pourquoi ceux-là y relâcheraient-ils plutôt que celui-ci, puisque cette île n’avait aucun port de refuge.

Godfrey passa une triste nuit. À chaque instant, réveillé en sursaut, comme s’il eût entendu quelque coup de canon au large, il se demandait alors si le steamer n’avait pas enfin aperçu ce grand feu qui flambait encore sur le littoral, s’il ne cherchait pas à signaler sa présence par une détonation ?

Godfrey écoutait… Tout cela n’était qu’une illusion de son cerveau surexcité. Quand le jour eut reparu, il en vint à se dire que cette apparition d’un navire n’avait été qu’un rêve, qui avait commencé la veille, à trois heures du soir !

Mais, non ! il n’était que trop certain qu’un bâtiment s’était montré en vue de l’île Phina, à moins de deux milles peut-être, et non moins certain qu’il n’y avait pas relâché !

De cette déception, Godfrey ne dit pas un mot à Tartelett. À quoi bon lui en parler ? D’ailleurs, cet esprit frivole ne voyait jamais au delà de vingt-quatre heures. Il ne songeait même plus aux chances qui pouvaient se présenter de quitter l’île. Il n’imaginait pas que l’avenir pût lui réserver de graves éventualités. San-Francisco commençait à s’effacer de son souvenir. Il n’avait pas de fiancée qui l’attendait, pas d’oncle Will à revoir. Si, sur ce bout de terre, il avait pu ouvrir un cours de danse, ses vœux auraient été comblés, — n’eût-il eu qu’un seul élève !

Eh bien, si le professeur ne songeait pas à quelque danger immédiat, qui fût de nature à compromettre sa sécurité dans cette île, dépourvue de fauves et d’indigènes, il avait tort. Ce jour même, son optimisme allait être mis à une rude épreuve.

Vers quatre heures du soir, Tartelett était allé, suivant son habitude, récolter des huîtres et des moules à la partie du rivage en arrière de Flag-Point, lorsque Godfrey le vit revenir tout courant à Will-Tree. Ses rares cheveux se hérissaient aux tempes. Il avait bien l’air d’un homme qui fuit, sans oser même retourner la tête.

« Qu’y a-t-il donc ? s’écria Godfrey, non sans inquiétude, en se portant au-devant de son compagnon.

— Là… là !… répondit Tartelett, qui montra du doigt cette portion de la mer, dont on apercevait un étroit segment, au nord, entre les grands arbres de Will-Tree.

— Mais qu’est-ce donc ? demanda Godfrey, dont le premier mouvement fut de courir à la lisière des séquoias.

— Un canot !

— Un canot ?

— Oui !… des sauvages !… toute une flottille de sauvages !… Des cannibales, peut-être !… »

Godfrey avait regardé dans la direction indiquée…

Ce n’était point une flottille, ainsi que le disait l’éperdu Tartelett, mais il ne se trompait que sur la quantité.

En effet, une petite embarcation, qui glissait sur la mer, très calme en ce moment, se dirigeait à un demi-mille de la côte, de manière à doubler Flag-Point.

« Et pourquoi seraient-ce des cannibales ? dit Godfrey en se retournant vers le professeur.

— Parce que, dans les îles à Robinsons, répondit Tartelett, ce sont toujours des cannibales qui arrivent tôt ou tard !

— N’est-ce point là plutôt le canot d’un navire de commerce ?

— D’un navire ?…

— Oui… d’un steamer, qui a passé hier, dans l’après-midi, en vue de notre île ?

— Et vous ne m’avez rien dit ! s’écria Tartelett, en levant désespérément les bras au ciel.

— À quoi bon, répondit Godfrey, puisque je croyais que ce bâtiment avait définitivement disparu ! Mais ce canot peut lui appartenir ! Nous allons bien voir !… »

Godfrey, retournant rapidement à Will-Tree, y prit sa lunette et revint se poster à la lisière des arbres.

De là, il put observer avec une extrême attention cette embarcation, d’où l’on devait nécessairement apercevoir le pavillon de Flag-Point, déployé sous une légère brise.

La lunette tomba des yeux de Godfrey.

« Des sauvages !… Oui !… Ce sont bien des sauvages ! » s’écria-t-il.

Tartelett sentit ses jambes flageoler, et un tremblement d’épouvante passa par tout son être.

C’était, en effet, une embarcation de sauvages que Godfrey venait d’apercevoir, et qui s’avançait vers l’île. Construite comme une pirogue des îles polynésiennes, elle portait une assez grande voile en bambous tressés ; un balancier, débordant sur bâbord, la maintenait en équilibre contre la bande qu’elle donnait sous le vent.

Godfrey distingua parfaitement la forme de l’embarcation : c’était un prao, — ce qui semblait indiquer que l’île Phina ne pouvait être très éloignée des parages de la Malaisie. Mais ce n’étaient point des Malais qui montaient cette pirogue : c’étaient des noirs, à demi nus, dont on pouvait compter une douzaine.

Le danger était donc grand d’être vus. Godfrey dut regretter, alors, d’avoir hissé ce pavillon que n’avait point aperçu le navire et que voyaient certainement les naturels du prao. Quant à l’abattre maintenant, il était trop tard.

Circonstance très regrettable, en effet. S’il était évident que ces sauvages avaient eu pour but, en quittant quelque île voisine, d’atteindre celle-ci, peut-être la croyaient-ils inhabitée, comme elle l’était réellement, avant le naufrage du Dream. Mais le pavillon était là, qui indiquait la présence d’êtres humains sur cette côte ! Comment, alors, leur échapper s’ils débarquaient ?

Godfrey ne savait quel parti prendre. En tout cas, observer si les naturels mettraient ou non le pied dans l’île, c’était là le plus pressé. Il aviserait ensuite.

La lunette aux yeux, il suivit donc le prao ; il le vit contourner la pointe du promontoire, puis la doubler, puis redescendre le long du littoral, et, finalement, accoster l’embouchure même du rio, qui, deux milles en amont, passait à Will-Tree.

Si donc ces naturels s’imaginaient de remonter le cours du ruisseau, ils arriveraient, en peu de temps, au groupe de séquoias, sans qu’il fût possible de les en empêcher.

Godfrey et Tartelett revinrent rapidement à leur habitation. Il s’agissait, avant tout, de prendre quelques mesures, qui pourraient la mettre à l’abri d’une surprise et donner le temps de préparer sa défense. C’est à quoi songeait uniquement Godfrey. Quant au professeur, ses idées suivaient un tout autre cours.

« Ah çà ! se disait-il, c’est donc une fatalité ! C’est donc écrit ! On ne peut donc y échapper ! On ne peut donc devenir un Robinson sans qu’une pirogue accoste votre île, sans que des cannibales y apparaissent un jour ou l’autre ! Nous ne sommes ici que depuis trois mois, et les voilà déjà ! Ah ! décidément, ni monsieur de Foë, ni monsieur Wyss n’ont exagéré les choses ! Faites-vous donc Robinson, après cela ! »

Digne Tartelett, on ne se fait pas Robinson, on le devient, et tu ne savais pas si bien dire en comparant ta situation à celle des héros des deux romanciers anglais et suisse.

Voici quelles précautions furent immédiatement prises par Godfrey dès son retour à Will-Tree. Le foyer allumé dans le creux du séquoia fut éteint, et on en dispersa les cendres, afin de ne laisser aucune trace ; coqs, poules et poulets étaient déjà dans le poulailler pour y passer la nuit, et on dut se contenter d’en obstruer l’entrée avec des broussailles, de manière à le dissimuler le plus possible ; les autres bêtes, agoutis, moutons et chèvres, furent chassés dans la prairie, mais il était fâcheux qu’eux aussi ne pussent être renfermés dans une étable ; tous les instruments et outils étant rentrés dans la demeure, rien ne fut laissé au dehors de ce qui aurait pu indiquer la présence ou le passage d’êtres humains. Puis, la porte fut hermétiquement fermée, après que Godfrey et Tartelett eurent pris place dans Will-Tree. Cette porte, faite d’écorce de séquoia, se confondait avec l’écorce du tronc, et pourrait peut-être échapper aux yeux des naturels, qui n’y regarderaient pas de très près. Il en fut de même des deux fenêtres, sur lesquelles les auvents avaient été rabattus. Puis, tout fut éteint à l’intérieur de l’habitation, qui demeura dans une obscurité complète.

Que cette nuit fut longue ! Godfrey et Tartelett écoutaient les moindres bruits du dehors. Le craquement d’une branche sèche, un souffle du vent les faisaient tressaillir. Ils croyaient entendre marcher sous les arbres. Il leur semblait que l’on rôdait autour de Will-Tree. Alors Godfrey, se hissant à l’une des fenêtres, soulevait un peu l’auvent et regardait anxieusement dans l’ombre.

Rien encore.

Cependant Godfrey entendit bientôt des pas sur le sol. Son oreille ne pouvait l’avoir trompé, cette fois. Il regarda encore, mais il n’aperçut qu’une des chèvres qui venait chercher abri sous les arbres.

Du reste, si quelques-uns des naturels parvenaient à découvrir l’habitation cachée dans l’énorme séquoia, le parti de Godfrey était pris : il entraînerait Tartelett avec lui par le boyau intérieur, il se réfugierait jusque sur les hautes branches, où il serait mieux en mesure de résister. Avec des fusils et des revolvers à sa disposition, avec des munitions en abondance, peut-être aurait-il quelque chance de l’emporter sur une douzaine de sauvages, dépourvus d’armes à feu. Si ceux-ci, au cas où ils seraient munis d’arcs et de flèches, attaquaient d’en bas, il n’était pas probable qu’ils eussent l’avantage contre des fusils bien dirigés d’en haut. Si, au contraire, ils forçaient la porte de l’habitation et cherchaient à gagner la haute ramure par l’intérieur, il leur serait malaisé d’y parvenir, puisqu’ils devraient passer par un étroit orifice, que les assiégés pouvaient aisément défendre.

Au surplus, Godfrey ne parla point de cette éventualité à Tartelett. Le pauvre homme était déjà assez épouvanté de l’arrivée du prao. La pensée qu’il serait peut-être obligé de se réfugier dans la partie supérieure de l’arbre, comme dans un nid d’aigle, n’eût pas été pour lui rendre un peu de calme. Si cela devenait nécessaire, au dernier instant, Godfrey l’entraînerait, sans même lui laisser le temps de la réflexion

La nuit s’écoula dans des alternatives de crainte et d’espoir. Aucune attaque directe ne se produisit. Les sauvages ne s’étaient pas encore portés jusqu’au groupe des séquoias. Peut-être attendaient-ils le jour pour s’aventurer à travers l’île.

« C’est probablement ce qu’ils feront, disait Godfrey, puisque notre pavillon leur indique qu’elle est habitée ! Mais ils ne sont qu’une douzaine et ont quelques précautions à prendre ! Comment supposeraient-ils qu’ils n’auront affaire qu’à deux naufragés ? Non ! ils ne se hasarderont qu’en plein jour… à moins qu’ils ne s’installent…

De là, il put observer avec une extrême attention… (Page 133.)

— À moins qu’ils ne se rembarquent, dès que le jour sera venu, répondit Tartelett.

— Se rembarquer ? Mais alors que seraient-ils venus faire à l’île Phina pour une nuit ?

— Je ne sais pas !… répondit le professeur, qui, dans son effroi, ne pouvait expliquer l’arrivée de ces naturels que par le besoin de se repaître de chair humaine.

— Quoi qu’il en soit, reprit Godfrey, demain matin, si ces sauvages ne sont pas venus à Will-Tree, nous irons en reconnaissance.

Godfrey s’arrêta. (Page 140.)

— Nous ?…

— Oui ! nous !… Rien ne serait plus imprudent que de se séparer ! Qui sait s’il ne faudra pas nous réfugier dans les bois du centre, nous y cacher pendant quelques jours… jusqu’au départ du prao ! Non ! nous resterons ensemble, Tartelett !

— Chut !… dit le professeur d’une voix tremblante. Il me semble que j’entends au dehors… »

Godfrey se hissa de nouveau à la fenêtre et redescendit presque aussitôt.

— Non ! dit-il. Rien encore de suspect ! Ce sont nos bêtes qui rentrent sous le bois.

— Chassées, peut-être ! s’écria Tartelett.

— Elles paraissent fort tranquilles, au contraire, répondit Godfrey. Je croirais plutôt qu’elles viennent seulement chercher un abri contre la rosée du matin.

— Ah ! murmura Tartelett d’un ton si piteux que Godfrey eût ri volontiers sans la gravité des circonstances, voilà des choses qui ne nous arriveraient pas à l’hôtel Kolderup, dans Montgomery-Street !

— Le jour ne tardera pas à se lever, dit alors Godfrey. Avant une heure, si les indigènes n’ont pas paru, nous quitterons Will-Tree, et nous irons en reconnaissance dans le nord de l’île. — Vous êtes bien capable de tenir un fusil, Tartelett ?

— Tenir !… oui !…

— Et de tirer dans une direction déterminée ?

— Je ne sais pas !… Je n’ai jamais essayé, et vous pouvez être sûr, Godfrey, que ma balle n’ira pas…

— Qui sait si la détonation seule ne suffira pas à effrayer ces sauvages ! »

Une heure après, il faisait assez jour pour que le regard pût s’étendre au delà du groupe de séquoias.

Godfrey releva alors successivement, mais avec précaution, les auvents des deux fenêtres. À travers celle qui s’ouvrait vers le sud, il ne vit rien que d’ordinaire. Les animaux domestiques erraient paisiblement sous les arbres et ne paraissaient nullement effrayés. Examen fait, Godfrey referma soigneusement cette fenêtre. À travers la baie dirigée vers le nord, la vue pouvait se porter jusqu’au littoral. On apercevait même, à deux milles environ, l’extrémité de Flag-Point ; mais l’embouchure du rio, à l’endroit où les sauvages avaient débarqué la veille, n’était pas visible.

Godfrey regarda d’abord, sans se servir de sa lunette, afin d’observer les environs de Will-Tree de ce côté de l’île Phina.

Tout était parfaitement tranquille.

Godfrey, prenant alors sa lunette, parcourut le périple du littoral jusqu’à la pointe du promontoire de Flag-Point. Peut-être, et comme l’avait dit Tartelett, bien que cela eût été inexplicable, les naturels se seraient-ils rembarqués, après une nuit passée à terre, sans même avoir cherché à reconnaître si l’île était habitée.