L’École des Robinsons/3

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Hetzel (p. 18-26).


III

où la conversation de phina hollaney et de godfrey morgan est accompagnée au piano.


William W. Kolderup était rentré dans son hôtel de la rue Montgomery. Cette rue, c’est le Regent-Street, le Broadway, le boulevard des Italiens de San-Francisco. Tout le long de cette grande artère, qui traverse la ville parallèlement à ses quais, est le mouvement, l’entrain, la vie : tramways multiples, voitures attelées de chevaux ou de mules, gens affairés qui se pressent sur les trottoirs de pierre, devant les magasins richement achalandés, amateurs plus nombreux encore aux portes des « bars », où se débitent des boissons on ne peut plus californiennes.

Inutile de décrire l’hôtel du nabab de Frisco. Ayant trop de millions, il avait trop de luxe. Plus de confort que de goût. Moins de sens artistique que de sens pratique. On ne saurait tout avoir.

Que le lecteur se contente de savoir qu’il y avait un magnifique salon de réception, et, dans ce salon, un piano, dont les accords se propageaient à travers la chaude atmosphère de l’hôtel, au moment où y rentrait l’opulent Kolderup.

« Bon ! se dit-il, elle et lui sont là ! Un mot à mon caissier, puis nous causerons tout à l’heure ! »

Et il se dirigea vers son cabinet, afin d’en finir avec cette petite affaire de l’île Spencer et n’y plus penser. En finir, c’était tout simplement réaliser quelques valeurs de portefeuille afin de payer l’acquisition. Quatre lignes à son agent de change, il n’en fallait pas davantage. Puis William W. Kolderup s’occuperait d’une autre « combinaison », qui lui tenait bien autrement au cœur.

Oui ! elle et lui étaient dans le salon : elle, devant son piano ; lui, à demi étendu sur un canapé, écoutant vaguement les notes perlées des arpèges, qui s’échappaient des doigts de cette charmante personne.

« M’écoutes-tu ? dit-elle.

— Sans doute.

— Oui ! mais m’entends-tu ?

— Si je t’entends, Phina ! Jamais tu n’as si bien joué ces variations de l’Auld Robin Gray.

— Ce n’est pas Auld Robin Gray que je joue, Godfrey… c’est Happy moment

— Ah ! j’avais cru ! » répondit Godfrey d’un ton d’indifférence, auquel il eût été difficile de se méprendre.

La jeune fille leva ses deux mains, laissa un instant ses doigts écartés, suspendus au-dessus du clavier, comme s’ils allaient retomber pour saisir un accord. Puis, donnant un demi-tour à son tabouret, elle resta, quelques instants, à regarder le trop tranquille Godfrey, dont les regards cherchèrent à éviter les siens.

Phina Hollaney était la filleule de William W. Kolderup. Orpheline, élevée par ses soins, il lui avait donné le droit de se considérer comme sa fille, le devoir de l’aimer comme un père. Elle n’y manquait pas.

C’était une jeune personne, « jolie à sa manière », comme on dit, mais à coup sûr charmante, une blonde de seize ans avec des idées de brune, ce qui se lisait dans le cristal de ses yeux d’un bleu noir. Nous ne saurions manquer de la comparer à un lis, puisque c’est une comparaison invariablement employée dans la meilleure société pour désigner les beautés américaines. C’était donc un lis, si vous le voulez bien, mais un lis greffé sur quelque églantier résistant et solide. Certainement elle avait beaucoup de cœur, cette jeune miss, mais elle avait aussi beaucoup d’esprit pratique, une allure très personnelle, et ne se laissait pas entraîner plus qu’il ne convenait dans les illusions ou les rêves qui sont de son sexe et de son âge.

Les rêves, c’est bien quand on dort, non quand on veille. Or, elle ne dormait pas, en ce moment, et ne songeait aucunement à dormir.

« Godfrey ? reprit-elle. — Phina ? répondit le jeune homme.

— Où es-tu, maintenant ?

— Près de toi… dans ce salon…

— Non, pas près de moi, Godfrey ! Pas dans ce salon !… Mais loin, bien loin… au delà des mers, n’est-ce pas ? »

Et machinalement, la main de Phina, cherchant le clavier, s’égara en une série de septièmes diminuées, dont la tristesse en disait long et que ne comprit peut-être pas le neveu de William W. Kolderup.

Car tel était ce jeune homme, tel le lien de parenté qui l’unissait au riche maître de céans. Fils d’une sœur de cet acheteur d’île, sans parents, depuis bien des années, Godfrey Morgan avait été, comme Phina, élevé dans la maison de son oncle, auquel la fièvre des affaires n’avait jamais laissé une intermittence pour songer à se marier.

Godfrey comptait alors vingt-deux ans. Son éducation achevée l’avait laissé absolument oisif. Gradué d’université, il n’en était pas beaucoup plus savant pour cela. La vie ne lui ouvrait que des voies de communication faciles. Il pouvait prendre à droite, à gauche : cela le mènerait toujours quelque part, où la fortune ne lui manquerait pas.

D’ailleurs Godfrey était bien de sa personne, distingué, élégant, n’ayant jamais passé sa cravate dans une bague, et ne constellant ni ses doigts, ni ses manchettes, ni le plastron de sa chemise, de toutes les fantaisies joaillières, si appréciées de ses concitoyens.

Je ne surprendrai personne en disant que Godfrey Morgan devait épouser Phina Hollaney. Aurait-il pu en être autrement ? Toutes les convenances y étaient. D’ailleurs, William W. Kolderup voulait ce mariage. Il assurait ainsi sa fortune aux deux êtres qu’il chérissait le plus au monde, sans compter que Phina plaisait à Godfrey, et que Godfrey ne déplaisait point à Phina. Il fallait qu’il en fût ainsi pour la bonne comptabilité de la maison de commerce. Depuis leur naissance, un compte était ouvert au jeune homme, un autre à la jeune fille : il n’y avait plus qu’à les solder, à passer les écritures d’un compte nouveau pour les deux époux. Le digne négociant espérait bien que cela se ferait fin courant, et que la situation serait définitivement balancée, sauf erreur ou omission.

Or, précisément, il y avait omission, et peut-être erreur, ainsi qu’on va le démontrer.

Erreur, puisque Godfrey ne se sentait pas encore tout à fait mûr pour la grande affaire du mariage ; omission, puisqu’on avait omis de le pressentir à ce sujet.

En effet, ses études terminées, Godfrey éprouvait comme une lassitude prématurée du monde et de la vie toute faite, où rien ne lui manquerait, où il n’aurait pas un désir à former, où il n’aurait rien à faire ! La pensée de courir le monde l’envahit alors : il s’aperçut qu’il avait tout appris, sauf à voyager. De l’ancien et du nouveau continent, il ne connaissait, à vrai dire, qu’un seul point, San-Francisco, où il était né, qu’il n’avait jamais quitté, si ce n’est en rêve. Or, qu’est-ce donc, je vous le demande, qu’un jeune homme qui n’a pas fait deux ou trois fois le tour du globe, — surtout s’il est Américain ? À quoi peut-il être bon par la suite ? Sait-il s’il pourra se tirer d’affaire dans les diverses conjonctures où le jetterait un voyage de longue haleine ? S’il n’a pas un peu goûté à la vie d’aventures, comment oserait-il répondre de lui ? Enfin quelques milliers de lieues, parcourues à la surface de la terre, pour voir, pour observer, pour s’instruire, ne sont-elles pas l’indispensable complément d’une bonne éducation de jeune homme ?

Il était donc arrivé ceci : c’est que, depuis tantôt un an Godfrey s’était plongé dans les livres de voyages, qui pullulent à notre époque, et cette lecture l’avait passionné. Il avait découvert le Céleste Empire avec Marco Polo, l’Amérique avec Colomb, le Pacifique avec Cook, le pôle Sud avec Dumont-d’Urville. Il s’était pris de l’idée d’aller là où ces illustres voyageurs avaient été sans lui. En vérité, il n’eût pas trouvé payer trop cher une exploration de quelques années au prix d’un certain nombre d’attaques de pirates malais, de collisions en mer, de naufrages sur une côte déserte, dût-il y mener la vie d’un Selkirk ou d’un Robinson Crusoé ! Un Robinson ! devenir un Robinson ! Quelle jeune imagination n’a pas un peu rêvé cela, en lisant, ainsi que Godfrey l’avait fait souvent, trop souvent, les aventures des héros imaginaires de Daniel de Foë ou de Wiss ?

Oui ! le propre neveu de William W. Kolderup en était là au moment où son oncle songeait à l’enchaîner, comme on dit, dans les liens du mariage. Quant à voyager avec Phina, devenue mistress Godfrey Morgan, non, ce n’était pas possible ! Il fallait le faire seul ou ne pas le faire. Et, d’ailleurs, sa fantaisie passée, Godfrey ne serait-il pas dans des conditions meilleures pour signer son contrat ? Est-on propre au bonheur d’une femme, quand, préalablement, on n’est même pas allé au Japon ni en Chine, pas même en Europe ? Non ! assurément. Et voilà pourquoi Godfrey était maintenant distrait près de miss Phina, indifférent quand elle lui parlait, sourd lorsqu’elle lui jouait les airs qui le charmaient autrefois.

Phina, en fille sérieuse et réfléchie, s’en était bien aperçue. Dire qu’elle n’en éprouvait pas quelque dépit mêlé d’un peu de chagrin, ce serait la calomnier gratuitement. Mais, habituée à envisager les choses par leur côté positif, elle s’était déjà fait ce raisonnement :

« S’il faut absolument qu’il parte, mieux vaut que ce soit avant le mariage qu’après ! »

Et voilà pourquoi elle avait dit à Godfrey ces simples mots, très significatifs :

« Non !… tu n’es pas près de moi en ce moment… mais au delà des mers ! »

Godfrey s’était levé. Il avait fait quelques pas dans le salon, sans regarder Phina, et, inconsciemment, son index était venu s’appuyer sur une des touches du piano.

C’était un gros « ré » bémol, de l’octave au-dessous de la portée, note bien lamentable, qui répondait pour lui.

Phina avait compris, et, sans plus ample discussion, elle allait mettre son fiancé au pied du mur, en attendant qu’elle l’aidât à y pratiquer une brèche, afin qu’il pût s’enfuir où sa fantaisie l’entraînait, lorsque la porte du salon s’ouvrit.

William W. Kolderup parut, un peu affairé, comme toujours. C’était le commerçant qui venait de terminer une opération et s’apprêtait à en commencer une autre.

« Eh bien, dit-il, il ne s’agit plus, maintenant, que de fixer définitivement la date.

— La date ? répondit Godfrey en tressautant. Quelle date, s’il vous plaît, mon oncle ?

— La date de votre mariage à tous deux ! répliqua William W. Kolderup. Ce n’est pas la date du mien, je suppose !

— Ce serait peut-être plus urgent ! dit Phina.

— Hein !… Quoi ?… s’écria l’oncle. Qu’est-ce que cela signifie ?… Nous disons fin courant, n’est-ce pas ?

— Parrain Will, répondit la jeune fille, ce n’est pas la date d’un mariage qu’il s’agit de fixer aujourd’hui, c’est la date d’un départ !

— D’un départ ?…

— Oui, le départ de Godfrey, reprit miss Phina, de Godfrey, qui, avant de se marier, éprouve le besoin de courir un peu le monde !

— Tu veux partir… toi ?… s’écria William W. Kolderup, en marchant vers le jeune homme, dont il saisit le bras, comme s’il avait peur que ce « coquin de neveu » ne lui échappât.

— Oui, oncle Will, répondit bravement Godfrey.

— Et pour combien de temps ?

— Pour dix-huit mois, ou deux ans, au plus, si….

— Si ?…

— Si vous voulez bien le permettre, et si Phina veut bien m’attendre jusque-là !

— T’attendre ! Voyez-vous ce prétendu qui ne prétend qu’à s’en aller ! s’écria William W. Kolderup.

— Il faut laisser faire Godfrey, répondit la jeune fille. Parrain Will, j’ai bien réfléchi à tout cela. Je suis jeune, mais, en vérité, Godfrey est encore plus jeune que moi ! Les voyages le vieilliront, et je pense qu’il ne faut pas contrarier ses goûts ! Il veut voyager, qu’il voyage ! Le besoin du repos lui viendra ensuite, et il me retrouvera au retour.

— Quoi ! s’écria William W. Kolderup, tu consens à donner la volée à cet étourneau ?

— Oui, pour les deux ans qu’il demande !

— Et tu l’attendras ?…

— Oncle Will, si je n’étais pas capable de l’attendre, c’est que je ne l’aimerais pas ! »

Cela dit, miss Phina était revenue vers son piano, et, soit qu’elle le voulût ou non, ses doigts jouaient en sourdine un morceau très à la mode, le Départ du Fiancé, qui était bien de circonstance, on en conviendra. Mais Phina, sans s’en apercevoir peut-être, le jouait en « la » mineur, bien qu’il fût écrit en « la » majeur. Aussi, tout le sentiment de la mélodie se transformait avec ce mode, et sa couleur plaintive rendait bien les intimes impressions de la jeune fille.

Cependant Godfrey, embarrassé, ne disait mot. Son oncle lui avait pris la tête, et, la tournant en pleine lumière, il le regardait. De cette façon, il l’interrogeait, sans avoir besoin de parler, et lui, répondait sans avoir besoin de répondre.

— Où es-tu, maintenant ? (Page 20.)

Et les lamentations de ce Départ du Fiancé se faisaient toujours tristement entendre. Enfin William W. Kolderup, après avoir fait un tour de salon, revint vers Godfrey, qui était planté là comme un coupable devant son juge. Puis, élevant la voix :

« C’est très sérieux ? demanda-t-il.

— Très sérieux, répondit miss Phina, sans s’interrompre, tandis que Godfrey se contentait de faire un signe affirmatif.

All right ! » répliqua William W. Kolderup, en fixant sur son neveu un regard singulier.

S’arrêtant, les bras croisés, devant Godfrey… (Page 25.)

Puis, on aurait pu l’entendre murmurer entre ses dents :

« Ah ! tu veux tâter des voyages avant d’épouser Phina ! Eh bien ! tu en tâteras, mon neveu ! »

Il fit encore deux ou trois pas, et, s’arrêtant, les bras croisés, devant Godfrey :

« Où veux-tu aller ? lui demanda-t-il.

— Partout.

— Et quand comptes-tu partir ?

— Quand vous voudrez, oncle Will.

— Soit, le plus tôt possible ! »

Sur ces derniers mots, Phina s’était interrompue brusquement. Le petit doigt de sa main gauche venait de toucher un « sol » dièze… et le quatrième ne l’avait pas résolu sur la tonique du ton. Elle était restée sur la « sensible », comme le Raoul des Huguenots, lorsqu’il s’enfuit à la fin de son duo avec Valentine.

Peut-être miss Phina avait-elle le cœur un peu gros, mais son parti était bien pris de ne rien dire.

Ce fut alors que William W. Kolderup, sans regarder Godfrey, s’approcha du piano :

« Phina, dit-il gravement, il ne faut jamais rester sur la « sensible ! »

Et, de son gros doigt qui s’abattit verticalement sur une des touches, il fit résonner un « la » naturel.