L’École des Robinsons/9

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Hetzel (p. 67-76).


IX

où il est démontré que tout n’est pas rose dans le métier de robinson.


Cela fait, le professeur et l’élève se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

« Mon cher Godfrey ! s’écria Tartelett,

— Mon bon Tartelett ! répondit Godfrey.

— Enfin, nous sommes donc arrivés au port ! » s’écria le professeur du ton d’un homme qui en a assez de la navigation et de ses accidents.

Il appelait cela : être arrivé au port !

Godfrey ne voulut pas discuter à ce sujet. « Enlevez votre ceinture de sauvetage, dit-il. Cette machine vous étouffe et gêne vos mouvements !

— Pensez-vous donc que je puisse le faire sans inconvénient ? demanda Tartelett.

— Sans inconvénient, répondit Godfrey. Maintenant, serrez votre pochette et allons à la découverte.

— Allons, répliqua le professeur ; mais, s’il vous plaît, Godfrey, nous nous arrêterons au premier bar. Je meurs de faim, et une douzaine de sandwiches, arrosées de quelques verres de porto, me remettraient tout à fait sur mes jambes !

— Oui ! au premier bar !… répondit Godfrey en hochant la tête, et même au dernier… si le premier ne nous convient pas !

— Puis, reprit Tartelett, nous demanderons à quelque passant où se trouve le bureau télégraphique, afin de lancer immédiatement une dépêche à votre oncle Kolderup. J’imagine que cet excellent homme ne refusera pas de nous envoyer l’argent nécessaire pour regagner l’hôtel de Montgomery-Street, car je n’ai pas un cent sur moi !

— C’est convenu, au premier bureau télégraphique, répondit Godfrey, ou, s’il n’y en a pas dans ce pays, au premier bureau du Post-Office. En route, Tartelett ! »

Le professeur, se débarrassant de son appareil natatoire, le passa autour de lui comme un cor de chasse, et les voilà se dirigeant tous les deux vers la lisière de dunes qui bordaient le littoral.

Ce qui intéressait plus particulièrement Godfrey, à qui la rencontre de Tartelett avait rendu quelque espoir, c’était de reconnaître s’ils avaient seuls survécu au naufrage du Dream.

Un quart d’heure après avoir quitté le seuil du récif, nos deux explorateurs gravissaient une dune haute de soixante à quatre-vingts pieds et arrivaient à sa crête. De là, ils dominaient le littoral sur une large étendue, et leurs regards interrogeaient cet horizon de l’est, que les tumescences de la côte avaient caché jusqu’alors.

À une distance de deux ou trois milles dans cette direction, une seconde ligne de collines formait l’arrière-plan, et, au delà, ne laissait rien voir de l’horizon.

Vers le nord, il semblait bien que la côte s’effilait en pointe, mais, si elle se raccordait à quelque cap projeté en arrière, on ne pouvait alors l’affirmer. Au sud, une crique creusait assez profondément le littoral, et, de ce côté, du moins, il semblait que l’Océan se dessinât à perte de vue. D’où la conclusion que cette terre du Pacifique devait être une presqu’île ; dans ce cas, l’isthme, qui la rattachait à un continent quelconque, il fallait le chercher vers le nord ou le nord-est.

Quoi qu’il en soit, cette contrée, loin d’être aride, disparaissait sous une agréable couche de verdure, longues prairies où serpentaient quelques rios limpides, hautes et épaisses forêts, dont les arbres s’étageaient jusque sur l’arrière-plan de collines. C’était d’un charmant aspect.

Mais, de maisons formant bourgade, village ou hameau, pas une en vue ! De bâtiments agglomérés et disposés pour l’exploitation d’un établissement agricole, d’une métairie, d’une ferme, pas l’apparence ! De fumée s’élevant dans l’air et trahissant quelque habitation enfouie sous les arbres, nulle échappée ! Ni un clocher dans le fouillis des arbres, ni un moulin sur quelque éminence isolée. Pas même, à défaut de maisons, une cabane, une case, un ajoupa, un wigwam ? Non ! rien. Si des êtres humains habitaient ce sol inconnu, ce ne pouvait être que dessous, non dessus, à la façon des troglodytes. Nulle route frayée, d’ailleurs, pas même un sentier, pas même une sente. Il semblait que le pied de l’homme n’eût jamais foulé ni un caillou de cette grève, ni un brin d’herbe de ces prairies.

« Je n’aperçois pas la ville, fit observer Tartelett, qui se haussait, cependant, sur ses pointes.

— Cela tient probablement à ce qu’il n’y en a pas dans cette partie de la province ! répondit Godfrey.

— Mais un village ?…

— Pas davantage !

— Où sommes-nous donc ?

— Je n’en sais rien.

— Comment ! vous n’en savez rien !… Mais, Godfrey, nous ne pouvons tarder à le savoir ?

— Qui peut le dire !

— Qu’allons-nous devenir alors ? s’écria Tartelett, en arrondissant ses bras qu’il leva vers le ciel.

— Des Robinsons peut-être ! »

Sur cette réponse, le professeur fit un bond tel qu’aucun clown n’en avait peut-être fait avant lui.

Des Robinsons ! eux ! Un Robinson ! lui ! Des descendants de ce Selkirck, qui vécut pendant de longues années à l’île Juan-Fernandez ! Des imitateurs de ces héros imaginaires de Daniel de Foë et de Wyss, dont ils avaient si souvent lu les aventures ! Des abandonnés, éloignés de leurs parents, de leurs amis, séparés de leurs semblables par des milliers de milles, destinés à disputer leur vie peut-être à des fauves, peut-être à des sauvages qui pouvaient aborder sur cette terre, des misérables sans ressources, souffrant de la faim, souffrant de la soif, sans armes, sans outils, presque sans vêtements, livrés à eux-mêmes !

Non ! c’était impossible !

« Ne me dites pas de ces choses-là, Godfrey, s’écria Tartelett. Non ! ne faites pas de ces plaisanteries ! La supposition seule suffirait à me tuer ! Vous avez voulu rire, n’est-ce pas ?

— Oui, mon brave Tartelett, répondit Godfrey, rassurez-vous ; mais d’abord, avisons au plus pressé ! »

En effet, il s’agissait de trouver une caverne, une grotte, un trou quelconque, afin d’y passer la nuit ; puis, on chercherait à ramasser ce que l’on pourrait trouver de coquillages comestibles, afin de calmer tant bien que mal les exigences de l’estomac.

Godfrey et Tartelett commencèrent donc à redescendre le talus des dunes, de manière à se diriger vers le récif. Godfrey se montrait très ardent en ses recherches ; Tartelett, très hébété dans ses transes de naufragé. Le premier regardait devant lui, derrière lui, de tous côtés ; le second n’était pas même capable de voir à dix pas.

Voici ce que se demandait Godfrey :

« S’il n’y a pas d’habitants sur cette terre, s’y trouve-t-il au moins des animaux ? »

Il entendait dire, par là, des animaux domestiques, c’est-à-dire du gibier de poil et de plume, non de ces fauves, qui abondent dans les régions de la zone tropicale et dont il n’avait que faire.

Ce serait ce que des recherches ultérieures lui permettraient seules de constater.

En tout cas, quelques bandes d’oiseaux animaient alors le littoral, des butors, des bernaches, des courlis, des sarcelles, qui voletaient, pépiaient, emplissaient l’air de leur vol et de leurs cris, — une façon sans doute de protester contre l’envahissement de ce domaine.

Godfrey put avec raison conclure des oiseaux aux nids et des nids aux œufs. Puisque ces volatiles se réunissaient par troupes nombreuses, c’est que les roches devaient leur fournir des milliers de trous pour leur demeure habituelle. Au lointain, quelques hérons et des volées de bécassines indiquaient le voisinage d’un marais.

Les volatiles ne manquaient donc pas : la difficulté serait uniquement de s’en emparer sans une arme à feu pour les abattre. Or, en attendant, le mieux était de les utiliser à l’état d’œufs, et de se résoudre à les consommer sous cette forme élémentaire, mais nourrissante.

Toutefois si le dîner était là, comment le ferait-on cuire ? Comment parviendrait-on à se procurer du feu ? Importante question, dont la solution fut remise à plus tard.

Godfrey et Tartelett revinrent directement vers le récif, au-dessus duquel tournoyaient des bandes d’oiseaux de mer.

Une agréable surprise les y attendait.

En effet, parmi ceux des volatiles indigènes qui couraient sur le sable de la grève, qui picoraient au milieu des varechs et sous les touffes de plantes aquatiques, est-ce qu’ils n’apercevaient pas une douzaine de poules et deux ou trois coqs de race américaine ? Non ! ce n’était point une illusion, puisque, à leur approche, d’éclatants cokerikos retentirent dans l’air comme un appel de clairon ?

Et plus loin, quels étaient donc ces quadrupèdes qui se glissaient entre les roches et cherchaient à atteindre les premières rampes des dunes, où foisonnaient quelques verdoyants arbustes ? Godfrey ne put s’y méprendre non plus. Il y avait là une douzaine d’agoutis, cinq ou six moutons, autant de chèvres, qui broutaient tranquillement les premières herbes, à la lisière même de la prairie.

« Ah ! Tartelett, s’écria-t-il, voyez donc ! »

Et le professeur regarda, mais sans rien voir, tant le sentiment de cette situation inattendue l’absorbait.

Une réflexion vint à l’esprit de Godfrey et elle était juste : c’est que ces animaux, poules, agoutis, chèvres, moutons, devaient appartenir au personnel animal du Dream. En effet, au moment où le bâtiment sombrait, les volatiles avaient facilement pu gagner le récif, puis la grève. Quant aux quadrupèdes, en nageant, ils s’étaient aisément transportés jusqu’aux premières roches du littoral.

« Je n’aperçois pas la ville, fit observer Tartelett… » (Page 69.)

« Ainsi, observa Godfrey, ce qu’aucun de nos infortunés compagnons n’a fait, de simples animaux, guidés par leur instinct, ont pu le faire ! Et de tout ceux que portait le Dream, il n’y a eu de salut que pour les bêtes !…

— En nous comptant ! » répondit naïvement Tartelett.

En effet, en ce qui le concernait, c’était bien comme un simple animal, inconsciemment, sans que son énergie morale y eût été pour rien, que le professeur avait pu se sauver !

Peu importait, d’ailleurs. C’était une circonstance très heureuse pour les deux naufragés qu’un certain nombre de ces animaux eût atteint le
Ils se mirent à fouiller… (Page 73.)

rivage. On les rassemblerait, on les parquerait, et, avec la fécondité spéciale à leur espèce, si le séjour se prolongeait sur cette terre, il ne serait pas impossible d’avoir tout un troupeau de quadrupèdes et toute une basse-cour de volatiles.

Mais, ce jour-là, Godfrey voulut s’en tenir aux ressources alimentaires que pouvait fournir la côte, aussi bien en œufs qu’en coquillages. Le professeur Tartelett et lui se mirent donc à fouiller les interstices des pierres sous le tapis de varechs, non sans succès. Ils eurent bientôt recueilli une notable quantité de moules et de vignaux, que l’on pouvait à la rigueur manger crus. Quelques douzaines d’œufs de bernache furent aussi trouvés dans les hautes roches qui fermaient la baie à sa partie nord. Il y aurait eu là de quoi rassasier de plus nombreux convives. La faim pressant, Godfrey et Tartelett ne songeaient guère à se montrer trop difficiles pour ce premier repas.

« Et du feu ? dit celui-ci.

— Oui !… du feu !… » répondit celui-là.

C’était la plus grave des questions, et elle amena les deux naufragés à faire l’inventaire de leurs poches.

Celles du professeur étaient vides ou à peu près. Elles ne contenaient que quelques cordes de rechange pour sa pochette, et un morceau de colophane pour son archet. Le moyen, je vous le demande, de se procurer du feu avec cela !

Godfrey n’était guère mieux pourvu. Cependant, ce fut avec une extrême satisfaction qu’il retrouva dans sa poche un excellent couteau, que sa gaîne de cuir avait soustrait au contact de la mer. Ce couteau, avec lame, vrille, serpe, scie, c’était un instrument précieux dans la circonstance. Mais, sauf cet outil, Godfrey et son compagnon n’avaient que leurs deux mains. Encore est-il que les mains du professeur ne s’étaient jamais exercées qu’à jouer de la pochette ou à faire des grâces. Godfrey pensa donc qu’il ne faudrait compter que sur les siennes.

Toutefois, il songea à utiliser celles de Tartelett pour se procurer du feu au moyen de deux morceaux de bois rapidement frottés l’un contre l’autre. Quelques œufs, durcis sous la cendre, auraient été singulièrement appréciés au second déjeuner de midi.

Donc, pendant que Godfrey s’occupait à dévaliser les nids, malgré les propriétaires qui essayaient de défendre leur progéniture en coquille, le professeur alla ramasser quelques morceaux de bois dont le sol était jonché au pied des dunes. Ce combustible fut rapporté au bas d’un rocher abrité du vent de mer. Tartelett choisit alors deux fragments bien secs, avec l’intention d’en dégager peu à peu le calorique au moyen d’un frottement vigoureux et continu.

Ce que font communément de simples sauvages polynésiens, pourquoi le professeur qui, dans son opinion, leur était de beaucoup supérieur, n’arriverait-il pas à le faire lui-même ?

Le voilà donc frottant, refrottant, à se disloquer les muscles du bras et de l’avant-bras. Il y mettait une sorte de rage, le pauvre homme ! Mais, soit que la qualité du bois ne fût pas convenable, soit qu’il n’eût pas un degré suffisant de siccité, soit enfin que le professeur s’y prît mal et n’eût pas le tour de main nécessaire à une opération de ce genre, s’il parvint à échauffer tant soit peu les deux morceaux ligneux, il réussit bien davantage à dégager de sa personne une chaleur intense. En somme, ce fut son front seul qui fuma sous les vapeurs de sa transpiration.

Lorsque Godfrey revint avec sa récolte d’œufs, il trouva Tartelett en nage, dans un état que ses exercices chorégraphiques n’avaient, sans doute, jamais provoqué.

« Ça ne va pas ? demanda-t-il.

— Non, Godfrey, ça ne va pas, répondit le professeur, et je commence à croire que ces inventions de sauvages ne sont que des imaginations pour tromper le pauvre monde !

— Non ! reprit Godfrey ; mais, en cela comme en toutes choses, il faut savoir s’y prendre.

— Alors, ces œufs ?…

— Il y aurait encore un autre moyen, répondit Godfrey. En attachant un de ces œufs au bout d’une ficelle, en le faisant tourner rapidement, puis en arrêtant brusquement le mouvement de rotation, peut-être ce mouvement se transformerait-il en chaleur, et alors…

— Alors l’œuf serait cuit ?

— Oui, si la rotation avait été considérable et l’arrêt brusque,… mais comment produire cet arrêt sans écraser l’œuf ! Aussi, ce qu’il y a de plus simple, mon cher Tartelett, le voici. »

Et Godfrey, prenant délicatement un des œufs de bernache, en brisa la coquille à son extrémité, puis il le « goba » adroitement, sans plus de formalités.

Tartelett ne put se décider à l’imiter, et dut se contenter de sa part de coquillages.

Restait maintenant à chercher une grotte, une anfractuosité quelconque, afin d’y passer la nuit.

« Il est sans exemple, fit observer le professeur, que des Robinsons n’aient pas au moins trouvé une caverne, dont ils faisaient plus tard leur habitation !

— Cherchons donc, » répondit Godfrey.

Si cela avait été jusqu’ici sans exemple, il faut bien avouer que, cette fois, la tradition fut rompue. En vain tous deux fouillèrent-ils la lisière rocheuse sur la partie septentrionale de la baie. Pas de caverne, pas de grotte, pas un seul trou qui pût servir d’abri. Il fallut y renoncer. Aussi Godfrey résolut-il d’aller en reconnaissance jusqu’aux premiers arbres de l’arrière-plan, au delà de cette lisière sablonneuse.

Tartelett et lui remontèrent donc le talus de la première ligne des dunes, et ils s’engagèrent à travers les verdoyantes prairies qu’ils avaient entrevues quelques heures auparavant.

Circonstance bizarre et heureuse à la fois, les autres survivants du naufrage les suivaient volontairement. Évidemment, coqs, poules, moutons, chèvres, agoutis, poussés par leur instinct, avaient tenu à les accompagner. Sans doute ils se sentaient trop seuls sur cette grève, qui ne leur offrait de ressources suffisantes ni en herbes ni en vermisseaux.

Trois quarts d’heure plus tard, Godfrey et Tartelett, — ils n’avaient guère causé pendant cette exploration, — arrivaient à la lisière des arbres. Nulle trace d’habitations ni d’habitants. Solitude complète. On pouvait même se demander si cette partie de la contrée avait jamais reçu l’empreinte d’un pied humain !

En cet endroit, quelques beaux arbres poussaient par groupes isolés, et d’autres, plus pressés à un quart de mille en arrière, formaient une véritable forêt d’essences diverses.

Godfrey chercha quelque vieux tronc, évidé par les ans, qui pût offrir un abri entre ses parois ; mais ses recherches furent vaines, bien qu’il les eût poursuivies jusqu’à la nuit tombante.

La faim les aiguillonnait vivement alors, et tous deux durent se contenter des coquillages, dont ils avaient préalablement fait une ample récolte sur la grève. Puis, brisés de fatigue, ils se couchèrent au pied d’un arbre et s’endormirent, comme on dit, à la grâce de Dieu.