L’École des femmes/Édition Louandre, 1910/Acte I

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L’École des femmes/Édition Louandre, 1910
L’École des femmes, Texte établi par Charles LouandreCharpentierŒuvres complètes, volume I (p. 425-441).


ACTE PREMIER.



Scène I.

CHRYSALDE, ARNOLPHE.
Chrysalde.

Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?

Arnolphe.

Oui, je veux terminer la chose dans demain.

Chrysalde.

Nous sommes ici seuls, et l’on peut, ce me semble,

Sans craindre d’être ouïs, y discourir ensemble.
Voulez-vous qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?
Votre dessein pour vous me fait trembler de peur ;
Et de quelque façon que vous tourniez l’affaire,
Prendre femme est à vous un coup bien téméraire.

Arnolphe.

Il est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
Vous trouvez des sujets de craindre pour chez nous ;
Et votre front, je crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout l’infaillible apanage.

Chrysalde.

Ce sont coups du hasard, dont on n’est point garant,
Et bien sot, ce me semble, est le soin qu’on en prend.
Mais quand je crains pour vous, c’est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont souffert la furie :
Car enfin vous savez qu’il n’est grands, ni petits,
Que de votre critique on ait vus garantis ;
Que vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues secrètes…

Arnolphe.

Fort bien : est-il au monde une autre ville aussi
Où l’on ait des maris si patients qu’ici ?
Est-ce qu’on n’en voit pas, de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ?
L’un amasse du bien, dont sa femme fait part
À ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
L’autre, un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous les jours des présents à sa femme,
Et d’aucun soin jaloux n’a l’esprit combattu,
Parce qu’elle lui dit que c’est pour sa vertu.
L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de guères,
L’autre en toute douceur laisse aller les affaires,
Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gants et son manteau.
L’une, de son galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son époux fidèle,
Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
Et le plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas[1] ;
L’autre, pour se purger de sa magnificence,

Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense ;
Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu’elle fait rend des grâces à Dieu.
Enfin, ce sont partout des sujets de satire ;
Et comme spectateur ne puis-je pas en rire ?
Puis-je pas de nos sots… ?

Chrysalde.

Puis-je pas de nos sots… ?Oui ; mais qui rit d’autrui
Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui[2].
J’entends parler le monde, et des gens se délassent
À venir débiter les choses qui se passent ;
Mais, quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne m’a vu triompher de ces bruits.
J’y suis assez modeste ; et, bien qu’aux occurrences
Je puisse condamner certaines tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce que d’aucuns maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire ;
Car enfin il faut craindre un revers de satire,
Et l’on ne doit jamais jurer sur de tels cas
De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il serait arrivé quelque disgrâce humaine,
Après mon procédé, je suis presque certain
Qu’on se contentera de s’en rire sous main ;
Et peut-être qu’encor j’aurai cet avantage,
Que quelques bonnes gens diront que c’est dommage.
Mais de vous, cher compère, il en est autrement ;
Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
Comme sur les maris accusés de souffrance
De tout temps votre langue a daubé d’importance,
Qu’on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
Vous devez marcher droit, pour n’être point berné ;

Et s’il faut que sur vous on ait la moindre prise,
Gare qu’aux carrefours on ne vous tympanise,
Et…

Arnolphe.

Et…Mon Dieu ! notre ami, ne vous tourmentez point.
Bien huppé qui pourra m’attraper sur ce point.
Je sais les tours rusés et les subtiles trames
Dont pour nous en planter savent user les femmes,
Et comme on est dupé par leurs dextérités,
Contre cet accident j’ai pris mes sûretés ;
Et celle que j’épouse a toute l’innocence
Qui peut sauver mon front de maligne influence.

Chrysalde.

Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

Arnolphe.

Épouser une sotte est pour n’être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
Mais une femme habile est un mauvais présage ;
Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
Moi, j’irois me charger d’une spirituelle
Qui ne parleroit rien que cercle et que ruelle ;
Qui de prose et de vers feroit de doux écrits,
Et que visiteroient marquis et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
Je serois comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
Je prétends que la mienne en clartés[3] peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon
Et qu’on vienne à lui dire à son tour : Qu’y met-on ?
Je veux qu’elle réponde, Une tarte à la crème[4] ;
En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême :
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,

De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

Chrysalde.

Une femme stupide est donc votre marotte ?

Arnolphe.

Tant que j’aimerois mieux une laide bien sotte
Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit[5].

Chrysalde.

L’esprit et la beauté…

Arnolphe.

L’esprit et la beauté…L’honnêteté suffit.

Chrysalde.

Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?
Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi,
D’avoir toute sa vie une bête avec soi,
Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
La sûreté d’un front puisse être bien fondée ?
Une femme d’esprit peut trahir son devoir ;
Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ;
Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
Sans en avoir l’envie et sans penser le faire[6].

Arnolphe.

À ce bel argument, à ce discours profond,
Ce que Pantagruel à Panurge répond :
Pressez-moi de me joindre à femme autre que sotte,
Prêchez, patrocinez[7] jusqu’à la Pentecôte ;
Vous serez ébahi, quand vous serez au bout,
Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.

Chrysalde.

Je ne vous dis plus mot.

Arnolphe.

Je ne vous dis plus mot.Chacun a sa méthode.
En femme, comme en tout, je veux suivre ma mode :
Je me vois riche assez pour pouvoir, que je croi,
Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
Et de qui la soumise et pleine dépendance
N’ait à me reprocher aucun bien ni naissance.
Un air doux et posé, parmi d’autres enfants,
M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans :
Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
De la lui demander il me vint en pensée ;
Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,
À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique ;
C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
Et grande, je l’ai vue à tel point innocente,
Que j’ai béni le Ciel d’avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée ; et comme ma demeure
À cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle[8].
Vous me direz, Pourquoi cette narration ?
C’est pour vous rendre instruit de ma précaution.
Le résultat de tout est qu’en ami fidèle
Ce soir je vous invite à souper avec elle ;
Je veux que vous puissiez un peu l’examiner,
Et voir si de mon choix on me doit condamner.

Chrysalde.

J’y consens.

Arnolphe.

J’y consens.Vous pourrez, dans cette conférence,
Juger de sa personne et de son innocence.

Chrysalde.

Pour cet article-là, ce que vous m’avez dit
Ne peut…

Arnolphe.

Ne peut…La vérité passe encor mon récit.
Dans ses simplicités à tous coups je l’admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de rire.
L’autre jour (pourrait-on se le persuader ?),
Elle était fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisoient par l’oreille[9].

Chrysalde.

Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

Arnolphe.

Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…Bon !
Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

Chrysalde.

Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je ne songe à monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

Arnolphe.

Outre que la maison par ce nom se connoît,
La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît[10].

Chrysalde.

Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimeres !

De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

Arnolphe.

Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas.

Chrysalde.

Cependant la plupart ont peine à s’y soumettre,
Et je vois même encor des adresses de lettre…

Arnolphe.

Je le souffre aisément de qui n’est pas instruit ;
Mais vous…

Chrysalde.

Mais vous…Soit : là-dessus nous n’aurons point de bruit ;
Et je prendrai le soin d’accoutumer ma bouche
À ne plus vous nommer que monsieur de la Souche.

Arnolphe.

Adieu. Je frappe ici, pour donner le bonjour,
Et dire seulement que je suis de retour.

Chrysalde, à part, en s’en allant.

Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.

Arnolphe, seul.

Il est un peu blessé sur certaines matières.
Chose étrange de voir comme avec passion
Un chacun est chaussé de son opinion !

(Il frappe à sa porte.)

Holà.



Scène II

ARNOLPHE, ALAIN ; GEORGETTE, dans la maison
Alain.

Holà.Qui heurte ?

Arnolphe, à part.

Holà.Qui heurte ?Ouvrez. On aura, que je pense,
Grande joie à me voir après dix jours d’absence.

Alain.

Qui va là ?

Arnolphe.

Qui va là ?Moi.

Alain.

Qui va là ?Moi.Georgette !

Georgette.

Qui va là ?Moi.Georgette !Hé bien ?

Alain.

Qui va là ?Moi.Georgette !Hé bien ?Ouvre là-bas.

Georgette.

Vas-y, toi.

Alain.

Vas-y, toi.Vas-y, toi.

Georgette.

Vas-y, toi.Vas-y, toi.Ma foi, je n’irai pas.

Alain.

Je n’irai pas aussi[11].

Arnolphe.

Je n’irai pas aussiBelle cérémonie
Pour me laisser dehors ! Holà ! ho ! je vous prie.

Georgette.

Qui frappe ?

Arnolphe.

Qui frappe ?Votre maître.

Georgette.

Qui frappe ?Votre maître.Alain !

Alain.

Qui frappe ?Votre maître.Alain !Quoi ?

Georgette.

Qui frappe ?Votre maître.Alain !Quoi ?C’est monsieu.
Ouvre vite.

Alain.

Ouvre vite.Ouvre, toi.

Georgette.

Ouvre vite.Ouvre, toi.Je souffle notre feu.

Alain.

J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.

Arnolphe.

Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte
N’aura point à manger de plus de quatre jours.
Ha !

Georgette.

Ha !Par quelle raison y venir, quand j’y cours ?

Alain.

Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant stratagème !

Georgette.

Ôte-toi donc de là.

Alain.

Ôte-toi donc de là.Non, ôte-toi, toi-même.

Georgette.

Je veux ouvrir la porte.

Alain.

Je veux ouvrir la porte.Et je veux l’ouvrir, moi.

Georgette.

Tu ne l’ouvriras pas.

Alain.

Tu ne l’ouvriras pas.Ni toi non plus.

Georgette.

Tu ne l’ouvriras pas.Ni toi non plus.Ni toi.

Arnolphe.

Il faut que j’aie ici l’ame bien patiente !

Alain, en entrant.

Au moins, c’est moi, monsieur.

Georgette, en entrant.

Au moins, c’est moi, monsieur.Je suis votre servante,
C’est moi.

Alain.

C’est moi.Sans le respect de Monsieur que voilà,
Je te…

Arnolphe, recevant un coup d’Alain.

Je te…Peste !

Alain.

Je te…Peste !Pardon.

Arnolphe.

Je te…Peste !Pardon.Voyez ce lourdaud-là !

Alain.

C’est elle aussi, monsieur…

Arnolphe.

C’est elle aussi, monsieur…Que tous deux on se taise.
Songez à me répondre, et laissons la fadaise.
Hé bien, Alain, comment se porte-t-on ici ?

Alain.

Monsieur, nous nous…

(Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d’Alain.)

Monsieur, nous nous…Monsieur, nous nous por…

(Arnolphe l’ôte encore.)

Monsieur, nous nous…Monsieur, nous nous por… Dieu merci,
Nous nous…

Arnolphe, Arnolphe ôtant le chapeau de d’Alain pour la troisième fois, et le jetant par terre.

Nous nous…Qui vous apprend, impertinente bête,
À parler devant moi le chapeau sur la tête ?

Alain.

Vous faites bien, j’ai tort[12].

Arnolphe

Vous faites bien, j’ai tort.Faites descendre Agnès.



Scène III.

ARNOLPHE, GEORGETTE.
Arnolphe.

Lorsque je m’en allai, fut-elle triste après ?

Georgette.

Triste ? Non.

Arnolphe.

Triste ? Non.Non ?

Georgette.

Triste ? Non.Non ?Si fait.

Arnolphe.

Triste ? Non.Non ?Si fait.Pourquoi donc… ?

Georgette.

Triste ? Non.Non ? Si fait.Pourquoi donc… ? Oui, je meure.
Elle vous croyoit voir de retour à toute heure ;
Et nous n’oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne, ou mulet, qu’elle ne prît pour vous.



Scène IV.

ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.
Arnolphe.

La besogne à la main ? c’est un bon témoignage.
Hé bien ! Agnès, je suis de retour du voyage :
En êtes-vous bien aise ?

Agnès.

En êtes-vous bien aise ?Oui, monsieur, Dieu merci.

Arnolphe.

Et moi, de vous revoir je suis bien aise aussi.
Vous vous êtes toujours, comme on voit, bien portée ?

Agnès.

Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.

Arnolphe.

Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.

Agnès.

Vous me ferez plaisir.

Arnolphe.

Vous me ferez plaisir.Je le puis bien penser.
Que faites-vous donc là ?

Agnès.

Que faites-vous donc là ?Je me fais des cornettes.
Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites.

Arnolphe.

Ha ! voilà qui va bien. Allez, montez là-haut :
Ne vous ennuyez point, je reviendrai tantôt,
Et je vous parlerai d’affaires importantes.



Scène V.

ARNOLPHE, seul.

Héroïnes du temps, Mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science,
De valoir cette honnête et pudique ignorance.
Ce n’est point par le bien qu’il faut être ébloui ;
Et pourvu que l’honneur soit…



Scène V.

HORACE, ARNOLPHE.
Arnolphe.

Et pourvu que l’honneur soit…Que vois-je ? Est-ce ?… Oui.

Je me trompe… Nenni. Si fait. Non, c’est lui-même,
Hor…

Horace.

Hor…Seigneur Ar…

Arnolphe.

Hor…Seigneur Ar…Horace.

Horace.

Hor…Seigneur Ar…Horace.Arnolphe.

Arnolphe.

Hor…Seigneur Ar…Horace.Arnolphe.Ah ! joie extrême !
Et depuis quand ici ?

Horace.

Et depuis quand ici ?Depuis neuf jours.

Arnolphe.

Et depuis quand ici ?Depuis neuf jours.Vraiment ?

Horace.

Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.

Arnolphe.

J’étais à la campagne.

Horace.

J’étais à la campagne.Oui, depuis deux journées.

Arnolphe.

Oh ! comme les enfants croissent en peu d’années !
J’admire de le voir au point où le voilà,
Après que je l’ai vu pas plus grand que cela.

Horace.

Vous voyez.

Arnolphe.

Vous voyez.Mais, de grâce, Oronte votre père,
Mon bon et cher ami, que j’estime et révère,
Que fait-il ? que dit-il ? est-il toujours gaillard ?
À tout ce qui le touche, il sait que je prends part :
Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans ensemble.
Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me semble.

Horace.

Il est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
Et j’avois de sa part une lettre pour vous ;
Mais depuis, par une autre, il m’apprend sa venue,
Et la raison encor ne m’en est pas connue.
Savez-vous qui peut être un de vos citoyens
Qui retourne en ces lieux avec beaucoup de biens

Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?

Arnolphe.

Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme ?

Horace.

Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme ? Enrique.

Arnolphe.

Non.

Horace.

Non.Mon père m’en parle, et qu’il est revenu
Comme s’il devoit m’être entièrement connu,
Et m’écrit qu’en chemin ensemble ils se vont mettre,
Pour un fait important que ne dit point sa lettre.

(Horace remet la lettre d’Oronte à Arnolphe.)
Arnolphe.

J’aurai certainement grande joie à le voir,
Et pour le régaler je ferai mon pouvoir.

(Après avoir lu la lettre.)

Il faut pour des amis des lettres moins civiles,
Et tous ces compliments sont choses inutiles.
Sans qu’il prît le souci de m’en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.

Horace.

Je suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j’ai présentement besoin de cent pistoles.

Arnolphe.

Ma foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi ;
Et je me réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.

Horace.

Gardez aussi la bourse.Il faut…

Arnolphe.

Gardez aussi la bourse.Il faut…Laissons ce style.
Hé bien ! comment encor trouvez-vous cette ville ?

Horace.

Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments ;
Et j’en crois merveilleux les divertissements.

Arnolphe.

Chacun a ses plaisirs qu’il se fait à sa guise ;
Mais pour ceux que du nom de galants on baptise,
Ils ont en ce pays de quoi se contenter,
Car les femmes y sont faites à coqueter :

On trouve d’humeur douce et la brune et la blonde,
Et les maris aussi les plus bénins du monde ;
C’est un plaisir de prince ; et des tours que je voi
Je me donne souvent la comédie à moi.
Peut-être en avez-vous déjà féru quelqu’une.
Vous est-il point encore arrivé de fortune ?
Les gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de taille à faire des cocus.

Horace.

À ne vous rien cacher de la vérité pure,
J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure,
Et l’amitié m’oblige à vous en faire part.

Arnolphe.

Bon ! voici de nouveau quelque conte gaillard ;
Et ce sera de quoi mettre sur mes tablettes.

Horace.

Mais, de grâce, qu’au moins ces choses soient secrètes.

Arnolphe.

Oh !

Horace.

Vous n’ignorez pas qu’en ces occasions
Un secret éventé rompt nos prétentions.
Je vous avoûrai donc avec pleine franchise
Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise.
Mes petits soins d’abord ont eu tant de succès,
Que je me suis chez elle ouvert un doux accès ;
Et sans trop me vanter ni lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne posture.

Arnolphe, riant.

Et c’est ?

Horace, lui montrant le logis d’Agnès.

Un jeune objet qui loge en ce logis
Dont vous voyez d’ici que les murs sont rougis ;
Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde
D’un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir ;
Un air tout engageant, je ne sais quoi de tendre,

Dont il n’est point de cœur qui se puisse défendre.
Mais peut-être il n’est pas que vous n’ayez bien vu
Ce jeune astre d’amour de tant d’attraits pourvu :
C’est Agnès qu’on l’appelle.

Arnolphe, à part.

Ah ! je crève !

Horace.

Pour l’homme,
C’est, je crois, de la Zousse ou Souche qu’on le nomme :
Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ;
Riche, à ce qu’on m’a dit, mais des plus sensés, non ;
Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule.
Le connaissez-vous point ?

Arnolphe, à part.

La fâcheuse pilule !

Horace.

Eh ! vous ne dites mot ?

Arnolphe.

Eh ! oui, je le connoi.

Horace.

C’est un fou, n’est-ce pas ?

Arnolphe.

Eh...

Horace.

Qu’en dites-vous ? quoi ?
Eh ? c’est-à-dire oui ? Jaloux à faire rire ?
Sot ? Je vois qu’il en est ce que l’on m’a pu dire.
Enfin l’aimable Agnès a su m’assujettir.
C’est un joli bijou, pour ne point vous mentir ;
Et ce serait péché qu’une beauté si rare
Fût laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
Pour moi, tous mes efforts, tous mes vœux les plus doux
Vont à m’en rendre maître en dépit du jaloux ;
Et l’argent que de vous j’emprunte avec franchise
N’est que pour mettre à bout cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que soient nos efforts,
Que l’argent est la clef de tous les grands ressorts,
Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes,
En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
Vous me semblez chagrin : serait-ce qu’en effet
Vous désapprouveriez le dessein que j’ai fait ?

Arnolphe.


Non, c’est que je songeais…

Horace.

Cet entretien vous lasse :
Adieu. J’irai chez vous tantôt vous rendre grâce.

Arnolphe.

Ah ! faut-il… !

Horace, revenant.

Derechef, veuillez être discret,
Et n’allez pas, de grâce, éventer mon secret.

Arnolphe.

Que je sens dans mon âme… !

Horace, revenant.

Et surtout à mon père,
Qui s’en ferait peut-être un sujet de colère.

Arnolphe, croyant qu’il revient encore.

Oh !… Oh ! que j’ai souffert durant cet entretien !
Jamais trouble d’esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
Il m’est venu conter cette affaire à moi-même !
Bien que mon autre nom le tienne dans l’erreur,
Étourdi montra-t-il jamais tant de fureur ?
Mais ayant tant souffert, je devois me contraindre
Jusques à m’éclaircir de ce que je dois craindre,
À pousser jusqu’au bout son caquet indiscret,
Et savoir pleinement leur commerce secret.
Tâchons à le rejoindre : il n’est pas loin, je pense,
Tirons-en de ce fait l’entière confidence.
Je tremble du malheur qui m’en peut arriver,
Et l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver.

  1. L’auteur a résumé dans ces quatre vers tout le sujet de l’École des Maris.
  2. Quelques-uns des traits satiriques les plus piquants de cette scène se trouvent en germe dans un ouvrage écrit à la fin du quatorzième siècle, et intitulé les Quinze Joies du mariage. Le passage suivant, entre autres, offre avec les vers ci-dessus une grande analogie : « Ils voyent ce qui advient aux autres, et s’en sçavent très bien mocquer et en faire leurs farces ; mais quans ils sont mariez, je les regarde embridez mieux que les autres. Si donc chacun se garde de soy mocquer des autres : mais chacun croit le contraire, et qu’il est préservé et bien heuré entre les autres ; qui mieux le croit, mieux est embridé. » (Quinze oies du mariage, p. 202)
  3. Clartés, pour lumières, au sens moral. Ce mot, qui revient souvent dans Molière, est encore employé par lui, au figuré, dans le sens de renseignements, éclaircissements. Voir F. Génin, Lexique, etc.
  4. Voltaire signale ce trait comme indigne de Molière, parce qu’il fut généralement désapprouvé aux premières représentations de la pièce. Quelques commentateurs se sont cru obligés de le défendre, par cela seul qu’on l’avait attaqué ; mais en définitive, Voltaire pourrait bien, ce nous semble, avoir raison.
  5. La dispute qui s’établit entre Chrysalde et Arnolphe, est empruntée à une nouvelle de Scarron, la Précaution inutile. « J’aimerois mieux, dit un des personnages, une femme laide fort sotte, qu’une belle qui ne le seroit pas. »
  6. On lit encore dans la Précaution inutile : « Je n’ai jamais vu d’homme raisonnable qui ne s’ennuie cruellement s’il est seulement un quart d’heure avec une idiote. Comment une sotte sera-t-elle honnête femme ? Si elle ne sait ce que c’est que l’honnêteté, et n’est pas même capable de l’apprendre, elle manquera à son devoir, sans savoir ce qu’elle fait ; au lieu qu’une femme d’esprit, quand même elle se défieroit de sa vertu, saura éviter les occasions où elle sera en danger de la perdre. »
  7. Patrociner, du latin patrocinari, plaider, faire l’avocat ; en style populaire, avocasser.
  8. « Don Pèdre chercha des valets les plus sots qu’il put trouver, et tâcha de trouver des servantes aussi sottes que Laure ; et il eut bien de la peine. » (Scarron, Précaution inutile.)
  9. Ici Molière se commente lui-même. « Pour ce qui est des enfants par l’oreille, dit-il, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe ; et l’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme, et peint d’autant mieux son extravagance, puisqu’il rapporte une sottise triviale qu’a dit Agnès, comme la chose la plus belle du monde, et qui lui donne une joie inconcevable. » (Molière, Critique de l’Ecole des Femmes, scène vii.)
  10. Cette antipathie d’Arnolphe pour son propre nom s’explique par ce fait que saint Arnolphe, au moyen âge, et traditionnellement encore dans le dix-septième siècle, était regardé comme le patron des maris trompés. Entrer dans la confrérie de saint Arnolphe, devoir un cierge à saint Arnolphe, signifiait, pour un mari, perdre les dernières illusions matrimoniales. Un tel nom devoit donner aux maris ombrageux qui le portaient, des visions cornues, et c’est pour cela qu’Arnolphe trouve des appas à le changer.
  11. Pour non plus dans une phrase négative.
  12. « Pour la scène d’Alain et de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue et froide, il est certain qu’elle n’est pas sans raison ; et de même qu’Arnolphe se trouve attrapé pendant son voyage par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure au retour longtemps à sa porte par l’innocence de ses valents, afin qu’il soit puni par les choses dont il a cru faire la sûreté de ses précautions. » (Molière, Critique de l’École des Femmes, scène vii.)