L’École des femmes/Édition Louandre, 1910/Acte V
ACTE CINQUIÈME.
Scène I
Traîtres ! qu’avez-vous fait par cette violence ?
Nous vous avons rendu, monsieur, obéissance.
De cette excuse en vain vous voulez vous armer :
L’ordre était de le battre, et non de l’assommer ;
Et c’était sur le dos, et non pas sur la tête,
Que j’avais commandé qu’on fît choir la tempête.
Ciel ! dans quel accident me jette ici le sort !
Et que puis-je résoudre à voir cet homme mort ?
Rentrez dans la maison, et gardez de rien dire
De cet ordre innocent que j’ai pu vous prescrire.
Le jour s’en va paraître, et je vais consulter
Comment dans ce malheur je me dois comporter.
Hélas ! que deviendrai-je ? et que dira le père,
Lorsque inopinément il saura cette affaire ?
Scène II
Il faut que j’aille un peu reconnoître qui c’est.
Eût-on jamais prévu…
Qui va là, s’il vous plaît ?
C’est vous, Seigneur Arnolphe ?
Oui. Mais vous ?…
Je m’en allais chez vous vous prier d’une grace.
Vous sortez bien matin !
Arnolphe, bas.
Quelle confusion !
Est-ce un enchantement ? est-ce une illusion ?
Horace.
J’étais, à dire vrai, dans une grande peine,
Et je bénis du Ciel la bonté souveraine
Qui fait qu’à point nommé je vous rencontre ainsi.
Je viens vous avertir que tout a réussi,
Et même beaucoup plus que je n’eusse osé dire,
Et par un incident qui devait tout détruire.
Je ne sais point par où l’on a pu soupçonner
Cette assignation qu’on m’avait su donner ;
Mais, étant sur le point d’atteindre à la fenêtre,
J’ai, contre mon espoir, vu quelques gens paraître,
Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras,
M’ont fait manquer le pied et tomber jusqu’en bas,
Et ma chute, aux dépens de quelque meurtrissure,
De vingt coups de bâton m’a sauvé l’aventure.
Ces gens-là, dont était, je pense, mon jaloux,
Ont imputé ma chute à l’effort de leurs coups ;
Et, comme la douleur, un assez long espace,
M’a fait sans remuer demeurer sur la place,
Ils ont cru tout de bon qu’ils m’avaient assommé,
Et chacun d’eux s’en est aussitôt alarmé.
J’entendois tout leur bruit dans le profond silence :
L’un l’autre ils s’accusaient de cette violence ;
Et sans lumière aucune, en querellant le sort,
Sont venus doucement tâter si j’étais mort :
Je vous laisse à penser si, dans la nuit obscure,
J’ai d’un vrai trépassé su tenir la figure.
Ils se sont retirés avec beaucoup d’effroi ;
Et comme je songeais à me retirer, moi,
De cette feinte mort la jeune Agnès émue
Avec empressement est devers moi venue ;
Car les discours qu’entre eux ces gens avaient tenus
Jusques à son oreille étaient d’abord venus,
Et pendant tout ce trouble étant moins observée,
Du logis aisément elle s’était sauvée ;
Mais me trouvant sans mal, elle a fait éclater
Un transport difficile à bien représenter.
Que vous dirai-je ? Enfin cette aimable personne
A suivi les conseils que son amour lui donne,
N’a plus voulu songer à retourner chez soi,
Et de tout son destin s’est commise à ma foi.
Considérez un peu, par ce trait d’innocence,
Où l’expose d’un fou la haute impertinence,
Et quels fâcheux périls elle pourrait courir,
Si j’étais maintenant homme à la moins chérir.
Mais d’un trop pur amour mon âme est embrasée :
J’aimerais mieux mourir que l’avoir abusée ;
Je lui vois des appas dignes d’un autre sort,
Et rien ne m’en saurait séparer que la mort.
Je prévois là-dessus l’emportement d’un père ;
Mais nous prendrons le temps d’apaiser sa colère.
À des charmes si doux je me laisse emporter,
Et dans la vie enfin il se faut contenter.
Ce que je veux de vous, sous un secret fidèle,
C’est que je puisse mettre en vos mains cette belle,
Que dans votre maison, en faveur de mes feux,
Vous lui donniez retraite au moins un jour ou deux.
Outre qu’aux yeux du monde il faut cacher sa fuite,
Et qu’on en pourra faire une exacte poursuite,
Vous savez qu’une fille aussi de sa façon
Donne avec un jeune homme un étrange soupçon ;
Et comme c’est à vous, sûr de votre prudence,
Que j’ai fait de mes feux entière confidence,
C’est à vous seul aussi, comme ami généreux,
Que je puis confier ce dépôt amoureux.
Arnolphe.
Je suis, n’en doutez point, tout à votre service.
Horace.
Vous voulez bien me rendre un si charmant office ?
Arnolphe.
Très volontiers, vous dis-je ; et je me sens ravir
De cette occasion que j’ai de vous servir,
Je rends grâces au Ciel de ce qu’il me l’envoie,
Et n’ai jamais rien fait avec si grande joie.
Horace.
Que je suis redevable à toutes vos bontés !
J’avais de votre part craint des difficultés ;
Mais vous êtes du monde, et dans votre sagesse
Vous savez excuser le feu de la jeunesse.
Un de mes gens la garde au coin de ce détour.
Arnolphe.
Mais comment ferons-nous ? car il fait un peu jour :
Si je la prends ici, l’on me verra peut-être ;
Et s’il faut que chez moi vous veniez à paraître,
Des valets causeront. Pour jouer au plus sûr,
Il faut me l’amener dans un lieu plus obscur.
Mon allée est commode, et je l’y vais attendre.
Horace.
Ce sont précautions qu’il est fort bon de prendre.
Pour moi, je ne ferai que vous la mettre en main,
Et chez moi, sans éclat, je retourne soudain.
Arnolphe, seul.
Ah ! fortune, ce trait d’aventure propice
Répare tous les maux que m’a faits ton caprice !
(Il s’enveloppe le nez de son manteau.)
Scène 3
Horace.
Ne soyez point en peine où je vais vous mener :
C’est un logement sûr que je vous fais donner.
Vous loger avec moi, ce serait tout détruire :
Entrez dans cette porte et laissez-vous conduire.
(Arnolphe lui prend la main sans qu’elle le reconnaisse.)
Agnès.
Pourquoi me quittez-vous ?
Horace.
Chère Agnès, il le faut.
Agnès.
Songez donc, je vous prie, à revenir bientôt.
Horace.
J’en suis assez pressé par ma flamme amoureuse.
Agnès.
Quand je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.
Horace.
Hors de votre présence, on me voit triste aussi.
Agnès.
Hélas ! s’il était vrai, vous resteriez ici.
Horace.
Quoi ? vous pourriez douter de mon amour extrême !
Agnès.
Non, vous ne m’aimez pas autant que je vous aime.
(Arnolphe la tire.)
Ah ! l’on me tire trop.
Horace.
C’est qu’il est dangereux,
Chère Agnès, qu’en ce lieu nous soyons vus tous deux ;
Et le parfait ami de qui la main vous presse
Suit le zèle prudent qui pour nous l’intéresse.
Agnès.
Mais suivre un inconnu que...
Horace.
N’appréhendez rien :
Entre de telles mains vous ne serez que bien.
Agnès.
Je me trouverais mieux entre celles d’Horace.
Horace.
Et j’aurais...
Agnès à celui qui la tient.
Attendez.
Horace.
Adieu : le jour me chasse.
Agnès.
Quand vous verrai-je donc ?
Horace.
Bientôt, assurément.
Agnès.
Que je vais m’ennuyer jusques à ce moment !
Horace.
Grâce au Ciel, mon bonheur n’est plus en concurrence,
Et je puis maintenant dormir en assurance.
Scène 4
Arnolphe, le nez dans son manteau.
Venez, ce n’est pas là que je vous logerai,
Et votre gîte ailleurs est par moi préparé :
Je prétends en lieu sûr mettre votre personne.
Me connaissez-vous ?
Agnès, le reconnaissant.
Hay !
Arnolphe.
Mon visage, friponne,
Dans cette occasion rend vos sens effrayés,
Et c’est à contre-cœur qu’ici vous me voyez.
Je trouble en ses projets l’amour qui vous possède.
(Agnès regarde si elle ne verra point Horace.)
N’appelez point des yeux le galant à votre aide :
Il est trop éloigné pour vous donner secours.
Ah ! ah ! si jeune encor, vous jouez de ces tours !
Votre simplicité, qui semble sans pareille,
Demande si l’on fait les enfants par l’oreille ;
Et vous savez donner des rendez-vous la nuit,
Et pour suivre un galant vous évader sans bruit !
Tudieu ! comme avec lui votre langue cajole !
Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école.
Qui diantre tout d’un coup vous en a tant appris ?
Vous ne craignez donc plus de trouver des esprits ?
Et ce galant, la nuit, vous a donc enhardie ?
Ah ! coquine, en venir à cette perfidie !
Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein !
Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein,
Et qui, dès qu’il se sent, par une humeur ingrate,
Cherche à faire du mal à celui qui le flatte !
Agnès.
Pourquoi me criez-vous ?
Arnolphe.
J’ai grand tort en effet !
Agnès.
Je n’entends point de mal dans tout ce que j’ai fait.
Arnolphe.
Suivre un galant n’est pas une action infâme ?
Agnès.
C’est un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme :
J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché
Qu’il se faut marier pour ôter le péché.
Arnolphe.
Oui. Mais pour femme, moi je prétendais vous prendre ;
Et je vous l’avais fait, me semble, assez entendre.
Agnès.
Oui. Mais, à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
Et vos discours en font une image terrible ;
Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
Que de se marier il donne des désirs.
Arnolphe.
Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !
Agnès.
Oui, je l’aime.
Arnolphe.
Et vous avez le front de le dire à moi-même !
Agnès.
Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?
Arnolphe.
Le deviez-vous aimer, impertinente ?
Agnès.
Hélas !
Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;
Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.
Arnolphe.
Mais il fallait chasser cet amoureux désir.
Agnès.
Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?
Arnolphe.
Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?
Agnès.
Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?
Arnolphe.
Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.
Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ?
Agnès.
Vous ?
Arnolphe.
Oui.
Agnès.
Hélas ! non.
Arnolphe.
Comment, non !
Agnès.
Voulez-vous que je mente ?
Arnolphe.
Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente ?
Agnès.
Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer :
Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?
Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.
Arnolphe.
Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ;
Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.
Agnès.
Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ;
Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.
Arnolphe.
Voyez comme raisonne et répond la vilaine !
Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ?
Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus
Une sotte en sait plus que le plus habile homme.
Puisque en raisonnement votre esprit se consomme,
La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps
Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?
Agnès.
Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double.
Arnolphe.
Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,
Les obligations que vous pouvez m’avoir ?
Agnès.
Je ne vous en ai pas d’aussi grandes qu’on pense.
Arnolphe.
N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?
Agnès.
Vous avez là dedans bien opéré vraiment,
Et m’avez fait en tout instruire joliment !
Croit-on que je me flatte, et qu’enfin, dans ma tête,
Je ne juge pas bien que je suis une bête ?
Moi-même, j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis,
Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.
Arnolphe.
Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte,
Apprendre du blondin quelque chose ?
Agnès.
Sans doute.
C’est de lui que je sais ce que je puis savoir :
Et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.
Arnolphe.
Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmade
Ma main de ce discours ne venge la bravade.
J’enrage quand je vois sa piquante froideur,
Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.
Agnès.
Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.
Arnolphe.
Ce mot et ce regard désarme ma colère,
Et produit un retour de tendresse et de cœur,
Qui de son action m’efface la noirceur.
Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
Tout le monde connaît leur imperfection :
Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;
Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ;
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.
Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
Considère par là l’amour que j’ai pour toi,
Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.
Agnès.
Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire :
Que me coûterait-il, si je le pouvais
faire ?
Arnolphe.
Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.
(Il fait un soupir.)
Écoute seulement ce soupir amoureux,
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.
C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d’être brave et leste :
Tu le seras toujours, va, je te le proteste ;
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;
Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire :
Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.
(À part.)
Jusqu’où la passion peut-elle faire aller !
Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :
Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.
Agnès.
Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme :
Horace avec deux mots en ferait plus que vous.
Arnolphe.
Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux.
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à l’instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout ;
Mais un cul de couvent me vengera de tout.
Scène 5
Alain.
Je ne sais ce que c’est, Monsieur, mais il me semble
Qu’Agnès et le corps mort s’en sont allés ensemble.
Arnolphe.
La voici. Dans ma chambre allez me la nicher :
Ce ne sera pas là qu’il la viendra chercher ;
Et puis c’est seulement pour une demie-heure :
Je vais, pour lui donner une sûre demeure,
Trouver une voiture. Enfermez-vous des mieux,
Et surtout gardez-vous de la quitter des yeux.
Peut-être que son âme, étant dépaysée,
Pourra de cet amour être désabusée.
Scène 6
Horace.
Ah ! je viens vous trouver, accablé de douleur.
Le Ciel, Seigneur Arnolphe, a conclu mon malheur ;
Et par un trait fatal d’une injustice extrême,
On me veut arracher de la beauté que j’aime.
Pour arriver ici mon père a pris le frais ;
J’ai trouvé qu’il mettait pied à terre ici près ;
Et la cause, en un mot, d’une telle venue,
Qui, comme je disais, ne m’était pas connue,
C’est qu’il m’a marié sans m’en récrire rien,
Et qu’il vient en ces lieux célébrer ce lien.
Jugez, en prenant part à mon inquiétude,
S’il pouvoit m’arriver un contre-temps plus rude.
Cet Enrique, dont hier je m’informois à vous,
Cause tout le malheur dont je ressens les coups ;
Il vient avec mon père achever ma ruine,
Et c’est sa fille unique à qui l’on me destine.
J’ai, dès leurs premiers mots, pensé m’évanouir ;
Et d’abord, sans vouloir plus longtemps les ouïr,
Mon père ayant parlé de vous rendre visite,
L’esprit plein de frayeur je l’ai devancé vite.
De grâce, gardez-vous de lui rien découvrir
De mon engagement qui le pourrait aigrir ;
Et tâchez, comme en vous il prend grande créance,
De le dissuader de cette autre alliance.
Arnolphe.
Oui-da.
Horace.
Conseillez-lui de différer un peu,
Et rendez, en ami, ce service à mon feu.
Arnolphe.
Je n’y manquerai pas.
Horace.
C’est en vous que j’espère.
Arnolphe.
Fort bien.
Horace.
Et je vous tiens mon véritable père.
Dites-lui que mon âge... Ah ! je le vois venir :
Écoutez les raisons que je vous puis fournir.
(Ils demeurent en un coin du théâtre.)
Scène 7
Enrique, à Chrysalde.
Aussitôt qu’à mes yeux je vous ai vu paraître,
Quand on ne m’eût rien dit, j’aurais su vous connaître.
Je vous vois tous les traits de cette aimable sœur
Dont l’hymen autrefois m’avait fait possesseur ;
Et je serais heureux si la Parque cruelle
M’eût laissé ramener cette épouse fidèle,
Pour jouir avec moi des sensibles douceurs
De revoir tous les siens après nos longs malheurs.
Mais puisque du destin la fatale puissance
Nous prive pour jamais de sa chère présence,
Tâchons de nous résoudre, et de nous contenter
Du seul fruit amoureux qui m’en ait pu rester.
Il vous touche de près ; et, sans votre suffrage,
J’aurais tort de vouloir disposer de ce gage.
Le choix du fils d’Oronte est glorieux de soi ;
Mais il faut que ce choix vous plaise comme à moi.
Chrysalde.
C’est de mon jugement avoir mauvaise estime
Que douter si j’approuve un choix si légitime.
Arnolphe, à Horace.
Oui, je vais vous servir de la bonne façon.
Horace.
Gardez, encore un coup...
Arnolphe.
N’ayez aucun soupçon.
Oronte, à Arnolphe.
Ah ! que cette embrassade est pleine de tendresse !
Arnolphe.
Que je sens à vous voir une grande allégresse !
Oronte.
Je suis ici venu...
Arnolphe.
Sans m’en faire récit,
Je sais ce qui vous mène.
Oronte.
On vous l’a déjà dit.
Arnolphe.
Oui.
Oronte.
Tant mieux.
Arnolphe.
Votre fils à cet hymen résiste,
Et son cœur prévenu n’y voit rien que de triste :
Il m’a même prié de vous en détourner ;
Et moi, tout le conseil que je vous puis donner,
C’est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère,
Et de faire valoir l’autorité de père.
Il faut avec vigueur ranger les jeunes gens,
Et nous faisons contre eux à leur être indulgent.
Horace.
Ah ! traître !
Chrysalde.
Si son cœur a quelque répugnance,
Je tiens qu’on ne doit pas lui faire violence.
Mon frère, que je crois, sera de mon avis.
Arnolphe.
Quoi ? se laissera-t-il gouverner par son fils ?
Est-ce que vous voulez qu’un père ait la mollesse
De ne savoir pas faire obéir la jeunesse ?
Il serait beau vraiment qu’on le vît aujourd’hui
Prendre loi de qui doit la recevoir de lui !
Non, non : c’est mon intime, et sa gloire est la mienne :
Sa parole est donnée, il faut qu’il la maintienne,
Qu’il fasse voir ici de fermes sentiments,
Et force de son fils tous les attachements.
Oronte.
C’est parler comme il faut, et, dans cette alliance,
C’est moi qui vous réponds de son obéissance.
Chrysalde, à Arnolphe.
Je suis surpris, pour moi, du grand empressement
Que vous nous faites voir pour cet engagement,
Et ne puis deviner quel motif vous inspire...
Arnolphe.
Je sais ce que je fais, et dis ce qu’il faut dire.
Oronte.
Oui, oui, Seigneur Arnolphe, il est...
Chrysalde.
Ce nom l’aigrit ;
C’est Monsieur de la Souche, on vous l’a déjà dit.
Arnolphe.
Il n’importe.
Horace.
Qu’entends-je ?
Arnolphe, se retournant vers Horace.
Oui, c’est là le mystère,
Et vous pouvez juger ce que je devais faire.
Horace.
En quel trouble...
Scène 8
Georgette.
Monsieur, si vous n’êtes auprès,
Nous aurons de la peine à retenir Agnès ;
Elle veut à tous coups s’échapper, et peut-être
Qu’elle se pourrait bien jeter par la fenêtre.
Arnolphe.
Faites-la-moi venir ; aussi bien de ce pas
Prétends-je l’emmener ; ne vous en fâchez pas :
Un bonheur continu rendrait l’homme superbe ;
Et chacun a son tour, comme dit le proverbe.
Horace.
Quels maux peuvent, ô Ciel ! égaler mes ennuis !
Et s’est-on jamais vu dans l’abîme où je suis !
Arnolphe, à Oronte.
Pressez vite le jour de la cérémonie :
J’y prends part, et déjà moi-même je m’en prie.
Oronte.
C’est bien notre dessein.
Scène 9
Arnolphe, à Agnès.
Venez, belle, venez,
Qu’on ne saurait tenir, et qui vous mutinez.
Voici votre galant, à qui, pour récompense,
Vous pouvez faire une humble et douce révérence.
Adieu. L’événement trompe un peu vos souhaits ;
Mais tous les amoureux ne sont pas satisfaits.
Agnès.
Me laissez-vous, Horace, emmener de la sorte ?
Horace.
Je ne sais où j’en suis, tant ma douleur est forte.
Arnolphe.
Allons, causeuse, allons.
Agnès.
Je veux rester ici.
Oronte.
Dites-nous ce que c’est que ce mystère-ci.
Nous nous regardons tous, sans le pouvoir comprendre.
Arnolphe.
Avec plus de loisir je pourrai vous l’apprendre.
Jusqu’au revoir.
Oronte.
Où donc prétendez-vous aller ?
Vous ne nous parlez point comme il nous faut parler.
Arnolphe.
Je vous ai conseillé, malgré tout son murmure,
D’achever l’hyménée.
Oronte.
Oui. Mais pour le conclure,
Si l’on vous a dit tout, ne vous a-t-on pas dit
Que vous avez chez vous celle dont il s’agit,
La fille qu’autrefois de l’aimable Angélique,
Sous des liens secrets, eut le seigneur Enrique ?
Sur quoi votre discours était-il donc fondé ?
Chrysalde.
Je m’étonnais aussi de voir son procédé.
Arnolphe.
Quoi ?...
Chrysalde.
D’un hymen secret ma sœur eut une fille,
Dont on cacha le sort à toute la famille.
Oronte.
Et qui sous de feints noms, pour ne rien découvrir,
Par son époux aux champs fut donnée à nourrir.
Chrysalde.
Et dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,
L’obligea de sortir de sa natale terre.
Oronte.
Et d’aller essuyer mille périls divers
Dans ces lieux séparés de nous par tant de mers.
Chrysalde.
Où ses soins ont gagné ce que dans sa patrie
Avaient pu lui ravir l’imposture et l’envie.
Oronte.
Et de retour en France, il a cherché d’abord
Celle à qui de sa fille il confia le sort.
Chrysalde.
Et cette paysanne a dit avec franchise
Qu’en vos mains à quatre ans elle l’avait remise.
Oronte.
Et qu’elle l’avait fait sur votre charité,
Par un accablement d’extrême pauvreté.
Chrysalde.
Et lui, plein de transport et l’allégresse en l’âme,
A fait jusqu’en ces lieux conduire cette femme.
Et vous allez enfin la voir venir ici,
Pour rendre aux yeux de tous ce mystère éclairci.
Je devine à peu près quel est votre supplice ;
Mais le sort en cela ne vous est que propice.
Si n’être point cocu vous semble un si grand bien,
Ne vous point marier en est le vrai moyen.
Ouf !
Scène X
D’où vient qu’il s’enfuit sans rien dire ?
Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.
Le hasard en ces lieux avait exécuté
Ce que votre sagesse avait prémédité.
J’étois, par les doux nœuds d’une amour mutuelle,
Engagé de parole avecque cette belle ;
Et c’est elle, en un mot, que vous venez chercher,
Et pour qui mon refus a pensé vous fâcher.
Je n’en ai point douté d’abord que je l’ai vue,
Et mon âme depuis n’a cessé d’être émue.
Ah ! ma fille, je cède à des transports si doux.
J’en ferois de bon cœur, mon frère, autant que vous ;
Mais ces lieux et cela ne s’accommodent guères.
Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
Payer à notre ami ces soins officieux,
Et rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux.