L’École française de Rome, ses premiers travaux/01

La bibliothèque libre.
L’École française de Rome, ses premiers travaux
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 645-678).
02  ►
L'ECOLE FRANCAISE DE ROME

LES PREMIERS TRAVAUX

I.
ANTIQUITE CLASSIQUE.

L’opinion a si bien accueilli l’Ecole française de Rome dès sa création, elle l’a si résolument entourée de ses sympathies et de ses espérances, ces sympathies se sont trouvées si heureusement efficaces, elles ont si bien accompagné la ferme volonté du gouvernement et des chambres en faveur de l’institution nouvelle, qu’un compte-rendu public des efforts qu’elle a tentés et des résultats qu’elle croit avoir atteints devient une sorte de devoir et sera peut-être le bienvenu. Nul n’a pensé qu’une telle fondation pût demeurer sans utilité effective. Nul n’a regardé comme douteux que le commerce familier avec les souvenirs et les monumens de l’antiquité classique, avec les plus belles œuvres de l’art ancien et moderne, ne pût offrir d’admirables ouvertures à de jeunes intelligences bien préparées, et les conduire avec succès dans la voie de la science ou vers la noble tâche de l’enseignement. Le groupement sous une bonne discipline intellectuelle et morale double les. forces et les rend plus fécondes. Il faut d’ailleurs à notre éducation nationale une inspiration toujours renouvelée : une faveur intelligente aux études spéciales doit être puissante à entretenir son incessant progrès. Voilà pourquoi il est bien d’avoir créé il y a quarante ans l’École française d’Athènes, tout récemment l’École française du Caire, et d’avoir fondé une colonie scientifique à côté de notre Académie de France à Rome. Notre villa Médicis est, on en convient, une glorieuse maison, et la fondation de Colbert, après deux siècles de succès, est consacrée. On reconnaît qu’en Égypte nous avons à continuer tout au moins une grande et belle tradition scientifique, et qu’il est bon d’assurer des disciples, des successeurs, à Champollion le jeune, à Letronne, à de Rougé, à Mariette. Ce n’est pas parce que les écoles d’Athènes et de Rome embrassent, par la nature de leurs études, une culture plus générale que l’utilité en devra paraître moins évidente.

Les services que notre École d’Athènes a rendus à l’enseignement et à la science, qui ne les connaît ? Il suffit, pour une première période, de rappeler quels maîtres elle a donnés à la génération actuelle ; il suffit, pour l’époque ultérieure, de feuilleter ses publications et surtout le précieux Bulletin de correspondance hellénique, tableau fidèle de son activité quotidienne. Pas un monument n’est découvert sur un point quelconque de l’Orient hellénique ou de la Grèce que ce Bulletin n’en donne, avec une excellente image bien souvent, un utile commentaire. Point de travaux de vulgarisation, peu de mémoires très étendus ; rien que des informations très précises, des accroissemens réels à notre connaissance de la civilisation et de l’art antiques. Deux ou trois cents inscriptions inédites sont publiées là chaque année. M. Homolle vient d’y donner tout récemment les prémices des belles fouilles que son séjour à l’École d’Athènes, suivi de missions, lui a permis de faire à Délos. On sait qu’il a déblayé entièrement le sanctuaire apollinien. Il a retrouvé les archives de la ville avec celles du temple, c’est-à-dire les nombreuses inscriptions qui nous instruisent des opérations financières par lesquelles le clergé de Délos se transformait en une vaste banque, promotrice du commerce de la navigation, des colonies. Il a recueilli mille textes au moins, l’un de cinq cent dix lignes ; l’autre de plus de trois cents lignes, une vingtaine de cent, cinquante à deux cents lignes. Avec cela des fragmens de statues, des bas-reliefs, des terres cuites, qui permettront d’établir des séries archaïques. Secondé par M. Nénot, lequel affirme que ses travaux pour la construction de la future Sorbonne ne feront pas tort à cette collaboration savante, M. Homolle prépare une grande publication. L’École française d’Athènes aura fait à la science, par ces fouilles de Délos, un présent plus considérable peut-être que l’Allemagne par les récentes fouilles d’Olympie.

Ce ne sont pas là de médiocres services rendus à notre pays, car la grandeur intellectuelle d’une nation qui, comme la France, a des liens intimes avec le lointain passé, se mesure en partie sur ce qu’elle retient encore de la forte et sévère culture classique ; ce lui est un lien et comme une solidarité profitable avec certaines grandeurs que le génie moderne n’a ni dépassées ni même atteintes. L’originalité du génie grec, la très vive part qu’il a prise à l’œuvre générale de la civilisation occidentale, non-seulement par la philosophie, mais par le grand art et par les ingénieuses combinaisons du droit politique, ne sont pas encore autant étudiées et connues qu’elles pourraient l’être : nous en avons la preuve dans nos progrès mêmes. Tout ce qui nous avance dans cette voie profite à nos intérêts les plus élevés. Ce n’est pas seulement l’érudition française qui s’en accroît ; notre enseignement public, tout le premier, en profite. Croit-on que les jeunes maîtres formés de la sorte à l’école de l’antiquité même enseignent à leur retour sans un progrès vivant ? Ils connaissent, pour les avoir pratiquées, la méthode et la critique. Avec les ressources nouvelles de l’épigraphie, ils interprètent mieux qu’on ne le faisait jadis les institutions politiques et civiles. Ils expliquent nos antiquités, ils recueillent nos inscriptions. Leur esprit et leur vue même se sont exercés. Ils sont familiers avec les monumens. Les musées de nos provinces prennent un sens nouveau, commentés par eux. L’histoire de l’art, cette manifestation séduisante et insigne de quelques-unes des plus belles facultés de l’esprit humain, pénètre enfin dans notre éducation publique, qui se ravivé, grâce à une heureuse contagion, par une science plus précise chez les maîtres, par une curiosité plus haute et plus féconde chez les élèves.

Si de tels résultats, dès maintenant, ne peuvent être contestés à la belle activité de notre École française d’Athènes, l’École française de Rome a pu avoir de semblables espérances.

Les différences sont notables entre l’urne et l’autre ; elles n’ont pas toutes deux les mêmes moyens de réussir et d’être utiles. La première est composée exclusivement, on peut le dire, d’agrégés sortant de l’École normale supérieure, et ces jeunes gens ont tous le même avenir, l’enseignement dans l’Université. De plus, pendant leur séjour en Grèce, ils n’ont qu’un seul objet commun d’étude, l’antiquité grecque. Autre est la carrière ouverte à l’École française de Rome ; différentes sont les conditions de son recrutement, celles des études et de l’avenir de plusieurs de ses membres. Elle reçoit au nombre de six, comme l’École d’Athènes, des élèves sortant de l’École normale, mais aussi de l’École des chartes et de l’École des hautes études. Tous se destinent aux travaux érudits ; mais les premiers seuls, munis de l’agrégation, sont régulièrement voués à la carrière de l’enseignement. Plusieurs des élèves de l’École des hautes études s’occupent d’ailleurs, comme ceux de l’École normale, de l’antiquité classique, de sorte que ce fonds de culture intellectuelle, le plus solide et le plus fécond, reste pour l’École de Rome, ainsi qu’il convient, le principal. Mais ceux que l’École des chartes a préparés s’adonnent exclusivement à l’étude du moyen âge. Nous dirons combien c’est là pour nous, en Italie, un riche et important domaine.

La double antiquité classique appartient en une certaine mesure à l’Ecole française de Rome. — Elle a, dans le sud de l’Italie et en Sicile, toute une Grèce avec ses temples, ses vases peints, ses terres cuites. La Grèce propre devient pour elle, depuis la conquête, comme une sorte de province. Outre cela, les bibliothèques italiennes possèdent en grand nombre les manuscrits, latins ou grecs, que le philologue doit étudier et comparer lorsqu’il veut établir les textes dans leur exactitude et leur pureté. — Pour ce qui est de l’antiquité romaine, ce n’est pas assez de dire qu’elle lui appartient tout entière : il y faut adjoindre les antiquités italiques. Déjà le progrès. des études nous a livré bien des lumières concernant l’histoire et la civilisation de ces peuples, Osques, Étrusques, Sabins, Samnites, Volsques, Marses, qui habitaient l’Italie avant Rome, qui ont vécu indépendans pendant plusieurs siècles encore, et qui ont exercé, même depuis leur défaite, un rôle dans les destinées italiennes : on retrouve les murs imposans de leurs cités, les produits de leur industrie, les débris de leur langage. Il faut poursuivre ces recherches. Des inscriptions inédites, grecques ou latines, sont encore à retrouver çà et là, même après la publication des grands recueils ; celles qui sont publiées demandent à être commentées et mises en œuvre. Combien la science de l’antiquité peut, à Rome et en Italie, s’appliquer en des voies variées et multiples, on peut le calculer par la pensée de ces innombrables sujets d’étude, manuscrits, statues, bas-reliefs, sarcophages, bronzes et peintures, terres cuites, vases peints, pierres gravées, camées, monnaies et médailles, édifices intacts ou en ruine, voies publiques, constructions souterraines, sépultures de bien des âges différens. Voilà tout un appareil plus abondant en Italie qu’en Grèce pour certaines branches de la science, et fait pour donner à l’ensemble des études de l’École française de Rome une plus grande variété.

Il y a toutefois une autre différence. L’École d’Athènes n’a pas été gênée dans sa liberté d’action par des concurrences nombreuses ou actives. Il y a bien une Société archéologique nationale, qui assiste l’éphorie officielle par une surveillance des fouilles et des monumens, qui entreprend elle-même des explorations, achète des objets d’art, les fait connaître par ses expositions et par ses journaux. Il y a de plus, depuis neuf ans, une succursale de l’Institut allemand de Rome. Mais ces diverses institutions, soit par l’insuffisance de leurs ressources, soit à cause de leur date assez récente, n’ont pas encore jeté des racines très profondes.

Il en va à Rome tout autrement : Allemands et Italiens, sous ce rapport, y sont fortement constitués. Il convient de connaître cette double organisation et d’en tenir un grand compte si l’on veut pouvoir apprécier les conditions qui ont été faites tout d’abord à l’Ecole française de Rome.

Le récit des origines de l’Institut de correspondance archéologique de Rome, aujourd’hui puissant entre les mains du gouvernement impérial allemand, est une page de l’histoire littéraire et scientifique de notre époque. L’intéressant et fécond réveil qui a suivi les troubles profonds de la révolution et de l’empire s’est produit avec des aspects divers dans les principaux pays de l’Europe occidentale. Plus spécialement dirigé en France dans le sens de la culture littéraire et historique, il a pris en Allemagne une allure tout érudite et critique ; il a trouvé en Italie, pour l’engager dans les voies de l’archéologie classique, les attaches de la tradition, les tendances de certaines qualités natives, et l’attrait de découvertes éclatantes comme il n’en manque jamais en de pareils temps. Ce fut d’abord l’art grec qui parut se révéler sous un jour nouveau. Certes on n’avait jamais cessé entièrement d’en soupçonner le prix : les efforts de M. de Nointel au XVIIe siècle, du comte de Choiseul-Gouffier au XVIIIe, de lord Elgin au commencement du XIXe, le disent assez. On avait eu les dessins de Dodwell, la grande publication de Stuart sur Athènes, les voyages de Bröndsted en 1819. Une mission anglaise et allemande, dont faisait partie le comte de Stackelberg, avait découvert en 1810 et 1811 les célèbres statues d’Égine, aujourd’hui à Munich, et les bas-reliefs du temple d’Apollon de Bassas, près Phigalie en Morée, que l’architecte français Bocher avait signalés dès 1765. Cependant les dessins de Carrey, exécutés pour M. de Nointel, témoignent d’une incomplète intelligence de l’art hellénique ; précieux malgré cela, ils furent peu remarqués ; ils se perdirent presque immédiatement au milieu de l’indifférence générale. Quant aux marbres d’Elgin, achetés par le gouvernement anglais en 1816, ils n’occupèrent pas non plus tout d’abord l’attention. La journée de Navarin en 1827 vint mettre fin la ces inexpériences du goût et déchirer un voile. La patrie et le sol helléniques furent délivrés de la domination turque. Le voyageur instruit, l’homme d’étude, put désormais aller contempler l’art grée en Grèce même, face à face, dans son cadre, sous la lumière natale. On put s’accoutumer à la vue des monumens, fouiller le soi et comparer de nombreux spécimens. L’œil et l’esprit se formèrent à ces fortes et pénétrantes beautés. On cessa de regarder la sculpture et l’architecture antiques par les yeux de Vitruve ; personne ne fut plus tenté de croire le Parthénon contemporain d’Adrien ; on commença de comprendre la majesté dorienne, le caractère simple, sévère, religieux des œuvres de Phidias, la beauté de ce qui l’avait précédé. En même temps, on entendit mieux la poésie de Pindare. Le goût public était redressé, l’intelligence en fait d’esthétique était agrandie et rectifiée ; et cette vue plus complète des œuvres du génie hellénique remettait en leur place et pour ainsi dire au point les œuvres romaines.

Dans le même temps, d’insignes découvertes, en Italie même, étonnaient les esprits et excitaient, avec la curiosité, l’ardeur scientifique. Les fouilles de Pompéi avaient été poursuivies avec une grande activité de 1812 à 1814. On ouvrait, au printemps de 1827, les premières tombes peintes de Corneto, quelques mois plus tard celles de Chiusi. L’année suivante, les fouilles pratiquées dans les domaines de Lucien Bonaparte, prince de Canino et Musignano, puis celles de la grande nécropole de Vulci, donnaient des vases peints en quantité considérable. Ce monde mystérieux de l’ancienne Étrurie apparaissait, non plus seulement, comme jadis, sous un aspect uniquement sinistre et bizarre, mais avec d’intéressans reflets de l’art et de la civilisation grecs.

C’était à Rome surtout que se traduisaient ces émotions. Un petit nombre de savans italiens y conservaient le feu sacré : Fea, Guattani, Philippe Aurèle Visconti, frère d’Ennio Quirino, qui fut conservateur du Louvre et membre de l’Institut ; Gaetano Marini, le célèbre custode de la Vaticane ; Bartolomeo Borghesi, qui commençait sa grande réputation d’épigraphiste. Mais, en outre, des groupes étrangers, formés à Rome dès le commencement du siècle, éveillaient l’esprit public et suscitaient une agitation féconde. La colonie allemande s’y inspirait en particulier des souvenirs de Winckelmann et de Lessing, les deux rénovateurs de l’esthétique. Dans les salons du baron de Humboldt, représentant de la Prusse, la société romaine, prélats, princes et grandes dames, se rencontrait avec des littérateurs et des artistes venus de toutes les parties de l’Europe. On y voyait ensemble Lucien Bonaparte, le vieux Seroux d’Agincourt, Paul-Louis Courier, Mme de Staël, qui méditait Corinne, ses amis Frederica Brun et Auguste-Guillaume Schlegel, et puis Tieck, Rumohr, Rauch, Weleker, les Danois Thorvaldsen et Zoega, le Suédois Akerblad, etc. L’occupation française causa dans ces cercles un grand trouble, tout en rendant hommage à ces monumens de l’art, à ces registres d’archives dont le vainqueur revendiquait la possession. Le calme rétabli, les trophées rendus, les successeurs de Humboldt à la légation prussienne, Niebuhr et Bunsen, virent se reformer autour d’eux et sous leur principale inspiration ce groupe d’amis de l’antiquité que les récens événemens avaient dispersés. Niebuhr, à la fois juriste, philologue, paléographe, historien, patriote, étonnait par une sorte de divination du passé, non sans une science pénétrante et des ravissemens poétiques. Le séjour de Rome, sa belle et pittoresque demeure au palais Savelli, qui n’était autre que l’ancien et magnifique théâtre de Marcellus, lui étaient profondément chers. Quant à Bunsen, quiconque a lu ses mémoires connaît son élévation d’esprit. Il aurait voulu se vouer tout entier, comme par une sorte de mission sacerdotale, à ses études d’hymnographie et de liturgie ; mais, sur lui aussi, Rome et l’antiquité exerçaient une séduction irrésistible ; il habitait au Capitole, sur l’emplacement même de l’ancien temple de Jupiter, dans le palais Caffarelli, alors demi-ruiné. Il respectait Niebuhr comme un maître et se donnait à lui. Tous deux s’associèrent en 1823 l’excellent Edouard Gehrard. Élève de Böckh et de Frédéric-Augaste Wolf, Gehrard professait à bon droit que la philologie est la base indispensable des fortes études en mythologie et en archéologie classique. Sa bonne et saine érudition compensa les excès d’enthousiasme de quelques-uns de ses collaborateurs. Sans trop quereller ces adorateurs de l’orphisme, Gehrard fonda avec eux la Société dite des Hyperboréens romains, et ce fut le berceau de l’Institut de correspondance. Un jeune et généreux Français les y avait beaucoup aidés. M. de Luynes n’avait encore que vingt-cinq ans, et déjà sa noble ardeur le désignait comme un des protecteurs de toute entreprise favorable aux sciences, aux lettres et aux arts. Il s’intéressa facilement au projet d’une publication périodique destinée à faire connaître sans retard, par des représentations accompagnées de commentaires, les découvertes archéologiques à mesure qu’elles se produiraient. il esquissa avec Gehrard un plan qui avait de la grandeur. Il s’agissait de fonder une association européenne, divisée en sections suivant les nationalités, qui publierait par ses propres ressources des planches in-folio et un Journal universel de l’archéologie, en italien et en français. On y ajouterait un Bulletin donnant la chronique des fouilles. Quelques circonstances ayant retardé l’exécution de ce projet, survint le voyage du prince héréditaire de Prusse, le futur Frédéric-Guillaume IV. Gehrard le gagna sans peine à l’œuvre qu’on méditait. Il obtint, par le grand crédit qu’avait M. de Blacas, notre ambassadeur à Naples, l’adhésion des principales cours italiennes. Ces patronages assurèrent la nouvelle institution. La Société hyperboréenne ne fut bientôt plus qu’un souvenir, que Gehrard consacra plusieurs années après par la publication de deux volumes, dont le second était très justement dédié à M. de Luynes, et l’Institut de correspondance archéologique se trouva fondé avec sa triple publication dès 1829 : Monumenti in-folio, Annali et Bullettino in-octavo. Le système de sections étrangères n’eut pas de succès ; la section française dura seule quelques années, sous la direction immédiate du duc de Luynes, de Guigniaut, Letronne et Quatremère de Quincy, avec la collaboration de Ch. Lenormant, de Raoul Rochette et de M. de Witte.

L’Institut de correspondance a eu, dès son origine, deux mérites qu’il serait injuste de méconnaître. Le premier, c’est d’avoir su éviter les formes et les allures académiques. Là seulement où elles sont le témoignage d’anciennes traditions, ces formes peuvent participer à ce que les traditions ont de respectable. Aux réunions de l’Institut de correspondance, dès l’origine et encore aujourd’hui, point de discours d’apparat ; on lit, on démontre au tableau, on présente un objet qu’on décrit avec soin et en détail, on discute. Comme il y a toujours présent quelque maître de la science, et pour président, depuis de longues années, un savant tel que le premier secrétaire actuel, M. Henzen, il n’est pas à craindre que le niveau des lectures et des discussions vienne à s’abaisser. Le second mérite de l’Institut de correspondance est d’avoir eu dès l’origine et d’avoir conservé longtemps un certain caractère international. C’est ce qui lui a valu la très précieuse assistance de M. de Luynes. Quoique peu satisfait qu’on eût recherché le patronage du prince de Prusse, M. de Luynes n’en prodigua pas moins ses obligeans services à une fondation que, dans l’intérêt de la science, il avait beaucoup souhaitée. Il donna ses soins à la publication de plusieurs des premiers volumes, il fit présent d’un certain, nombre de cuivres, il exécuta lui-même des dessins pour les Monumenti. Bien plus, il sauva mainte fois de ses deniers, au moment d’une ruine imminente, l’entreprise qui lui était chère. Devenu établissement officiel, prussien en 1871, impérial en 1874, l’Institut de correspondance n’a pas, il faut le dire, oublié son premier et son plus utile bienfaiteur. Le buste, et le médaillon de M. de Luynes occupent sur un des murs extérieurs et dans la grande salle de la bibliothèque actuelle une des premières places d’honneur. Le caractère international dont cet hommage est le meilleur symbole persiste même en quelque mesure. Les séances sont publiques, et l’usage de la langue allemande en est absolument exclu.

Là s’est concentrée, si l’on excepte les publications continues d’académies locales dont quelques-unes sont très dignes d’estime, presque toute l’activité italienne en fait de recherches archéologiques depuis 1830 jusqu’à nos jours. L’Institut rendait un grand service à l’Italie en établissant d’un bout à l’autre de la péninsule tout un réseau de correspondances régulières. Pour un pays politiquement encore si morcelé, c’était un commencement d’unification dans le domaine intellectuel, et par là une sorte de progrès national. Le nouveau royaume, à peine formé, allait tourner à son avantage le progrès accompli en commun ; il allait emprunter, pour ses propres intérêts, l’organisme établi depuis près d’un demi-siècle sur son propre territoire par des mains étrangères.

Cette œuvre récente est due tout entière à M. Fiorelli, le célèbre directeur et historien des fouilles de Pompéi. Sa renommée date d’il y a quarante ans. Ni la confiance du ministre Santangelo à Naples, ni plus tard celle du comte de Syracuse, qui l’avait pris en grande amitié pour, ses fouilles heureuses, ni sa belle publication des inscriptions osques ne le préservèrent de la persécution des Bourbons, de l’emprisonnement et de l’exil. Devenu, après la révolution italienne, directeur-général des fouilles et musées du royaume, il eut à cœur d’instituer promptement d’un bout à l’autre de la péninsule des inspecteurs et des custodes chargés d’une surveillance officielle pour tout ce qui concernait l’archéologie. Le premier de voir de ces fonctionnaires est la conservation des monumens antiques. Ils sont les représentans et les organes des droits de l’état sur chaque découverte nouvelle, dont ils doivent informer aussitôt la direction centrale. Ils surveillent le commerce des antiquités et les excavations des particuliers eux-mêmes sur leurs propres domaines. Pas une inscription, pas un bas-relief, pas une colonne ne doit revoir le jour sans qu’une relation soit envoyée à Rome, au ministère de l’instruction publique, dont fait partie la direction de M. Fiorelli. Ces rapports sont communiqués à l’Académie royale des Lincei, qui les imprime dans ses Mémoires. Des tirages à part en sont distribués, de manière à offrir une sorte de publicité régulière, sous ce titre : Notizie degli scavi di antichatà. C’est le journal officiel des fouilles. Rome, à elle seule, avec la campagne romaine, est un champ de découvertes, incessantes. Ce sol a un langage et des réponses à point nommé pour qui l’interroge, et le hasard même y apporte des surprises fréquentes. Un recueil a donc été créé, depuis la fin de 1872, pour servir de chronique exclusivement romaine : c’est le Bulletin de la commission archéologique municipale, publication trimestrielle qui, non contente d’insérer des dissertations au sujet des monumens récemment rendus à la lumière, énumère et décrit un à un tous les objets que le sort des fouilles ou d’heureuses acquisitions apportent aux musées municipaux, ceux des. Conservateurs et du Capitole. Ajoutons à ces heureux efforts du gouvernement italien l’institution, encore peu développée, d’une École archéologique offrant à de jeunes érudits les moyens d’aller étudier dans les diverses contrées de l’Italie et en, Grèce, particulièrement, à Pompéi et à Athènes. Plusieurs hommes de mérite s’y sont déjà formés.

En résumé, les Allemands ont profité à Rome du sincère concours de toute une génération qui, pendant la première partie du XIXe siècle, sous l’influence d’un souffle de concorde et de paix, sans distinction de nationalités, s’était dévouée au généreux effort d’une réelle renaissance. L’œuvre à laquelle tous avaient travaillé, spécialement la France, ils l’ont continuée, non pas seuls, mais certainement avec une énergie particulière. Lorsque, il y a quatre ans, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’Institut de correspondance, les délégués des principales universités et sociétés savantes de l’Europe sont venus à Rome, c’était bien une fête allemande qu’on célébrait. Quant aux Italiens, après que leur pays a été pendant tant de siècles la terre adoptive, mais trop souvent aussi la proie de l’étranger, après qu’ils ont vu si longtemps les savans des autres peuples tirer profit avant eux et sans eux de leurs admirables trésors, ils réclament aujourd’hui leur part principale ; ils ne veulent plus que leurs objets d’art s’en aillent au dehors parer ces galeries publiques ou privées : dont les nations sont fières ; ils entendent publier eux-mêmes leurs conquêtes inédites et en instruire comme il convient le monde savant ; ils se flattent de pouvoir subvenir avec leurs propres forces, au progrès continu des fouilles nécessaires. Qui voudrait les en blâmer ? Ils ont eu dans tous les temps des antiquaires admirables parce que leur génie clairvoyant convient aux fines recherches ; il ne sera regrettable pour personne qu’ils reprennent leurs meilleures, traditions. Ce n’est pas à nous de nous plaindre de ces prises de possession, puisqu’elles profitent à la science et que nous avons un poste semblable à Athènes. Il s’agissait seulement de savoir comment l’École française pourrait, dans cet ardent milieu, se faire sa place. Il lui fallait tâcher de convertir en occasions d’appui réciproque et bienveillant les avantages conquis par d’autres avant son arrivée à Rome, il lui fallait mettre à profit les ressources qui constituaient son propre fonds, et s’efforcer de l’augmenter en appelant à elle tous les bons vouloirs. Elle en a obtenu de très effectifs et de très inattendus.


II

On pense bien qu’elle s’est fortifiée tout d’abord de la pensée incessante de l’œuvre qui lui était confiée. Au lendemain d’Iéna, la Prusse a eu foi dans la dignité féconde du travail intellectuel, de l’effort scientifique. Elle a cru virilement qu’elle trouverait là une noble expression, mais aussi un énergique instrument de son patriotisme patient et résolu. La France a fait quelque chose de semblable au lendemain de 1871. D’un commun accord, les pouvoirs publics et l’administration supérieure de l’Université ont accompli de profondes réformes pour fortifier le haut enseignement, sachant bien que de là dépend la force réelle de toute l’éducation nationale. La science a été encouragée dans ses voies les plus spéciales et les plus étroites, seul moyen de raviver et d’étendre la culture générale. — L’institution de l’École française de Home devenait un des ressorts nécessaires de cette sage conduite. Pour cela et pour le reste, elle n’a pas oublié un seul jour qu’elle occupait, à une date solennelle et peut-être décisive de notre histoire, un poste avancé en pays ami, mais étranger.

En tête de ses meilleurs alliés, elle place naturellement ses fondateurs. La pensée de créer une école savante à Rome comme à Athènes avait failli plusieurs fois déjà se réaliser. M. Léon Renier, alors que le Palatin appartenait à Napoléon III, avait été chargé d’étudier le projet ; M. Duruy s’en était occupé. Le passage à Rome des membres de l’École d’Athènes servit d’occasion et de point d’attache. Un décret du 25 mars 1873 disposa qu’ils devraient passer toute leur première année en Italie, et institua, pour les assister, un « sous-directeur de l’École d’Athènes en résidence à Rome. » On eut ainsi comme une succursale de notre colonie grecque. Bientôt, le 26 novembre 1874, un décret réorganisant l’Ecole française d’Athènes donna à ce qui en avait été officiellement jusqu’alors là section romaine une existence propre : on eut une « École archéologique de Rome, » dont le sous-directeur de l’Ecole d’Athènes devenait en même temps directeur. Ce n’était pas un établissement définitif ; il n’y avait encore ni recrutement fixe ni. budget. La nouvelle École n’en était pas moins législativement fondée ; elle allait être entièrement constituée le 20 novembre 1875 par un décret spécial qui la séparait de l’École d’Athènes et lui donnait son nom. Ce résultat final, ainsi que le rapide développement qui l’avait amené, était dû au patriotique bon vouloir de divers ministres, particulièrement de M. Jules Simon depuis 1872, puis de M. Wallon, mais aussi et surtout à la persévérante énergie de M. Albert Dumont, auquel revient, pour une très grande part, le mérite de la fondation première. C’est lui qui, à travers mille difficultés, a su obtenir les assentimens officiels. L’École française de Rome une fois créée, il fut placé à la tête de cette École d’Athènes qu’il allait animer d’une vive ardeur ; mais c’était pour revenir bientôt continuer en France une carrière administrative commencée avec tant d’éclat. Devenu directeur de l’enseignement supérieur, il a beaucoup contribué au progrès scientifique de ces derniers temps. Quant à la direction de l’École de Rome, elle était confiée ou, pour mieux dire, imposée à qui, loin de rechercher ce péril, l’a connu et ressenti jusqu’au dernier jour.

Le décret du 20 novembre 1875 réglait d’abord le mode de recrutement. Les membres de l’École d’Athènes devaient encore passer une année entière en Italie ; mais c’était là un souvenir du passé qui ne persista pas. On s’aperçut que ce séjour hors de Grèce ne suffisait pas pour le choix et l’achèvement de sérieuses études locales et empiétait trop sur le temps réclamé par la vraie mission : on le réduisit jusqu’à l’annuler, peu s’en faut. Les six membres propres à l’École française de Rome étaient et sont encore choisis comme il suit. Au mois de septembre de chaque année, l’École normale supérieure, l’École des chartes et l’École des hautes études proposent chacune un ou plusieurs candidats. Ces candidats doivent être à l’avance ou agrégés ou munis des diplômes spéciaux à leurs études. Sur la proposition du directeur, qui a fait l’examen comparé des titres et qui sait les besoins de l’École, ils sont nommés pour un an : la pension leur sera renouvelée une seconde ou une troisième fois, selon le succès et l’exigence de leurs travaux. Les seules obligations réglementaires sont l’envoi annuel d’un mémoire que l’Académie des inscriptions et belles-lettres appréciera dans un rapport lu en séance publique[1], et la contribution au recueil périodique publié par l’École. Aux termes d’un récent arrêté, nul envoi n’est demandé aux membres de première année : sage disposition qui encouragera les bons esprits à s’engager tout de suite dans les voies étroites, sans avoir à craindre de ne pas obtenir assez tôt des résultats qu’ils puissent montrer. À cette disposition nouvelle se rattacherait la question de savoir si les pensionnaires sortant de l’École normale, dont l’instruction générale est toujours excellente, sont préparés comme il conviendrait aux études spéciales qu’on attend d’eux à Rome, problème à la fois très délicat et très étendu, qui impliquerait l’examen de toute notre théorie scolaire.

On est établi dans le palais Farnèse, loué au roi de Naples. La cour et les portiques ont conservé quelques restes des collections d’antiques qui les décoraient jadis. Au premier étage, l’ambassade de France près le roi d’Italie occupe ces dix à douze salons et la célèbre galerie que décorent les fresques des Carraches, du Dominiquin et du Guide, très belle demeure naguère de M. le marquis de Noailles, dont le nom doit être inscrit parmi les plus actifs fondateurs de l’École française de Rome. — Au second étage, l’appartement du directeur, les salles de conférences et de collections, et la bibliothèque.

Après ses fondateurs, l’École doit compter ses tuteurs naturels, en tête desquels, à côté de l’administration supérieure de l’Université, elle place les membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, non pas seulement pour le lustre d’une sanction précieuse à ses efforts, mais pour les conseils affectueux que chacun d’eux est toujours prêt à lui prodiguer. Une fonction principale du directeur est d’engager et d’entretenir ces liens utiles entre les maîtres de la science et leurs meilleurs disciples. — Mais l’École a rencontré en outre des bienfaiteurs sur le concours désintéressé desquels elle n’avait pas le droit de compter. C’est en particulier l’accroissement de sa bibliothèque qui est devenu l’occasion de bons offices envers elle.

Dans une ville telle que Rome, avec un cadre d’études aussi vaste que celui qui s’impose, la formation d’une très riche bibliothèque est pour une école savante une question vitale. Les grands dépôts romains soit publics soit privés, sont nombreux, il est vrai, et très précieux par d’anciens fonds qu’il serait difficile d’acquérir aujourd’hui ; mais, d’une part, il faut avoir chez soi les grands recueils si l’on veut non pas seulement les consulter, mais arriver à les connaître ; d’autre part, pour peu qu’on veuille travailler avec rigueur, ces anciennes bibliothèques ne sont plus au courant de la science ; elles ont été peu augmentées depuis plus d’un demi-siècle, de sorte que, pour certaines branches d’érudition fort accrues dans les cinquante dernières années, elles se trouvent absolument défectueuses. L’archéologie classique, par exemple, ne possède qu’une seule bibliothèque spéciale dans Rome, celle de l’institut allemand. — Il a donc fallu consacrer de grands efforts à doter notre École française, dès ses premières années, d’une très souple provision de livres : on va voir que nous y avons été puissamment aidés.

S’il est des personnes qui croient taris en France la source des nobles initiatives, il faut leur représenter ce que reçoivent de donations les sciences, les lettres et les arts, académies, sociétés savantes, instituts spéciaux. On crée des prix, on établit des concours, on destine des sommes annuelles pour encourager l’examen réfléchi et continu de certains problèmes. L’École française de Rome a été en possession d’un budget régulier depuis 1677 ; mais les budgets réguliers, tout en assurant la vie de chaque jour, ont le tort d’ajourner des satisfactions qu’il serait très profitable de ne pas abandonner à un trop lointain avenir. Ainsi l’a pensé, pour ce qui nous concernait, un très généreux mécène, un de ces hommes possédés de la passion du bien auxquels l’intérêt public est aussi cher que l’est aux autres l’intérêt privé, M. Frédéric Engel-Dollfus[2]. Le principal champ d’action de ce zélé philanthrope, deux fois Français, par la naissance et par l’option, est, il est vrai, l’Alsace. C’est là qu’il faut le connaître, multipliant les œuvres en faveur des classes ouvrières. Mais ce complet homme de bien est particulièrement préoccupé des intérêts purement intellectuels, de l’instruction publique, de la science et de l’art. En 1863, il collabore avec M. Jean Macé à l’œuvre des. bibliothèques communales et y intervient de ses derniers. Il fait établir en même temps des cours populaires et des conférences. Il provoque et soutient des publications telles que celui d’un Cartulaire de Mulhouse, dont le premier volume vient de paraître. Il contribue par de généreux présents à la création définitive d’un musée dont l’édifice vient d’être inauguré, avec des expositions où les artistes français trouvent dès maintenant un profitable accueil. Plus d’un artiste de talent, qu’on pourrait nommer, a été par lui soutenu dans les incertitudes et les premiers pas de sa carrière.

Étant venu à Rome pendant l’hiver de 1879 pour revoir son fils, devenu membre de l’École française, M. Engel-Dollfus fut témoin de nos humbles commencemens. Il lui déplut que, malgré nos efforts pour fonder une bibliothèque, nous fussions presque chaque jour forcés de recourir aux collections étrangères. Non-seulement il voulut combler par des présens considérables quelques-unes de nos plus fâcheuses lacunes, mais encore il prit l’initiative de donations en notre faveur, qui atteignirent bientôt un chiffre de 40,000 francs, grâce au concours de MM. Durrieu, Delaville Le Roulx, Steinbach et Eugène Lecomte. M. Lecomte inscrivait son apport au nom de ce respecté Monbinne, qu’il a fait figurer déjà parmi les donateurs à l’Académie de médecine, à l’Académie française et à l’Académie des beaux-arts. L’histoire de Monbinne intéresse donc directement l’Institut de France ; elle est bonne à faire connaître parce qu’elle montre ce qu’il y a d’honneur et d’esprit dans le monde parisien des grandes affaires. Caissier pendant quarante ans d’une importante maison de finance, Menbinne avait exigé, en prenant sa retraite, qu’on acceptât le dépôt d’une somme considérable destinée à répondre des manquemens de sa gestion, s’il s’en découvrait. De telles dispositions de la part de tels caissiers sont naturellement fort inutiles. Les dépositaires de cette somme, Monbinne étant mort sans héritiers, ont voulu en faire un emploi qui honorât sa mémoire : ils l’ont appliquée, en son nom, d’abord à des œuvres de charité délicate, puis à des fondations en faveur des sciences et des arts, les unes et les autres très conformes aux goûts de ce parfait honnête homme. Les savans de nos jours démontrent ingénieusement l’équivalence et la permutation de certaines forces ; cette loi du monde physique se vérifie, comme on voit, dans le monde moral : l’honnêteté professionnelle du caissier Monbinne s’est convertie, sous une influence intelligente en utile protection des œuvres de l’esprit. — La libéralité d’un autre donateur, M. le baron Edmond de Rothschild, nous a aidés à entreprendre, avant d’en avoir les ressources régulières, une de nos publications, les Mélanges, dont nous parlerons plus bas. Les généreuses personnes qui nous assistaient de la sorte savaient que leur confiance était poumons à la fois un patriotique enseignement et un engagement d’honneur.

III

Nous avons dit quel profit, au point de vue général, le pays était en droit d’attendre d’une institution telle que l’École française de Rome, quelles difficultés l’attendaient, quels secours lui étaient offerts. Voyons maintenant comment les conditions qui lui étaient faites lui ont permis de diriger ses travaux, et quels services scientifiques elle peut espérer d’avoir déjà rendus.

Le champ de ses études est nécessairement très vaste : il se mesure sur la grande variété des précieuses ressources que l’Italie, avec ses musées, ses bibliothèques, ses archives, son sol même, offre à de jeunes esprits préparés par la forte culture de l’École normale, de l’École des chartes ou de l’École des hautes études. Ils viennent à Rome pour s’engager dans les recherches spéciales qui leur permettront d’espérer des résultats vraiment personnels. Ils doivent mettre à profit les élémens particuliers que cette mission leur présente, et non s’enfermer dans le cercle des documens imprimés, qu’ils auraient aussi bien en France. La règle de leurs travaux doit être la critique érudite. On leur demande l’observation patiente. Les vues générales ne manqueront pas de se dégager ; mais que ce ne soit qu’après un sérieux examen. Le pire serait ici d’écrire ou de parler sur les divers problèmes avant de les avoir vraiment pénétrés. Sans doute il faut se garder des inutiles curiosités de la science et de la petite érudition ; mais y a-t-il beaucoup de vains problèmes, en dehors de l’évidente puérilité, pour qui pratique une sévère méthode ? Si nous recommandons le soin attentif du détail le plus spécial, ce n’est pas pour bannir, c’est au contraire pour faire naître, originales, fortes et saines, les vues d’ensemble, c’est pour qu’on pénètre par une recherche intense jusqu’à la moelle des réalités vivantes. Nous rêvons, quand nous nous attachons à un problème d’archéologie, la restitution entière, s’il est possible, d’un passé toujours complexe. Nos instrumens sont l’analyse, le dénombrement, la classification, l’induction, l’hypothèse aussi, à condition de la vérifier bientôt par le calcul. Qu’est-ce que cela, sinon apprendre à travailler, à raisonner, à enseigner ? Telle est la gymnastique que nous offrons aux esprits, la croyant cent fois plus salutaire et plus virile que la facilité superficielle et peu scrupuleuse, qui est notre véritable ennemie. Sénèque, s’élevant à très bon droit contre le redoutable petit esprit, prend en pitié ceux qui recherchent combien de rameurs accompagnaient Ulysse, lequel des deux poèmes, l’Iliade et l’Odyssée, avait été écrit le premier, si ces deux poèmes étaient du même auteur, et autres questions de même importance, qui, à les garder pour soi, dit-il, ne peuvent procurer une satisfaction intérieure, et, à les communiquer aux autres, vous feraient paraître non pas plus savant, mais plus ennuyeux : non doctior videberis, sed molestior. — Sénèque était rhéteur, mais homme d’esprit. Si on lui eût dit qu’il pouvait être intéressant et utile d’étudier l’histoire de la marine grecque, et qu’on pouvait espérer de retrouver la forme des anciens navires, grâce aux textes bien interprétés, grâce aux représentations maritimes de vases grecs et étrusques qui remontent très haut ; si on lui eût révélé à l’avance que la science moderne, en s’appliquant à ces problèmes selon lui ridicules, parviendrait à démontrer comment ont pris naissance l’Odyssée et l’Iliade, sous l’influence de quels procédés de l’esprit humain s’ouvrant, en certains momens de la vie des peuples, à la poésie épique, Sénèque se serait pris à réfléchir et sur les beaux résultats de pareilles recherches et sur les bienfaits d’une méthode qui, sans compter le bénéfice des conclusions finales, ne saurait être pratiquée sans un véritable profit intérieur.

Le caractère de spécialité requis pour les études proposées aux membres de l’École française de Rome en fait la diversité profonde. Il s’ensuit qu’il ne peut guère y avoir dans le sein de l’École un réel enseignement en commun. C’est au directeur, pour tout ce qui est en dehors de sa propre compétence, à établir les relations nécessaires avec chacun des savans qui peuvent servir de maîtres spéciaux en France, en Italie, en Allemagne. L’École est un institut de-travail individuel avec deux sortes de sanction extérieure : le jugement de l’Académie des inscriptions et la publicité.

L’École dispose, en vue de cette publicité, d’un recueil in-octavo qui, depuis 1877, paraît en fascicules ou volumes isolés, sous ce titre commun : Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome. Une somme inscrite au budget permet à chacune des deux Écoles l’impression de quarante feuilles environ pour chaque année. C’est là qu’on insère les mémoires étendus : il y a paru un ouvrage en trois volumes. En dehors de ce recueil, qui contient des dissertations dont le plus grand nombre résument plusieurs années d’application et de recherches, il fallait une sorte de Bulletin périodique enregistrant les études de détail. Ce Bulletin ne pouvait pas ressembler à celui d’Athènes. Ici, en effet, l’absence presque complète de tout autre organe faisait souhaiter la création d’une sorte de journal qui informerait l’Occident, tandis que, pour Rome et l’Italie, le Bulletin de l’Institut de correspondance, les Notices des fouilles et le Bulletin de la commission archéologique municipale ne laissaient, quant aux informations scientifiques, rien à désirer. La publication périodique d’un tel recueil par l’École française de Rome n’en devait pas moins être d’une double utilité. Quant à l’École, il convenait que ses membres eussent l’occasion toujours prochaine de prendre date pour leurs observations utiles ou leurs découvertes ; il était à propos que leur groupe, avec la collaboration des anciens, avec celle de leurs maîtres et des savans étrangers qui voudraient bien se joindre à eux, fût sans cesse en vue, et qu’il y eût en face de la science étrangère ce perpétuel témoignage de leur activité. Quant au monde savant, il accueillerait volontiers un recueil auquel le vaste cadre de nos études permettrait d’affecter un tour nouveau « et de s’avancer dans quelques voies spéciales. — Telle fut l’origine des Mélanges d’archéologie et d’histoire, qui paraissent, depuis trois années, par fascicules environ tous les deux mois[3].

Il est clair qu’un des plus éclatans services qu’une telle École pourrait rendre à la science de l’antiquité serait d’apporter des élémens nouveaux par des fouilles habiles et heureuses, et de contribuer en même temps à l’accroissement de nos musées. L’École française de Rome a fait des efforts en ce sens. Il n’a pas tenu à elle que le musée du Louvre n’acquit une série de monumens antiques très graves en même temps pour l’histoire de l’art et pour l’histoire générale. Quant aux fouilles, il faut tenir compte de certaines difficultés locales. Il n’est point aisé d’organiser en Italie une fouille importante. Si ce doit être sur un terrain dépendant du domaine public, il vous faut produire l’assentiment du fermier, celui des locataires, celui de l’intendance des finances, avant d’obtenir l’autorisation du ministère de l’instruction publiques vous ferez rédiger une constatation de l’état des lieux avant le commencement de la fouille ; vous déposerez une somme convenable, congrua e valida garanzia matieriale, en garantie le l’entier accomplissement des conditions ; un représentant du domaine évaluera les indemnités dont vous serez redevable, pour les dégâts commis. Quant à la fouille même, un ou plusieurs gardiens municipaux y assisteront chaque jour, à vos frais ; elle devra être conduite avec la plus grande prudence, sous la responsabilité de l’inspecteur royal, qui vous dira comment vous devrez la diriger pour la meilleure sauvegarde des ruines. Tous objets antiques trouvés dans une telle fouille sont réputés indistinctement propriété de l’état. On ne peut déplacer ni altérer les ruines elles-mêmes avant d’en avoir obtenu l’autorisation. On est tenu d’extirper, au cours des travaux, les racines des plantes qui ont pénétré dans les crevasses des murs antiques, prescription, ingénieuse qui ressemble au calcul du petit propriétaire, joyeux de voir remuer son champ avant les semailles par des gens qui lui ont acheté et bien payé d’avance le droit de lui rendre ce signalé service, il faut se conformer, en un mot, à toutes les dispositions de ce fameux édit du 7 avril 1820, rendu jadis par le cardinal Pacca pour les états romains, et qui est encore en vigueur. Le parlement italien avait entrepris, il y a quelques années, de le remplacer par une loi commune à tout le pays, et comprenant, outre les fouilles, les questions de propriété, d’échange, d’exportation et de vente des objets d’art. La tentative a échoué, une telle loi étant fort difficile à faire, parce qu’elle touche en même temps à des intérêts publics et privés très délicats et très graves. Un particulier ayant en sa possession la Vénus de Milo est-il maître de la restaurer à sa fantaisie et de la vendre au dehors ? Le Moïse de Michel-Ange, les plus belles toiles de Raphaël peuvent-ils être de propriété absolument privée ? Le célèbre article 14 de l’édit Pacca ne permet d’exporter les objets d’art que sous la condition d’une taxe de 20 pour 100 : c’est une notable dépréciation de la propriété italienne.

Si la fouille doit être entreprise sur un terrain appartenant la un particulier, elle est soumise naturellement aux conditions spéciales stipulées entre les parties, sauf l’intervention toujours possible du pouvoir public et les obstacles créés par la loi à la libre disposition des objets trouvés.

Ce ne sont pas les suggestions et les tentations qui nous ont manqué, et le difficile n’eût pas été pour nous de désigner les lieux où des fouilles auraient eu probablement quelque succès. Nous n’avons pas précisément espéré de retrouver, sur une indication très formelle, il est vrai, d’un écrivain de l’antiquité, les mémoires d’Annibal. Nous n’aurions pas dédaigné de fouiller à quelques heures de Rome un théâtre d’où les premières recherches ont, au siècle dernier, tiré quelques statues, ni de nous associer aux efforts d’un prince romain qui songeait à entreprendre sur ses domaines, à quelque distance de Rome, avec notre collaboration, toute une campagne de fouilles régulières. Mais alors qu’il fallait, sans un espoir fondé, acheter et faire disparaître des maisons ou un village, ou lorsqu’on voulait que notre École s’engageât, sans assurance formelle de succès, à une dépense régulière d’une vingtaine de mille francs par an, lorsque enfin l’administration italienne, tout à fait dans son droit, déclarait réservées telles entreprises auxquelles on aurait pensé, il n’y avait qu’à se soumettre et à se réserver, en se repliant à de modestes desseins.

Nos fouilles à Palestrina, dans la vigne appartenant à la famille Bernardini, ont amené la découverte d’un de ces dépôts de figurines en terre cuite comme il y en avait beaucoup au voisinage des anciens temps, dans ce qu’on appelait les favissœ. Quand les ex-voto étaient devenus trop nombreux, on les transportait dans ces sortes de magasins comme en terre consacrée. Ces terres cuites sont fort éloignées assurément de la finesse et de la beauté des célèbres figurines de Tanagre ; ce sont des objets tout populaires qui devaient coûter fort peu. Elles n’en ont pas moins une allure artistique, et reproduisent peut-être, quoique de loin, des statues renommées. Un membre de l’École, qui avait dirigé ces fouilles, M. Fernique, en a publié le détail et s’en est servi pour son exacte monographie de l’antique Préneste.

En mars 1880, M. Salomon Reinach, qui venait d’être nommé membre de l’École française d’Athènes, voulut profiter de son séjour préliminaire à Rome et de favorables circonstances de famille pour tenter quelques excavations dans un terrain situé entre l’Esquilin et le Cœlius, à l’est du Colisée, au sud-est des thermes de Titus. Nous avons vérifié là ce qui peut passer pour une sorte d’axiome quand il s’agit de Rome. Dans les lieux où le sol romain est resté longtemps découvert, il n’y a rien à chercher, sauf peut-être les indices utiles à la science topographique. Un tel sol a été presque inévitablement fouillé par plusieurs générations ; des murs en ruine, des briques portant inscrites les indications de leur origine ou même des dates de consuls peuvent s’y retrouver, mais non pas des objets précieux. Au contraire, les localités romaines qui n’ont cessé d’être couvertes de constructions réservent probablement de belles surprises à ceux qui les fouilleront un jour : c’est ce qu’on s’attend à voir quand commenceront dans Rome les travaux annoncés pour le prolongement de la Via Nazionale à travers le quartier des Cesarini jusqu’au-devant du palais Farnèse et jusqu’au Governo Vecchio. On se munit déjà de vastes magasins pour abriter tout ce que l’on espère trouver alors de débris ou d’objets antiques. M. Salomon Reinach n’a rencontré que quelques fragmens de briques sculptées et quelques briques à inscriptions non inédites ; il n’en a pas moins reconnu d’importantes parties d’un vaste monument, probablement le Ludus magnus, et M. Lanciani, qui prépare un grand travail sur la topographie romaine, n’a pas manqué d’enregistrer les données nouvelles que cette exploration venait lui offrir.

Pour mener à bien cet important objet des fouilles, et en général tout ce qui concerne l’étude technique des ruines, il est clair que l’Académie de France à Rome doit être pour l’École française un très utile auxiliaire. — C’est une glorieuse et puissante maison, celle qui a donné à notre pays, pour ne citer que les morts, des peintres comme Ingres et Flandrin, des architectes comme Percier, Blouet, Duban, Baltard, des sculpteurs comme David (d’Angers) et Pradier, des musiciens comme Herold et Halévy. Elle cite avec orgueil Colbert comme son fondateur ; elle pourrait faire remonter ses origines à Henri IV, qui paraît avoir eu le premier la pensée d’envoyer à Rome, « pour se perfectionner par l’étude des grands modèles et les leçons des bons maîtres, » de jeunes artistes français, recommandés aux soins paternels de son ambassadeur. L’Académie de France habite depuis 1801 cette magnifique villa du Pincio, où les Médicis avaient accumulé tant de chefs-d’œuvre — les Niobides, la Vénus, l’Apollino et l’Arruotino — qui décorent maintenant la tribune et la galerie de Florence. Elle a conservé de beaux débris, surtout des bas-reliefs antiques, dont il paraît bien que Raphaël avait fait à l’avance une étude attentive. Ingres y a retrouvé une Minerve archaïque qui figure aujourd’hui au Louvre. Tous ces souvenirs, joints à la magnificence des jardins et de ce qui les environne, en font un lieu élu et respecté. Forte de ses traditions et de sa gloire, associée déjà par ses travaux à ceux de l’École française d’Athènes, l’Académie de France peut exercer envers sa jeune sœur, l’École française de Rome, une protection dont elle recueillerait elle-même un notable profit. Ses pensionnaires architectes obtiennent de l’administration italienne, pour leurs études, des facilités précieuses, qui pourraient tourner à l’avantage de la science archéologique aussi bien que de l’art. On sait qu’au nombre de leurs obligations, il y a celle d’envoyer, au terme de leurs troisième et quatrième année, la restauration d’un édifice antique. Il leur faut d’abord relever avec un soin scrupuleux l’ensemble et les détails de l’état actuel. Pour bien comprendre le plan primitif, malgré les altérations ultérieures et les lacunes possibles, pour les suppléer habilement dans une réédification logique, ils doivent rechercher tous les documens de nature à les instruire, textes, médailles et bas-reliefs antiques, dessins du moyen âge ou de la renaissance, descriptions de voyageurs… Comment l’archéologue, comment l’érudit ne serait-il pas, en de telles circonstances, d’un grand secours à l’architecte ? Et réciproquement, quelle instruction précise celui-ci n’offrirait-il pas au lettré, en dehors des textes, par la seule intelligence des ruines mêmes ?

L’École française de Rome n’a pas négligé de rechercher cette alliance, très heureusement réalisée plusieurs fois, disions-nous, à Athènes, où les pensionnaires de la villa Médicis vont chercher des modèles plus purs, il est vrai, que ne les peut offrir généralement l’Italie. Les deux premiers volumes de nos Mélanges contiennent les premiers résultats de cette collaboration, qu’a engendrée et maintenue jusqu’à ce jour la seule action d’une bienveillance mutuelle. — Si M. Blondel a été seul pour le spirituel travail que nous avons inséré sur le prétendu Théâtre maritime de la villa d’Aérien, on trouvera l’union en partie réalisée dans nos deux autres publications de ce genre, le temple de la Fortune de Préneste, et celui de Vénus et Rome, voisin du Colisée. On sait combien, était célèbre le sanctuaire : de la Fortuna primigenia : les débris en subsistent, mais dispersés, dans la petite ville moderne de Palestrina. il faut, pour les retrouver, fouiller les maisons, les caves, les jardins. Souvent le genre d’appareil de chaque fragment encore visible peut seul servir à déterminer, d’une manière générale, les diverses époques ; quelquefois c’est une inscription bien interprétée, un texte classique habilement compris, qui tire d’embarras et distingue les dates. On comprend combien la collaboration de l’architecte et de l’archéologue pouvait être ici féconde. C’est encore M. Blondel qui s’est chargé, pendant un séjour de sept mois à Palestrina, de rechercher et de mesurer tous les restes de l’édifice antique. Il en a dressé le plan, et, supposant toutes les fabriques modernes abattues, il en a donné une vue pittoresque dans une belle aquarelle qui a été fort admirée aux expositions publiques. Cette aquarelle, réduite par la photographie, a été insérée dans le second volume de nos Mélanges, avec un plan de la ville moderne. L’antiquaire voit ainsi du premier regard que dans telle église actuelle subsistent telles colonnes du temple antique, dans telle cave et dans tel jardin telle base et tel fragment de mosaïque. M. Blondel a joint à nos planches un texte technique ; mais celui des membres de notre École qui avait étudié le même sujet au point de vue historique et archéologique a aussi donné son commentaire, et chacun montre en quoi le travail de l’autre lui a profité.

Il en a été de même pour le temple de Vénus et Rome. M. Laloux, pensionnaire de la villa Médicis, — le même qui rapporte en ce moment d’Olympie une très belle restauration de l’enceinte sacrée du temple de Jupiter, — avait pris ce sanctuaire romain, l’un des plus beaux édifices du second siècle, pour sujet de son envoi de troisième année. Nous avons reproduit, en les réduisant, ses principaux dessins ; il nous a donné son texte explicatif, pour lequel il s’était aidé de recherches faites par l’École, et celle-ci y a ajouté un certain nombre d’observations sur de curieux documents de la renaissance relatif à l’histoire du temple et à son antique aspect.

On sait que le gouvernement français a entrepris de publier les restaurations de quatrième année faites par les architectes pensionnaires de l’Académie de France. Depuis que cette résolution a été prise, il y a dix ans, cinq livraisons in-folio ont paru : la Colonne Trajane de Percier, la Basilique Ulpienne de M. Lesueur, les Temples de Pœstum de M. Labrouste, etc. Mais ces travaux datent, quant à leur exécution, de 1788, de 1801, 1802, 1823, 1829. Si nous ne savions que le Temple d’Égine de M. Garnier doit paraître incessamment, et qu’une entente avec l’industrie privée nous donnera bientôt, les Thermes de Dioclétien de M. Paulin, nous pourrions croire que la commission se propose de suivre l’ordre chronologique des promotions, et Dieu sait alors quand les pensionnaires d’aujourd’hui auraient leur tour ! Il est clair qu’une telle entreprise, faite avec tout le soin matériel qu’elle exige, mais sans ressources d’argent assez considérables, ne peut atteindre le double but de donner sans trop de retards celles de ces restaurations qui représentent le dernier progrès de la science, et d’accorder aux auteurs, pendant leur vie, une récompense méritée. D’ailleurs les restaurations de troisième année n’appartiennent pas à l’état et ne doivent pas compter sur ce genre de publication. Il y aurait donc plusieurs motifs pour encourager l’École française de Rome à s’emparer de ceux de ces très intéressans travaux que la série officielle devra négliger. Après dix années seulement, on aurait ainsi une description de Rome comparable à celle que nous recherchons avec tant d’empressement, aujourd’hui parmi les dessins de San Gallo, de Balthasar Peruzzi et d’autres maîtres de la Renaissance.

En étudiant pierre par pierre un des plus beaux monumens du forum, le temple d’Antonin et Faustine, un des pensionnaires de l’École française, M, Lacour-Gayet, a découvert sur une des colonnes de la façade ce que nul architecte et nul antiquaire, croyons-nous, n’avait encore aperçu ou du moins signalé : de curieuses représentations gravées à la pointe, des graffiti ; des noms propres d’abord, puis tout un épisode à quatre, personnages, un homme luttant contre une bête féroce, une Victoire aux ailes déployées, etc. Faut-il y voir l’image d’un martyre ou une scène de gladiateur ? Est-ce seulement un oisif distrait qui a pris le temps et la peine de graver pour tant de siècles ces images datent sans nul doute de l’antiquité ? En les publiant à l’aide de la photographie dans notre recueil, M. Lacour-Gayet a saisi l’occasion de dresser un catalogue des principaux graffiti figurés qui sont aujourd’hui connus, particulièrement à Pompéi et à Rome. Aux plus célèbres, comme celui d’Alexamenos adorant son dieu crucifié, comme celui de l’âne tournant la loue du moulin : Labora, asselle, quomodo ego laboravi,.. que nous avons vu tomber en poussière il y a peu d’années, il en a ajouté d’inédits qui ont un réel intérêt, par exemple un portrait de Néron, esquisse grossière faite par quelque soldat : la ressemblance, d’après les médailles, est frappante. Ainsi rendue sans apprêt et sans art, elle est effrayante de réalité. A côté de lui, peut-être l’empereur Claude. D’autres figures encore, peut-être des portraits, restent à étudier dans la petite chambre voûtée de la maison de Tibère, au Palatin, où se trouvent ces profils.

Le sol romain peut instruire l’archéologue par d’autres ruines encore que celles qui intéressent le sculpteur et l’architecte. L’érudition moderne ne méprise plus les vestiges, même rares et informes, de la topographie et de la viabilité. Elle tient grand compte des constructions souterraines, auxquelles un fragment d’inscription, un calcul de distance peut rendre le sens et le nom. Se consacrer à l’étude entière d’une partie du sol italien, le reconnaître par ses ruines, par ses populations actuelles, par ses traditions, par son climat, reconstituer son passé, remettre en leurs places les villes et les peuples, les anciennes routes et leurs stations, les dieux et leurs temples,.. n’est-ce pas ce genre de travail qu’il convient en particulier de voir entreprendre par quelques-uns des membres de l’École française de Rome ?

C’est ce qu’a fait avec énergie et persévérance M. René de La Blanchère. Pendant trois années, il a parcouru la région pontine, entre Velletri et Terracine : les célèbres marais en occupent la plus grande partie. Toute cette vaste contrée, où la tradition place, avant la domination romaine, les Aurunces, les Volsques, les Latins, et peut-être même une conquête étrusque, paraît avoir été abondamment peuplée depuis une époque très reculée jusqu’aux premiers siècles de la république. Nous voyons dans Tite Live qu’elle fournissait beaucoup d’hommes à l’armée romaine ; l’historien latin nous dit qu’une fois maître par la conquête, le vainqueur y détruisit des villes nombreuses. Le climat y était donc plus sain qu’aujourd’hui et le sol plus favorable. Comment ces vivantes régions se sont-elles changées, si tôt avant l’empire, en de mortes solitudes ? Quel intérêt n’y aurait-il pas à y retrouver les traces des anciennes routes, les enceintes des lieux habités ? Quel commentaire on donnerait ainsi aux textes des anciens auteurs ! Bien plus, si, en pénétrant dans les entrailles de cette terre, on en pouvait arracher quelques élémens du secret de sa détérioration séculaire, de quel prix pourraient être de tels travaux archéologiques, et quels services rendraient-ils, non plus seulement en vue de l’histoire, mais pour des intérêts encore plus immédiats et plus pratiques !

Dans un premier séjour, M. de La Blanchère avait étudié le mont Circello avec l’antique Circeii, la via Severiana, le littoral et la vaste région de la dune pontine, aujourd’hui couverte d’une immense macchia. L’année suivante, il s’est attaché plus particulièrement à la voie Appienne, qui traverse tout ce territoire, et aux nombreuses voies antiques qui sillonnent la vaste palude. La troisième année fut spécialement consacrée à l’étude des campagnes véliternes, aujourd’hui désertes, jadis fort habitées et cultivées, ainsi qu’à l’examen attentif des antiquités de Terracine. L’ouvrage qui doit sortir de ces recherches, et dont la première section paraîtra dans quelques mois, aura ce titre : la Voie Appienne et les Terres pontines dans l’antiquité. L’auteur en a détaché une monographie de Terracine qui s’imprime en ce moment. Dans l’étude générale, M. de La Blanchère se propose de suivre la voie Appienne à travers chacune des régions naturelles qui se partagent les terres pontines ; il donnera pour chacune de ces régions une carte indiquant les restes antiques avec les plans et dessins nécessaires ; il recherchera l’état ancien aux diverses époques, les conditions d’habitabilité, de culture et de vie, les résultats de la conquête et de l’occupation romaines, les tentatives de bonification, le site des anciennes villes. Dès maintenant, l’auteur a commencé dans nos Mélanges une série intitulée Villes disparues. Pline l’Ancien nous dit qu’il serait fort embarrassé de fixer l’emplacement de cinquante-trois cités du Latium ; les enceintes considérables qu’on retrouve en grande quantité aujourd’hui sur les sommets du centre de l’Italie correspondent évidemment à ces antiques souvenirs ; on comprend que l’identification de quelques-uns de ces lieux serait d’un grand secours pour la géographie et l’histoire.

Mais plus intéressantes encore et d’une valeur plus pressante sont les pages que l’auteur a consacrées dans le même recueil à un sujet vers lequel l’attention publique va se tourner plus que jamais en Italie, l’ancien drainage de l’agro romano. — Il a étudié sous ce rapport le versant du volcan Latial compris dans le bassin pontin. Ces campagnes de sol volcanique étaient, à une époque ancienne qu’il faudra déterminer » munies de tout un système de drainage profond, agissant au moyen de cuniculi percés à travers les tufs de la contrée entière. Il en était de même dans toute la campagne du Latium et dans l’Étrurie méridionale, dont les terrains sont le produit du volcan Sabatin. Signalés par un habile ingénieur de Velletri, M. P. di Tucci, dans un petit livre plein de faits bien observés et publié en 1878[4], ces cuniculi ont été étudiés en commun par lui et par M. de La Blanchère, qui a dressé une carte de plusieurs de leurs réseaux. Depuis, plusieurs savans italiens s’en sont également occupés, surtout M. Tommasi Crudeli, professeur de physiologie à l’université de Rome[5]. Le second volume de nos Mélanges contient à la fois un mémoire de M. de La Blanchère, la Malaria de Rome et le Drainage antique, résumant les résultats qu’il a obtenus, et l’échange de vues diverses entre lui et M. Tommasi Crudeli sur la date qu’il conviendrait d’assigner à un tel système ; peut-être faudrait-il le croire antérieur à la conquête romaine : sa ruine aurait été la principale cause de la décadence de ces campagnes. — Ce n’est pas trop de l’alliance du physiologiste, de l’ingénieur géologue et de l’archéologue historien pour avancer le sérieux, examen et préparer peut-être la solution d’un problème d’où peut dépendre une meilleure connaissance, non-seulement du passé de l’Italie, mais aussi des conditions de tout progrès pour son présent et sont avenir. M. Pasteur a pris déjà grand intérêt à ce qui a été publié sur cette grave question de la malaria et de la fièvre romaine ; il y a lieu d’espérer qu’il en pourra bientôt commencer l’étude.

Après les monumens et les ruines visibles ou cachées, célèbres ou anonymes, les plus fidèles témoins de l’antiquité classique sont les objets si variés qu’offrent à l’étude les galeries archéologiques ou les musées d’art de Rome et de l’Italie. Ce peuple de personnages, divins ou mortels, qui revit en un si grand nombre de statues et de bas-reliefs, n’a-t-il pas son histoire ? Lesquelles, parmi ces innombrables sculptures, sont d’un art vraiment grec, et peut-être apportées de la Grèce ? N’a-t-on pas sous les yeux beaucoup de copies de l’école de Lysippe ? Rome n’offrirait-elle pas, pour le mythe de Minerve par exemple, pour d’autres encore, des variétés que la Grèce n’a qu’à peine connues ? Le Guerrier mourant du Capitole faisait-il partie du groupe donné par Emmène de Pergame au peuple romain, et dont le musée de Naples posséderait aussi de beaux fragmens ? Pourrait-on reconstituer et suivre les différens types de l’Amazone dérivés du célèbre concours mentionné par Pausanias entre les plus grands maîtres de la Grèce ? Et les mythes racontés sur les sarcophages, et les scènes, de la vie publique ou privée, et les apothéoses, les triomphes, les sacrifices, les processions religieuses, les combats ! — Il y a des épisodes dont l’explication, non encore définitive, importerait à notre étude des institutions romaines. Par exemple, sur l’une des stèles sculptées qui se dressent aujourd’hui dans le forum romain, à l’entrée du comitium, est-ce bien l’institution des secours alimentaires sous Trajan qui est figurée ? Est-ce le vote des curies ou une abolition des dettes qui se voit sur l’autre ? Ne peut-on pas observer sur toutes deux l’image fidèle des édifices qui décoraient le forum, avec le Marsyas indicateur des marchés populaires et le célèbre figuier ruminal ? De quel magnifique édifice dépendaient ces nombreux bas-reliefs d’un art excellent qui sont dispersée aujourd’hui, les uns dans Rome, — encastrés à la façade intérieure de la villa Médicis ou bien dressés sous le portail du palais Fiano, — les autres à Florence, dans la galerie des Offices ? De quel grand épisode historique ces belles représentations étaient-elles un témoignage ? Et ces intéressantes bases sculptées, figurant une série de trophées et de provinces, qui sont rangées aujourd’hui dans la cour du palais des Conservateurs ? Débris probables d’un magnifique entourage du temple dont on admire aujourd’hui les onze colonnes sur la Piazza di piéta, à Rome, elles présentent à l’étude un ensemble et des détails non encore expliqués.

Il en est de même des vases peints que les divers musées de l’Italie possèdent en quantité si considérable. Les œuvres les plus caractéristiques de la peinture grecque ou romaine ayant disparu, ils offrent de cet art antique, à leur manière, une réelle histoire, qui s’est augmentée dans ces derniers temps de précieuses notions sur les époques des plus anciennes, grâce à l’étude attentive des vases revêtus de simples traits ou de dessins géométriques, premiers et informes élémens de ce qui deviendra un jour si parfait. M. Albert Dumont a montré dans un récent ouvrage[6] que les céramiques grecques trouvées à Hissarlik, Santorin, Jalysos, Mycènes et Spata datent du XVIe au XIe siècle avant notre ère. M. Conze a pu dater certains vases dits pélasgiques de 2000 avant Jésus-Christ. On peut trouver en Italie de tels témoins d’une antiquité très reculée : les nécropoles de Corneto, de Villanova, de Marino, celles qu’a étudiées M. Michel de Rossi, ont déjà fourni pour de pareilles recherches des points de repère et de beaux encouragemens.

L’immense nombre et l’infinie variété des figurines de terre cuite ouvrent un autre champ d’observation qui est loin d’être suffisamment étudié[7]. Je me rappelle avoir visité le musée de Capoue au moment où l’on y apportait par monceaux des statuettes représentant des femmes qui portent des enfans dans leurs bras, les unes deux ou trois, les autres cinq ou six de chaque côté, d’où un subtil archéologue a conclu que ces vivans symboles venaient sûrement d’un sanctuaire de la Mort ! Rien de plus curieux que de reconstituer, par les spécimens de ces abondantes séries, les divers degrés par lesquels a passé, tout comme le grand art, celui de ces humbles monumens. On y a les types archaïques, avec les reflets d’Orient et le pli de lèvres éginétique, puis les approches de l’influence grecque, les progrès de la forme, la plénitude sans finesse du goût romain, et bientôt la décadence. Plusieurs des problèmes que nous venons de signaler à propos des statues s’imposeraient à qui ferait une étude assidue des terres cuites. Là aussi il y a des mythes à suivre dans leurs développemens et sous leurs divers aspects, des usages religieux et funéraires à interpréter, des vicissitudes de l’esprit public et du goût à retrouver.

Il est clair que les bronzes, les ivoires, les pierres gravées, les médailles représentent autant de branches particulières de la science archéologique. Le meilleur moyen pour acquérir une expérience familière de ces petits monumens, c’est d’en faire, par catégories aussi étroites que possible, des catalogues descriptifs. L’analyse et la définition, qui conduiront à l’intelligence complète et à la synthèse, sont ici, à vrai dire, tout le travail et contiennent les conclusions. L’objet à décrire est-il authentique ? est-il entier ? est-il intact ? ou bien a-t-il subi des altérations, des restaurations, des complémens ? Quelle date faut-il lui assigner, quels lieux de fabrication et de provenance ? quelle place occupait-il au moment et au lieu de la découverte ? que représente-t-il ? Si l’on pense à tout le travail d’élimination et de classification que le catalogue descriptif exige, on reconnaîtra que ce procédé est celui que doivent préférer les jeunes archéologues. M. Collignon l’a pratiqué dans son volume sur les monumens grecs et romains relatas au culte de Psyché ; M. George Lafaye et M. Maurice Albert dans leurs mémoires sur le culte d’Isis à Rome et sur les monumens qui représentent Castor et Pollux[8].

M. Albert a fait paraître dans la Revue archéologique un travail commencé pendant ses années de Rome sur un sujet très attrayant, à propos duquel il y aurait peut-être encore des documens à trouver et des explications à donner. Je veux parler de ces disques de marbre, ronds pour la plupart, sculptés aux deux faces, et qui, suspendus le plus souvent par des chaînes, supportés quelquefois par des pivots à la base, servaient de décoration entre les colonnes des temples, mais après avoir eu dans les âges reculés un sens tout religieux. C’étaient à l’origine les oscilla consacrés par la croyance populaire. Légèrement fabriqués en terre cuite, attachés aux branches des arbres, revêtus aux deux faces de représentations empruntées au culte de Dionysos et de la figure même du dieu, ils étaient balancés au gré des vents et portaient, là où se tournait la face divine, la fécondité et la joie. « Ils t’invoquent, Bacchus, en leurs chants joyeux ; ils suspendent au haut des pins ta mobile image ; et soudain le pampre fécondé donne des fruits heureux ; l’abondance remplit les vallées, les forêts profondes, tous les lieux vers lesquels les vents inclinent ta divine figure. »


Et te, Bacche, vocant per carmina lœta, tibique
Oscilla ex alta suspendant mollia pinu.
Hinc omnis largo pubescit vinea fétu,
Complentur vallesque cavæ saltusque profundi,
Et quocunque deus circum caput egit honestum.


On comprend ce respect des premiers temps pour des images religieuses que baignait l’éther, objet lui-même d’un respect mystique. Il s’ensuit que les oscilla, devenus de simples ornemens décoratifs dans les entre-colonnemens des temples, ont dû conserver, après l’effacement du caractère religieux, ces deux élémens principaux, la mobilité, surtout par suspension, et la représentation en général bachique sur l’une et l’autre face, ce qui les distinguerait absolument, ce semble, — malgré le nom de clipei, qui a pu les désigner dans les derniers temps, et malgré la forme de pelta que les artistes leur donnent alors, — de la série nombreuse et toute différente des boucliers votifs. J’ai cité volontiers cet exemple, qui montre comment une recherche archéologique sur un objet chétif en apparence peut aider à pénétrer le vrai génie antique et à bien interpréter Virgile.

L’épigraphie est devenue, on le sait, l’auxiliaire indispensable de l’histoire, et le premier service que réclame la science de l’antiquité, c’est qu’on travaille à augmenter par des découvertes nouvelles le trésor des textes sur lesquels elle peut se fonder. Il y a lieu de craindre, pour l’épigraphie latine, qu’on n’ait plus qu’à glaner dans l’Italie et dans Rome, après que s’est élevé, depuis 1863, date du premier volume, l’immense édifice du Corpus par les soins réunis de MM. Mommsen, Henzen et de Rossi, assistés d’une légion de travailleurs allemands et italiens. Le Corpus compte maintenant huit volumes en douze tomes in-folio ; c’est un des plus beaux monumens que pût souhaiter la science. La France, en des temps plus heureux, avait conçu le projet de cette œuvre considérable. Les plans en avaient été esquissés sous le ministère de M. Villemain ; déjà plusieurs collaborateurs étaient désignés : M. Léon Renier, M. Egger… Ce n’étaient pas les hommes compétens et dévoués qui nous manquaient ; ce n’étaient pas les traditions et les modèles de la plus habile critique, puisque nos grands érudits du XVIe siècle et nos bénédictins avaient été les instituteurs de l’Europe savante, ce n’étaient pas même les travaux préliminaires : nous avions le recueil manuscrit de Jean-François Séguier…

On trouvera dans les publications de l’École française de Rome un certain nombre d’inscriptions inédites dont la publication et le commentaire ont été des accroissemens réels pour la science. M. de La Blanchère, en publiant ce qu’il avait trouvé dans la région de Terracine, a fait connaître un texte important sur une translation de sépulture, dont profitera le prochain volume du Corpus de Berlin. — Le recueil des Mélanges a débuté par une très intéressante inscription de Tauromenion de deux cents lignes, encore inconnue, et qui, estampée, déchiffrée avec soin par M. Georges Lafaye, habilement complétée et commentée par M. Albert Martin, a montré en action le mécanisme politique d’une de ces petites villes grecques si riches en combinaisons ingénieuses. Les réflexions d’un érudit aussi fin que M. Comparetti, de Florence, que nous avons insérées, ont achevé de mettre en. lumière toute la valeur du texte que nous avions pu faire connaître pour la première fois. — Nous avons été assez heureux pour donner au monde savant la première connaissance d’un petit monument, désormais célèbre. Au mois de février 1882, le prince Chigi avait trouvé ; dans sa propriété de Formello, près Véies, un petit vase de terre noire, sans figures, de 0m,17 de haut, sur lequel plusieurs inscriptions étaient gravées à la pointe. Il y avait des lignes étrusques, dont M. le professeur Gamurrini a proposé une explication ; mais surtout un fort curieux alphabet grec, deux fois inscrit, les précédait. Il est plus complet, selon M. Bréal, que tous les alphabets grecs jusqu’ici connus, c’est-à-dire qu’il reproduit l’alphabet phénicien dans toute sa richesse avec l’addition des lettres créées en outre par les Grecs eux-mêmes. Il est dorien, selon M. Lenormant, mais sans répondre avec exactitude à aucune dès variétés de l’écriture dorienne jusqu’ici relevées et reconstituées. — Nous avons publié le document original et ces trois commentaires, non sans remercier le prince, dont lai libéralité nous avait valu de telles collaborations.

M. Bréal nous a encore adressé une interprétation importante, la seconde qui ait été proposée, du vase de Duenos. Au printemps de 1880, M. Huffer, bien connu dans la société romaine pour sa brillante hospitalité du palais Borghèse, faisait construire dans la Via Nazionale, ouverte depuis quelques années seulement au milieu de la vallée entre le Quirinal et le Viminal. Il lui arriva, comme si souvent, à Rome, de rencontrer de vastes latomies. Quand Pline l’ancien appelait Rome une ville suspendue, urbs pensilis, il ne faisait une allusion directe qu’au grand nombre des égouts ; mais peut-être soupçonnait-il en outre ces galeries souterraines qui parcourent le sol, soit pour le drainer, soit peut-être pour conserver par l’aération un tuf qui, sans cela, se détériore. Les Romains du moyen âge ont transformé en outre des portions de ce terrain en de vastes carrières d’où ils ont extrait, pour éviter des travaux pénibles et lointains, non-seulement la pouzzolane, mais la pierre même des anciens édifices. Il est regrettable qu’avant de jeter parmi les fondations du palazzo Hüffer la grande quantité de ciment devenue nécessaire, on n’ait pas pu faire une complète exploration de ces latomies : Il y avait là quelque lieu très antique de sépulture qui est de nouveau recouvert, probablement pour des siècles. Parmi les objets qu’on y a recueillis, il en est un qui compte désormais dans la science. C’est un petit vase de simple argile, sans aucun prix par lui-même, haut de 0m,04 ; il a sur ses flancs une inscription de cent vingt-nuit lettres qui est antérieure d’un siècle peut-être à la plus ancienne inscription connue, celle du tombeau des Scipions.

Le premier intérêt de l’épigraphie est de conduire à une plus complète intelligence de ces institutions et de ce droit de l’antique Rome dont nos sociétés modernes sont encore solidaires. Le développement du droit et l’histoire générale se confondent de telle sorte qu’on ne peut étudier avec fruit l’une sans l’autre. C’est ce qui rend si regrettable de voir l’étude du droit savant, particulièrement du droit historique, tenir si peu de place dans les préoccupations des élèves de nos facultés, et nos professeurs de lettres ou d’histoire y demeurer absolument étrangers. Le doctorat en droit parait être devenu un examen d’état. Nos revues spéciales n’ont pas la prospérité que devraient leur assurer le talent de leurs rédacteurs et l’intérêt très réel de leurs travaux. L’étranger reconnaît à nos écoles une constante prééminence pour l’enseignement du droit civil, par exemple ; mais pourquoi le même pays qui a donné Cujas et Domat réduit-il si étroitement de nos jours l’étude particulière du droit dans ses rapports avec l’histoire ? Pouvons-nous entendre Cicéron et Tite Live sans avoir nul commerce avec les anciens jurisconsultes ? Pouvons-nous saisir sûrement certains traits de l’administration impériale sans une connaissance familière du Code théodosien ? Que peut faire, sans notions du droit germanique et du droit canon, l’historien du moyen âge ?

L’Italie a conservé quelques habitudes d’un fort enseignement de l’histoire juridique. Elle n’a pas perdu toutes les traditions de ses fameuses écoles, de Bologne avec Irnerius, de Pérouse avec Bartole, de Pavie avec Alciat. L’Université romaine a recueilli une partie de cet héritage, et à la Sapienza comme dans l’Académie des conférences historico-juridiques, instituée il y a quelques années par Léon XIII au palais Spada, des professeurs éminens continuent d’enseigner le droit considéré sous plusieurs aspects qui sont négligés ailleurs. Un de ces enseignemens, à peine représenté chez nous, est celui de l’épigraphie juridique.

On sait combien de textes spéciaux nous ont été conservés par les seules inscriptions : lois, sénatus-consultes, rescrits, diplômes, contrats, formules du droit sépulcral. Les savans juristes de la renaissance en ont déjà fait leur profit. Aujourd’hui cependant, grâce à l’achèvement du Corpus grec et à la publication du Corpus latin, grâce aux découvertes toujours plus nombreuses, la source épigraphique du droit ancien est devenue singulièrement abondante, elle a révélé des pages inattendues. Si l’on excepte les commentaires de Caius, qui nous ont été restitués par les palimpsestes de Vérone, a-t-on retrouvé de nos jours dans les vieux manuscrits quelques textes de droit qui puissent entrer en rivalité avec ceux que nous ont donnés les bronzes et les marbres ? Certes les fragmens du droit antérieur à Justinien découverts par Angelo Mai, dans les palimpsestes du Vatican sont remarquables ; les actes de promulgation du Code théodosien révélés par ceux de Turin et par un manuscrit de l’Ambrosienne sont du plus haut prix ; il ne faut pas dédaigner les quelques fragmens d’UIpien qu’ont donnés des parchemins servant de couverture à des manuscrits de Vienne, ni ceux d’autres anciens jurisconsultes qu’on a récemment trouvés en Égypte dans les tombeaux. Mais les seules tables de bronze contenant les constitutions municipales du Ier siècle de l’empire que l’Espagne nous a rendues naguère suffiraient à l’emporter, si l’on voulait établir une comparaison.

Ces motifs ont déterminé la présence à l’Ecole française de Rome d’un agrégé des facultés de droit. On a espéré donner de la sorte un encouragement, un signal aux études et à l’enseignement de l’épigraphie juridique en France. Les premiers résultats ont été très heureux. M. Edouard Cuq, professeur agrégé de la faculté de Bordeaux, a publié comme fruit de son séjour à Rome plusieurs mémoires qui ont été fort remarqués, en Allemagne aussi bien qu’en Italie et en France. Le premier, qui date de 1881, et qui forme le 21e fascicule de notre Bibliothèque, est intitulé : de Quelques Inscriptions relatives à l’administration de Dioclétien. Le point de départ de l’auteur est une inscription désormais célèbre, sur laquelle les érudits s’exerceront sans doute longtemps encore. C’est le Cursus honorum de Caius Caelius Saturninus ; il est gravé sur le piédestal de sa statue, retrouvé en 1856 à Rome et conservé aujourd’hui au musée du Latran. Saturninus a commencé sa carrière sous Dioctétien et l’a terminée sous Constantin, après avoir occupé jusqu’à dix-huit fonctions que le marbre énumère. Plusieurs de ces fonctions étaient absolument inconnues jusqu’à la découverte de ce texte, par exemple celle de l’Examinator per Italiam. Borghesi, après examen, ne proposa sur ce sujet aucune explication. Le père Garrucci dit nettement : « On ne sait pas en quoi consistait cette fonction, dont il n’est parlé ni dans le Code ni dans la Notice, et qui est toute nouvelle en épigraphie. » M. Mommsen fit à peu près la même déclaration. M. Henzen écrivit : « Je laisse à d’autres plus versés que moi dans les livres de droit, et dans tout ce qui regarde l’administration de l’empire reconstitué par Dioclétien et Constantin, le soin de se prononcer sur les difficultés non résolues par Borghesi. » Or, par une patiente discussion de divers textes épigraphiques comparés aux textes de droit, M. Edouard Cuq élimine d’abord les analogies qu’on avait proposées à défaut d’explications directes ; il démontre ensuite que l’Examinator était un fonctionnaire de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire à la fois, investi de quelques-unes des attributions de nos conseillers à la cour des comptes et de nos conseillers de préfecture, et chargé de veiller au paiement exact de l’impôt, de recueillir les reliqua, et de juger les procès auxquels cette administration pouvait donner lieu. Quant au Magister sacrarum cognitionum, c’était, suivant lui, un véritable commissaire-enquêteur comme celui de notre ancien droit français ; il a été l’instrument des empereurs qui, en retenant les causes civiles ou criminelles, attiraient à eux toute la puissance judiciaire, et se procuraient un des moyens les plus énergiques de ruiner les institutions républicaines. Dans ces dissertations où l’épigraphie et le droit se prêtent sans cesse un mutuel appui, dans un mémoire très important du même auteur sur le Conseil impérial qui va être publié sous les auspices de l’Académie des inscriptions, des solutions ont été proposées là où les meilleurs maîtres n’avaient donné aucune réponse, et plusieurs de ces solutions ont obtenu leur complet assentiment : nous avons compté ces résultats comme de réels succès.

La plupart des études d’antiquité romaine tendent naturellement aujourd’hui vers la période de l’empire parce que les récentes découvertes épigraphiques l’éclairent d’une lumière nouvelle, et parce que l’examen en est d’ailleurs d’un intérêt très général. Il n’y a pas une des grandes nations de l’Europe occidentale qui ne retrouve, en observant la lente formation de cette vaste monarchie administrative, quelqu’une de ses origines. Les travaux de M. Camille Jullian apporteront, comme les précédens, de nouveaux traits au tableau de cette formation. Lui aussi, il s’est servi avec succès des textes épigraphiques et juridiques : il a su acquérir, par un travail résolu et une sévère méthode, les connaissances que ne donne pas assez à l’avance notre éducation classique. En s’occupant de retracer la condition de l’Italie sous l’empire, depuis le partage en régions sous Auguste, il a proposé des conclusions qui paraîtront importantes et neuves sur les célèbres documens de géographie et de statistique attribués à cet empereur et à son ministre Agrippa. Il a recherché comment s’est faite l’assimilation de l’Italie à la condition provinciale. L’Italie a dû subir l’impôt, comme le reste de l’empire. Au lieu d’être gouvernée, comme autrefois, par des magistrats de Rome, elle s’est vu administrer par des délégués du prince. Elle a vu, du démembrement de ces magistratures supérieures désormais dédaignées, naître des curatelles auxquelles elle a été soumise ; elle a perdu son immunité politique. Mais ces changemens n’ont fait que constituer la principale phase de l’évolution administrative et monarchique, au profit du bon ordre et du bien-être général ; ces réformes ont été protectrices bien plutôt qu’oppressives ; elles ont été les assises du ferme édifice social que l’invasion des barbares ne pourra renverser entièrement. — M. Jullian achève en ce moment à Berlin sa mission commencée en Italie. Ses divers mémoires aujourd’hui sous presse, et dont nos Mélanges ont publié des fragmens, paraîtront fort au courant de la science, et d’une critique précise, qui traduit des recherches vraiment personnelles et conduit l’auteur à des résultats nouveaux.

Si l’on aspirait à présenter ici un inventaire complet des travaux de l’École française de Borne sur l’antiquité, il faudrait ajouter ce qui a été fait en philologie, en paléographie grecque et latine, les collations de manuscrits, les études de textes. Ce genre de travaux ne se prête pas à l’analyse, et on en trouve d’ailleurs l’appréciation autorisée dans les rapports publics de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. On peut, sans proclamer, comme Niebuhr, que la philologie soit « la médiatrice de l’éternité, » comprendre le rôle important qui lui appartient dans l’érudition critique, et lui faire la grande part qu’elle mérite dans les préoccupations d’une école telle que celles d’Athènes et de Rome.

Il reste à montrer quelle autre carrière nous ouvrait le moyen âge, et ce que nous y avions tenté.


A. GEFFROY.

  1. Plusieurs de ces rapports, dus à M. Egger, sont reproduits dans le volume qu’il vient de publier sous ce titre : la Tradition et les Réformes dans l’enseignement universitaire. Souvenirs et conseils, volume d’un grand intérêt, qui raconte toute une vie consacrée au bien public, celle d’un des maîtres les plus respectés de notre temps.
  2. Gendre de M. Jean Dollfus, le célèbre fondateur des cités ouvrières, M. Engel a fondé lui-même ou développé salles d’asile, écoles, caisses de secoues et de retraite, maisons de patronage. Il a inventé en 1865 un système d’assurance collective, comprenant le mobilier de l’ouvrier partout où il habite. Il a créé en 1867 la Société pour prévenir les accidens de machines, société dont les appareils sont adoptés aujourd’hui dans beaucoup de centres industriels, à Rouen, en Belgique, en Allemagne, en Autriche. On lui doit, la même année, le cercle ouvrier de Dornach, imité depuis à Mulhouse et au Havre. Il a combattu le progrès de la consommation de l’alcool, devenu très redoutable en Alsace depuis que l’importation des vins de France y est presque interdite. L’an dernier, il faisait élever à ses frais un dispensaire pour les enfans malades.
  3. Chez Thorin, éditeur de toutes les publications des deux Écoles.
  4. Sous ce titre : Dell’antico e presente Stato della Campagna romana in rapporte alla salubrita dell’aria e alla fertilità del suolo.
  5. Della distrïbuzione delle acque nel sottosuolo dell’Agro romano e della sua influenza nella produzione della malaria. — Studi sulla natura della malaria, en collaboration avec M. Klebs. Mémoires publiés par l’Académie des Lincei en 1879 et 1881.
  6. Les Céramiques de la Grèce propre. Vases peints et Terres cuites, par Alb. Dumont et Jules. Chaplain. Première partie : Vases peints. Didot, 1881, in-4o.
  7. On y a désormais un guide, du moins pour les primitives époques, dans le tome Ier, qui vient de paraître, du savant Catalogue des figurines antiques de terre cuite du musée du Louvre, par M. Léon Houzey.
  8. Dans la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome.