L’École normale primaire de Harlem

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L’ÉCOLE NORMALE
PRIMAIRE
DE HARLEM.

Je me proposais depuis quelque temps de faire un voyage en Hollande pour y suivre mes études sur les divers systèmes d’instruction publique chez les grandes nations civilisées. J’étais plein du rapport de M. Cuvier. Les communications bienveillantes du gouvernement de sa majesté le roi des Pays-Bas m’avaient mis en possession des deux lois qui règlent, l’une l’instruction du peuple, l’autre l’instruction secondaire et l’instruction supérieure. J’avais rassemblé une collection complète des rapports que, depuis 1816, le gouvernement fait chaque année aux états-généraux sur toutes les parties de l’instruction publique. Avec tous ces documens, et quelque habitude des matières d’éducation, j’espérais qu’une course rapide me suffirait pour vérifier par moi-même les principaux traits du système hollandais. Mon plan était d’aller droit à La Haye, siége du gouvernement, et là, d’étudier auprès du ministère l’organisation générale de l’instruction publique ; d’obtenir, des personnes compétentes, toutes les explications dont j’avais besoin ; puis, d’entrer dans le cœur de la Hollande, de parcourir Harlem, Amsterdam, Utrecht, Leyde, Rotterdam, et partout sur mon passage d’examiner les écoles du peuple, les écoles latines et les universités. J’étais bien aise aussi de faire visite à quelques-uns de mes compagnons d’études dans l’histoire de la philosophie grecque, et d’aller demander l’hospitalité à l’école platonicienne de Wyttenbach. Je nourrissais quelque espérance de rencontrer à Amsterdam, dans l’ancienne librairie Blaeu, et à Leyde, dans les papiers de Huygens, des fragmens inédits de Descartes. Le dirai-je, enfin ? une secrète reconnaissance m’attirait vers cette terre qui, depuis deux siècles, est l’asile de tous les philosophes persécutés, et où moi-même, à une autre époque de ma vie, j’avais pu trouver un abri[1].

Parti de Paris le 10 septembre 1836, avec mon fidèle compagnon de voyage, M. Viguier, conseiller référendaire à la cour des comptes, arrivé à Bruxelles le 11 au soir, j’étais le lendemain, à six heures du matin, sur le chemin de fer, qui, en une heure un quart, nous conduisit de Bruxelles à Anvers. Nous sommes restés à Anvers deux jours entiers, absorbés dans la contemplation des chefs-d’œuvre de tout genre que renferment le Musée, les églises, et surtout la cathédrale. Je ne veux pas faire ici le touriste. Je dirai seulement qu’il faut venir à Anvers pour se faire une idée vraie de l’école flamande, et pour connaître non-seulement Rubens, qui remplit toute la ville, mais son meilleur disciple, Van-Dyck, et son maître, Otto Venius, et le maître de celui-là, Pourbus, et ce Quentin Metsis, qui remonte jusqu’au XVe siècle, et se rattache ainsi à la vieille école des Van-Eyck, dont il a la naïveté et la vigueur. C’est encore à Anvers que je fis la découverte d’un genre de sculpture qui m’était à peu près inconnu, je veux dire la sculpture en bois. J’avais vu dans plusieurs églises de la France, surtout à Amiens, des ornemens de chœur, des stalles en bois, travaillées avec délicatesse. Mais je n’avais vu nulle part en France, ni en Allemagne, ni dans le nord de l’Italie, la seule partie de l’Italie que je connaisse, de la grande sculpture en bois et des statues de grandeur naturelle. Or, il y a à Anvers, à la cathédrale, et surtout à Saint-Jacques, une multitude de statues de ce genre attachées aux chaires ou aux confessionnaux, et qui forment des groupes admirables. Pourquoi, en effet, le bois ne se prêterait-il pas aussi bien que le marbre et la pierre à l’expression de la pensée ? Le ton grisâtre de cette sculpture prend, comme le marbre, avec le temps, un poli, une teinte brillante, qui, sur un fond un peu sombre, ajoute au pathétique de la sculpture chrétienne. Tout est dit sur la cathédrale elle-même. Elle n’a point cette richesse d’ornemens extérieurs et ce luxe de détails que l’on admire dans plusieurs autres cathédrales, et, par exemple, dans la Notre-Dame de Paris. Mais la Notre-Dame d’Anvers a un clocher incomparable, presque aussi haut et plus élégant que celui de Strasbourg. La flèche de Strasbourg est un tour de force, ce qui nuit à l’effet d’art, du moins à mes yeux. Le clocher d’Anvers est d’une mesure et d’une grace parfaite ; il s’élance avec assurance et légèreté, et l’impression qu’il produit est à la fois grande et sereine. Sans doute, les vieilles tours de notre cathédrale, sorties de la nuit du xiie siècle, ont une majesté que personne ne ressent plus que moi, baptisé à Notre-Dame et élevé à l’ombre de ses murs ; mais, quant à l’art, il n’y a aucune comparaison entre les deux basiliques : l’une accable de sa masse et comme du poids de l’infini la chétive créature agenouillée sous ses voûtes ; l’autre la relève et la fait monter avec elle, sur les ailes de la Prière et de l’Espérance, par des degrés harmonieux, jusqu’à la région de la Paix. C’est du haut de ce clocher qu’il faut se donner le spectacle d’Anvers, et contempler ses ports, son bassin creusé par Napoléon, la Bourse, les Oosterlingen, toutes les églises qui se pressent autour de la cathédrale comme des filles autour de leur mère, et le cours majestueux de l’Escaut, qui conduit à la mer du Nord, par où naguère Anvers était un des plus grands entrepôts du monde. Mais le temps presse : hâtons-nous de passer de Belgique en Hollande.

Nous, quittons Anvers le 14 septembre, pour aller à Rotterdam, où nous arrivons le soir, en passant par Breda et par Dordrecht. À Breda est le mausolée d’Engelbert II et de sa femme, dont les quatre statues sont attribuées à Michel-Ange. Je ne vois guère comment des ouvrages du grand artiste florentin se seraient égarés jusqu’à Breda, et la force un peu lourde de ces statues me rend suspecte leur authenticité. En traversant la ville, je ne puis m’empêcher de me dire : Là peut-être, au coin de cette rue, était affichée, vers 1617, l’annonce d’un problème de mathématiques qu’un petit officier français, au service de Hollande et en garnison dans la place, se fit lire par son voisin, et qu’il résolut sur-le-champ. Ce petit officier était le futur auteur de l’application de l’algèbre à la géométrie. La pensée de Descartes me saisit à mon entrée en Hollande et ne me quitte plus. — Passage du Moerdijk à Willemsdorp en bateau à vapeur, par un temps affreux. Arrivée la nuit à Dordrecht, la ville du fameux synode ! Quelques lieues plus loin, vers onze heures du soir, nous prenons encore un bateau, qui nous conduit à Rotterdam. Nous avons quelque peine à trouver ce bateau, à cette heure, par ce mauvais temps, et la traversée est un peu plus longue et plus pénible qu’elle ne l’est ordinairement. Nos deux mariniers parlent entre eux la langue du pays, que nous ne comprenons pas. Je me rappelle en souriant cette aventure de Descartes, qui, traversant aussi en bateau je ne sais quelle rivière de la Frise, mais entendant le hollandais, comprit à la conversation des mariniers qu’ils voulaient lui faire un mauvais parti et le jeter à l’eau. Descartes tire son épée, va droit aux mariniers, et les menace de les percer, s’ils font mine de l’attaquer. Une aventure à peu près semblable arriva à Leibnitz, en Italie, sur l’Adriatique. Ayant été assailli par une tempête, il entendit les matelots italiens qui le conduisaient lui attribuer cette tempête, à lui hérétique, et délibérer entre eux s’ils le jetteraient à la mer. Leibnitz, sans faire semblant de les avoir entendus, tira de sa poche un chapelet dont il s’était pourvu, et, en les rassurant ainsi sur son orthodoxie, sauva des passions et de la folie des hommes l’auteur de la Théodicée. Dans cette différente conduite de ces deux grands hommes est tout entière la différence de leur caractère, et celle de leur philosophie et de leur mission. À l’un, cet instinct intrépide, cette furia francese, capable de commencer les révolutions ; à l’autre, la sagesse qui les termine, qui s’élève au-dessus de toutes les opinions, en sachant les comprendre et en leur faisant une juste part. Et moi, que ferais-je à cette heure, si ces deux paisibles mariniers, qui marmottent entre eux, voulaient me jouer le même tour ? Il y a quinze ans, j’aurais fait comme Descartes ; je ferais aujourd’hui comme Leibnitz. Mais, grace à Dieu, il n’est pas question de tout cela ; et pendant que je fais ces réflexions, nous avons atteint la grève de Rotterdam et ses ports magnifiques. Je traverse la moitié de cette grande ville, qui dort dans une nuit profonde, et me rends sur la place du Marché, à l’hôtel d’Angleterre, vis-à-vis la statue d’Érasme, que je salue avant de m’aller coucher.

Le lendemain, jeudi 15 septembre au matin, nous quittons Rotterdam sans y voir personne, et nous nous rendons à La Haye, en passant par Delft, charmante ville où naquit Grotius et où le stathouder est enterré. À dix heures, nous arrivons à La Haye. Là commence, à proprement parler, mon voyage pédagogique en Hollande.

Harlem était le but principal de mon voyage. C’était là que je devais rencontrer et que je voulais étudier la seule institution qui n’existât pas en Hollande du temps de M. Cuvier, une école normale primaire.

En 1811[2] on formait les maîtres d’école comme on les forme encore aujourd’hui la plupart du temps : on prend dans les écoles de pauvres les enfans qui montrent le plus d’intelligence ; on les garde un peu plus long-temps à l’école, et on les y dresse à leur futur métier par des leçons spéciales qu’on leur donne le soir, et surtout en les employant successivement dans les différentes classes, d’abord en qualité d’aides ou assistans avec une très faible indemnité, puis comme adjoints avec un traitement meilleur, jusqu’à ce qu’enfin ils soient mis à la tête d’une école, lorsqu’il se présente une vacance quelque part. Cette manière de former des instituteurs primaires subsiste aujourd’hui, et elle est excellente. On fait ainsi des maîtres d’école à fort bon marché, et de plus on ne fait que des maîtres d’école : on ne leur apprend que ce qui est nécessaire à leur profession ; nourris dans l’école, ils en contractent toutes les habitudes, ils s’y attachent et ils y passent volontiers toute leur vie ; tandis que des maîtres façonnés à plus grands frais, avec une culture plus recherchée, courent le risque d’être beaucoup moins propres au pénible métier qui les attend, ne s’y résignent que comme à un pis-aller et le quittent le plus tôt possible. Voilà le bon côté de cette méthode, mais elle a aussi de grands inconvéniens. Elle est très favorable à l’esprit de routine. Tous les défauts qui sont une fois dans une école s’y enracinent, l’écolier adoptant d’abord aveuglément et reproduisant ensuite avec une fidélité intéressée la manière du maître duquel il attend tout ; et de longues générations d’instituteurs peuvent se succéder sans que l’instruction primaire fasse un seul pas. Il importe sans doute de ne point élever les jeunes maîtres pour une autre profession que la leur ; mais il ne faut pas non plus les tenir comme à la glèbe de l’école : il faut cultiver leur esprit et leur ame, en faire des hommes éclairés, capables à leur tour d’éclairer les autres, ayant même des manières, sinon élégantes, au moins convenables, donnant ainsi à l’établissement qu’ils dirigent plus de relief, plus d’autorité à leur enseignement, et entretenant de meilleurs rapports avec les magistrats et avec les familles. De là l’idée des écoles normales primaires. Cette idée a partout prévalu en Allemagne ; mais elle n’avait pas encore pénétré en Hollande, quand M. Cuvier fit son inspection et son rapport. Aussi sans repousser absolument les écoles normales primaires, mon illustre collègue au Conseil royal de l’instruction publique les redoutait un peu, et il leur préférait l’ancienne et judicieuse pratique dont il avait vu de si bons résultats en 1811. Pour moi, partisan déclaré des Seminarien für Schullehrer de l’Allemagne, j’attachais la plus grande importance aux écoles normales primaires, et j’y plaçais tout l’avenir de l’éducation du peuple. Aujourd’hui l’autorité de la Hollande manquerait à M. Cuvier ; car la Hollande, en perfectionnant son système d’instruction primaire, en est elle-même arrivée aux écoles normales pour la meilleure formation des maîtres d’école. Le gouvernement s’est bien gardé de renoncer à l’ancienne méthode qui est très bonne ; mais, en la maintenant, il a établi en 1816 deux écoles normales primaires, l’une à Harlem pour la partie septentrionale du royaume, l’autre à Lierre, près d’Anvers, pour la Belgique. Il s’en était déjà formé une autre à Groningue, sous les auspices de la Société du bien public, et, de l’aveu de tout le monde, ces institutions nouvelles ont fait un bien infini. Tous les inspecteurs que j’ai rencontrés dans mon voyage m’ont assuré qu’elles avaient, pour ainsi dire, métamorphosé l’état d’instituteur, et donné aux jeunes maîtres un sentiment de la dignité de leur profession, et par là un ton et des manières qui avaient singulièrement profité aux écoles. Ainsi les faits, même en Hollande, sont de mon côté, et le problème est pour moi résolu. Il l’est, mais à deux conditions sans lesquelles je conviens que l’école normale est plus dangereuse qu’utile : 1o  tout en donnant aux jeunes maîtres une culture plus élevée que celle qu’ils auraient pu rencontrer dans une école de pauvres, l’école normale doit garder un caractère d’austérité qui prépare les jeunes gens à leurs laborieuses fonctions ; 2o  l’école normale doit être essentiellement pratique et mettre continuellement des exercices à côté de l’enseignement théorique.

Je mettais donc un grand prix à voir une école normale primaire de Hollande et à juger par moi-même de l’art avec lequel on y aurait conservé tous les avantages de l’ancienne méthode en y ajoutant ceux de la nouvelle. Or, des deux écoles normales primaires de Hollande, celle de Groningue est placée à l’extrémité du royaume par-delà le Zuiderzée ; elle n’est pas entièrement établie aux frais de l’état, quoique l’état intervienne dans ses dépenses, tandis que celle de Harlem, au centre même de la Hollande, est tout-à-fait une école normale primaire du gouvernement. Fondée en 1816, elle a eu tout le temps de s’affermir, de se développer et de montrer tout ce qu’elle peut être. La réputation de son directeur est très grande dans tout le pays. M. Prinsen, que M. Cuvier avait déjà distingué comme un excellent instituteur à Harlem et comme auteur d’estimables ouvrages de pédagogie[3], passe pour le modèle des maîtres d’école. Enfin cette école normale primaire a été formée sous les yeux de M. Van den Ende, inspecteur-général de l’instruction primaire ; l’homme qui, avec le célèbre orientaliste M. Van der Palme[4], a eu la plus grande part à la loi de 1806, et surtout à l’exécution de cette loi, et qui est considéré en Hollande comme un des pères de l’éducation du peuple. Je me souviens encore de la haute estime que me témoignait M.   Cuvier pour M. Van den Ende, et je désirais vivement m’entretenir avec un homme aussi expérimenté sur les matières qui nous sont si chères à l’un et à l’autre. Il ne faut pas oublier non plus que le guide qui m’avait été donné par le gouvernement hollandais, M. Schreuder, inspecteur du district de Gouda, avait été lui-même, avant 1830, directeur de l’école normale de Lierre. Je ne manquais donc d’aucun moyen de bien connaître et d’apprécier l’école normale primaire de Harlem.

M. Van den Ende vit encore, mais l’âge et un grand malheur domestique qui lui est récemment arrivé, l’ont fort abattu. Il a depuis 1833 donné sa démission de ses fonctions, et il se préparait même à quitter Harlem et à se retirer à la campagne pour y finir sa vie. Je n’ai pu le voir et l’entretenir qu’une seule fois ; mais notre conversation a été longue et pleine d’abandon. Il m’a paru touché de mon voyage en Hollande et m’a dit avec une émotion visible : « Monsieur, je vous reçois dans la même chambre où, il y a vingt-cinq ans, j’ai reçu M. Cuvier. » Il a appris de moi, avec une grande satisfaction, que M. Cuvier laisse un frère qui, lui-même, aime beaucoup et entend parfaitement l’instruction du peuple. Il connaissait mes travaux sur les écoles de Prusse, ainsi que les efforts que nous faisons en France depuis 1830. Si j’avais eu besoin d’encouragemens pour persévérer, en dépit de tous les obstacles, dans la carrière où je suis entré, je les aurais trouvés dans les paroles du vénérable vieillard. Il m’a rappelé par sa haute taille, l’air de son visage, le son de sa voix et ses manières affectueuses, un autre vieillard, que j’ai aussi beaucoup aimé, M. Jacobi.

De peur de trop fatiguer M. Van den Ende, je n’ai voulu consulter son expérience que sur un très petit nombre de questions, parmi lesquelles je mets au premier rang celle de l’enseignement religieux dans les écoles primaires. Sur ce point comme sur tous les autres, M. Van den Ende est invinciblement attaché à la pratique hollandaise, et il m’a dit, comme M. Vijnbek, son successeur actuel à La Haye : « Oui, les écoles primaires doivent être en général chrétiennes, mais ni protestantes ni catholiques. Elles ne doivent appartenir à aucun culte en particulier et n’enseigner aucun dogme positif ; de telle sorte que les juifs eux-mêmes puissent, sans inconvéniens pour leur foi, fréquenter les écoles. » — « Il ne faut pas tendre à la division des écoles, et avoir des écoles spéciales catholiques et des écoles spéciales protestantes. Une école du peuple est pour le peuple tout entier. » — « Oui, vous avez raison, l’école doit être chrétienne, il le faut absolument. La tolérance n’est nullement de l’indifférence. Il faut développer l’esprit moral et l’esprit religieux des enfans par la lecture de l’ancien et du nouveau Testament, par un bon choix d’histoires bibliques ; surtout il faut que cet enseignement soit mêlé à tous les autres enseignemens ; qu’il se retrouve dans la lecture, dans l’écriture, dans l’histoire, etc. » — « Je n’approuverais point que le maître d’école fît aucun enseignement religieux dogmatique : un pareil enseignement appartient aux ministres des différens cultes, en dehors de l’école. J’admets qu’en certains cas le maître d’école fasse réciter le catéchisme, et encore cela n’est pas sans inconvéniens. » — « Vous êtes en Hollande où l’esprit chrétien est très répandu, et où en même temps une grande tolérance existe depuis des siècles entre les diverses communions. »

Ainsi sur ce premier point, le principe de M. Van den Ende est de maintenir fortement l’esprit du christianisme dans les écoles, et pourtant de n’y laisser pénétrer aucun enseignement religieux dogmatique. Pour tout dire, il m’a paru même redouter l’intervention du curé ou du pasteur dans l’inspection de l’école, intervention à laquelle on attache tant de prix en Allemagne et sur laquelle j’ai moi-même tant insisté[5].

Nous avons ensuite parlé de l’inspection des écoles et du mode d’inspection. « Oh ! pour cela, m’a-t-il dit, des hommes spéciaux, des hommes spéciaux ! » Il a vivement regretté que notre loi de 1833 n’eût pas institué des inspecteurs spéciaux, nommés par le gouvernement, comme en Hollande et en Allemagne, et comme je l’avais demandé dans mon rapport sur l’instruction primaire en Prusse[6] ; et je lui fis un grand plaisir en lui apprenant que depuis nous avions sans bruit rempli cette lacune et que nous avions maintenant un inspecteur primaire par département. Il a été charmé de cette nouvelle et il m’a dit : « Prenez garde au choix de vos inspecteurs. » Il semblait heureux de l’éloge profondément senti que je lui faisais de la belle institution des commissions provinciales d’instruction primaire, commissions qui s’assemblent deux fois l’année au chef-lieu de la province, et sont composées, non d’amateurs et de philanthropes bénévoles, mais de la réunion de tous les inspecteurs de districts de la province. Ces inspecteurs sont des fonctionnaires qui tiennent toute l’instruction primaire entre leurs mains ; car ils sont chargés de surveiller les écoles, et par conséquent, ils sont à même d’y discerner les enfans qui montrent quelque capacité et peuvent devenir assistans ou être envoyés dans les écoles normales primaires ; ils retrouvent ces jeunes gens à l’examen de capacité dont ils sont eux-mêmes exclusivement chargés ; ils les retrouvent encore dans le concours nécessaire pour obtenir telle place spéciale, concours que préside toujours un inspecteur ; ils les suivent dans les conférences des maîtres d’école que préside également un inspecteur ; enfin ils ne les perdent pas de vue pendant tout le cours de leur carrière.

« Mais, me dit-il, et votre enseignement mutuel, qu’en faites-vous ? Espérez-vous qu’avec un pareil enseignement l’instruction puisse former des hommes primitifs ; car c’est là sa véritable fin ? Les diverses connaissances enseignées dans les écoles ne sont que des moyens dont toute la valeur est dans leur rapport à cette fin. Si on veut l’atteindre, il faut renoncer à l’enseignement mutuel qui peut bien donner une certaine instruction, mais jamais l’éducation ; et encore une fois, monsieur, l’éducation est la fin de l’instruction. »

On peut juger avec quelle satisfaction je recueillais ces paroles de la bouche d’un juge aussi compétent que M. Van den Ende. « Rien n’est plus évident, lui disais-je ; et pour moi, philosophe et moraliste, je regarde l’enseignement simultané, à défaut de l’enseignement individuel, comme la seule méthode qui convienne à l’éducation d’une créature morale ; mais, je dois l’avouer, l’enseignement mutuel jouit encore, en France, d’une popularité déplorable. » — « D’où vient cela, me dit-il, dans une nation aussi spirituelle que la vôtre ? » — D’une circonstance fatale dont les suites durent encore. Sous la restauration, le gouvernement tendait à remettre l’instruction primaire entre les mains du clergé. L’opposition se jeta dans l’extrémité contraire. Quelques hommes bien intentionnés, mais superficiels et tout-à-fait étrangers à l’instruction publique, ayant été par hasard en Angleterre dans des villes de fabrique à demi barbares, où, à défaut de mieux, on est encore trop heureux d’avoir des écoles lancastériennes, prirent pour un chef d’œuvre ce qui était l’enfance de l’art, et se laissèrent éblouir par le spectacle de classes innombrables gouvernées par un seul maître, à l’aide de petits moniteurs pris parmi les élèves. Ce gouvernement d’enfans par des enfans ressemblait à une sorte de self-government, et paraissait un utile apprentissage de l’esprit démocratique. De plus, l’instruction chrétienne était impossible avec cette méthode, car il n’y a pas de moniteur, eût-il même douze ans, qui puisse enseigner la religion et la morale ; on se trouvait donc conduit à réduire à peu près à rien l’instruction religieuse, à moins qu’on ne donne ce nom à la récitation matérielle du catéchisme, comme on peut le faire en Portugal et en Espagne, et cela semblait un triomphe sur le clergé. D’autres personnes voyaient dans ce mode d’enseignement une grande économie. Et puis, l’œil était charmé de cet ordre matériel et du mécanisme des exercices. Les enfans s’y mouvaient au geste d’un autre enfant, comme dans une fabrique les diverses parties d’un métier par l’impulsion d’une simple manivelle. Ce fut cet enseignement tout matériel qu’on opposa aux écoles ecclésiastiques de la restauration. Ainsi, une extrémité précipite dans une autre ; la théocratie et le despotisme poussent à l’esprit de licence. Malheureusement l’enseignement mutuel a survécu aux luttes qui précédèrent 1830. Cependant l’enseignement simultané fait peu à peu des progrès, et les hommes honnêtes et désintéressés finissent par ouvrir les yeux. En Allemagne l’enseignement mutuel est méprisé. Je n’ai pas trouvé dans toute l’étendue de la Prusse un seul pédagogue qui fût partisan de ce mode d’enseignement ; et il ne s’est pas encore offert à moi une école mutuelle ni à La Haye ni à Leyde. — « Mais, me dit-il, sachez, monsieur, que vous n’en trouverez pas une seule dans toute la Hollande. » Et se retournant vers M. l’inspecteur Schreuder : « N’est-il pas vrai, lui dit-il, qu’il n’y a pas en Hollande une seule école mutuelle ? » L’inspecteur Schreuder l’affirma. — « Et ce n’est pas, reprit M. Van den Ende, que nous ignorions l’enseignement mutuel. Nous l’avons étudié, et c’est parce que nous l’avons étudié que nous le rejetons. La Société du bien public, que vous devez connaître par le rapport de M. Cuvier, a mis au concours la question des avantages et des inconvéniens de l’enseignement mutuel et de l’enseignement simultané. L’ouvrage qui a remporté le prix, examine dans le plus petit détail la méthode mutuelle et la convainc d’insuffisance sur tous les points où il s’agit d’éducation, d’autorité magistrale et de véritables leçons à inculquer à l’enfance. L’auteur de cet ouvrage est M. l’inspecteur Visser.

J’aurais bien désiré adresser d’autres questions à M. Van den Ende, mais le bon veillard commençait à se fatiguer et je ne poussai pas plus loin la conversation. Je regarde M. Van den Ende comme un des hommes de l’Europe qui ont le plus fait pour l’éducation du peuple, et je me suis séparé de lui avec la crainte de ne plus le revoir, et le vif regret de ne l’avoir pas connu plus tôt.

De M. Van den Ende je me rendis chez M. Prinsen.

M. Prinsen demeure à l’école normale. Cette école normale est un assez beau bâtiment sur le frontispice duquel on lit ces mots S’rijcks kweekschool voor schoolonderwijsers, c’est-à-dire : Séminaire royal pour former des maîtres d’écoles. On m’avait donné M. Prinsen pour un homme austère, dévoué à ses devoirs et d’une instruction profonde. Il est depuis long-temps dans la carrière de l’instruction publique où il a commencé par être simple maître d’école. Aujourd’hui il est à la fois directeur de l’école normale de Harlem et inspecteur primaire du district. Pour suffire à cette double fonction, il ne faut pas moins que son activité et son énergie, et on verra que l’école normale primaire de Harlem, telle qu’elle est organisée, exige absolument un tel directeur. M. Prinsen peut avoir une cinquantaine d’années. C’est un homme de près de six pieds, très fort et d’une physionomie grave et sévère. Malheureusement pour moi il sait le français, mais il ne le parle pas. M. Schreuder dut nous servir d’interprète.

Je lui exposai mon but. « Je désire, lui dis-je, connaître d’abord dans cette conversation la constitution de l’école normale primaire de Harlem en elle-même et dans ses principes. Ensuite, je vous prierai de me la montrer en action en me permettant de l’inspecter moi-même avec vous. D’abord la règle ; puis les résultats.

« Pouvez-vous me communiquer le réglement de votre école ? — Il n’y a point de réglement, je suis le réglement, » dit-il en souriant.

Voici le résumé un peu sec de ma longue conversation avec M. Prinsen, par l’intermédiaire de M. Schreuder :

L’école normale primaire de Harlem est un externat. Chaque élève y jouit d’une bourse royale avec laquelle il s’entretient lui-même dans la ville. Nul ne peut être admis sans avoir au moins quinze ans accomplis.

Il vient des élèves de toutes les parties du royaume ; ils sont admis sur les rapports des inspecteurs, et nommés directement par le ministre. Il y a trois mois d’épreuves pendant lesquels le directeur fait connaissance avec les élèves, éprouve et juge leur capacité. Après ces trois mois, il fait un rapport au ministre, et sur ce rapport, les élèves sont définitivement admis ; alors commence véritablement pour eux l’école normale.

Il y a quarante élèves en tout. La durée du cours total est de quatre ans. Comme il ne s’agit pas seulement de théorie, mais d’exercice, et comme on y prépare les élèves à obtenir, dans l’examen de capacité, le premier grade (notre degré d’instruction primaire supérieure), et que ce grade en Hollande ne peut être obtenu avant l’âge de vingt-cinq ans, on a supposé que quatre ans n’étaient pas de trop pour parcourir le cercle entier des études et des exercices qui peuvent former le maître d’école accompli. La plupart des élèves restent donc quatre ans à l’école normale ; mais il n’y a point obligation absolue d’y rester tout ce temps, car bien qu’on prépare au premier grade, très peu y prétendent. La grande affaire pour l’état, ce sont les écoles inférieures ; c’est surtout pour celles-là que travaille l’école normale, quoiqu’elle donne un enseignement plus élevé.

1o  Études. — Parmi les divers objets d’étude, il en est trois, la pédagogie, l’histoire et la physique qui, étant considérés comme plus difficiles que les autres, sont enseignés à deux reprises différentes dans l’étendue du cours normal. Les autres connaissances, comme l’histoire naturelle, la géographie, la calligraphie, le dessin, le chant et les mathématiques, ne sont enseignés qu’une fois et successivement.

Quant à la religion, elle n’a point d’enseignement dogmatique, propre à telle ou telle communion ; seulement comme la base de toutes les communions est l’histoire biblique, on expose régulièrement l’histoire de la Bible, et on y joint toutes les maximes morales qui se présentent à cette occasion. « — Non, il n’y a pas même ici de cours spécial de morale. Je ne conçois pas l’enseignement de la morale ni celui de ce qu’on appelle la religion naturelle. Ce serait de la métaphysique. Mais l’esprit de moralité et de religion est sans cesse excité, nourri, entretenu par tous les maîtres dans toutes les occasions. Tous les maîtres enseignent la morale et nul ne l’enseigne en particulier. Nous recevons ici des catholiques, des protestans et même des juifs ; mais ces derniers assistent seulement aux leçons sur l’ancien Testament. Les élèves juifs deviennent plus tard les maîtres des écoles spéciales que les juifs entretiennent pour les enfans de leur culte. »

Joignez ces paroles de M. Prinsen à celles de Van den Ende sur le même sujet, et vous aurez le trait le plus saillant de l’instruction primaire en Hollande, à savoir, l’absence de tout enseignement spécial de religion et même de morale dans l’éducation de l’un des peuples les plus moraux et les plus religieux de la terre. La pratique allemande est toute différente, et cette différence sort de la nature opposée de ces deux excellens pays. En Hollande, on fuit tout ce qui a l’air théorique et spéculatif comme un luxe stérile, surtout dans l’éducation, et on s’attache à la réalité, c’est-à-dire ici aux habitudes qu’on s’applique à former par un exercice continuel. Au contraire, en Allemagne, où le génie de la spéculation domine, il n’y a pas une seule école primaire élémentaire où sous les formes les plus simples la vérité chrétienne, qui est faite pour les pauvres d’esprit comme pour les savans, ne soit enseignée dans ses principes dogmatiques les plus généraux et dans ses conséquences morales, comme le ferme fondement des mœurs privées et publiques. J’incline du côté de l’Allemagne. J’avoue que cette absolue séparation de l’école et de l’église ne me paraît pas meilleure que leur confusion. Il y aurait encore ici un juste milieu à saisir que la Hollande est loin de réaliser. Mais je continue de décrire ; je discuterai une autre fois.

M. Prinsen se charge, avec un seul adjoint, des cours les plus importans de l’école normale. Ces cours se font ordinairement le soir. Mais ce n’est pas là le véritable enseignement normal. Pendant tout le jour, les élèves sont employés comme assistans, comme adjoints et même comme directeurs temporaires, dans les diverses écoles de la ville, selon le degré de capacité auquel ils sont parvenus. Deux mille trois cents enfans fréquentent les écoles de la ville de Harlem et sont un sujet permanent d’exercice pour les élèves de l’école normale. Ces deux mille trois cents enfans sont distribués en un assez grand nombre d’écoles, pour que tous les élèves de l’école normale primaire puissent y être tour à tour exercés. Ce grand nombre d’écoles est ici nécessaire, et c’est d’ailleurs un bien. « Il ne faut pas, m’a dit M. Prinsen, et j’ai été charmé de l’entendre ainsi parler ; il ne faut pas que les écoles aient trop d’élèves. Le maître n’agit plus directement sur les élèves, ce qui pourtant est nécessaire pour que chacun d’eux reçoive une vive impression et garde un profond souvenir de l’école. Ensuite, quand chaque école a trop d’élèves, il y a un trop petit nombre d’écoles, et alors les adjoints, obligés d’attendre trop long-temps pour arriver maîtres à leur tour, se découragent, tombent dans la routine ou abandonnent leur carrière. »

2o  Discipline. C’était là ce que j’avais le plus à cœur d’étudier, surtout dans une école normale d’externes. J’avais vu d’assez bons externats en Prusse, mais les meilleures écoles normales primaires, les admirables établissemens de Potzdam et de Brühl, sont des pensionnats[7]. En Prusse, on pense généralement que le pensionnat est plus favorable à l’éducation des jeunes maîtres, que le directeur peut exercer sur eux une influence plus grande parce qu’elle est plus constante, et qu’en ayant une ou deux écoles de degrés différens annexés à l’école normale, les élèves s’y exercent tout aussi bien que dans les écoles de la ville, séparées de l’établissement. On fait aussi grand cas, comme préparation à la vie austère du maître d’école, de la rude discipline qu’admet le pensionnat. Les élèves n’y ont pas de domestiques et se servent eux-mêmes. Et puis leur émulation est plus excitée dans la vie commune, où les capacités relatives se dessinent mieux. Enfin, il semble que l’esprit chrétien, avec les exercices dont il se nourrit, réclame un pensionnat. Telle est du moins l’opinion des plus habiles pédagogues et la pratique la plus générale de l’Allemagne. Il y a pourtant de bonnes écoles normales primaires d’externes, et moi-même dans mon rapport j’ai conseillé de commencer en France par des externats ; mais j’avoue que les externats me semblent des pis-aller, dans certaines circonstances, quand on n’a pas de bâtimens convenables et qu’on vise à l’économie. L’école normale primaire de Harlem excitait donc au plus haut degré ma curiosité, et je voulais savoir dans le plus grand détail comment on y maintient l’ordre, les mœurs, tous les sentimens et toutes les habitudes qui font le bon maître d’école, sans le ressort de la vie commune et cloîtrée. Voici ce que m’a dit M. Prinsen.

« D’abord les élèves de l’école normale primaire n’y entrent que volontairement et pour se perfectionner dans une carrière qu’ils se proposent de parcourir et qui est la plus grande affaire, le plus grand intérêt de leur vie. Ils sont donc d’eux-mêmes portés à l’ordre et n’ont pas besoin de la discipline du pensionnat. Chaque élève est, pour ainsi dire, sous la discipline des dispositions morales qu’il apporte dans l’école. Ensuite celui qui n’a pas ces dispositions et qui ne les montre pas dans les trois premiers mois, est immédiatement renvoyé. Ceux qui résistent à ces trois mois d’épreuve, savent parfaitement que la moindre faute sera très sévèrement punie, qu’ils dépendent entièrement du directeur, et que leur renvoi serait l’effet du moindre mécontentement qu’il exprimerait. Il leur est défendu de fréquenter aucun lieu public. S’ils sont vus dans un estaminet, ils subissent une réprimande sévère, et à la récidive ils sont renvoyés. Ils ne peuvent s’éloigner une seule nuit de la ville sans la permission du directeur. Ce ne sont pas eux qui choisissent leur logement ; c’est le directeur. Il paie même pour eux. Les familles qui reçoivent ces élèves en pension sont elles-mêmes intéressées à entrer dans les vues du directeur. C’est un honneur et un profit pour une famille peu fortunée d’être choisie pour recevoir des élèves de l’école normale. Au moindre soupçon, on leur retire les élèves. Ceux-ci ne sont pas considérés dans les maisons qu’ils habitent comme des étrangers, mais comme des membres de la famille, soumis à toutes ses règles et à toutes ses habitudes. On doit toujours savoir où ils sont, à toute heure de la journée. Le directeur visite les maisons au moins tous les quinze jours. Il s’entend avec la police, qui ne manque pas de l’informer officieusement de tout ce qui arrive à sa connaissance. »

On voit que c’est exactement là le régime des écoles normales primaires d’externes en Prusse[8]. On voit en même temps à quel prix on remplace ici la facile discipline des pensionnats, combien de précautions sont nécessaires, dont une seule venant à défaillir, toutes les autres sont frappées d’impuissance ; surtout on reconnaît qu’à la tête d’un pareil externat, il faut un homme d’une vigilance, d’une énergie, d’une sévérité éclairée, bien au-dessus de la portée ordinaire, tandis que le pensionnat, par la vertu qui lui est propre, exige dans le directeur une réunion de qualités moins rares. Aussi M. Prinsen, tel que j’ai appris à le connaître, non-seulement dans notre conversation, mais en vivant avec lui pendant toute la journée, est un homme parfait pour cette fonction. J’ignore s’il a les connaissances étendues, la riche culture et l’élévation d’esprit de M. Striez de Potzdam[9], mais il ne faut pas l’avoir vu long-temps pour reconnaître en lui une admirable énergie physique et morale, une autorité naturelle, une aptitude innée au gouvernement, et quelque chose d’imposant qui me fait admettre volontiers ce qu’il m’a dit : « Oui, la main sur la conscience, je déclare que dans cet ordre de choses tout va bien en général, et que les exemples de désordre sont tellement rares qu’on ne peut pas les considérer comme les résultats du système. » Je ne pus m’empêcher de lui répondre : Vous n’êtes pas seulement le réglement de l’école normale de Harlem ; vous êtes le système même de cette école.

M. Schreuder, qui nous servait d’interprète et qui a été lui-même à la tête de l’école normale de Lierre, m’assura également qu’à cette école l’externat n’avait pas eu d’inconvéniens ; mais j’aurais pu lui faire à lui-même, sans aucune flatterie, la même réponse qu’à M. Prinsen. Avec des directeurs comme M. Prinsen et lui, il n’y a pas de mauvais système. Il faut tenir compte aussi du caractère plus tranquille des jeunes Hollandais et de la nature flamande, qui exigent une moins forte discipline. Mais ces deux messieurs se sont accordés à me dire que le système de l’externat ne convient que dans une petite ville, et M. Prinsen demandait une ville ou un fort village d’environ deux mille ames, qui pût avoir environ trois cents enfans à envoyer aux écoles pour servir de sujet d’exercice à l’école normale. Enfin l’un et l’autre avouaient qu’une pareille école normale doit avoir un assez petit nombre d’élèves.

Je ne veux pas omettre ici une des meilleures raisons que ces deux hommes éclairés m’ont données à l’appui de l’externat. « Vous prétendez, m’ont-ils dit, que le pensionnat avec sa forte discipline prépare mieux à la vie du maître d’école. Au contraire, nous sommes convaincus qu’un jeune homme qui a passé quelques années dans la vie commune d’une école normale d’internes, se trouve extrêmement embarrassé quand il sort de là pour se conduire tout seul ; tandis que dans notre système le jeune homme apprend à se conduire lui-même, à traiter avec les autres ; et la vie qu’il mène est l’apprentissage de la vie qu’il mènera plus tard. » Cette raison est forte, et je conviens que les exemples ne manquent pas de jeunes gens qui, après avoir été des saints dans un pensionnat, sortis de là, ne savent plus se conduire, font des sottises, ou du moins sont incapables de se plier à un autre genre de vie que celui de leur couvent.

En résumé, je ne me crois pas obligé de choisir absolument entre les deux systèmes. L’un et l’autre sont bons, selon le pays, selon le temps, et surtout selon l’homme qui est appelé à les mettre en œuvre ; car je ne cesserai jamais de le répéter, autant vaut le directeur, autant vaut l’école. Mais le directeur d’une école normale primaire d’externes doit être un homme d’un bien grand mérite, ou c’en est fait de tout l’établissement.

Quant au point de vue financier, il est ici fort simple. L’école normale primaire de Harlem coûte à l’état 10,000 florins par an (20,000 fr.) pour quarante élèves, tous frais compris, l’entretien des bâtimens et du mobilier et le traitement de M. Prinsen qui est de 1600 florins. Le directeur a de plus un très bon logement à l’école normale.

Telle est la constitution de l’école normale primaire d’externes de la ville de Harlem. Maintenant il s’agirait d’en faire connaître les résultats et de conduire le lecteur, comme MM. Prinsen et Schreuder m’ont conduit moi-même, dans les écoles de la ville où s’exercent les jeunes maîtres. J’ai vu ces jeunes gens appliqués aux différens services de l’instruction primaire. Ils travaillent sous la direction du maître de chaque école qui, lui-même, la plupart du temps, est un ancien élève de l’école normale de M. Prinsen. Nous avons parcouru les divers degrés de l’instruction primaire. D’abord une école de pauvres, c’est-à-dire une école élémentaire gratuite, puis deux tuschen-schoolen, nos écoles élémentaires payantes, puis enfin des écoles dites françaises, écoles privées qui sont à peu près nos écoles primaires supérieures, les Bürgerschulen de l’Allemagne. J’ai été fort content de l’activité et de l’intelligence de ces jeunes maîtres ; mais ce qui m’a le plus frappé, c’est l’autorité de M. Prinsen. Comme directeur de l’école normale primaire, il commande à ces jeunes gens ; comme inspecteur du district de Harlem, il commande aux maîtres eux-mêmes, et toutes ces écoles, élèves et maîtres de tous les degrés et de toutes les conditions, lui sont soumis, comme une armée à son général. Tout se meut à sa voix, tout est inspiré de son esprit et de son ame. La méthode pour enseigner à lire dont il est l’auteur, méthode ingénieuse, mais dans laquelle je ne crois pas devoir entrer, est la méthode universellement reçue. Les neuf tableaux gradués qu’elle emploie, sont appendus dans les écoles, et M. Prinsen, absent ou présent, est toujours là.

J’avais vu en Hollande des écoles primaires de toutes sortes, excepté pourtant des écoles de village. M. Prinsen nous proposa de nous en montrer quelques-unes dans une promenade que nous fîmes aux environs, pour voir aussi cet admirable jardin qui entoure Harlem, et les serres de M. Hope d’Amsterdam. Il est difficile de faire une course plus agréable. Les serres de M. Hope sont très belles, et j’ai vu là cette culture de fleurs qui est une des curiosités et des richesses de Harlem. Nous avons poussé notre promenade jusqu’aux dunes de Zomerdorf, du haut desquelles nous avons eu pendant quelque temps deux magnifiques spectacles derrière nous, ce grand lac qu’on appelle la mer de Harlem, le golfe de l’Y et le Zuiderzée, et à l’autre extrémité de l’horizon l’Océan du nord tout au plus à une demi-lieue.

En allant et en revenant, nous avons visité plusieurs écoles, et j’avoue qu’ici mon étonnement a été bien autrement grand que dans les écoles de la ville. Je crois bien que M. Prinsen n’aura pas choisi les plus mauvaises pour nous les montrer, mais choisies à dessein ou offertes à nous, par le hasard de la promenade, il est certain que, même en Prusse ou en Saxe, je n’ai jamais vu, je ne dis pas de plus belles, mais d’aussi belles écoles de village. Figurez-vous une maison d’une apparence modeste, mais d’une propreté exquise et vraiment hollandaise, divisée en deux parties, d’un côté une assez grande salle capable de contenir à peu près tous les enfans du village, filles et garçons, en état d’aller à l’école ; de l’autre côté, le logement du maître et de sa famille. La salle où se tient l’école est éclairée par en haut avec des ventilateurs des deux côtés. Un certain nombre de tables, où les enfans sont distribués selon le degré de leur instruction ; de l’espace entre chaque table pour laisser le maître et les élèves circuler facilement. Aux murs sont suspendus les neuf tableaux classiques de M. Prinsen, un grand tableau noir pour les exercices, un modèle des différens poids et mesures selon le système décimal, et, ce que je n’ai pas toujours vu en Allemagne, un second tableau noir où sont tracées des lignes disposées pour recevoir l’écriture de la musique et les notes qu’on veut y tracer pour la leçon du chant. On aura de la peine à le croire, mais j’atteste que ces différens maîtres d’écoles parlaient passablement le français. On a fait faire devant moi différens exercices dont ces enfans ne se sont point mal tirés. L’un des deux maîtres avait pour assistant son propre fils, enfant de quatorze ans qu’il destine à le remplacer un jour. Selon l’ancienne méthode, cet enfant n’ayant pas d’autre maître que son père, n’en saurait jamais plus que lui, et, à moins d’avoir l’esprit inventif, il s’arrêterait où son père s’est arrêté ; mais il ira à l’école normale de Harlem, et là non-seulement il recevra une instruction plus élevée, mais il pratiquera dans des écoles différentes où son esprit se développera dans la mesure de ses forces naturelles.

Je ne puis dire combien j’ai été touché d’entendre dans ces petites écoles de village répéter à la leçon de musique ce même chant national que j’avais déjà entendu dans les écoles de La Haye et de Harlem. Ce chant est partout le même. Il est simple et noble, il inspire l’amour de la patrie et du prince et porte à l’ame une foule de sentimens honnêtes. Chaque grande nation doit avoir ainsi un chant national qui se récite depuis les plus grands théâtres jusqu’aux plus humbles écoles, dans les grandes villes et dans les villages. Le God save the king des Anglais est un beau chant de ce genre. Le chant national des Hollandais en est une imitation, et c’est un inconvénient ; car imitation et nationalité ne sont pas synonymes. Pour nous, nous avons des chants révolutionnaires admirables ; mais nous n’avons pas de chant national. Il serait digne de quelque compositeur honnête homme de faire sur des paroles nobles sans emphase, un chant qui pût devenir une source d’inspirations morales, exempt de cette exaltation passionnée qui, sous aucun prétexte, ne doit pénétrer dans les écoles de l’enfance, et tellement pur de tout esprit de parti qu’il pût convenir à tous les temps, à toutes les opinions, à toutes les classes de la société. J’attache une si grande importance à la culture de l’ame par la musique, que si j’étais ministre, je n’hésiterais pas à proposer un prix pour le meilleur chant national approprié aux écoles du peuple.

À propos de la musique, je ne veux pas quitter Harlem sans dire un mot de l’orgue célèbre de l’ancienne église catholique, aujourd’hui temple protestant. Cet orgue a huit mille tuyaux. Je l’ai entendu avec un véritable ravissement dans cette vieille et immense église où le calvinisme a pratiqué sans art et sans goût un second petit temple en bois autour de la chaire, pour entendre confortablement et à son aise, la parole divine, mais à laquelle il n’a pas pu ôter son orgue céleste et la puissance religieuse qui demeure attachée à son sanctuaire désert et à ses voûtes dépouillées.

Au milieu de la place publique de Harlem est la statue de Coster qu’on regarde ici comme l’inventeur de l’imprimerie.

J’ai quitté vers sept heures du soir, à regret, cette jolie ville où les soins du commerce n’ont pas détruit le goût de la nature, et où, entre M. Van den Ende et M. Prinsen, j’avais sans cesse présente l’image de M. Cuvier qui les a connus et estimés tous les deux, et qui, il y a vingt-cinq ans, loin de sa patrie et de sa famille, s’entretenait, comme moi, dans ces mêmes lieux, sur les mêmes sujets, avec ces deux mêmes hommes respectables dont il m’a parlé si souvent, et auxquels très probablement j’ai dit aussi un éternel adieu.


V. Cousin.
  1. En 1826, après mes aventures de Berlin, sa majesté le roi des Pays-Bas m’avait fait offrir de passer à son service.
  2. Rapport sur les établissemens d’instruction publique en Hollande, etc., pag. 52. « On n’a eu besoin ni de classes normales ni de séminaires pour les maîtres d’école, ni d’aucun des moyens dispendieux et compliqués imaginés en d’autres pays. C’est dans les écoles primaires elles-mêmes que se forment les maîtres d’écoles primaires et sans exiger aucuns frais particuliers, etc. »
  3. Rapport de M. Cuvier, pag. 46.
  4. Ibid., pag. 16 et 20.
  5. Rapport sur l’instruction primaire en Prusse, etc., pag. 220-233 ; et mon Rapport à la chambre des pairs sur la loi de 1833.
  6. Ibid., pag. 250.
  7. Rapport, etc., pag. 326.
  8. Je regrette de n’avoir pas donné le réglement détaillé d’une école normale primaire d’externes en Prusse. J’aurais pu choisir l’école protestante de Soest (province de Westphalie), dont le directeur est M. Ehrlich, ou l’école catholique de S. Mathieu, à Trèves, que dirige M. le curé Schuelzgen. Rapport, etc., pag. 288.
  9. Ibid., pag. 381.