L’Économie politique et la justice/4

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Section III

Section IV




SECTION IV

De la rente foncière.


§ 1.

Impôt et rente.

Il existe, en dehors de la série fiscale ; une matière imposable, la plus imposable de toutes, et qui ne l’a jamais été ; dont la taxation, poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière, ne saurait jamais préjudicier en rien ni au travail, ni à l’agriculture, ni à l’industrie, ni au commercé, ni au crédit, ni au capital, ni à la consommation, ni à la richesse ; qui, sans grever le peuple, n’empêcherait personne de vivre selon ses facultés, dans l’aisance, voire le luxe, et de jouir intégralement du produit de son talent et de sa science ; un impôt qui de plus serait l’expression de l’égalité même.

— Indiquez cette matière : vous aurez bien mérité de l’humanité.

— La rente foncière.


Il est certain que la rente foncière est une matière imposable, peut-être la plus imposable de toutes. Il est possible que la taxation de la rente foncière, même poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière, eût tous les avantages énumérés par M. Proudhon. Il est faux que cette matière existe en dehors de la série fiscale : la rente foncière est comprise dans la série fiscale depuis plus de soixante ans. La Constituante, en 1790, établit un impôt de 240 millions sur la rente foncière évaluée alors à 1200 millions, et qui s’élève de nos jours à 2 milliards ou 2 milliards 200 millions pour le moins. Il me semble que 240 millions sont une somme dont le chiffré n’eût pas sans doute échappé à mon adversaire, s’il l’eût cherché. Ce n’est pas tout : l’impôt sur les successions n’épargne point, que je sache, la rente foncière. Que M. Proudhon propose d’augmenter l’impôt foncier, libre à lui, pourvu qu’il justifie cette motion. Mais que vient-il nous dire, que la rente foncière ne fut jamais imposée ? M. Proudhon ignore-t-il ce que c’est que l’impôt ? M. Proudhon ignore-t-il ce que c’est que la rente foncière ? C’est infiniment probable.

Allons, faux philanthrope,… imposez la rente de tout ce dont vous voudriez dégrever les autres impôts : personne n’en ressentira de gêne. L’agriculture demeurera prospère ; le commerce n’éprouvera jamais d’entraves : l’industrie sera au comble de la richesse et de la gloire. Plus de privilégiés, plus de pauvres : tous les hommes égaux devant le fisc comme devant la loi économique…

Démontrer cette proposition, c’est faire tout à la fois la théorie de la rente et de l’impôt, et, après en avoir expliqué la nature, en opérer la balance.

Faire tout à la fois la théorie de la rente et de l’impôt, en expliquer la nature, en opérer la balance est une généreuse entreprise. Démontrer que l’impôt doit absorber toute la rente foncière, et rien que la rente foncière, est une entreprise peut-être aussi bonne, au moins tout aussi légitime. Mais ce n’est pas tout de vouloir, il faut pouvoir. M. Proudhon est-il réellement capable de venir à bout de ce qu’il entreprend ? J’affirme que non.

Qu’est-ce que la rente foncière ? C’est le loyer du sol ou le prix du revenu de ce capital, que nous appelons la terre.

Qu’est-ce que faire la théorie de la rente foncière ? C’est indiquer le rapport de la valeur de la rente à la valeur de la terre. C’est rechercher les lois d’augmentation ou de diminution de la valeur de la rente, les lois de variation du rapport de la valeur de la rente à la valeur de la terre, dans une société qui prospère ou qui décline.

La théorie de la rente foncière est une face de la théorie du capital et du revenu, qui n’est elle-même qu’une question particulière dans la théorie générale de la valeur d’échange, de l’échange et de la production. M. Proudhon qui méconnaît la théorie de la valeur d’échange, qui fait naître la valeur du travail et la mesure sur le prix de revient, qui refuse à la terre toute valeur intrinsèque, M. Proudhon qui, jamais de sa vie, ne soupçonna la théorie du capital et du revenu, à telles enseignes que le mot de revenu n’est pas une seule fois prononcé par lui, et que le mot de capital ne l’est jamais que pris dans une acception antiscientifique, a-t-il quelques chances de se tirer honorablement de la théorie de la rente ? Pas une.

Qu’est-ce que l’impôt ? C’est le revenu de l’État, c’est le fonds des dépenses communes.

Qu’est-ce que faire la théorie de l’impôt ? C’est énumérer les sources où l’on peut puiser le fonds des dépenses à faire en commun par la société. C’est poursuivre, dans le sens philosophique du mot, la critique des différents moyens que l’État peut employer pour se créer un revenu.

La théorie de l’impôt est une question particulière dans la théorie générale de la propriété, de la distribution et de la consommation des richesses. M. Proudhon qui méconnaît le droit naturel, qui ne sait rien de l’origine et du fondement de la propriété, qui considère l’appropriation comme un fait de l’ordre fatal, M. Proudhon qui défigure le droit social, qui fait rentrer la justice distributive dans la justice commutative par son principe de l’égalité absolue des conditions, des positions et des fortunes, qui ne se doute point qu’on puisse et qu’on doive faire la part à l’égalité et la part à l’inégalité, concilier l’individualisme et le communisme, peut-il espérer de mener à bien la théorie de l’impôt ? Jamais.

Et, s’il est prouvé surabondamment que M. Proudhon est incapable de faire tout à la fois la théorie de la rente et de l’impôt, comment espérer qu’il pourrait en opérer la balance en prouvant que l’impôt peut et doit consister dans la taxation de la rente foncière poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière ?

Les économistes ne sont pas d’accord sur la nature de la rente…

À n’en croire que M. Proudhon. Mais voyons par nous-mêmes. Opinion de M. H. Passy :

« Rente du sol (De la). C’est la dénomination admise en Économie politique pour désigner le produit net de la terre, c’est-à-dire la portion du produit total qui, déduction faite de celle qui sert à couvrir les charges de la production, demeure libre et constitue un surplus. C’est aux possesseurs du sol que revient naturellement le surplus : ils le recueillent eux-mêmes quand ils exploitent leurs propres champs ; ils le reçoivent des mains des fermiers ou des métayers quand ils laissent à d’autres le soin de les faire valoir ; dans tous les cas, la rente forme la part de la propriété[1]. »

Opinion de M. Joseph Garnier :

« Il y a cinq éléments à considérer dans le résultat d’une production agricole :

1o La part afférente au sol, à l’instrument-Terre que l’on a désignée sous le nom de rente foncière ou rente ;

2o La part afférente au Capital fixé sur le sol, non confondu avec lui, c’est-à-dire détaché d’une manière apparente, tels que bâtiments et constructions distinctes, part qui prend le nom de Loyer du capital engagé ;

3o La part du Capital d’exploitation plus ou moins engagé ou roulant, qui prend plus particulièrement le nom d’Intérêt ;

4o Le Salaire des travailleurs, y compris la rétribution de l’entrepreneur en tant que travailleur ;

5° Le Profit ou bénéfice de ce dernier, tous frais d’exploitation, contribution publique, fermage de propriétaire payés.

… Quand le possesseur du sol n’en dirige pas lui-même l’exploitation, il en tire, en le louant, un revenu qui porte le nom de Fermage[2]. »

Opinion de M. Walras :

« La terre donne lieu à un revenu qu’on appelle la rente foncière ou le loyer du sol.

… Le prix débattu, le prix à forfait de la rente foncière ou du loyer du sol s’appelle le fermage[3]. »

MM. Passy, Garnier, Walras me semblent être ainsi parfaitement d’accord sur la nature de la rente. Elle est pour eux trois le prix du loyer du sol, dû au propriétaire.

Ce qu’il faut dire à présent, c’est que ces économistes qui s’entendent si bien entre eux, ne s’entendent point avec d’autres économistes, disciples peu adroits de l’école anglaise, qui savent tirer des principes incomplets d’A. Smith et de Ricardo sur la valeur d’échange, des déductions erronées que ni Smith ni Ricardo n’en tirèrent point eux-mêmes, touchant la rente.

« Un Économiste américain fort distingué, dit M. Passy, M. Carey a nié que la fertilité naturelle au sol fût au nombre des causes productives de la rente. À son avis, la rente n’a d’autre source que les dépenses accomplies successivement dans l’intérêt de sa production. »

« Tel est aussi le point de vue sous lequel la rente a été envisagée par un homme dont la science ne saurait trop déplorer la perte prématurée. M. Bastiat, dit encore un peu plus loin M. Passy, redoutant les conséquences de toute doctrine qui semblerait autoriser à admettre qu’il pût exister des richesses qui ne fussent pas exclusivement le produit de services ou d’efforts humains, est parti de la même idée que M. Carey. Suivant lui, la rente n’est et ne peut être autre chose que l’intérêt des capitaux absorbés par les frais de défrichement et d’appropriation du sol aux exigences de la culture[4]. »

MM. Carey et Bastiat s’entendent donc, entre eux, parfaitement. Au dire de ces économistes, dans le revenu total du travail agricole, il ne saurait y avoir aucune part représentant le loyer de l’instrument terre, comme dit M. Garnier, le prix de la vente du revenu du sol qui est sa fertilité naturelle. En faisant à M. Thiers l’honneur de le prendre pour un économiste, et en mettant dans sa doctrine sur la propriété la logique qu’il s’est toujours efforcé de n’y pas mettre lui-même, on pourrait l’adjoindre à MM. Carey et Bastiat. Nous allons voir tout à l’heure que M. Proudhon ne fait point autre chose que de suivre aussi, très-maladroitement, la thèse de ces Messieurs. Les physiocrates, au contraire, J.-B. Say, ainsi que Smith et Eicardo par une heureuse inconséquence, se rallient positivement à la thèse opposée.

En résumé, voici quel est le fond du débat. Considérant le résultat total des exploitations agricoles, une école d’économistes le divise en trois parts afférentes à trois éléments productifs :

  1. La rente foncière ou le prix du loyer du sol.
  2. Le profit des capitaux artificiels engagés dans l’exploitation.
  3. Le salaire des travailleurs.

Je ne fais que simplifier l’énumération de M. Garnier. Une autre école d’économistes repoussant cette répartition n’admet que la suivante :

  1. Le profit des capitaux.
  2. Le salaire des travailleurs.

On pourrait énoncer que tandis que les premiers affirment la rente foncière, les autres la nient. Le dissentiment est profond ; mais le point en litige est précis et défini ; la question est nette ; la solution intéressante. La rente foncière existe-t-elle ou non ? Éclairons tout à fait la discussion en faisant voir quelle en est l’origine, quelle en est la portée, quels en doivent être les termes.

Admettre la première répartition, c’est reconnaître et consacrer trois espèces de revenus : rente, profits, salaires, et partant trois espèces de capitaux : terre, capital artificiel, facultés personnelles, comme éléments de la richesse sociale. C’est donc attribuer à la terre une valeur de capital comme aux facultés humaines, et comme au capital fruit du travail et de l’épargne. C’est enfin mettre et l’origine et la me sure de la valeur dans la rareté des choses utiles.

Repousser cette répartition pour n’admettre que la seconde, c’est ne reconnaître comme élément de la richesse que le travail ; c’est voir l’origine de la valeur dans le travail, c’est mettre la mesure de la valeur dans les frais de production. Or, il y a dans cette doctrine une pétition de principe qu’on a signalée depuis longtemps et qui ne sera jamais évitée.

« Que la valeur des produits soit due aux frais de production, je le veux bien. Mais d’où viennent les frais de production ? L’idée de la valeur est dans l’idée de frais. Car qu’est-ce que les frais d’un produit, si ce n’est ce qu’on a payé, ou la valeur qu’on a donnée, pour avoir ce produit ? On n’a donc pas tout dit, en avançant que la valeur vient des frais de production. Cela revient à dire que la va leur des produits vient de la valeur du travail. Mais la valeur du travail, d’où vient-elle donc ? Pourquoi le travail a-t-il une valeur ? Telle est la question que Ricardo n’a pas résolue, qu’il n’a pas même posée, qui n’en existe pas moins, malgré sa négligence, et qu’on ne résoudra jamais qu’à l’aide de la rareté. Et, en effet, si le travail a de la valeur, c’est parce qu’il est rare ; et si les produits valent quelque chose, c’est parce qu’ils représentent la valeur et la rareté du travail qui les a produits[5]. »

Si l’on se rend a la force de cet argument, si l’on adopte la théorie de la valeur d’échange la plus philosophique et la seule vraie, celle qui en met l’origine dans la limitation en quantité des choses utiles, la mesure dans les circonstances comparatives de la somme des besoins à la somme des provisions, on aurait beau redouter, comme le timide Bastiat, les conséquences d’une telle doctrine, on est forcé de convenir : 1° que la terre est utile, 2° qu’elle est limitée dans sa quantité ; donc qu’elle est rare, valable et échangeable. Le sol, l’instrument-terre, étant admis au nombre des capitaux qui constituent la richesse sociale, le revenu de ce capital doit être admis lui-même à s’offrir à la demande sur le marché.

Le prix du loyer du sol, c’est la rente foncière, et ce prix devra se retrouver dans le produit total d’une exploitation agricole. On peut le dire à priori. A posteriori nous démontrerons tout à l’heure qu’il s’y trouve en effet. Donc nier la rente foncière, en tant que loyer du sol, c’est vouloir ne constater qu’imparfaitement les faits réels, et c’est aussi s’obstiner à ne donner de ces faits mal examinés qu’une explication dérisoire.

…Je vais, en disant moi-même ce qu’elle est, montrer la cause de ce dissentiment.

L’assurance dans la discussion est, dans de certaines limites, légitime, si elle est soutenue par la force de la vérité ; elle est risible, si elle est trahie par la faiblesse et par l’erreur. M. Proudhon a pour tactique de mettre toujours tous dans le même sac, soit les philosophes, soit les légistes, soit les économistes, puis de se poser, lui, dans l’isolement de sa glorieuse personnalité. Il dit :—« L’école économiste a menti ;…les économistes divaguent…» Ensuite il ajoute :— « Moi, je vais faire voir… moi je prouve… » Cette outrecuidance m’est intolérable.

Les économistes ne sont point d’accord sur la nature de la rente. Et quand cela serait ? Les médecins sont-ils d’accord sur la nature de toutes les maladies ? Un homme se livre à l’étude de l’économie ; touchant certaines questions controversées, il se range à l’opinion de tel ou tel économiste, il combat l’opinion de tel ou tel autre. Si l’opinion des uns ne le satisfait pas mieux que l’opinion des autres, il se fait une opinion particulière et la soutient envers et contre tous les économistes. Du conflit des opinions sort la vérité. Ainsi font les médecins laborieux, sincères et savants : il n’y a que les arracheurs de dents de carrefour pour dire :—« La médecine est une duperie, les médecins sont des ignorants. Moi je guéris toutes les maladies… »

Je vais, en disant moi-même ce qu’elle est, montrer la cause de ce dissentiment. Voilà la science et tous les savants, sans exception, d’un côté. Voilà M. Proudhon, tout seul, de l’autre. Et M. Proudhon va confondre la science et pulvériser les savants.

Point. L’opinion de M. Proudhon quelle qu’elle soit aura la valeur d’une opinion économique bonne ou mauvaise, mais non l’autorité transcendante d’une révélation prophétique supérieure à la science. Voilà ce que je tenais à dire à M. Proudhon au sujet de la ridicule attitude qu’il se donne perpétuellement. Cette unique, cette originale, cette imprévue, cette incomparable opinion de M. Proudhon, d’ailleurs, est connue d’avance. M, Proudhon, avec Smith et Ricardo, met l’origine de la valeur et de la richesse dans le travail, sa mesure dans les frais de production. C’est de là qu’il partira. Donc M. Proudhon avec MM. Carey, Bastiat, Thiers, ne saura distinguer tout au plus dans le résultat de la production agricole qu’un salaire du travail et un profit des capitaux. Je dis tout au plus : car sans doute M. Proudhon qui nie même le revenu du capital artificiel, et qui prêche dans le désert la réciprocité de prestation et la gratuité du crédit, ne consentira pas à reconnaître le profit des capitaux engagés dans l’exploitation. Il ne verra partout que salaire de travail. Voilà où arrivera M. Proudhon.

M. Proudhon est un économiste comme un autre, et c’est de plus un économiste plus arriéré qu’aucun autre. Sa place est à la queue de l’école anglaise dont l’école française moderne a déjà dépassé la tête. J’ajoute donc que les quelques bribes d’économie politique empruntées par M. Proudhon à Ricardo non seulement ne l’autorisent point à trahir en public les faiblesses des savants pour s’en faire croire exempt, mais ne lui permettront pas davantage de montrer la cause d’aucun dissentiment. M. Proudhon ne montrera rien que son ignorance.

Point de richesse sans travail, ne fût-ce que celui de la simple appréhension : tout le monde est d’accord de ce premier principe.

Tous les savants trébuchent, dit M. Proudhon. Moi seul je marche droit. Voyez comme je m’y prends. Il fait un pas et se laisse choir de son long.

Point de richesse sans travail. Tout au contraire : beaucoup de richesse sans travail. Beaucoup de richesse primitive d’abord : l’air atmosphérique, la lumière et la chaleur solaires, l’eau des fleuves, toutes les forces de la nature, la terre, nos facultés, etc., etc. Beaucoup de richesse sociale ensuite, à savoir celles des richesses primitives qui sont : 1o valables et échangeables ; 2o appropriables, parce qu’étant utiles elles sont aussi limitées en quantité : la terre, les facultés personnelles des hommes.

Ne fût-ce que celui de la simple appréhension. Réserve de sophiste. La simple appréhension n’est pas un travail : cela n’est pas même à discuter.

Tout le monde est d’accord de ce premier principe. Illusion malheureuse d’une candeur qu’on pourrait taxer d’ignorance. On peut dire sans trop d’exagération qu’en économie politique aujourd’hui tout le monde est d’accord du principe contraire. Pourtant n’exagérons rien. Donc, en tout cas, ce ne sont guère que les disciples d’Adam Smith et de Ricardo qui s’accordent tant bien que mal à voir dans le travail la source, dans le prix de revient la mesure de toute richesse. Mais l’étude de l’économie politique aurait appris à M. Proudhon qu’il n’y a pas qu’Adam Smith et Ricardo qui aient tenté de rechercher l’origine de la valeur. Les physiocrates l’avaient cru trouver auparavant dans la terre. Mac Culloch et J.-B. Say la virent ensuite dans l’unité. MM. Walras, depuis plus. de vingt-cinq ans, et Joseph Garnier, depuis longtemps aussi, la montrent dans la rareté des choses utiles. Ces économistes énumèrent aujourd’hui, l’un et l’autre, trois espèces de capitaux, sources de revenus, instruments de production, éléments de richesse sociale : la terre, les facultés humaines, capitaux naturels, le capital artificiel.

Point de travail sans dépense de forces, laquelle dépense peut se ramener à quatre catégories : nourriture, vêtement, habitation, frais généraux, comprenant l’éducation du sujet, la pension de retraite, les chômages, maladies, sinistres. Ce second point n’offre de même aucune difficulté.

Autre illusion d’une grande innocence économique. Ce second point offre, à mon sens, deux difficulté capitales :

Première difficulté. — Elle consiste en ce que je n’arrive pas à comprendre Ce que signifie une dépense de forces qui se ramène à quatre catégories : nourriture, vêtement, habitation, frais généraux… Il fallait dire : point de travail sans exercice de facultés personnelles, dont les frais d’éducation, entretien, assurance, amortissement se rattachent à quatre catégories, etc.

Le principe étant ainsi rétabli dans des termes acceptables, je fais une observation fondamentale. Les facultés personnelles sont le capital dont le travail est le revenu. Énoncer qu’il faut instruire, entretenir etc., etc., les facultés personnelles pour les exercer, c’est constater l’application particulière à ces facultés d’une loi générale à tous les capitaux, à la terre, au capital artificiel comme aux facultés personnelles des hommes.

Le capital artificiel est créé par nous. Les capitaux naturels nous sont donnés par la munificence de la nature. Les uns et les autres, une fois existants, veulent être entretenus. La nourriture, le vêtement, l’habitation, les frais généraux ne produisent donc pas, à proprement parler, le travail : ils entretiennent le capital naturel dont le travail est le revenu. Tel est le principe exact ; il était essentiel de le rétablir.

Seconde difficulté. — Le deuxième point de M. Proudhon, acceptable sous bénéfice des réserves faites, contredit doublement son premier point qui ne l’est à aucun prix. En premier lieu, le capital dont le travail est le revenu est un capital qui ne vient point du travail ; les facultés humaines sont une richesse naturelle. En second lieu, pour travailler, il faut en effet se nourrir, se vêtir, se loger,… mais pour ce qui est d’appréhender simplement les choses, on peut fort bien se livrer à cette occupation en étant à jeun, nu, et en état de vagabondage. Ceci démontre fort bien que la simple appréhension n’est point un travail.

Prenant un travail quelconque, le coût de ce travail sera donc égal à la moyenne de ce que dépense un travailleur moyen pour se nourrir, se vêtir, se loger, etc., pendant tout le temps du travail.

Qu’est-ce à dire ? M. Proudhon nous énumère les catégories des frais de production : nourriture, vêtement, etc., il nous donne les moyens d’apprécier mathématiquement le prix de revient d’un travail quelconque ; puis il veut ensuite que le coût de ce travail soit égal à la moyenne de ce que dépense un travailleur moyen ! Mais cette assertion est une monstrueuse énormité ! Prenant un travail quelconque, le coût de ce travail sera égal au coût de ce travail. Et voilà !

Je suppose, par exemple, que mon père ait dépensé pour m’élever, pour m’instruire jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, pour me racheter de la conscription, etc., etc., une trentaine de mille francs : c’est une chose qu’il doit savoir fort exactement. Mon travail coûte déjà 4 francs par jour, clair et net. Je suppose qu’avec cela, pour me nourrir, me vêtir, me loger, etc., etc., je dépense encore 6 francs, chiffre qu’il ne tient qu’à moi de vérifier. Le coût total de mon travail par jour est de 10 francs sans un centime de plus ni de moins. Et si le même calcul, établi scrupuleusement au sujet du fils de mon voisin, prouve que le coût de son travail, à lui, n’est que de 5 francs par jour, pourquoi vouloir que mon travail et le sien coûtent chacun 7 fr. 50 et non pas l’un 10 francs et l’autre 5 francs ? Pourquoi vouloir que mon travail, à moi, que son travail, à lui, qu’un travail quelconque, ne coûte pas ce qu’il coûte en réalité, mais la moyenne de ce que dépense un travailleur moyen ? Je n’ai plus alors une taille de lm60, ni mon voisin une taille de 1m65 : nous avons tous les deux la même taille égale à la moyenne de la taille de tous les hommes. Il ne faisait pas, il y a huit jours, 26° de chaleur et aujourd’hui 32° : la température, à chaque jour de l’année, est égale à la moyenne des températures de tous les jours de l’année. Voilà par exemple une théorie des moyennes qui est une façon tout à fait insidieuse de lire la loi d’égalité absolue dans la mécanique universelle, et de nous l’imposer en douceur.

Cette assertion de M. Proudhon, en effet, n’est pas simplement du dernier ridicule, elle est encore extrêmement dangereuse.

M. Proudhon ne l’émet bien évidemment que pour en arriver ensuite à taxer tous les salaires d’après ce fameux coût moyen. Et, le coût d’un travail quelconque étant considéré comme égal au coût d’un autre travail quelconque, les salaires des deux travaux seront égaux. Le travail d’un premier président de la cour de cassation et le travail d’un cocher de fiacre coûtant également la moyenne de ce que dépense un travailleur moyen, nous allouons à ces deux personnages le même traitement. Égalité des fonctions, équivalence des services et des produits, identité des valeurs… égalité des positions et des fortunes. Et nous voguons à pleines voiles vers la théorie du § 3 de la section qui s’éclaire comme un phare merveilleux.

Non pas, s’il vous plaît ! et pour deux bonnes raisons.

D’abord, parce que prenant un travail quelconque, le coût de ce travail est égal au coût de ce travail, et non pas au coût moyen des travaux ; parce que le coût de mon travail reste de 40 francs, celui de mon voisin de 5 francs, et qu’ils ne sont point l’un et l’autre de 7 fr. 50.

Ensuite, et ceci est très-important, parce que je refuse péremptoirement, et dans tous les cas, aux coûts, prix de revient, frais de production du travail, la possibilité d’en déterminer la valeur. Si je suis un paresseux et un sot, mon travail qui coûte bel et bien 10 francs peut ne pas valoir à beaucoup près 5 francs. Et si le fils de mon voisin est un garçon intelligent et laborieux, son travail qui coûte 5 francs peut en valoir bien plus de 10. Quoi qu’il en soit, son travail et le mien auront la valeur que leur attribuera sur le marché le rapport de la demande à l’offre, la loi de la rareté. Les prix de revient, fussent-ils égaux, n’y feront ni chaud ni froid.

D’une façon générale, je refuse d’admettre comme éléments de détermination des valeurs et comme chiffres scientifiques les chiffres de frais de production. En particulier, touchant le travail agricole, je ne m’occuperai jamais de son coût moyen ou non moyen, mais uniquement du salaire fixé sur le marché.

Ceci posé, il peut se présenter trois cas :

Si le produit obtenu par le travail en rembourse les frais, il y a compensation : l’homme est dit vivre en travaillant, vivre au jour (ajournée, nouer les deux bouts… Cette condition, pendant quelque temps, peut paraître tolérable ; avec le temps, elle est insuffisante.

Si le produit, après avoir remboursé le travail de ses avances, donne un excédant, cet excédant est dit profit ou bénéfice ; entendu de la terre et des immeubles, il prend le nom de rente.

Si le produit ne couvre pas les frais du travail, il y a déficit : le travailleur se ruine, et, s’il s’obstine, il se consume infailliblement et meurt. Quand le travail ne se rembourse pas par le produit, il se rembourse par le sang, ce qui ne peut mener loin.

Le ce qui ne peut mener loin touche au sublime, et tout ce passage peut être magnifique d’éloquence, mais il est d’une faiblesse déplorable au point de vue de l’exposition des faits ; et pour tirer de là l’idée de la rente foncière, il faut travailler davantage et y mettre plus du sien que pour faire un potage avec un caillou.

I. Je persiste d’abord à ne point vouloir admettre comme élément, en économie, le prix de revient, ni comme résultat les frais de production. Le coût d’un travail est à la disposition, à la convenance du travailleur qui se nourrit, se vêtit, se loge, etc., comme il l’entend et comme bon lui semble. Je n’admets comme un élément que la valeur du travail, et comme : un résultat que le salaire, déterminé sur le marché, qui paye cette valeur.

Il n’y a rien qu’on puisse, économiquement, appeler profit, bénéfice ou rente dans le sens du texte cité. Il n’y a, en économie politique, que des revenus ; trois espèces selon nous : la rente pour la terre, le profit pour les capitaux, le salaire pour le travail des facultés personnelles ; selon les économistes qui nient la valeur de la terre, deux espèces seulement : le profit et le salaire ; selon M. Proudhon qui nie également la valeur du capital, une seule espèce de revenu : le salaire. Pour tout le monde, le salaire doit être fixé par le rapport de la demande à l’offre du travail, et, une fois déterminé, doit rester le salaire, sans considérations de remboursement d’avances d’une part, et de bénéfice de l’autre. Ces considérations-là sont du domaine de l’économie domestique. Chassons donc de la phrase de M. Proudhon les mots de profit et de bénéfice. Expulsons-en également les immeubles dont la présence ici me fait rougir pour l’ignorance de mon adversaire. Ces premières modifications introduites, et la définition de M. Proudhon commençant à s’éclaircir, la rente serait considérée comme l’excédant du produit agricole sur le salaire agricole.

II. Maintenant, disons tout de suite à M. Proudhon que cet excédant se présente toujours dans le résultat des exploitations agricoles. Il n’arrive jamais que le produit total agricole rembourse strictement la valeur du travail, à plus forte raison qu’il manque à la couvrir. Il l’excède toujours. Débarrassons-nous donc des éventualités que M. Proudhon s’est donné la peine de prévoir dans son premier et dans son troisième cas. Le salaire des travailleurs agricoles loyalement payé au taux du marché, il reste toujours un excédant du produit total agricole sur ce salaire.

III. Ensuite, cet excédant étant ainsi parfaitement constaté, nous en déduirons, qu’il plaise ou non à M. Proudhon, une portion destinée à payer le service des capitaux artificiels : bâtiments, instruments, animaux, argent, etc., etc., engagés dans l’exploitation. Je pense avoir suffisamment réduit à néant les diverses réciprocités de prestation et gratuités de crédit, pour qu’on m’accorde ce que j’exige ici. Donc, ayant remboursé d’abord, avec M, Proudhon, le service du travail des facultés personnelles, je rémunère à présent, avec MM. Carey, Bastiat, le service du capital artificiel, quoi qu’en puisse dire M. Proudhon qui de cette rémunération ne semble point s’occuper.

IV. Enfin, j’accorde à M. Proudhon que salaire et profit payés, une part d’excédant restant encore, nous donnerons à cette part le nom de rente. Ce que j’affirme, en outre, avec MM. Passy, Garnier, Walras, c’est que cette rente paye le concours du sol dans l’œuvre de la production agricole,

Cet excédant se présente toujours.—« Affirmer que cet excédant ne se réaliserait pas sans la peine prise pour l’obtenir, c’est dire peu ; car cela n’est pas contesté. Ce qu’il faudrait prouver, c’est que, sans le concours prêté par la terre, il serait possible de le recueillir, et qu’il y a des industries non rurales ou extractives qui ont aussi le privilège de produire la rente. Or, cette preuve manque et certes ne sera jamais donnée…

« Vainement chercherait-on à se faire illusion. La terre seule rend plus de produit qu’il n’en faut pour payer les salaires, l’intérêt et le profit des capitaux dont elle requiert l’emploi, et comme il n’est aucune autre sorte d’application du travail qui obtienne pareil excédant, il faut bien reconnaître, dans l’existence de la rente, le résultat d’une action coopérative exercée par la terre elle-même[6]. »

Telle est la démonstration à posteriori que nous avions annoncée de la valeur de la terre comme capital, de la valeur de son revenu ; de l’existence de la rente. Telle est aussi l’explication a posteriori de la nature de la rente comme prix de ce revenu de la terre, comme prix du loyer du sol.

Quant à ce qui est de M. Proudhon, cette argumentation établit nettement la situation vis-à-vis de la rente.

Si l’auteur la considérait au moins comme l’excédant du produit agricole sur le salaire agricole, il serait simplement dans une double erreur :

1° Sur sa mesure et sa détermination, puisqu’il grossirait la rente de tout le chiffre du profit des capitaux artificiels engagés dans l’exploitation.

2° Sur sa nature, puisqu’il s’obstinerait à considérer le prix du loyer du sol et du loyer du capital comme un salaire du travail.

Mais M. Proudhon ne cherche point la rente foncière dans l’excédant du produit agricole sur le salaire agricole. Il la cherche dans l’excédant du produit agricole sur les frais du travail agricole : nourriture, vêtement, habitation, etc. des travailleurs. Et comme ces frais sont un élément aléatoire qu’aucune observation ne saurait préciser, dont aucune statistique ne pourrait même fournir la moyenne, qu’aucune théorie ne doit, en conséquence, considérer, il se trouve en définitive que la rente, telle que l’entend M. Proudhon, n’est pas seulement mal définie et mal déterminée, — mais complètement indéfinissable et indéterminable.

Ce n’était guère la peine de le prendre de si haut avec tous les économistes, pour en venir à se fourvoyer ainsi tout seul. Mais il y a mieux : M. Proudhon va tout à l’heure injurier l’école, précisément parce qu’elle définit et détermine ce que M. Proudhon altère, dénature, anéantit.


§2. Impôt et rente (suite)

Mais, en partant de l’hypothèse d’une dépense moyenne et d’un travailleur moyen, nous sommes partis d’une hypothèse essentiellement variable : qui dit moyenne suppose variation à l’infini. On conçoit donc que la rente, quelque nette qu’en soit l’idée, est au fond indéterminable : il est impossible de la séparer distinctement et avec précision du salaire.

Il n’y a que des philosophes de l’espèce de M. Proudhon qui soient capables d’avoir une idée nette de choses qui sont, au fond, indéterminables. Nous avons nous autres, de la rente foncière une idée nette : nous la considérons comme le prix du loyer du sol. En même temps cette rente foncière est, ainsi définie, parfaitement déterminable. La rente foncière se détermine d’elle-même, naturellement et fatalement, sur le marché, par le rapport de la somme des besoins qui réclament la possession ou la jouissance des terres à la somme des terres, par le rapport de la demande à l’offre de location du sol. Et donc il est très-possible de séparer distinctement et avec précision la rente foncière, non-seulement du salaire du travail, mais encore du profit des capitaux, salaire et profit se déterminant aussi naturellement que la rente foncière sur le marché, et la distinction précise se faisant d’elle-même entre les trois revenus des trois capitaux : terre, capital artificiel, facultés personnelles.

M. Proudhon qui ne croit ni à la valeur de la terre, ni même à la valeur du capital artificiel, qui, de tout point, ignore la distinction entre les trois capitaux, la distinction entre le capital et le revenu, qui repousse la loi du marché, est, on le conçoit, fort embarrassé pour définir et pour déterminer sa rente, pour définir et déterminer son salaire, pour séparer distinctement et avec précision sa rente de son salaire. À qui la faute ?

M. Proudhon croit pouvoir définir sa rente sans pouvoir la déterminer ; il se trompe : il ne la définit pas plus qu’il ne la détermine. Il se figure avoir une idée nette de la rente ; il s’abuse : il n’en a qu’une idée vague. Elle est pour lui l’excédant du produit agricole sur les frais du travail. Or, qu’est-ce que les frais du travail ? Où s’arrête le salaire normal ? Où commence le bénéfice ?

Pour tenter de déterminer sa rente ainsi définie, M. Proudhon a recours au coût moyen. Mais, qu’est-ce que le coût moyen ? Qu’est-ce qu’un travailleur moyen ? A combien se montent les dépenses d’un travailleur moyen ? Qui sera chargé de taxer les frais moyens du travail agricole ?

La rente est aussi indéterminable qu’indéfinissable pour M. Proudhon. En partant de l’hypothèse d’une dépense moyenne et d’un travailleur moyen, il est parti d’une hypothèse, non pas essentiellement variable, mais essentiellement insensée, fantastique et impossible. Sa théorie n’existera jamais. Et dans la pratique, où M. Proudhon arrivera-t-il ? À la taxe, comme toujours, à la taxe transcendante. Eh bien ! soit ; je ne me lasserai jamais de repousser l’arbitraire, et de protester contre la pratique autoritaire d’une théorie fausse, absurde, impuissante.

En effet, si le travail est plus demandé, le produit plus offert, la rente baisse et tend à s’éteindre ; tout passe au salaire, il ne reste rien pour la rente. Si au contraire il y a demande des produits et offre du travail, la rente renaît et se multiplie ; le rentier s’engraisse pendant que le travailleur s’étiole.

L’ai-je bien entendu ? C’est M. Proudhon qui met à parler offre et demande pour la première fois de sa vie ! C’est lui qui commence à invoquer les variations des valeurs sur le marché, ni plus ni moins qu’un disciple de l’école économiste, malthusienne, fataliste, aléatoire ! Et ce coût moyen du travail, cet ingénieux coût moyen, qu’en faisons-nous flonc ? Il faut opter : la valeur ne peut pas se mesurer tout à la fois sur le prix de revient et sur le rapport de la demande à l’offre. Les frais de production sont-ils à présent dédaignés, définitivement abandonnés ? En ce cas, encourageons les premiers bégayements économiques de M. Proudhon, en redressant avec complaisance ce qu’ils ont d’inexpérimenté.

Quand la société prospère, c’est-à-dire quand la population est nombreuse riche, quand la somme des facultés personnelles et des capitaux artificiels s’élève, les produits agricoles sont plus demandés. Quand les produits agricoles sont plus demandés, l’usage du sol et le travail agricole sont aussi plus demandés. Mais d’une part, l’usage du sol n’est pas plus offert ; et d’autre part, au contraire, le travail agricole est plus offert, lui, par le fait de l’augmentation de la population. La rente foncière s’élève, et le salaire agricole reste stationnaire.

Quand la société décline, c’est-à-dire quand la population est rare et pauvre, quand la somme des facultés personnelles et du capital artificiel s’abaisse, les produits agricoles sont moins demandés. Quand les produits agricoles sont moins demandés, l’usage du sol et le travail agricole sont moins demandés aussi. Mais d’une part, l’usage du sol n’est pas moins offert, et d’autre part, au contraire, le travail agricole est, par le fait de la diminution de la population, moins offert en même temps que moins demandé. La rente foncière s’abaisse et le salaire agricole ne varie

Ainsi l’énoncent les lois de la valeur.

S’il arrive qu’en dehors d’un progrès de la société, par des circonstances exceptionnelles, les produits agricoles soient extraordinairement demandés, l’usage du sol et le travail agricole sont demandés. On voit croître, du même coup, la rente foncière et le salaire agricole.

Et de même, sans que la société rétrograde, si, ne manière anormale, les produits agricoles sont offerts, l’usage du sol et le travail agricole s’offrent eux-mêmes. La rente foncière et le salaire agricole décroissent ensemble.

L’élévation de la rente foncière et celle du salaire agricole, l’abaissement du salaire et celui de la rente sont des faits connexes, liés intimement, se produisant de concert en raison de la demande ou de l’offre relative des produits agricoles. Les deux hypothèses de M. Proudhon, l’une d’un travail demandé en même temps que d’un produit offert, l’autre d’une offre du travail en même temps que d’une demande des produits, sont inadmissibles. Elles accusent, chez l’auteur, le plus complet défaut d’observation des faits, et n’ont d’excuse que sa grande jeunesse en matière de valeur d’échange.

Si les hypothèses sont inadmissibles, leurs conséquences ne le sont pas moins. Que le travailleur agricole et le propriétaire foncier, solidaires, se réjouissent ensemble d’une demande de produits qui fait le déplaisir du consommateur ; ou que le consommateur s’applaudisse de voir s’offrir les produits au détriment du propriétaire et du travailleur ; que le salaire agricole et la rente foncière s’élèvent ou s’abaissent ensemble, ils existent toujours, et peuvent toujours se séparer distinctement et avec précision l’un de l’autre. Dans tous les cas, il y a dans le résultat des exploitations agricoles : 1° un salaire pour le travailleur, 2° une rente pour le propriétaire du sol, sans compter qu’il y a : 3° un profit pour le possesseur du capital agricole. C’est le consommateur des produits agricoles qui paye nécessairement ce triple élément de leur production.

En termes plus simples, si par quelque moyen le travailleur réduit ses frais ou est forcé de les réduire, la part regardée comme bénéfice sera plus grande, soit qu’elle aille tout entière à un maître ou propriétaire, soit qu’une partie reste aux mains du travailleur. Si les frais augmentent, la rente y passe ; il n’y a de surplus, de profit pour personne.

Toutes ces suppositions de causes, toutes ces considérations d’effets sont émises gratuitement, pour la plus grande gloire de la théorie de l’auteur sur la rente, et en dehors de toute étude de la réalité des phénomènes économiques.

Que le travailleur, d’abord, réduise ses frais ou qu’il les augmente, encore une fois cela le regarde et nous importe peu ; l’existence et le chiffre de la rente ne peuvent pas dépendre de la façon plus ou moins exagérée ou restreinte dont le travailleur trouvera bon de se nourrir, de se vêtir, etc., etc. Nous n’admettons à s’inscrire au nombre des résultat» de la production agricole que le salaire. Nous ne nous occupons que de la rente et du salaire ; ni le salaire, ni la rente ne sont déterminés par aucune circonstance de frais de production.

Maintenant, si le travailleur agricole se contente ou est forcé de se contenter d’un moindre salaire, ie propriétaire foncier se contentera d’une moindre rente. Ou bien, si le salaire du travailleur s’élève, la rente du propriétaire s’élèvera du même coup.

On pourrait concevoir cependant qu’en dehors des circonstances indiquées ci-dessus d’une demande demande ou d’une offre de produits agricoles plus ou moins considérables, le salaire vînt à diminuer sans la rente ou la rente sans le salaire : ce serait, par exemple, si les travailleurs agricoles se faisaient concurrence sans que les propriétaires fonciers en fissent autant, ou réciproquement.

Dans tous les cas possibles, dans toutes les éventualités imaginables, il y aura toujours et toujours un salaire pour le travailleur et une rente pour le propriétaire. Et jamais ni jamais il n’arrivera, qu’une portion de la rente reste aux mains du travailleur, ni qu’une portion du salaire tombe dans celles du propriétaire.

Alors même qu’un seul individu cumulerait les fonctions d’agriculteur et de propriétaire du sol, auquel cas il devrait toucher rente et salaire, le salaire et la rente se distingueraient naturellement l’un de l’autre.

Et jamais ni jamais non plus il ne pourra se faire que la rente s’annihile, non plus que le salaire, par la raison que les motifs qui empêcheront toujours le travailleur de donner gratuitement son temps et sa peine empêcheront toujours aussi le propriétaire foncier de prêter gratuitement le sol cultivable.

En dernier résumé, ce n’est donc absolument et uniquement qu’au seul point de vue où s’est placé M. Proudhon pour envisager la rente, qu’elle peut se confondre avec le salaire. Dans la réalité des faits cette confusion est impossible. C’est donc en soi quelque chose d’éminemment variable, arbitraire et aléatoire que la rente ;…

Entendue à votre façon, certes. Mais non pas assurément à la nôtre. Considérée comme le prix du loyer du sol, la rente peut être variable ; elle n’a rien d’arbitraire ni d’aléatoire. La rente foncière, comme elle existe et comme nous l’expliquons, vient de ce que la terre, étant une chose utile et limitée dans sa quantité, constitue un élément de la richesse sociale appropriable, valable et échangeable, et de ce que la terre étant un capital produit un revenu que peut vendre le propriétaire. La rente est variable assurément, comme toutes les valeurs sont variables, comme toutes les températures sont variables ; la rente s’élève ou s’abaisse sur le marché ; mais elle n’en est pas moins un fait distinct et spécial, comme le profit, comme le salaire.

…Quelque chose dont nous avons le concept, mais qui ne se définit que par le contrat, c’est-à-dire par un acte juridique étranger à la chose ; comme nous avons vu que la propriété se définit par la loi.

À peu près autant, en effet. La rente est un fait naturel, antérieur à toute espèce de contrat, comme anssi la propriété est un fait moral, un droit naturel antérieur à toute espèce de loi. Cette façon de refaire l’univers avec des lois et des contrats est bouffonne.

Dans cette définition qu’opère seule la volonté des parties, le chiffre qui sert à désigner la rente peut n’être pas exact ; le fût-il d’ailleurs, à un moment donné, que le moment d’après il ne le serait plus.

Toujours dans votre système, assurément. Mais il est souverainement absurde de confier des définitions à la volonté des parties, plutôt que de les tirer de la nature des choses. Dans de pareilles données, il ne suffit même pas d’énoncer que le chiffre de la rente peut n’être pas exact, il faut dire qu’il ne peut jamais être exact à aucun prix. La détermination de la rente se ressentira toujours du vice de la définition qui ne définit rien. Au contraire, alors que l’on définit la rente le prix du loyer du sol, et qu’on s’en rapporte pour sa détermination au rapport de la somme des besoins à la somme des provisions, à la loi du marché, le chiffre ainsi obtenu ne peut pas ne pas être toujours exact. La rente est variable, et néanmoins peut se vendre et s’acheter pour un certain temps à forfait ; c’est une transaction parfaitement naturelle, et le prix de la rente foncière ainsi débattu est toujours exact.

Par le contrat, au contraire, en supposant la liberté et la bonne foi égales des deux parts, ce chiffre est réputé juste ; ce qui tombe au delà ou en deçà de la moyenne n’affecte pas le droit. c’est de la matière.

De la matière tant que vous voudrez, mais de la matière précieuse, affectant tout à la fois la réalité des faits, la vérité des théories, et le droit. Nous voulons des chiffres qui soient justes et non point réputés justes. Nous dénions aux contrats, en supposant même la liberté et la bonne foi égales des deux parts, la propriété souveraine de fonder la science, et à vous le droit de vous substituer à la nature pour créer à nouveau le monde sur papier timbré.

C’est cette variabilité propre de la rente, que la volonté des deux contractants est seule capable par une fiction de droit de fixer, qui fait tant divaguer les économistes, la plupart, pour ne pas dire tous, s’efforçant de donner une définition fixe d’une chose qui de sa nature n’en comporte pas, et de subordonner à une pareille définition la science tout entière. (Voir au Dictionnaire de l’Économie politique l’opinion de MM. Ricardo, Carey, Passy, Bastiat.)

Nous nous opposons ii l’introduction du droit dans la théorie de réchange, et à l’introduction de toute fiction de droit dans toute espèce de théorie naturelle ou morale. La variabilité de la rente ne lui est point propre : elle lui est commune avec toutes les valeurs. Cette variabilité de la rente n’est point un obstacle à ce qu’on la définisse, non plus qu’à ce qu’elle soit déterminée comme toutes les valeurs. Il est faux, absolument faux, que la plupart des économistes, pour ne pas dire tous, se soient efforcés de subordonner la science économique tout entière à la définition de la rente foncière qui d’ailleurs comporte une définition précise et une détermination naturelle. (Voir au Dictionnaire de l’Économie politique l’opinion de M. Passy ; voir aux Éléments de l’Économie politique l’opinion de M. Joseph Garnier ; voir à la Théorie de la Richesse sociale l’opinion de M. Walras ; voir etc., etc.)

Voir tout ce que M. Proudhon n’a jamais vu.

Mais il est encore une autre cause de division pour les économistes, et qui a son principe dans la première : elle consiste en ce que, la rente étant par elle-même indéterminable et ne pouvant se distinguer nettement du salaire, il est impossible, à priori et de par la théorie pure, de dire à qui doit être attribuée la rente, du propriétaire ou du travailleur.

S’imaginer que la théorie pure ne peut dire à priori à qui doit être attribuée la rente foncière, et que sans doute il faut s’en rapporter à la pratique pour la dis tribuer à posteriori, c’est encore une de ces idées baroques dont M. Proudhon a le monopole, et qu’avec toute son audace de paradoxe il ne soutiendra jamais. Le prix de vente d’un revenu quel qu’il soit est dû par le locataire au propriétaire du capital. C’est là une règle de théorie pure qui ne souffre aucune exception dans la pratique. Si l’on adopte l’opinion des économistes qui voient dans la rente foncière le prix du loyer du sol, la rente payée parle consommateur des produits agricoles est due par l’agriculteur au propriétaire foncier. J’ajoute que la pratique à posteriori a toujours confirmé et confirme encore cette théorie. Si l’on se range à la conviction de M. Proudhon qui voit dans la rente un salaire du travail, la rente payée par le consommateur des produits agricoles doit rester aux mains de l’agriculteur, propriétaire des facultés personnelles desquelles son travail constitue le revenu. La pratique ne justifie pas cette combinaison ; mais si M. Proudhon est assuré de l’excellence de sa théorie, il n’a qu’un but à poursuivre, c’est d’y conformer la pratique : la seule excuse de l’erreur, c’est d’être logique à priori et à posteriori, jusqu’à l’absurde inclusivement.

M. Blanc Saint-Bonnet voit dans la rente la source des capitaux : « La propriété, dit-il, est le réservoir du capital. »

Il n’est pas impossible que M. Blanc Saint-Bonnet soit assez avancé en économie politique pour avoir rejoint les physiocrates. Je ne me donnerai certainement pas la peine de chercher ce qu’a pu vouloir dire au juste M. Blanc Saint-Bonnet, dont les opinions sont dépourvues de toute espèce d’autorité. M. Proudhon aura voulu se donner le plaisir de frapper sur un ignare plus ignare qu’il n’est lui-même : je ne lui envie pas cette satisfaction. Mais je ne puis m’empêcher de dire à M. Proudhon qu’il est assez étrange qu’il fasse à M. Blanc Saint-Bonnet l’honneur d’une citation et d’une réfutation dont il s’abstient avec soin vis-à-vis de MM. Bicardo, Carey, Passy, Bastiat, Garnier, Walras, etc., etc. Si quelqu’un a tenté de montrer en quoi consistait le dissentiment des économistes sur la question de la rente foncière, c’est moi seul et non M. Proudhon. Mais non, cela n’a rien d’étrange : cela est le fait d’une ignorante étourderie.

Au fond, et à considérer le fait dans sa primitivité, la rente est la récompense du travail ; elle est son salaire légitime, elle lui appartient.

Elle est son salaire… elle lui appartient. Si elle est son son salaire, elle lui appartient en effet ; mais, par contre, elle ne lui appartient point si elle n’est point son salaire. Donc ce qu’il fallait nous démonter, c’était que la rente foncière était un salaire du travail agricole. Il s’ensuivait directement que la rente appartenait au travailleur. Mais ce qu’il fallait démontrer, vous vous êtes strictement contenté de l’énoncer simplement, sans aucune démonstration, et pour cause. L’on vous a répondu, l’on vous répond encore que la rente foncière demeure en excédant une fois le travail rémunéré, une fois même le service des capitaux artificiels rétribué, alors qu’il n’y a plus à à payer que le service du sol, le concours de la terre dont théoriquement et pratiquement, à priori et à posteriori, elle est le prix. Il s’ensuit donc que la rente foncière appartient au propriétaire foncier.

Il ne vient pas à l’esprit du sauvage, quand il a tué un daim et qu’il se dispose à le manger avec sa famille, de faire deux parts de sa chasse et de dire : Ceci est ma rente, ceci est mon salaire.

Le sauvage n’est pas un économiste, il n’est pas un membre de l’Académie des sciences morales et politiques. On ne peut donc pas raisonnablement exiger qu’il lui vienne à l’esprit de faire l’analyse dont parle M. Proudhon. Mais le sauvage le plus sauvage ne doute point qu’il n’y ait pour lui, comme pour tout le monde, un grand avantage à chasser le daim dans des forêts giboyeuses plutôt que sur des montagnes arides. Il sait à merveille que si son activité personnelle et son adresse sont pour quelque chose dans le résultat de sa chasse, il doit cependant attribuer une partie de son succès à la munificence de la nature qui nourrit dans les forêts les daims dont il se nourrit lui-même ainsi que sa famille. Il sait encore qu’il n’y a point des forêts partout, ni des daims pour tout le monde en quantité illimitée, et qu’il est plus favorisé que d’autres. Et le plus sauvage des sauvages sent tout cela si vivement, et le comprend si nettement, qu’il n’est aucunement désireux de voir des étrangers venir chasser sur les territoires qui forment son domaine ou le domaine de sa tribu, et qu’il applique ses soins à se réserver la jouis sance exclusive de ses forêts, jouissance qui constitue sa rente foncière, sans qu’il s’en rende compte et sans qu’il sache en faire le départ.

Le sauvage, s’il accordait à des étrangers le droit de chasser sur ses terres, ne le ferait point sans exiger qu’ils prissent la peine de tuer pour lui quelques-uns de ces daims dont il a besoin pour subsister ; et c’est alors qu’en se disposant à manger sa nourriture en famille, il pourrait dire, en montrant les daims qu’il aurait tués lui-même :—ceci est mon salaire, et en parlant de ceux qu’on aurait tués pour lui :—ceci est ma rente.

Ce que je dis ici du chasseur peut se dire également du pasteur nomade pour lequel les bons pâturages sont, au point de vue du concours de la terre, ce que sont, pour le sauvage, les forêts giboyeuses. Sans doute, la rente foncière se dessine plus nettement dans l’état agricole que dans l’état pasteur ou l’état chasseur ; mais il n’en est pas moins vrai que, quel que soit le régime économique d’une société, il y a toujours dans la valeur des produits demandés au sol une portion représentant le concours du sol.

Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, que la terre n’est pas le seul bien qui témoigne de la générosité de la Providence à notre égard. Elle nous a donné l’air, le vent, l’eau des fleuves et des mers, la lumière et la chaleur solaires, les forces de la pesanteur, de l’électricité, qui sont aussi des agents de production puissants et considérables. Mais ces derniers biens nous sont donnés à profusion, ils sont illimités dans leur quantité ; dès lors ils sont sans valeur et ne peuvent être l’objet de la propriété. La terre, qui leur ressemble à tous égards sous le rapport de l’utilité, s’en distingue profondément au point de vue de la rareté, par la limitation dont elle est frappée. Il n’y en a pas pour tout le monde à discrétion ; dès lors, elle est appropriable, elle est valable et échangeable. Elle constitue d’ailleurs un capital qui donne lieu à un revenu ; et le revenu de la terre, autrement dit l’énergie productive de sa fécondité naturelle, s’achète par la rente foncière dont le fermage est le prix débattu, le prix à forfait pour un certain temps.

Les facultés personnelles aussi sont analogues à toutes les forces naturelles de production sous le rapport de l’utilité, et analogues à la terre sous le rapport de la rareté. Les facultés personnelles nous sont distribuées gratuitement, et elles sont limitées par le nombre des hommes et par la mort pour chacun d’eux. C’est pourquoi personne de nous n’est disposé à mettre gratuitement ses facultés personnelles à la disposition de ses semblables ; et pourquoi nous nous en faisons payer les uns aux autres la jouissance, le service, le travail, le revenu, sous le nom de salaire.

Et si, en raison du conflit économique et de l’exercice de la propriété, la coutume s’est établie parmi les propriétaires et entrepreneurs de réduire à la plus mince expression le salaire de l’ouvrier, afin de grossir d’autant leur rente, il ne faut pas s’imaginer pour cela que la rente soit donnée dans la nature des choses, au point que l’on puisse sans difficulté la reconnaître, comme on reconnaît un noyer au milieu d’une vigne.

Ne tournons point indéfiniment dans le même cercle. D’après les faits que j’ai opposés à mon adver saire, et d’après l’analyse que mes maîtres ont donnée de ces faits avant moi, je lui réponds qu’il ne faut pas s’imaginer, mais qu’il faut croire, et croire de toutes ses forces, que la rente est donnée dans la nature des choses, et qu’avec un esprit net on peut sans difficulté la distinguer des salaires et des profits, comme on reconnaît, avec des yeux sains, un noyer au milieu d’une vigne, un cheval au milieu d’un troupeau de moutons, comme on distingue un arbre d’un minéral et d’un végétal.

Il n’est pas vrai, d’ailleurs, que, grâce au conflit économique et à l’exercice de la propriété, les propriétaires et entrepreneurs soient libres d’augmenter la rente ou le profit aux dépens du salaire, si le marché où se déterminent naturellement toutes les valeurs demeure libre de tout arbitraire.

En fait, salaire et rente, à l’origine se confondent ;…

Jamais. Le salaire se distingue de la rente, la rente du salaire ; la rente et le salaire se distinguent aussi du profit des capitaux artificiels dont vous ne parlez jamais, parce que vous ne les connaissez point. Rien ne se confond, tout se distingue, à l’origine et dans les résultats, théoriquement et pratiquement, à priori et à posteriori.

…Et s’il fallait, àpriori, décider à qui cette dernière, dans le cas où elle existe, doit être adjugée, la présomption serait acquise au travailleur.

La rente existe toujours dans le résultat du travail agricole ; elle n’existe que là. Retenez cela. Puis, Hé faisons point de la science par présomption : le géomètre ne présume point que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits, ou que le triangle équilatéral est en même temps équiangle. Il le démontre et il l’énonce. Nous démontrons que la rente est le prix du concours de la terre, et nous énonçons qu’elle est due au propriétaire foncier. Démontrez qu’elle est le salaire du travail, vous énoncerez qu’elle appartient à l’agriculteur.

En effet, on admet en principe que tout travail entrepris dans de bonnes conditions doit laisser au travailleur, en sus d’une consommation modérée, un excédant, une rente.

Je ne connais, en économie politique, rien qui soit un excédant. L’excédant du produit agricole sur le salaire n’en est pas un : c’est la somme de la rente foncière et du profit des capitaux qui sont deux revenus, comme le salaire lui-même est un revenu. Je ne connais, en économie politique ; que des revenus. Je comprends qu’on puisse estimer les frais de production d’un travail ; et je conçois qu’il puisse y avoir, dans le taux du salaire déterminé sur le marché, un excédant sur les frais de production ; mais comme il dépend uniquement du travailleur de réduire ses frais, et notamment ses frais d’entretien personnel, pour augmenter le chiffre de l’excédant en question, ce chiffre et toute la question d’excédant sont du ressort non de l’économie politique, mais de l’économie domestique.

Qu’au point de vue de l’intérêt du travailleur, ou de la morale privée, ou de l’hygiène, on lui conseille en principe de modérer sa consommation, de réduire ses frais d’entretien personnel, de se nourrir suffisamment sans excès, de se loger confortablement sans luxe, de s’habiller proprement sans extravagance de toilette, etc., etc., tout cela peut fournir matière à des sermons de prédicateur, à des préceptes de moraliste, jamais à des principes scientifiques de théorie de la valeur d’échange.

On n’admet donc, en principe d’économie, la nécessité d’aucun excédant, non pas seulement de l’excédant du produit agricole sur le salaire au bénéfice du travailleur, mais même de l’excédant du salaire sur le prix de revient du travail. M. Proudhon est le seul qui admette cela : c’est de sa part, une de ces présomptions qui se substituent si commodément aux théorèmes. Le travail n’est lui-même qu’un revenu : c’est le revenu de nos facultés personnelles, c’est l’application journalière dé nos forces physiques et morales. Le prix du travail c’est le salaire, et le salaire payé loyalement, conformément à la loi du marché, satisfait aux droits du travailleur et aux exigences de la justice. Si le travailleur a le bon esprit de faire des économies sur son salaire, il pourra devenir propriétaire foncier ou capitaliste, il touchera une rente ou des profits. Cela dépend uniquement de la volonté et du plus ou moins de sagesse et de prévoyance des individus : on ne peut, à ce sujet, poser aucun principe, fixer aucun chiffre. Il y a des salaires très-élevés qui ne donnent lieu à aucun excédant, grâce à l’appétit insatiable des travailleurs ; il y a des salaires très-modiques qui permettent des économies notables, grâce à la sobriété de ceux qui les gagnent.

La raison en est que la consommation elle-même est variable ; que, les premiers besoins satisfaits, il s’en manifeste d’autres, de plus en plus raffinés et coûteux, dont la satisfaction exige par conséquent qu’il puisse être largement pourvu aux autres.

M. Proudhon confond de plus en plus l’économie politique avec l’économie domestique. Eh bien donc ! en me plaçant sur le même terrain, j’avouerai que les besoins de l’homme deviennent effectivement plus nombreux, plus raffinés et plus coûteux de jour en jour. Pour ce qui est de les satisfaire, c’est affaire à lui-même à y pourvoir, et non pas à la morale sociale, ni à la science économique. À mesure que le travailleur avance en âge, son travail devient plus expérimenté ; ce travail est plus rare, il a plus de valeur, il doit suffire à la consommation de l’homme. Si cette plus-value ne suffit pas à pourvoir à la satisfaction des besoins nouveaux, si ces nouveaux besoins sont par trop raffinés, que le travailleur travaille davantage ; ou s’ils sont tout à fait coûteux, et si la carrière du travailleur ne lui semble définitivement et malgré tout pas assez lucrative, qu’il en cherche une autre. Cela ne nous regarde au bout de compte en aucune façon.

L’excédent de produit est donc tout à fait conforme à la dignité humaine, à notre faculté de prévision, de spéculation, d’entreprise ; en un mot, cet excédant est de notre droit.

Cela est faux. Voilà de ces sophismes empoisonnés qui égarent la plèbe, et donnent le change à ses instincts. C’est un devoir que d’écraser de si détestables théories pour tous les hommes sensés qui ne veulent point voir compromettre par des fous les intérêts vrais du peuple travailleur qui sont aussi les leurs. Avant de répondre à M. Proudhon toutefois, et pour qu’il n’y ait aucune confusion possible dans l’esprit du lecteur, je déclare une fois de plus mettre hors de cause l’excédant du produit agricole sur le salaire agricole. Cet excédant n’en est pas un : il est la somme de la rente foncière et du profit des capitaux. Je dédaigne de répéter encore une fois que le travailleur n’y saurait avoir aucun droit. Maintenant, quant à l’excédant du salaire déterminé par la loi du marché sur le prix de revient du travail, lequel est au gré du travailleur, j’affirme que cet excédant ne saurait être l’objet d’un droit.

Nous vivons à une époque plus que toute autre féconde en confusions d’idées, en interversions de mots. Tous les principes sont aujourd’hui détournés au profit des terreurs les plus superstitieuses ou des plus audacieuses ambitions. Ici, au dire de prétendus hommes d’État qui ne furent jamais des philosophes, le propriétaire foncier se présente à nous comme exerçant un véritable sacerdoce, et la propriété n’est plus généralement un droit, c’est un devoir. Là des journalistes s’improvisant tribuns déclarent que le travail n’est plus un devoir mais un droit ; et, à les entendre, la République ne saurait se dispenser de fournir à quelques milliers d’amateurs l’occasion de promener des cailloux.

L’erreur de M. Proudhon n’a point d’autre origine, et n’est point d’autre nature ; elle ne trouble pas moins l’harmonie des vérités premières de la morale. La création d’un excédant du salaire sur les frais de production, par la diminution des frais d’une part, par le perfectionnement du travail de l’autre, est pour le travailleur un devoir individuel, jamais un droit social. En acceptant la discussion sur le terrain de la morale privée, j’admets que cet excédant soit en effet conforme à la dignité humaine, à notre faculté de prévision, de spéculation, d’entreprise. J’ajoute que sa création dépend de la volonté, de l’expérience, du talent, de la modération, de la prévoyance du travailleur. Comment oserait-on prétendre que la société doit un excédant au travailleur inhabile, paresseux, dissipateur ? L’équilibre social une fois trouvé, le travailleur n’a plus rien à demander à toute cette philanthropie de bas étage. Il doit tout attendre de lui et de l’harmonie des lois naturelles de l’économie.

Le rentier présumé, ce serait donc, je le répète, à ne consulter que le fait brut, le travailleur.

Cette thèse avorte honteusement. En nous parlant d’un excédant conforme à la dignité de l’homme, vous ne parliez, à tout prendre, que de l’excédant du salaire sur les frais de production ; mais vous espériez, du même coup, vous attribuer l’excédant du produit agricole sur le salaire. Cette opération est manquée. La création d’un excédant du salaire sur les frais de production est un devoir à la disposition libre du travailleur ; elle est du ressort de l’économie domestique et de la morale privée. Quant à l’excédant du résultat total agricole sur le salaire, l’économie politique démontre qu’il se compose de deux éléments : du profit des capitaux artificiels engagés dans l’exploitation agricole, et de la rente foncière du sol exploité.

En économie, d’ailleurs, il n’y a pas de rentier présumé. Partout il n’y a que des rentiers effectifs : ce sont le capitaliste et le propriétaire foncier. Le propriétaire foncier a son revenu spécial, le capitaliste a le sien ; si ces revenus sont assez élevés, le capitaliste et le propriétaire foncier peuvent vivre sans travailler : c’est en ce sens qu’on les appelle habituellement, parmi le vulgaire, des rentiers. Le travailleur n’est pas rentier ; il a son revenu propre, c’est son travail dont le salaire est le prix. Et il faut que chacun, travailleur ou rentier, s’arrange pour vivre de son revenu, sans toucher au revenu des autres, en créant un excédant de ce revenu sur sa dépense, si bon lui semble, en faisant des économies, s’il y a moyen. Le travailleur, en tant que travailleur, lie peut avoir aucun droit sur la rente foncière.

Cependant la pratique sociale n’a pas voulu qu’il en fût ainsi ; et, quelque lésée que la classe travailleuse puisse se dire aujourd’hui, quelque revendication qu’elle ait droit d’élever, ce n’est pas sans une raison sérieuse que s’est faite cette distinction fondamentale de la rente et du salaire. C’est ce que je ferai toucher du doigt.

Ce n’est pas sans une raison sérieuse que s’est faite cette distinction fondamentale de la rente et du salaire. Parbleu ! je le crois bien ! Cette raison sérieuse et très-sérieuse, c’est que la distinction est naturelle, c’est que la rente est une chose et que le salaire en est une tout autre, c’est que la rente foncière représente le concours du sol, et que le salaire représente le concours de l’homme dans l’œuvre de la production agricole.

C’est ce que je ferai toucher du doigt. Quelle condescendance ! En vérité, nous ne savions comment ni par quelle raison distinguer la rente du salaire ; qu’allions-nous devenir si M, Proudhon ne se fût offert à nous mettre le doigt sur cette raison ? Hélas ! notre raison qui est excellente est aussi la seule bonne. Et M. Proudhon qui, pour cent motifs, ne peut pas faire la part du concours de la terre dans le travail agricole, ne distinguera rien du tout, ne fera rien toucher du doigt.

La terre, pour M. Proudhon, n’a pas de valeur ; son revenu n’en a pas davantage. La rente sort du travail ; elle est indéfinissable et indéterminable ; elle ne se distingue pas du salaire. Très-bien ! alors, elle se confond avec lui, et elle appartient au travailleur : toute distinction entre la rente et le salaire est impossible, inutile, funeste. Les profits des capitaux sont également le fruit du travail et le salaire du travailleur.

Que veut distinguer, à présent, M. Proudhon ? La rente et le salaire ? Je ne le souffrirai point. J’interdis, à présent, à M. Proudhon de revenir sur la confusion qu’il a faite : s’il s’est jusqu’ici fourvoyé dans l’erreur, qu’il y reste.

Selon M. Proudhon, la classe travailleuse est aujourd’hui lésée de tout l’excédant du produit total agricole sur le salaire ; la classe travailleuse est en droit de revendiquer, outre son salaire, le profit des capitaux engagés dans l’exploitation et la rente du sol exploité. Je ne sors plus de là. Je me suppose agriculteur dans la république de M. Proudhon : la profession me paraît éminemment agréable et lucrative. M. Proudhon m’affirme que le résultat total agricole est le fait de mon travail ; que je n’ai pas plus à payer l’usage du sol que le service de mes instruments ou que les pluies du ciel ; que le prix des produits m’appartient en intégrité. Je le prends au mot. Je m’oppose à toute distinction fondamentale entre mon salaire et le profit, entre mon salaire et la rente.

Mais que signifient donc, au fait, et ces remords tardifs de l’auteur, et cette conversion subite et inattendue ! J’y suis.—C’est que M. Proudhon, je m’en souviens à présent, débutait en annonçant l’intention d’établir comme quoi la rente foncière devait être absorbée intégralement par l’impôt. C’est qu’après avoir arraché la rente au propriétaire foncier pour l’attribuer au travailleur, il veut à présent la reprendre au travailleur pour la donner à l’État.

Suivez la chaîne du raisonnement :

Il est impossible de séparer distinctement et avec précision la rente du salaire (p. 317).

Donc, au fond, la rente est la récompense du travail ; elle est son salaire légitime, elle lui appartient (p. 319).

En conséquence, la rente est le revenu naturel de l’État (p. 324).

Voilà, par exemple, une façon de raisonner, ou plutôt de déraisonner, qui serait trop commode Que la rente soit ou bien qu’elle ne soit pas le revenu naturel de l’État, je n’en sais rien et n’en veux rien savoir pour le moment, Mais ce que je défends particulièrement à M. Proudhon, c’est de nous prouver cela.

M. Proudhon nous disait :—La rente est une chose éminemment arbitraire et aléatoire, un concept indéfinissable et indéterminable. Salaire et rente se confondent. Et, dans le cas où elle existe, la rente doit être adjugée au travailleur. Et maintenant cette fiction dont la définition et la détermination sont impossibles, dont l’existence même est hypothétique, il l’attribue à la communauté pour couvrir d’innombrables charges, exécuter des travaux, entretenir une police, une administration, des écoles ! (p. 323.)

Non pas. Fictive ou réelle, le travailleur a la rente et la gardera, ne vous en déplaise ; ou bien il se hâtera de la rendre au propriétaire foncier. Soyons logiquement absurde, ou rétractons-nous tout de suite, et faisons litière de nos théories.


$3.

Impôt et rente (fin).

Pour que le travail soit fécond et puisse laisser une rente bien des conditions sont requises, dont plusieurs ne dépendent pas de l’ouvrier, ne résultent point de son libre arbitre :

1o Conditions dans le travail : choix des instruments, méthode, talent, diligence ;

2o Conditions dans le sol et le climat ;

3o Conditions dans la société : demande des produits, facilité de transport, sécurité du marché, etc.

De cette classification il résulte que, si la condition première, nécessaire, de toute rente est le travail, une autre série de conditions dépend de la nature, et une troisième appartient à la société.

D’où il suit que la rente, en supposant toujours qu’elle existe, appartient, pour une part au travailleur, qui la rend perceptible ; pour une seconde part la nature, et pour une troisième part à la société, qui y contribue par ses, institutions, ses idées, ses instruments, ses marchés.

Tout ceci, lecteur, n’est autre chose, vous l’avez sans doute parfaitement compris de vous-même, qu’une tout à fait nouvelle et tout à fait imprévue théorie de M. P.-J. Proudhon sur la rente foncière ; ou, si vous voulez, c’est une seconde édition revue et corrigée de la première théorie de la rente du même M. P.-J. Proudhon.

Tout à l’heure, suivant M. Proudhon, la rente était le fruit du travail et devait être sa récompense ; la rente ne se distinguait pas du salaire et appartenait au travailleur. À présent, au dire de M. Proudhon, la rente naît du triple concours du travail, de la nature et de la société ; elle appartient pour une part à la société, pour une part à la nature, pour une part au travailleur.

Mais notre auteur s’indigne, et proteste qu’on travestit son œuvre. On prend pour une théorie nouvelle ce qui n’est que le développement régulier de la théorie première. — En effet ! Tout à l’heure M. Proudhon, avec une imperturbable assurance, émettait ce principe sur lequel il voulait s’appuyer : — Point de richesse sans travail ; — et voici qu’à présent la nature crée de la richesse ; et c’est le nouveau principe dont nous allons partir ! La différence est minime et presque inappréciable, en vérité !

Il n’en faut point douter : la théorie change et se renouvelle, et se transforme bel et bien. Il n’y a qu’un seul point sur lequel M. Proudhon n’ait pas varié : c’est qu’il n’est pas très-sûr encore de l’existence de cette rente dont il nous aura donné bientôt deux théories opposées.

M. Proudhon est assurément le seul homme de France qui soit d’un esprit aussi inventif et d’une conscience scientifique assez indépendante du respect humain pour se réfuter lui-même sans plus de façons. Cette absence de méthode poussée jusqu’à l’impudence n’est-elle point une qualité bien précieuse chez un ignorant ? Que, dans une troisième théorie de là rente foncière, M. Proudhon veuille bien modifier de plus en plus son opinion ; qu’il consente enfin à ne reconnaître pour seul auteur de la rente que la nature, en renvoyant le travail à ses occupations, et la société n’importe où, et nous commencerons à nous entendre, lui et moi, sur la question de la nature et de l’origine de la rente. Nous pourrons aussi chercher alors de concert à qui attribuer cette rente. J’ai bien peur malheureusement que M. Proudhon n’ait vidé son sac ; ou, s’il ne l’a pas vida, je crains qu’il ne s’y trouve guère rien de meilleur que ce qui en a été tiré jusqu’ici.

Quoi qu’il en soit, je vais procéder courageusement à l’examen et à la réfutation de la théorie nouvelle qui se produit.

Pour que le travail soit fécond et puisse laisser une rente, bien des conditions sont requises, dont plusieurs ne dépendent pas de l’ouvrier, ne résultent point de son libre arbitre. Il est d’abord évident, par ce début, que M. Proudhon de sa première théorie retient la définition même de la rente : il faut protester encore une fois, contre cette définition.

La rente foncière est toujours pour l’auteur l’excédant du produit agricole sur les frais du travail agricole.

En premier lieu, refusons encore, refusons toujours aux frais de production le droit d’intervenir dans les questions vitales de l’économie. En ce qui concerne le rôle du travail, ses résultats et ses droite, ne donnons accès dans la science qu’au salaire. Le salaire est le prix débattu sur le marché du revenu des facultés personnelles ; il est définissable et déterminable ; les frais de production ne sont ni l’un ni l’autre scientifiquement. En particulier, dans la théorie de la rente foncière, substituons à l’excédant dont s’occupe M. Proudhon celui du produit agricole sur le salaire agricole.

En second lieu, de cet excédant déduisons le prix du revenu du matériel d’exploitation également débattu sur le marché, je veux dire le profit des capitaux artificiels engagés dans l’exploitation agricole. Ayant ainsi diminué le résultat total de la production agricole du salaire des travailleurs et du profit des capitalistes, nous appellerons rente ce qu’il en restera.

En troisième lieu, rassurons définitivement M. Proudhon sur l’existence de la rente. Que le travail agricole soit fécond ou infécond, la rente existe toujours en théorie et en pratique. La fécondité naturelle du sol fait naître des herbes et des arbres, des fleurs et des fruits, là même où le travail agricole ne s’est jamais exercé. Là où le travailleur a passé, pour tant ou si peu qu’il ait fait, la nature s’est unie à lui pour féconder son travail. Les travailleurs et les capitalistes rémunérés, il reste toujours un excédant du produit total agricole sur la somme des salaires et des profits : c’est cet excédant qui est la rente foncière, Nous attribuions, nous, tout à l’heure, avec MM. Passy, Garnir, Walras, la création de cette rente au concours du sol dans l’œuvre de la production agricole, sa propriété conséquemment au propriétaire du sol. Notre opinion n’a point varié. Défendons-la contre l’opinion nouvelle de M. Proudhon qui réclamait tout à l’heure cette propriété pour le travailleur, et qui maintenant y veut faire participer la nature et la société.

1o Conditions dans le travail : choix des instruments, méthode, talent, diligence. Ces conditions seraient, au dire de M. Proudhon, un des éléments de création de la rente foncière : c’est une erreur. Le sophisme est habile mais restera sans succès. Au premier abord, il semble qu’en effet choix des instruments, méthode, talent, diligence, ce soient là des conditions en dehors du travail normal. Un examen plus approfondi nous fera reconnaître qu’il n’en est rien. Tout cela représente seulement le travail de l’entrepreneur de culture, du propriétaire faisant valoir ou du fermier, par opposition au travail du simple manouvrier. Or, travail d’entrepreneur ou travail de manouvrier, c’est toujours le travail. L’expérience, l’habileté de l’entrepreneur sont le revenu de ses facultés personnelles : tout cela se paye par un salaire. Le travail est rémunéré, les salaires sont mis à part : l’entrepreneur n’a plus rien à réclamer. Le choix des instruments, la méthode, le talent, la diligence n’ont aucune part à la création de la rente. Et ces conditions dans le travail, imaginées après coup par M. Proudhon, ne peuvent que faire monter le chiffre des salaires.

Conditions dans le sol et dans le climat. À la bonne heure ! ceci est un élément sérieux de création de la rente foncière. M. Proudhon commence à s’apercevoir enfin qu’on ne sème pas sur la mer, qu’on ne plante pas dans les airs, que la terre est un instrument indispensable de toute production agricole. Un peu plus, et peut-être consentirait-il à s’apercevoir aussi que la terre qui est utile a de la valeur, parce qu’elle est limitée dans sa quantité. Mais non ; M. Proudhon est encore bien loin de connaître ces vérités. Que nous parle-t-il, en effet, de conditions dans le sol et dans le climat, au lieu de nous parler généralement de la force naturelle de fécondité productive du sol, de la puissance coopérative du sol dans l’œuvre de la production agricole ? Que le sol soit plus ou moins fécond, il est toujours fécond, sous un climat rigoureux comme sous le climat le plus favorable. Dans le premier cas, la rente foncière et le salaire agricole peuvent être aussi élevés, plus élevés même que dans le second cas, si la terre et ses produits sont demandés par une population nombreuse, industrielle, commerçante et riche. Dans l’un et l’autre cas, il y a rente, comme il y a salaire, comme il y a profit.

Conditions dans la société : demande des produits, facilité de transport, sécurité du marché, etc. Pour qu’il y ait valeur, échange, richesse sociale, il faut qu’il y ait société ; il ne faut pas que l’huma nité se réduise à un seul homme ou à une seule famille. Cette condition ne s’applique point exclusivement à l’agriculture, elle s’applique à tous les travaux, elle intéresse également l’industrie et le commerce. Il faut refuser à la demande des produits, à la facilité de transport, à la sécurité du marché, etc., toute action coopérative directe dans la création de la rente, puisque toutes ces conditions ont la même influence vis-à-vis des salaires et des profits.

De cette classification il résulte que, si la condition première, nécessaire, de toute rente est le travail, une autre série de conditions dépend de la nature, et une troisième appartient à la société. Cette classification est vicieuse. La condition première, la condition nécessaire, j’ajoute la condition suffisante de toute rente foncière, c’est la terre ; c’est qu’il y ait un sol utile et limité, susceptible d’appropriation et de valeur échangeable, dont le propriétaire nous fasse payer la location au prix fixé par le rapport de la demande à l’offre. Si l’atmosphère était limitée comme le sol, il y aurait des propriétaires de l’air, comme il y a des propriétaires fonciers, et nous payerions au prix d’une rente la respiration ; et si les rayons du soleil pouvaient aussi s’enfermer sous clef avec le soleil lui-même, nous en payerions également la jouissance et la consommation.

D’où il suit que la rente, en supposant toujours qu’elle existe, appartient pour une part au travailleur qui la rend perceptible ; pour une seconde part à la nature, et pour une troisième part à la société, qui y contribue par ses institutions, ses idées, ses instruments, ses marchés. La rente existe réellement, elle existe toujours et dans tous les cas : il ne faut donc pas s’obstiner à la considérer comme une hypothèse, comme une fiction, comme un concept. Cela posé, la rente appartient au propriétaire du sol. Il ne faut pas dire que le travailleur seul rend la rente perceptible : on conçoit très-bien qu’une terre sans culture pût produire quelques fruits naturels dont la cueillette donnât lieu à un revenu, par conséquent à un loyer, à une rente. Là où le travailleur unit ses efforts à ceux de la nature, il n’a nul droit sur la rente : il est payé de son travail par son salaire.

La nature n’a rien à prétendre sur la rente. C’est la nature qui nous a donné la terre ; elle nous l’a donnée gratuitement et ne nous en fait point payer l’usage ; nous ne connaissons ni son collecteur ni son trésorier.

Quant à la société qui contribue par son existence, par ses institutions, par ses lois, par ses marchés au développement de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, et par cela même au développement de la rente, du salaire et du profit, il ne lui revient aucune part de la rente plus spécialement que du salaire ou du profit.

En résumé, la rente foncière se réduit à Une part unique qui représente le concours du sol dans l’œuvre de la production agricole, et qui, dès lors, doit appartenir tout entière au propriétaire du sol. Ni le travail leur, ni la nature, ni la société ne sauraient avoir aucun droit sur elle.

La part de rente revenant au travailleur lui sera donc payée avec le salaire, duquel, dans la pratique, elle ne se distingue pas ;

Dans la pratique, comme dans la théorie, la rente se distingué très-bien du salaire ; et le fermier ne fait pas la moindre confusion entre le fermage qu’il paye à son propriétaire et le salaire qu’il paye à ses manouvriers ou qu’il touche pour son compte. Le salaire rémunère le travail ; le fermage rémunère le concours de la terre. C’est la situation du marché qui fixe le chiffre de l’un et de l’autre ; et la loi du marché n’a jamais attribué et n’attribuera jamais une part de la rente au travailleur, non plus qu’une part du salaire au propriétaire foncier.

La part revenant à la nature est payée au propriétaire foncier, qui est censé le créateur et l’ayant-droit du sol.

Ah ! par exemple, ceci est différent ! La nature est représentée par le propriétaire foncier ! La nature a donné sa procuration au propriétaire foncier ! Le propriétaire foncier est censé le créateur et l’ayant droit du sol ! Cette idée est trop ingénieuse ; et M. Proudhon qui n’aime pas les mystères eût bien dû nous faire grâce de celui-là. Malheureusement, M. Proudhon ne connaît ni capital ni revenu. Il ne sait donc pas qu’en principe le prix d’un revenu est dû par le locataire au propriétaire du capital. La rente est le prix du loyer du sol ; et elle est due par le fermier, locataire du sol, au propriétaire foncier qui perçoit la rente et la doit percevoir tout entière. Voilà ce qu’il eût fallu dire.

La part revenant à la société lui arrive, partie par l’impôt, partie par la réduction du prix des choses, résultant de la facilité des relations et de la concurrence des producteurs.

S’il revient à la société quelque fraction de la rente par la réduction du prix des choses, cette fraction lui revient avant la détermination précise du chiffre de la rente sur le marché : nous n’avons donc pas à nous en occuper. Nous n’avons à nous occuper que de la rente déterminée sur le marché.

De cette rente, une part, en effet, arrive à l’État ou à la société par l’impôt ; mais cette part, l’État la demande au propriétaire foncier comme il demande au travailleur une part de son salaire, au capitaliste une part de son profit. Tout impôt tombe en définitive sur le revenu du contribuable, capitaliste, travailleur ou propriétaire foncier. Cet impôt, l’État peut l’augmenter ou le diminuer ; l’État peut se faire sa part de rente plus ou moins grosse en augmentant ou en diminuant l’impôt foncier. Tout cela prouve surabondamment que l’impôt foncier payé à l’État n’est pas le prix du concours de la société dans l’œuvre de la production agricole, mais la quote-part du propriétaire foncier dans la somme des dépenses communes et des charges de la société.

Toute la question est donc de régulariser cette répartition, en faisant une balance exacte du doit et de l’avoir de chaque partie.

La rente appartient tout entière au propriétaire du sol. Il n’y a pas de répartition à faire là où il n’y a qu’une seule part. L’unique chance qu’ait à présent M. Proudhon de régulariser le partage de la rente, c’est que son inconséquence le pousse à jeter au panier sa seconde théorie avec sa première, et qu’il se décide à éliminer de la distribution de la rente foncière le travailleur et la société. Mais c’est précisément le contraire qu’il va faire : il va s’empresser d’oblitérer le propriétaire foncier en ne conservant pour parties prenantes de la rente que la société et le travailleur qui n’y ont aucun droit, dans les données de la question. Soit ! mais je ne suis pas peu désireux de voir alors quelle balance exacte il va nous faire du doit et de l’avoir de chaque partie. Balance exacte ! je retiens le mot ; lecteur, ne l’oubliez pas non plus.

D’abord, il est un de ces comptes qui tend à disparaître : c’est le second, cette fiction légale par laquelle une part de la rente est assignée au sol, représenté par le tenancier ou propriétaire.

Si M. Proudhon n’était pas infatué de sa triste justice au point de se complaire dans la plus profonde ignorance de la science ; si, une fois dans sa vie, M. Proudhon avait pu songer à s’inquiéter de la théorie de la valeur d’échange, il se serait préoccupé d’abord de savoir si la terre a de la valeur ou n’en a pas, si elle est un capital, et si la rente est le prix du revenu de ce capital. Ensuite il se douterait peut-être aujourd’hui qu’il y a des lois qui lient en général la valeur du revenu à la valeur du capital ; en particulier le montant de la rente foncière à la valeur de la terre. Il saurait enfin qu’en pratique la rente foncière n’existe point hypothétiquement, mais très réellement, et, loin de tendre à disparaître, s’élève continuellement dans une société progressive, eu raison de la rareté croissante du sol, par suite de la multiplicité des usages pour lesquels on en réclame l’emploi, Reportons-nous à trois ou quatre siècles en arrière, le montant de la rente foncière en France était peut-être de 300 ou 400 millions ; il y a cent ans, elle pouvait atteindre 700 ou 800 million. En 1790, lorsque l’Assemblée constituante établit l’impôt foncier, la rente fut évaluée à 4200 millions. Personne, excepté M, Proudhon, n’ignore que la rente foncière atteint aujourd’hui si elle ne dépasse 2 milliards ou 2 milliards 200 millions ; et tout le monde, excepté M. Proudhon, peut prévoir le jour où le revenu annuel du sol de la France vaudra 2 milliards et demi ou 3 milliards, si le pays continue à prospérer, si la population augmente, si les différents arts se développent.

Que peut donc vouloir prétendre M. Proudhon quand il affirme avec une assurance écrasante que la part de rente assignée au sol, représenté par le tenancier ou propriétaire tend à disparaître ? Cette part constitue la rente tout entière, et cette part grossit de jour en jour. N’est-ce pas une bien pauvre économie politique que celle de M. Proudhon ?

La propriété, avons-nous dit, est l’acte de préhension par lequel l’homme, antérieurement à toute justice, établit son domaine sur la nature, à peine d’être dominé par elle. Mais par cela même il implique contradiction que cet acte de préhension lui devienne un titre de redevance perpétuelle vis-à-vis du travailleur qu’il se substitue sur le sol, puisque ce serait lui attribuer vis-à-vie de celui-ci une action juridi- que en vertu d’un titre qui n’a de rien de juridique, la préhension j puisqu’en outre ce serait subordonner de fait le travailleur à la terre, tandis que le propriétaire qui renonce à l’exploiter obtiendrait sur elle un domaine métaphysique, ou, comme disent les légistes, éminent, qui primerait l’action effective du travailleur : ce qui répugne. La société autorise la préhension, dans certains cas elle l’encourage, la récompense même ; elle ne la pensionne pas.

Ce pompeux galimatias ne dit rien ou il dit trop. Si vous croyez vous-même à votre théorie de la fatalité de la propriété, de la légitimation par le droit de la préhension, du conditionnement de la possession par les contrats, laissez une bonne fois tranquille le propriétaire foncier, et ne lui arrachez point ce qu’il s’est approprié. Si vous vous moquez vous-même de vos sophismes, attaquez directement et positivement la propriété foncière individuelle ; étudiez le droit naturel, prouvez-nous que la propriété individuelle du sol est antinaturelle ; informez-vous du droit social, établissez que la propriété individuelle des terres lèse le travailleur, va contre l’égalité, qu’elle est usurpatrice.

Au surplus, non. Cette attaque devait être faite ailleurs : elle est ici déplacée. Nous sommes sur le terrain de l’économie politique et nous ne devons pas en sortir. La science de la richesse peut éclairer la question de la propriété, elle ne peut pas la résoudre. Nous décrivons des faits naturels, nous n’analysons pas des faits moraux. La rente foncière ou le loyer du sol est, quoique vous en puissiez dire, un fait naturel Démontrez le contraire. Démontrez aussi que la valeur vient des frais de production, que la terre n’a pas de valeur ; ou convenez que la rente foncière existe fatalement et nécessairement comme un revenu distinct du salaire et du profit. Nous l’attribuerons ensemble au légitime propriétaire du sol, quel qu’il puisse être, comme nous attribuons le salaire au travailleur et le profit au capitaliste. Voilà tout ce que nous pourrions vouloir établir en ce moment. Hors de là vous m’entraîneriez sur le terrain de la morale où je ne veux pas vous suivre.

Ajoutons qu’en suite de la balance qui a été faite entre le maître et le fermier, d’après les solutions précédentes,…

Oui, parlons-en de vos solutions précédentes ! Elles sont bonnes ! Elles jettent un beau jour sur les relations du maître et du fermier !

…Le propriétaire est devenu un producteur sut generis, dont les intérêts et les droits se confondent, vis-à-vis de la rente, avec ceux du fermier.

Non, jamais les intérêts et les droits du propriétaire ne pourront se confondre avec ceux du fermier. Le fermier est un travailleur et peut être un capitaliste, mais il n’est pas un propriétaire. Et le fermier fût-il propriétaire du sol qu’il cultive, cumulât-il les trois fonctions de propriétaire, de capitaliste et de travailleur, que ces trois fonctions n’en resteraient pas moins distinctes et parfaitement irréductibles, et que le cultivateur jouirait de trois revenus : rente, profit, salaire.

La rente foncière, le loyer du sol est un revenu sui generis comme le profit, comme le salaire ; et ce revenu, comme les deux autres, doit aller tout entier au propriétaire légitime du capital qui l’engendre et d’où il naît.

Resteraient donc en présence deux parties prenantes : l’exploitant, et la société.

Le propriétaire du sol une fois évincé, il est évident qu’il ne resterait plus qu’à se partager son lot. C’est ici le moment de dévoiler la balance exacte que vous devez nous montrer. Moi, je pense que voici l’heure où la taxe va paraître, le maximum se produire, l’arbitraire se donner carrière.

Quelle sera d’abord la part de l’un et de l’autre ?

Si d’abord, vous disiez un peu quel sera la base du partage ?

Et le partage fait, qui percevra pour la société ?

Oh ! cela importe peu. Eépondez plutôt à ma question. Dites-moi dans quel rapport le choix des instruments, la méthode, le talent, la diligence d’une part, la demande des produits, la facilité de transport, la sécurité du marché, etc., d’autre part, contribuent à la création de la rente, en supposant qu’elle existe. Dites-moi comment vous estimez les droits respectifs du travailleur et de l’État sur la rente foncière, toujours en supposant qu’elle existe. Ce n’est pas tout cle faire un partage ; il faut le justifier. Ce n’est pas tout d’affirmer que votre balance est exacte : j’aimerais à ce que l’exactitude m’en fût démontrée.

La rente étant définie conventionnellement Ce qui excède la moyenne des frais d’exploitation, mon opinion est que, cette moyenne étant connue, ou autant que possible approximée, l’exploitant doit prélever, en sus du remboursement de ses avances, une part de rente, variable, selon les circonstances… Selon quelles circonstances ?

…De 25 à 50 p. 0/0 de la rente, et le surplus appartenir à la société.

À merveille, en vérité ! Taxe, maximum, arbitraire, je vous attendais ! Mais où allons-nous, grand Dieu du ciel ? Voilà une rente foncière dont l’existence n’est pas à beaucoup près démontrée. Passons. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle est parfaitement indéfinissable et indéterminable. N’importe : nous la définissons conventionnellement et nous la déterminons approximativement. Très-bien. Nous nous retournons, en cette occurrence vers M. Proudhon qui, de par son omniscience, et dans sa transcendante sagesse, adjuge au travailleur une part de ce fantôme, de cette ombre, de cette apparence de rente, variable, suivant des circonstances mystérieuses que le seul M. Proudhon peut connaître et doit apprécier, de 28 à 50 p. 0/0. Le surplus appartiendra à l’État.

Pourquoi cette réserve de circonstances impénétrables à l’œil des simples mortels ? Et tandis que vous étiez en train de prophétiser l’absolu, que ne précisiez-vous davantage ? Pourquoi ne pas dire 37,1/2 p. 0/0 ? Auriez-vous quelques préventions contra le chiffre 37, 1/2 ? Ou bien, si vous craigniez de vous compromettre, pouquoi ne disiez-vous pas de 5 à 95 p. 0/0, ou de 0 à 100 p. 0/0 ?—Du tout ; c’est bien de 25 à 50 p. 0/0.—Mais encore, dans quelle balance, honnête fabricant de balances exactes, avez-vous pesé ces chiffres ? Vous les aurez trouvés apparemment un beau matin, en vous promenant ; ou peut-être vous sont-ils apparus en rêve, comme les numéros gagnants des loteries apparaissent aux bonnes femmes ?

-—Point, dit M. Proudhon : c’est mon opinion.—Vous ne sauriez vous figurer, Monsieur, combien je suis ravi de la connaître. Mais je me vois forcé de vousdire qu’une opinion, fût-ce la vôtre, ne fait pas de la science. Dites-moi, si votre opinion n’est pas celle de Pierre, ni celle de Paul, ni la mienne, que ferons-nous ? Nous nous battrons ensemble probablement ? Avouez, avouez plutôt qu’à votre investigation, le travailleur et l’État, comme deux bandits, s’en vont attendre le propriétaire foncier au coin d’uh bois pour l’égorger, et se partager sa défroque amicalement, l’un prenant sa montre, l’autre s’adjugeant sa bourse, et la tabatière se tirant à la courte-paille…

Il n’est pas possible de donner une formule absolue de partage pour un compte dont les éléments peuvent varier à l’infini.

Il est tout à fait impossible à vous, Monsieur, pour ne pas dire ridicule de vouloir faire la balance exacte et donner une formule quelconque de partage de la rente telle que vous l’entendez. Comment partager exactement, à quoi bon même partager d’une façon quelconque une pure hypothèse, une fiction fugitive, un concept insaisissable ?

Tout ce qu’il importe de dire, quant à présent, c’est que l’exploitant doit être servi le premier, conformément au principe du salaire ; et que le revenu social, ou l’impôt, doit se trouver principalement dans la rente.

Cela importe essentiellement. Mais alors ce qui ferait également assez important, ce serait de nous dire aussi pourquoi cela importe tant, et de nous justifier votre double assertion.

Pourquoi l’exploitant doit-il être servi le premier ? Pourquoi la société ne viendrait-elle qu’après lui ? Est-ce que d’abord la société n’est pas plus considérable que l’individu ? Ensuite, remarquez que l’exploitant perçoit son salaire, dans votre système, avant de toucher à la rente. Avec son salaire, il a déjà de quoi vivre ; ses frais sont remboursés ; sa part de rente est pour lui quelque chose comme un superflu. Mais la société, si vous lui défendez de prélever l’impôt sur le salaire, n’a plus pour toute ressource que la rente. Il me semble donc au contraire à moi que la société devrait être servie la première.

Enfin, pour que le revenu social ou l’impôt se trouve principalement dans la rente foncière, il serait désirable que la rente foncière fût quelque chose de réel et de palpable et non pas un spectre fantasmagorique. Remarquez encore que, selon vous, la rente pourrait être nulle, dans le premier des cas que vous avez prévus, ou même négative, dans le troisième. Que ferait l’État, le cas échéant ? Il se passerait de revenu, ou peut-être même il rapporterait à la masse ?

C’était la pensée des physiocrates que la rente foncière devait acquitter sinon la totalité, au moins la majeure partie de l’impôt ; c’est cette même pensée qui a fait commencer le cadastre.

M. Proudhon qui dit :—« Point de richesse sans travail. »—invoquant l’opinion des physiocrates me fait l’effet de vouloir nous jeter de la poudre aux yeux sans trop savoir ce qu’il dit. Les physiocrates étaient des gens qui considéraient la rente foncière comme la seule et unique richesse. Ils eussent dit :— « Point de richesse hors de la rente. »—Ils pensaient que la rente nourrissait l’État, les propriétaires fonciers et les classes laborieuses, ce qu’ils appelaient les salariés. Ils s’imaginaient que tous les impôts de quelque nature qu’ils fussent et qu’ils pussent être, de cascade en cascade, de ricochet en ricochet, tombaient toujours en définitive sur la rente foncière, sur la seule richesse que les hommes eussent à leur disposition. Voilà pourquoi ils pensaient que, pour constituer le revenu public, il valait mieux s’adresser directement à la rente que d’y arriver par mille chemins détournés et par cela même plus onéreux. Voilà pourquoi ils proposaient de remplacer tous les impôts par un impôt unique prélevé sur la rente foncière, laquelle n’était certes rien moins pour eux qu’un concept indéfinissable, indéterminable et insaisissable.—Les idées de M. Proudhon sur la rente auraient paru singulièrement étranges aux physiocrates de l’opinion desquels il s’autorise avec tant d’assurance.

Il n’y a point que les physiocrates qui aient cru trouver dans la rente foncière le revenu naturel de l’État. M. Proudhon aurait pu faire aussi l’honneur de les citer à ces réformateurs socialistes dont parle M. Joseph Garnier[7], qui sont hostiles au principe de la propriété foncière individuelle, mais—« qui ne concluent pas au communisme, à l’expropriation du sol sans indemnité, et qui ne proposent pas que l’État cultive, mais seulement qu’il loue le sol lui même, à l’avantage du trésor public. »—Toutefois M. Proudhon n’aurait pas lieu non plus de s’autoriser de cette doctrine, bonne ou mauvaise, que réfute M. Garnier. Dire que l’État louera le sol lui-même, à l’avantage du trésor public, c’est énoncer implicitement que l’État sera propriétaire des terres et en percevra la rente. Ou bien, en d’autres termes, trois espèces de capitaux étant définies comme éléments de la richesse sociale, c’est procéder à la répartition de la richesse sociale entre les personnes en société, en attribuant la terre à la communauté, les facultés personnelles et le capital artificiel à l’individu. Pour démontrer une pareille thèse il ne faudrait certes méconnaître ni la théorie de la valeur, ni la théorie du capital et du revenu, ni le droit naturel, ni la justice sociale. M. Proudhon ne doit pas plus être rangé parmi l’école d’économistes dont il est ici question, qu’il ne mérite d’être accepté comme un disciple des physiocrates.

Toutefois, il ne me semblerait pas bon que l’État absorbât chaque année pour ses dépenses la totalité de la rente, et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’il importe de restreindre toujours, le plus possible, les dépenses de l’État ;…

Quand est-ce donc que M. Proudhon voudra bien consentir à corroborer ses oracles d’autre chose que d’affirmations gratuites ? Et pourquoi pense-t-il donc qu’il importe si fort de restreindre toujours le plus possible les dépenses de l’État ? Les dépenses de l’État, ne sont-ce pas les dépenses faites en commun dans l’intérêt de la société ? Alors que les individus et les familles ne cherchent qu’à étendre la sphère de leurs jouissances et de leur bien-être, en quoi importe-t-il de réduire la société à la portion congrue ? S’il importe de restreindre le plus possible les dépenses de l’État, l’idéal du système serait de les réduire à zéro, ce qui nous ramène à l’enfance de la civilisation et de l’humanité. — Pour moi, je voudrais au contraire que l’État fût aussi riche qu’il pourrait l’être sans nuire à la richesse des particuliers fondée sur leur travail, et que l’État dépensât largement son revenu dans l’intérêt commun de tous les membres dont il se compose.

…En second lieu, parce que ce serait reconnaître dans l’État, seul rentier désormais et propriétaire, une souveraineté transcendante, incompatible avec la notion révolutionnaire de Justice, et qu’il est meilleur pour la liberté publique de laisser la rente à un certain nombre de citoyens, exploitant ou ayant exploité, que de la livrer tout entière à des fonctionnaires ;…

C’est-à-dire qu’au lieu de reconnaître dans l’État un domaine éminent, une souveraineté transcendante, il vaut mieux placer ce domaine et cette souveraineté sur la tête d’un certain nombre de particuliers. Et cela dans l’intérêt de la liberté publique, et sans doute aussi de l’égalité économique ? Quelle philosophie ! Quelle politique ! M. Proudhon ne tient pas compte de ce que, en fait, si les citoyens sont propriétaires d’une partie du sol, l’État touche également une part de la rente foncière. Il y a aussi des communes, des établissements publics, des communautés qui sont propriétaires fonciers. Et je ne sache pas que des per sonnes collectives comme l’État, comme les communes, comme les hospices abusent du domaine éminent, de la souveraineté transcendante qu’on leur reconnaît, d’une façon nuisible à la liberté publique ; ni que ces personnes collectives pussent être justement dépouillées des terres qu’elles possèdent du moment que le domaine et la souveraineté qui s’attachent à une telle possession peuvent aussi bien reposer sur la tête de personnes individuelles. Quelle singulière idée M. Proudhon entend-il nous donner de la justice révolutionnaire ?

…Enfin, parce qu’il est utile à l’ordre économique de conserver ce ferment d’activité qui, dans les limites et sous les conditions qui viennent d’être déterminées, ne parait pas susceptible d’abus, et fournit au contraire, contre les envahissements du fisc, le plus énergique contre-poids.

Quelles conditions ? Quelles limites ? Qu’avez-vous déterminé ? Puis sans compter les contradictions qui vous échappent à chaque ligne, et sans qualifier le galimatias dont vous couvrez votre ignorance, que venez-vous nous dire encore ?

Conservez tous les ferments d’activité qu’il vous plaira, mais arrangez-vous pour que la société subsiste, et pour que l’État fasse honneur à ses affaires.

Vous repoussez l’impôt, et vous dites que le revenu public doit se trouver principalement dans la rente. Mais il ne vous semble pas bon que l’État absorbe toute la rente, et vous désirez que les citoyens en conservent une bonne partie, ne fût-ce que pour opposer aux envahissements du fisc un énergique contre-poids. Savez-vous bien ce que vous voulez ? Savez-vous bien ce que vous dites ? En quoi consistent en définitive les envahissements du fisc ? En ce qu’il s’empare d’une portion de nos revenus privés pour former le revenu public. Or, de revenus privés, combien en connaissez-vous d’espèces ? J’en sais trois pour ma part : la rente foncière, le salaire, le profit. Tout vient de là : il n’y en a pas une quatrième ressource pour les consommations privées ou publiques. Ce que l’État demande au salaire, il ne le demande pas à la rente ; ce qu’il demande à la rente, il ne le demande pas au salaire. Si vous prétendez diriger son choix, il demandera d’autant plus à l’un qu’il demandera moins à l’autre, et réciproquement. Avez-vous songé seulement à vous demander où le fisc retrouverait et pourrait reprendre la portion de la rente foncière que vous prétendez dérober à ses envahissements ? Avez-vous essayé de constituer cette théorie de l’impôt que vous nous aviez annoncée et promise ? Non : vos conditions et vos limites sont illusoires ; vos envahissements sont des fantômes ridicules ; vos contre-poids ont l’efficacité de vos balances.

Sur les 50 ou 75 p. 0/0 restants de la rente, une part sera donc prélevée pour le budget ; l’autre appartiendra au propriétaire.

Bon ! voilà le propriétaire revenu sur l’eau. Nous l’avions noyé tout à l’heure. Il a, paraît-il, la vie dure. Une part pour le budget, une part pour le propriétaire. Soit ! Et quelle part, je vous prie, pour chacun d’eux ? La question est assez grave et mérite d’être résolue. Où sont à présent vos chiffres ? Qu’avez-vous fait de vos balances ? Que l’on dise, si l’on veut, que la proportion suivant laquelle je propose de répartir la rente manque de précision,…

Vous me rendrez cette justice d’avouer que je n’ai pas attendu, pour dire cela, votre permission.

…C’est un inconvénient que je reconnais d’autant plus volontiers qu’il exprime le fait fondamental sur lequel repose toute la théorie, à savoir l’indéfinissabilité de la rente.

À d’autres ! Ce que l’on dira, que vous y consentiez ou non, avec juste raison, c’est que vous n’avez su ni définir ni déterminer la rente, mais il ne s’ensuit pas que la rente soit indéfinissable et indéterminable. La rente foncière est la chose du monde la plus facile à définir : elle est le prix du loyer du sol. La rente se détermine tout naturellement sur le marché par le rapport de la demande à l’offre de location des terres. La rente appartient tout entière au propriétaire légitime du sol. Et la part de rente qui tombe dans les caisses du trésor public y arrive par les mêmes moyens, et s’y trouve au même titre que la portion des salaires et des profits prélevés par les contributions publiques. Quant au travailleur, il n’a théoriquement aucun droit sur la rente ; et pratiquement il n’en touche pas un sol.

Mais ce que l’on ne me fera jamais regarder comme juste, c’est que, tandis que l’État n’accorde aux brevetés d’invention qu’une jouissance de quatorze ans, il livre à perpétuité la rente du sol ; c’est qu’il n’en réserve rien pour le fermier ; c’est qu’il écrase d’impôts l’industrie, le commerce, le travail, pendant qu’il se prosterne devant une prélibation trop souvent parasite, et qui ne peut invoquer en sa faveur que le préjugé des siècles, le silence de la multitude et la mythologie du culte.

Cette prélibation trop souvent parasite n’est autre chose que la propriété foncière individuelle. On comprend à présent pourquoi M. Proudhon s’est dispensé de nous donner le chiffre ou le montant de la part de la rente qu’il attribue au propriétaire. Mais qu’a fait M. Proudhon pour montrer qu’en quoi que ce fût le propriétaire pouvait être considéré comme un prélibateur parasite ? Rien, rien,—et rien. Le propriétaire foncier sort des mains de M. Proudhon fort injurié, mais physiquement et moralement sain et sauf.

Ce dernier passage couronne l’œuvre. Il est infiniment précieux et instructif : il est caractéristique de l’argumentation de M. Proudhon, laquelle est un mélange de principes erronés, de suppositions gratuites, de contradictions fatigantes, de vanteries de fausse érudition, d’invectives de mauvais goût. Cela est de l’insolence de tribun, si l’on veut ; de la science, jamais.

Mon opinion est qu’il serait meilleur pour l’avenir de la démocratie et pour le triomphe de l’égalité que les socialistes voulussent bien s’abstenir de dénoncer des abus qu’ils ne savent ni prouver ni redresser ; que les empiriques ne fissent point saigner à tous les regards, aux applaudissements de l’ignorance, de la sottise et de la cupidité, les plaies du corps social que leurs onguents enveniment et que guériront plutôt un jour les soins assidus et discrets de la science.

Notes[modifier]

  1. H. Passy, Dictionnaire de l’Économie politique. T. II, p. 508.
  2. Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique, pages 406 et 414.
  3. M. Walras, Théorie de la Richesse sociale, p. 71.
  4. H. Passy, Dictionnaire de l’Économie politique, T. II, p. 510.
  5. M. Walras, De la nature de la richesse et de Vorigine de la valeur, p. 185.
  6. H. Passy, Dictionnaire de l’Économie politique. T. II, p. 513.
  7. Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique, p. 114.