Aller au contenu

L’Économie politique et la justice/Introduction

La bibliothèque libre.

INTRODUCTION

À L’ÉTUDE DE LA QUESTION SOCIALE




§ 1. Position de la Question sociale

M. Baudrillart, professeur d’économie politique au Collège de France, traitant généralement des principes de l’économie politique mis en rapport avec la morale en ce qui concerne le paupérisme, et accessoirement du travail des femmes, énonçait dans une de ses dernières leçons que la moyenne des salaires des ouvrières est, à Paris, de 1 fr. 63 par jour. Ce chiffre est donc en quelque sorte officiel. On sait d’ailleurs ce que vaut une moyenne : toute la portée de celle qui vient d’être signalée n’apparaîtra que si nous ajoutons qu’il y a, il est vrai, des salaires en fort petit nombre qui s’élèvent, pour les femmes, jusqu’à 3 francs et au-dessus ; mais qu’il y a, par contre, des salaires en assez grand nombre qui descendent au-dessous de la moyenne jusqu’à 1 franc, jusqu’à 0 fr. 60, et plus bas encore[1]. « Nous ne ferons suivre l’exposition de ces faits d’aucun commentaire, ajoutait le professeur : il n’y en aurait pas qui pussent atteindre à l’éloquence de pareils chiffres. » — Et le mal étant ainsi constaté, il s’efforçait d’en indiquer tout à la fois la cause et le remède. Nous imiterons cette réserve aussi digne de la sensibilité d’un homme de cœur que du sang-froid d’un philosophe. Il n’y a point de médecins ni de chirurgiens qui voyant des maladies ou des blessures se prennent à pleurer et à gémir ; s’il y en a, ce ne sont pas les meilleurs. Et de même, en présence des plaies de la société, l’économiste doit savoir rester calme, faire taire ses émotions au profit du succès de ses études, enfin quitter, quand une fois il l’a parcouru dans tous les sens, le champ de la réalité impressionnante, pour s’élever jusqu’au domaine de la froide abstraction qui est aussi celui de la science.

Pour ces raisons, nous éviterons de faire un étalage emphatique de chiffres qui doivent être pour tous déplorables, mais qui ne sont, Dieu merci ! pour personne accusateurs. Nous nous contenterons d’affirmer que la moyenne des salaires des ouvrières n’est pas en province plus élevée qu’à Paris ; et que la situation des ouvriers hommes n’est guère, toute proportion gardée, beaucoup plus brillante que celle des femmes[2]. Qu’on n’oublie pas non plus que l’impôt poursuit et sait toujours atteindre, si exigus qu’ils soient, tous les salaires.

Au nombre des causes du paupérisme, du moins en ce qui concerne les ouvrières, M. Baudrillart mettait en première ligne l’absence d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle. J’accepte volontiers la démonstration qu’il a donnée de cette proposition pour ce qu’elle était, c’est-à-dire sans réplique ; et lui en laissant tout ensemble l’honneur et la responsabilité, j’en tire une conséquence qui m’est propre.

Si l’exiguïté pitoyable du salaire des ouvrières provient de ce que ces ouvrières manquent tout à la fois d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle, le seul remède à état de choses serait qu’elles pussent acquérir cette double instruction dont elles sont privées. Or, il est évident que ce remède n’est point entre leurs mains ; que l’exiguïté même de leur salaire leur défend toute instruction ; que par conséquent, la misère les condamne, de mère en fille, à la misère.

Voilà pour ce qui concerne les ouvrières. Mais un seul fait de cette nature n’est-il pas suffisant pour ouvrir les yeux à des philosophes ? Et ne se pourrait-il pas qu’il y eût, dans la société, des classes ainsi vouées à la pauvreté de génération en génération, de telle sorte qu’il fût impossible d’attendre l’extinction du paupérisme de la seule initiative individuelle des malheureux qu’il écrase, en dehors de toute intervention de la science et de la loi, de toute action du progrès social ?

Allons au fait.—Y a-t-il, dans notre société, d’autre misère que celle qui résulte logiquement de la paresse, de l’inintelligence ou des revers de la fortune ? Y a-t-il d’autre richesse que celle qui prend légitimement sa source, à quelque degré que ce puisse être, dans le travail, dans le talent ou dans le succès, et proportionnellement à ces causes ? Sans désordre, en sauvegardant intégralement les droits naturels et sacrés de la propriété, de la famille, ne pourrions-nous approcher davantage de l’esprit de la justice sociale exprimé poétiquement par ce mot admirable de Platon, principe de toute égalité vraie, formule de toute démocratie rationnelle : —N’empêchez pas les fils des esclaves de s’élever au rang des rots ; n’empêchez pas les fils des rois de tomber au rang des esclaves ?

C’est ainsi que se pose la question sociale. On me rendra, je l’espère, cette justice d’avouer que je la présente en termes suffisamment abstraits de toute réalité brutale, pour dire le mot, en termes suffisamment scientifiques. Je fais mon possible pour fermer tout accès aux exagérations du sentiment, comme aux erreurs de l’empirisme, pour maintenir intacts les droits de la raison et de la méthode. Comme précisément je poursuis avant tout la certitude philosophique, on me permettra de m’appesantir sur la valeur de ces précautions.

En présence des faits déplorables constatés par l’observation, il s’est rencontré des socialistes pour conclure, en termes éloquents, du paupérisme à l’anéantissement, ou, tout au moins, au renouvellement complet de la société : Rousseau le premier de tous, Rousseau le père du socialisme sentimental, Rousseau si sincère et si déraisonnable, si pathétique et si dangereux, Rousseau qu’on ne lit guère, avec un cœur chaud, à vingt ans, sans pleurer, ni plus tard, avec quelque expérience, à vingt-cinq ou trente, sans sourire ou sans frémir ; vingt autres après lui.—« De malheureuses créatures gagnent, en un jour de travail, soixante centimes ! Plus d’état social ! Ou, tout au moins, que l’état social soit réorganisé de fond en comble ! »

Ces exagérations sont puériles. Quant à ce qui serait d’abord de rompre le pacte social pour en revenir à l’état de nature, c’est une fantaisie chimérique et irréalisable, parce qu’il n’y a point eu d’état de nature et qu’il n’y a point de pacte social. La société n’a point une origine constitutionnelle, mais une origine naturelle. La première de ces deux opinions, et la plus superficielle, fut celle des philosophes du siècle dernier qui tous aimèrent à se figurer la société comme un contrat librement consenti entre tous les citoyens, et ne manquèrent pas de rapporter à ce point de vue leurs essais de morale sociale. Les sciences en enfance ont une tendance à se faire plutôt spéculatives qu’expérimentales. C’est avec raison qu’on reproche de nos jours aux théoriciens du XVIIIe siècle d’avoir émis une hypothèse aussi peu conforme à l’observation psychologique qu’à l’histoire de la civilisation.

Les publicistes de notre époque voient dans l’état social un fait naturel ; et la sociabilité, suivant eux, est un trait caractéristique, essentiel de l’espèce humaine, comme la liberté.—« L’homme hors de la société, dit M. Vacherot, est un être imaginaire, une abstraction L’homme vrai, l’homme réel est celui qui vit en société et par la société. Aussi haut que remonte l’observation historique,elle découvre des races, des nations,des peuplades, des tribus, jamais d’individus…Cela posé, l’individu n’entre pas dans la société avec la parfaite connaissance de ses droits et de ses intérêts, comme une personne libre qui stipule tout d’abord la garantie des uns et des autres, en échange des sacrifices auxquels elle s’engage ; il y entre comme un simple élément dans un tout naturel, selon le mot de Bossuet. »

Il y a quelques années déjà, Bastiat avait dit : — « Pour l’homme, l’isolement, c’est la mort. Or, si hors de la société il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse c’est que son état de nature c’est l’état social[3]. »

Maintenant, s’il est vrai que la société soit un fait naturel dans son origine, ne s’ensuit-il pas qu’elle le doit être encore dans ses développements ? C’est donc le rêve d’une imagination grossière et orgueilleuse que de dire : — « Depuis cinq mille ans l’humanité fait fausse route ; il devient urgent de la replacer aujourd’hui dans une direction contraire et meilleure. »

La civilisation s’opère logiquement, sinon tout à fait suivant les lois exactes de la logique hégélienne. Le progrès, de façon ou d’autre, est organique. Si défectueux que puisse parfois nous paraître notre état social, il faut l’accepter sans révolte parce qu’il est nécessaire, sans regrets parce qu’il renferme en lui le principe indestructible de son amélioration normale. Ah ! certes, je le sais : quinze ou dix-huit heures de travail journalier payées par un salaire de 1 fr. 63, c’est pour une femme une triste récompense de son courage et de sa vertu ! Certes, il est poignant de songer que chez tel ou tel pauvre artisan courbé sur une besogne vulgaire se fussent développés, dans l’aisance et par l’instruction, sinon le génie d’un Leibnitz ou d’un Bichat, peut-être les aptitudes administratives ou industrielles d’un Turgot ou d’un Jacquart ! Mais quoi ! si chétive que soit l’existence de ces êtres obscurs, du moins ils vivent ; et leur subsistance, c’est à la société ; c’est à la société seule qu’ils la doivent : isolés, ils périraient d’inanition. C’est là ce qu’enseigne à tout esprit sage l’étude attentive de notre organisation sociale. Cette organisation n’est donc point à détruire, ni même à refaire en entier : elle n’est simplement qu’à perfectionner d’après les indications de l’histoire, de l’économie, politique, de la philosophie, de toutes les sciences.

Dans ces données, je ne crois pas m’abuser bien lourdement en estimant qu’aujourd’hui, à part une tourbe indifférente et corrompue, à part un petit nombre de gens en place obstinément satisfaits et optimistes quand même, tout le monde, publicistes, gens du monde et gens du peuple, et peut-être le pouvoir lui-même plus que personne, s’accorde à reconnaître qu’il existe une question qui n’est point la question d’Orient, ni la question romaine, ni la question de l’alliance anglaise, une question plus importante que tout cela et qui nous touche de beaucoup plus près : c’est à savoir la question sociale. Même dans le monde savant on est plus avancé. L’on sait que la liberté du travail et de l’échange est encore entravée, au grand détriment de la production, par une foule de restrictions et de prohibitions ridicules. L’on sait aussi, quant à la distribution de la richesse, que ni M. Thiers ni M. Proudhon n’ont pu donner une théorie du domaine personnel de l’homme sur les choses qui s’imposât dans la science avec l’autorité de l’évidence, et dans la pratique avec la sanction du sens commun ; et l’on avoue que le problème de la propriété n’est point définitivement éclairci. L’on convient de bonne grâce des iniquités du fisc dont les procédés ne se justifient que par la raison de nécessité ; et l’on n’a pas lieu de s’étonner que, même après les travaux de M. E. de Girardin, l’Académie des sciences morales et politiques ait mis au concours la théorie de l’impôt. Partout enfin l’on veut bien croire que des hommes intelligents et honnêtes, estimables et laborieux, puissent se dire, dans de certaines limites, socialistes, et n’adorent point d’un fétichisme aveugle ces mots sacramentels : ordre, propriété, famille, sans pourtant rêver pour cela ni la permanence de la guillotine, ni le partage égal des biens, ni la communauté des femmes.

Quoi qu’il en soit, au reste, et quelque illusion que je puisse me faire sur le nombre des esprits qu’elle occupe, pour ceux qui prétendent la résoudre et pour ceux qui s’efforceraient de l’étouffer, la question sociale existe. La justice n’est pas satisfaite ; quelque dernier vestige de l’immoralité du pacte féodal souille la pureté de notre contrat révolutionnaire. Des cœurs sincères sont émus par les effets apparents du mal, des intelligences curieuses en recherchent l’origine et la portée ; -des volontés inébranlables ont résolu de le tarir dans sa source. Peut-être quelques-uns d’entre nous sont-ils avantagés ; pour sûr, d’autres sont frustrés. Trop souvent sans doute, faute de connaître la nature et l’étendue du privilège, les uns l’acceptent avec un égoïsme facile, les autres le subissent avec une pénible résignation. N’importe ! une compassion généreuse, une colère légitime, une ardeur infatigable se sont élevées chez quelques hommes au souffle des idées nouvelles ; ayant vu la Révolution, mère déjà de l’égalité civile, enfanter l’égalité politique, ceux-là sentent confusément qu’elle cache encore dans ses entrailles, comme un autre fruit fécond, l’égalité des conditions économiques ; ils l’en veulent arracher. C’est à ces hommes que je m’adresse.

D’après ma façon de présenter les choses, mon lecteur doit évidemment supposer à la fois et que, dans ma conviction, la question sociale n’a jusqu’à présent été résolue par personne, et que j’entreprends aujourd’hui la tâche étendue et difficile de la résoudre. À cela je ne puis répondre que par deux observations : la première, c’est que la tâche que j’entreprends est singulièrement plus vaste et plus pénible encore qu’on ne peut se l’imaginer ; la seconde, c’est que je n’ai nullement l’ambition de l’accomplir à moi tout seul.

Dans un article publié il y a quelques mois, M. Courcelle Seneuil exprime cette opinion que si l’on veut arriver à des conclusions véritablement scientifiques et fécondes en solutions solides sur les rapports de l’économie politique et de la morale, il faut, en revenant à la première conception de Quesnay, établir avec une méthode rigoureuse l’ensemble de la science sociale et de l’art social, lequel comprend, outre l’économie politique, la morale, le droit et même la politique proprement dite :—« Cette entreprise, ajoute l’auteur, prématurée il y a « un siècle, a presque cessé de l’être, et si elle présente encore des difficultés qui en ajourneront probablement l’exécution, nous pouvons cependant nous former une idée assez nette de ce que devraient être la science et l’art qui ont pour objet l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en société[4]. »

De telles idées sont éminemment propres à réjouir tout à la fois les amis de l’économie politique et les amis du progrès. Les premiers, en effet, ne manqueraient pas de regretter que l’économie politique tendit à se renfermer dans les bornes de la statistique plutôt qu’à s’élever au niveau d’une théorie générale de l’activité sociale ; ils peuvent croire qu’elle est assez riche d’observations de détail pour se prêter un peu aux efforts de la spéculation d’ensemble, assez mûrie par l’expérience pour n’avoir que peu à craindre d’être pervertie par le commerce de la philosophie. D’autre part, s’il est un espoir qui doive être cher aux amis du progrès, et en général à tous les hommes qui savent se maintenir, à l’endroit des innovations, en dehors des terreurs exagérées et des aspirations chimériques, c’est celui de voir enfin le socialisme, pour rendre à un mot que l’empirisme a compromis et déshonoré sa signification scientifique, étayé sur l’économie politique, les réformes pratiques déduites de théories méthodiques, enfin le caprice des opinions irréfléchies céder devant l’empire des convictions raisonnées. Tous ces heureux résultats seraient l’effet de l’impulsion qu’on pourrait donner à l’économie politique dans le sens indiqué par M. Courcelle Seneuil : il est donc singulièrement à désirer que les tendances nouvelles ne tardent point à se manifester. Au point de vue où je me suis placé, à l’égard de l’objet propre de cette étude, j’ajoute qu’il n’est point douteux pour moi que la réalisation de l’entreprise annoncée par M. Courcelle Seneuil ne soit aussi le triomphe de la justice, que la constitution de la science sociale et de l’art qui s’y rattache n’implique la solution de la question sociale.

Unissons donc tous nos efforts pour fonder et construire la science sociale.


§ 2. Constitution de la science sociale

Il s’agit d’établir avec une méthode rigoureuse la science et l’art qui ont pour objet l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en société ; voilà quel est le problème, et l’on doit convenir qu’il serait difficile de l’énoncer en des termes qui fussent à la fois plus généraux et plus précis. S’il est nécessaire et suffisant, pour qu’une science existe, qu’elle porte sur un vaste ensemble de faits d’un caractère spécial, la science sociale vivra. Cette science n’étudie pas les faits purement physiques, ceux qui se manifestent au sein de la nature extérieure ou ceux qui, tout en ayant l’homme pour théâtre, prennent leur origine et suivent leur développement dans la fatalité des lois naturelles,en dehors de la volonté libre : la vie physiologique, la maladie, etc. Il semble aussi qu’elle prétende s’oc cuper non des faits moraux qui ne se rapportent qu’à l’individu, mais de ceux qui intéressent tous les individus à la fois, je veux dire des faits sociaux.

La science sociale est, en un mot, LA THÉORIE DE LA SOCIÉTÉ. J’abandonne à M. Courcelle Seneuil le mérite de l’avoir signalée. Quant à moi, je m’empresse, pour les besoins de ma cause, d’en préciser l’objet, d’en indiquer les divisions, d’en esquisser, si l’on veut, la philosophie en termes un peu plus explicites que M. Courcelle Seneuil n’a tenté de le faire. Et comme, en de pareilles entreprises, il importe avant tout d’agir méthodiquement, je commence par énoncer que, selon moi, pour constituer la science sociale et l’art social, il convient de s’attaquer directement au fait général de la société, d’en définir la nature, d’en montrer l’origine, d’en énumérer les espèces, d’en formuler la loi, d’en constater les effets. Je pense en effet que, le fait de la société étant de la sorte étudié scientifiquement dans sa généralité abstraite, tous les faits sociaux, individuels et concrets seraient connus par cela même ; c’est-à-dire qu’un phénomène social se produisant dans la réalité pourrait être immédiatement distingué, rattaché à une cause également individuelle et concrète, rapporté à un type spécial, soumis à des lois déterminées, etc., etc.

I. En conséquence, disons d’abord que le fait de la société consiste en ceci que les destinées individuelles de tous les hommes ne sont point indépendantes, mais solidaires les unes des autres. Ce n’est point à dire, ainsi que le soutient le communisme absolu, que chaque homme n’ait d’autre destinée que celle d’organe d’un tout réel, individuel et concret, nommé société. Non : les destinées humaines ne sont point aussi complètement solidaires. Mais il est certain qu’elles ne sont pas non plus complètement indépendantes, que chacune d’elles n’est point à l’instar d’une sorte de monade isolée, ainsi que l’énoncerait l’absolu individualisme. « Quoi qu’il en soit, la politique oscille encore aujourd’hui entre l’individualisme et le communisme, exactement comme la philosophie entre l’empirisme et l’idéalisme, faisant tour à tour la part trop large ou trop étroite à l’un des deux principes dont l’équilibre fait la loi de toute société bien organisée[5]. » C’est donc précisément l’objet le plus direct de la science sociale que de dire au plus juste en quoi les destinées de tous les hommes sont indépendantes, en quoi elles sont solidaires les unes des autres. Toujours est-il que l’idée d’une certaine solidarité déterminable et définissable des destinées humaines constitue l’essence de l’idée de société.

II. Maintenant, s’il est à croire que le fait de la société puisse tirer son explication de quelque fait supérieur, et si l’on me demande quel est ce fait, je réponds sans hésiter : — La liberté.

S’il est un principe que les moralistes de tous les temps et les psychologues de notre époque soient parvenus à mettre en évidence, à soutenir contre les attaques de toute philosophie superficielle et dangereuse, c’est le principe de notre liberté psychologique, c’est cette vérité que, si les êtres inanimés et les animaux accomplissent fatalement et instinctivement leur destinée, l’homme, au contraire, poursuit librement la fin pour laquelle il est au monde.

Or, comme deux conséquences se rattachant au principe de liberté, apparaissent deux faits : la moralité et la société.

L'homme est une personne libre ; c’est-à-dire un être raisonnable qui se connaît et qui se possède, qui se conçoit une destination, qui se sent obligé de rechercher sa fin et de la pour suivre volontairement. Tout ce qu’il fait ainsi librement lui est imputable. Il est responsable de tous ses actes volontaires : à lui seul en revient le mérite ou le démérite. Ce que fait librement l’homme en vue de l’accomplissement de sa destinée, c’est le bien ; le mal, c’est pour l’homme l’abandon volontaire de la poursuite de sa fin. Ainsi, c’est une vérité définitivement acquise à la science que la liberté est la source de toute moralité ; que les faits individuels ou généraux, abstraits ou concrets, dont l’ensemble constitue le monde se partagent en deux classes : les uns prenant leur source dans la fatalité des forces naturelles et n’étant jamais susceptibles d’être envisagés au point de vue du bien et du mal, les autres issus de la libre volonté de l’homme et nécessairement empreints du caractère de moralité ou d’immoralité. Le fait de la gravitation universelle et le fait de la maladie sont en dehors de la morale, parce que chacun d’eux est un fait fatal. Pour la même raison, il ne saurait être bien ou mal que les loups mangent les agneaux ou que même les loups se mangent entre eux. Au contraire, il n’est point indifférent à la morale que l’homme égorge son semblable pour le dévorer, car cela est mal ; ni que l’homme tue l’animal et s’en repaisse, car cela est bien.

Mais s’il est vrai de dire que tout homme est une personne libre, il l’est aussi d’ajouter que l’homme seul est une personne libre, et, par conséquent, que tout être qui n’est pas un homme est une chose. La chose est un être impersonnel, c’est-à-dire un être qui ne se connaît pas et qui ne se possède pas, qui n’est point responsable de sa conduite, ni susceptible de mérite ou de démérite. De par la raison, les choses sont à la discrétion des personnes. C’est tout à la fois pour celles-ci un droit et un devoir que de faire contribuer celles-là à la poursuite de leur fin, à l’accomplissement de leur destinée. C’est pourquoi nous brûlons le bois des forêts, pourquoi nous mangeons et les fruits de la terre et les animaux, pourquoi nous détournons les fleuves de leur cours. Et s’il nous était utile et possible de percer la terre de part en part, de dessécher l’océan, de rapprocher du soleil notre planète, cela nous serait permis sinon commandé, par cela seul que c’est tout à la fois un droit et un devoir pour nous que de subordonner la fin des choses à notre fin, leur destinée aveugle à notre destinée morale. Donc voilà d’un côté la nature impersonnelle ; voilà d’un côté l’humanité. La raison soumet l’une à l’autre… Du point où nous en sommes à montrer la solidarité de toutes les destinées humaines dans l’œuvre de leur accomplissement, il n’y a qu’un pas ; c’est affaire à la théorie de la société.

III. Si tout homme est une personne libre, tous les hommes, en tant que personnes libres, sont égaux dans la société. Les hommes sont inégaux à d’autres points de vue : ils le sont au point de vue du développement de leurs facultés, au point de vue du mérite et du démérite. On conçoit qu’ici l’étude préalable et attentive de la nature et de l’origine de la société permettrait d’abord de définir et de déterminer l’égalité et l’inégalité, ensuite de formuler nettement la loi supérieure de la solidarité sociale de telle sorte et en des termes tels que cette loi contînt, dans son expression même, le principe conciliateur du communisme et de l’individualisme.

Cette loi étant enfin démontrée, on pourrait considérer la science sociale comme engagée en pleine voie de constitution, et la théorie de la société sinon comme complètement édifiée, du moins comme établie déjà sur de solides fondements. Cherchons à reconnaître le nombre et l’importance des opérations qui resteraient à faire.

IV. La loi qui régit le fait de la société, considéré dans sa plus haute généralité, le doit régir aussi dans ses espèces. Après le travail préliminaire que nous avons indiqué, il resterait donc à la science sociale à énumérer ces espèces, et à leur appliquer à chacune la loi supérieure. Peut-être cette analyse des diverses catégories sociales et la détermination des lois spéciales qui s’y rapportent est-elle la portion, sinon la plus élevée et la plus noble, du moins la plus directement intéressante de la théorie de la société. Quoi qu’il en soit, il est urgent de l’élaborer.

On reconnaît assez facilement à première vue que la société peut être envisagée tour à tour sous un certain nombre de côtés différents, les côtés civil, politique , économique, par exemple ; tout comme en psychologie l’âme humaine une et indivisible peut être considérée successivement sous les rapports intellectuel, sensible et volontaire. Ou bien, si les expressions dont je viens de me servir semblaient à quelques personnes insuffisantes, ou même à d’autres dangereuses, soit parce qu’on ne les trouverait pas assez explicites, soit au contraire parce qu’on leur attribuerait un sens déjà trop déterminé, je dirais que le fait général de la société semble pouvoir se décomposer assez aisément en un certain nombre de faits spéciaux tels que ceux de la famille, du gouvernement, de l’échange. Ce serait encore à la théorie de la société qu’il appartiendrait de distinguer et dénumérer ces catégories. Ce que j’en dis ici suffit à faire entrevoir que peut-être on pourrait reconnaître non une théorie unique et simple de la société, mais un ensemble de sciences sociales.

Ces catégories définies, comment devrait se comporter la science à leur égard ? C’est là une question grave et la plus neuve peut-être de toutes celles dont dépend la constitution de la science sociale : car elle n’est autre que la question de la méthode en ce qui concerne les sciences morales ; or la morale et surtout la morale sociale ayant toujours été jusqu’ici plutôt affaire de sentiment qu’œuvre de raison, tout est à faire pour les philosophes qui voudront aborder scientifiquement ces problèmes de la Justice.

La première idée qui se présente à l’esprit, c’est d’examiner de quelle façon procèdent les sciences naturelles, et de rechercher si leur méthode ne pourrait pas convenir aussi bien aux sciences morales. Or les sciences naturelles sont de deux sortes : les sciences à priori qui, partant de définitions et d’axiomes ou d’identités, se constituent par des séries de déductions logiques, et les sciences expérimentales qui, de l’observation des faits s’élèvent, par induction ou par hypothèse, à la connaissance de plus en plus approfondie des lois et des rapports.

La théorie de la société se rapproche évidemment de l’algèbre, de la géométrie et des sciences à priori, en ce qu’elle poursuit aussi la recherche d’un certain idéal rationnel, indépendant de toute réalité. Cela est vrai surtout pour la première partie de la science que nous avons déjà parcourue. Rien ne s’oppose à ce qu’on assimile le principe de liberté, le principe d’égalité aux axiomes géométriques. Rien non plus n’empêchera d’obtenir, en partant de ces principes, comme une loi inéluctable de la société, la formule platonicienne traduite ou exprimée en langage scientifique Mais tandis que les applications des vérités mathématiques se font à des nombres et à des figures que saisit immédiatement la raison, la loi de la société doit s’appliquer à des faits dont l’entendement n’obtient la notion que par le secours de l’expérience : ces faits sont ceux qui composent les diverses catégories sociales. La théorie de la société, commencée par la méthode à priori, ne saurait donc se compléter que par la méthode d’observation, d’induction et, s’il y a lieu, d’hypothèse.

Cette distinction peut s’établir en termes moins abstraits et plus intelligibles. En effet, d’une part, il est aisé de se figurer qu’on pourrait obtenir, par le raisonnement pur, un principe supérieur de solidarité sociale conciliant l’égalité et l’inégalité, l’individualisme et le communisme, une formule nécessaire et universelle de coordination des destinées de personnes libres, formule ou principe toujours applicable soit que ces personnes libres fussent des créatures de telle ou telle espèce, habitassent sous telle ou telle latitude, existassent même dans telle ou telle région de l’univers. Mais d’autre part, il est impossible de comprendre que les seules déductions théoriques fussent suffisantes à tirer d’une loi générale ainsi obtenue les lois spéciales d’une société d’hommes qui penseraient, sentiraient, se résoudraient et agiraient dans les conditions et le milieu où nous vivons : car la seule expérience aidée de l’induction et de l’hypothèse nous initie à la connaissance de ces conditions et de ce milieu.

Il me paraît ainsi que la théorie de la société suppose deux choses. Envisagée dans sa portion théorique, elle suppose la condition que l’activité de l’homme soit libre ; et la loi sociale suprême peut s’asseoir sur le simple fondement du principe de liberté. Envisagée dans sa partie d’application qui est l’édification des lois sociales spéciales, la théorie de la société suppose d’abord la formule sociale supérieure, élucidée à priori, et ensuite la connaissance expérimentale des conditions physiques, physiologiques, économiques , au milieu desquelles se déploie l’activité libre de l’homme.

Achevons d’éclairer cette question par un exemple.

Au nombre des espèces sociales, il en est une qui se distingue aisément : c’est l’espèce des faits d’échange. Une portion notable de notre vie sociale se passe à vendre certaines choses, à en acheter d’autres. Il y a des hommes qui vendent l’usage du sol ; il y en a qui achètent l’usage des facultés personnelles des travailleurs ; l’on vend et l’on achète mille objets de toute nature, de première et de dernière nécessité, de prix infiniment varié. Tous les faits de cette espèce, tous les faits d’échange constituent l’objet des sciences économiques. Cherchons à définir les points communs, les points distincts, les points de jonction de l’économie politique et de la théorie de la société.

Quelles que puissent être les choses échangées, naturelles ou artificielles, matérielles ou immatérielles, durables ou éphémères, elles ont toujours, au point de vue particulier de l’échange, deux qualités communes : elles ont une certaine valeur et elles sont appropriées. Ainsi l’échange implique nécessairement la valeur et l’appropriation. Ce n’est pas tout encore : quelles que puissent être les choses valables, précieuses ou viles, elles ont aussi toujours deux qualités communes : elles sont utiles et elles sont rares. Ainsi la valeur implique nécessairement l’utilité et la rareté. L’appropriation des choses par les personnes est un fait essentiellement libre, essentiellement susceptible d’être envisagé comme un fait moral. Il devient ainsi le fait de la propriété et tombe directement sous la juridiction de la loi sociale supérieure, de la formule suprême de la société. Il en est du fait de la valeur d’échange tout autrement. Le rapport d’utilité qu’il y a entre nous et les choses est un fait naturel en ce sens qu’il dépend de la nature que nos besoins soient de telle ou telle sorte, et que les choses puissent ou non les satisfaire plus ou moins. La rareté des choses est de même un fait fatal en ce sens qu’il ne dépend pas de nous que certaines choses se trouvent dans le monde en quantité limitée au lieu d’y être en quantité indéfinie, ou réciproquement. Il est vrai qu’en un autre sens, il nous est possible d’augmenter, de créer même l’utilité des choses, d’en diminuer la rareté par le travail. Mais cela est un autre point de vue que celui qui nous occupe : ce n’est ni le point de vue du vrai, ni celui du juste : c’est le point de vue de l’utile ; ce n’est plus le point de vue de la science : c’est le point de vue de l’art. Placés comme nous sommes, nous devons considérer le fait de la valeur d’échange comme un fait naturel qui échappe à la formule sociale.

Ces résultats, il me semble, sont assez clairs. Parmi les faits économiques, nous trouvons le fait de la valeur d’échange et le fait de l’échange qui sont, dans leur essence, des faits naturels tout comme les faits de la chaleur, de la maladie. Ceux-là sont l’objet primitif et direct de l’économie politique, science naturelle et tout aussi indépendante de la justice que la physique ou la pathologie. Nous trouvons ensuite le fait de l’appropriation ou de la propriété qui est un fait moral et dont la théorie spéciale, à ce titre, rentre jusqu’à un certain point dans la théorie générale de la société. La science sociale aura donc à se comporter, à l’endroit du fait de la propriété, de la façon que nous avons exposée ; c’est-à-dire que la formule sociale étant connue rationnellement, il reste à l’appliquer à la propriété telle que l’observation et l’expérience nous la révèlent ; c’est-à-dire, en d’autres termes, que les conditions purement morales de la propriété étant déterminées par le droit naturel, il reste à en énoncer les conditions sociales.

Ainsi, selon nous, devraient se déterminer les conditions sociales de la propriété. De la même façon se détermineraient les conditions sociales du gouvernement, de la famille. Ce serait affaire à des philosophes qui fussent aussi des historiens, des érudits, des philologues, des physiologistes, des psychologues, etc., etc.

V. Terminons rapidement cette esquisse de l’ensemble de la science sociale et de l’art social. L’effet le plus manifeste de la société, c’est le progrès. Placée en face de la nature impersonnelle qu’elle doit assujettir par des efforts solidaires, l’humanité la saisit par toutes les puissances de ses facultés. Elle la connaît par la science. Elle l’utilise par le travail et par les arts industriels. La société s’organise elle-même de jour en jour, et se rapproche de plus en plus du type idéal d’une société parfaite. De là l’infinie série des faits progressifs que l’on étudie dans le passé, que l’on cherche à provoquer dans le présent. Laissons ces soins pour une part à l’histoire, attribuons-les pour une autre part à l’art social. Seulement, pour compléter cette étude, voyons à reconnaître encore les limites communes à l’art social et à l’économie politique, ou, si l’on veut, la catégorie économique de l’art social.

Au nombre des faits économiques, nous avons déjà signalé le travail par lequel nous pouvons augmenter ou même créer l’utilité des choses, en diminuer la rareté. La recherche de ces moyens par lesquels une société donnée peut augmenter le plus possible son bien-être, constitue l’art de la production des richesses. C’est la précisément la catégorie économique de l’art social. L’art de la production déduit ses règles pratiques des lois théoriques de la valeur d’échange ; il se rattache à l’économie politique proprement dite comme l’hygiène à la physiologie, et il en ressort de la même façon. —La détermination des lois naturelles de la valeur d’échange et de l’échange n’est astreinte qu’à une seule condition : celle d’être exacte ou vraie. La détermination des conditions sociales de la propriété doit être morale ; autrement dit, la distribution de la richesse sociale entre les personnes en société doit être équitable. Que doit être la production de la richesse par le travail et l’industrie ? Elle doit être abondante. Le vrai, le juste, l’utile, tels sont les trois points de vue à chacun desquels le philosophe doit pouvoir ramener scrupuleusement chacun des faits individuels ou généraux, abstraits ou concrets qui s’offrent à lui dans l’univers. Quand on aura fait ce travail à l’égard de tous les faits sociaux, on aura fait la philosophie des sciences sociales. Je n’ai tenté de le faire ici qu’à l’égard des faits économiques. On dira si j’ai pu y réussir en quelques points.

Fausses ou vraies, mes conclusions sont simples et claires. J’ai reconnu d’abord et mis à part une théorie de la richesse sociale, science naturelle. Ensuite j’ai distingué dans l’ensemble de la science sociale et de l’art social, dans la théorie générale et complète de la société, comme catégories économiques, comme catégories se rapportant aux biens, pour me servir du terme consacré par le Code civil : 1° une théorie de la propriété, science morale à soumettre à la loi rationnelle de la société pour en faire sortir la théorie sociale de la distribution de la richesse ; 2° une théorie de la production de la richesse ou ensemble des règles du travail social.

Qu’il nous suffise pour l’instant d’avoir ainsi tracé très sommairement le programme complet de la théorie de la société considérée dans ce qu’elle a de plus abstrait et de plus ardu, d’avoir seulement indiqué avec un peu plus de précision le programme de la portion purement économique de cette théorie. Tel qu’il est, ce programme doit paraître assez vaste. Je dis plus : je sais qu’il est immense. Est-ce une raison qui autorise ou qui commande l’abstention ? Je suis bien éloigné de le croire. Aborder résolument une tâche longue et difficile, après qu’on l’a d’abord froidement mesurée, ce n’est pas de la témérité. Reculer devant un pareil labeur, ce serait tout autre chose que de la modestie.

Quoi qu’il en soit, je ne suis point effrayé. Mais toutefois je n’ai pas résolu de prendre dès à présent ma part d’efforts et de recherches dans la constitution de la science sociale. Je veux seulement me préparer à ce travail en me rendant compte de la valeur des essais qui ont été jusqu’ici tentés par les publicistes. Nous trouverons d’un côté les socialistes : ce sont des hommes que de nobles aspirations démocratiques ont conduit sur le terrain des recherches sociales, qu’un vif instinct révolutionnaire y a guidés. Mais l’enthousiasme ne supplée point la méthode, ni le sentiment la raison. Les efforts des socialistes ont été trahis en partie par leur insuffisance et leur inexpérience scientifiques. Disons tout de suite qu’il y aurait injustice à ne pas reconnaître chez eux, en même temps que beaucoup de présomption, la plus évidente sincérité. D’un autre côté nous serons en présence des économistes, personnages considérables, pour la plupart, par la science et l’autorité, mais timides quelquefois et se laissant troubler par les redoutables aspects de la question sociale. Nous interrogerons les uns et les autres. Que si quelques-uns avaient découvert et mis en évidence des vérités importantes, nous en ferions notre profit. Et dans le cas où, tout au contraire, nous en rencontrerions chez tous qu’utopies et contradictions, nous serions à même de trouver dans nos principe» un sûr critérium pour reconnaître, pour expliquer ces erreurs, et pour nous instruire par ces exemples.


§ 3. Le Socialisme empirique

M. Louis Blanc cherche à prouver : que la concurrence est pour le peuple un système d’extermination ; — que la concurrence est une cause de ruine pour la bourgeoisie. D’autre part, il s’efforce de démontrer : qu’il n’est de salut pour les campagnes que dans l’adoption du système de la grande culture ; — que c’est à l’application du système de la petite culture, au morcellement excessif du sol, que doit être attribué le dépérissement de l’agriculture en France ; — qu’il faut établir en France le système de la grande culture, en le combinant, non pas avec le principe de l’individualisme, mais au contraire avec celui de l’association et de la propriété collective.

En conséquence, M. Louis Blanc propose la formation d’ateliers sociaux commandités par l’État, et destinés à monopoliser entre les mains de l’État l’industrie et l’agriculture.

Ce n’est pas tout encore : M. Louis Blanc s’élève contre l’application du principe de la propriété individuelle aux œuvres littéraires. Il énonce aussi : que l’intérêt des capitaux, en principe, n’est pas légitime ; mais que dans le régime d’individualisme et de concurrence, supprimer l’intérêt des capitaux est impossible, et que la gratuité du crédit pour tous, ou organisation démocratique du crédit, n’est réalisable que par l’association.

Et, en conséquence, M. Louis Blanc demande qu’on substitue à la Banque de France une Banque nationale d’État[6].

J’ai résumé tout exprès la doctrine socialiste de M. Louis Blanc, d’après le titre même des chapitres de son ouvrage. Je n’ai point agi de la sorte sans raison. Ayant en effet beaucoup moins l’intention de discuter les idées de M. Louis Blanc que de critiquer sa méthode, je tenais essentiellement à lui laisser résumer, pour ainsi dire, à lui-même l’exposition de sa doctrine.

Il m’avait toujours semblé que, dans la voie des réformes, on devait procéder de la façon suivante : 1° constater les inconvénients de la pratique actuelle ; 2° chercher la source des inconvénients de la pratique dans les vices de la théorie ; 3° substituer à la théorie défectueuse une théorie plus complète et préférable ; 4° conclure de la théorie nouvelle à une pratique différente et meilleure. M. Louis Blanc se comporte tout autrement : il conclut immédiatement des inconvénients de la pratique actuelle à l’excellence d’une pratique opposée, des inconvénients de la concurrence à l’excellence du monopole. Cette façon de procéder n’est pas nouvelle. Cette façon de proposer hardiment des réformes sans prendre la peine de les étayer d’aucune considération théorique est connue. Cette méthode porte un nom : c’est la méthode empirique. M. Louis Blanc nierait ce que j’avance, qu’il me serait facile de prouver mon assertion ; et quiconque voudra prendre la peine d’examiner sa doctrine à ce point de vue particulier sera de mon avis, et se convaincra que le système des ateliers sociaux et de la Banque d’État manque absolument de base scientifique. En cela M. Louis Blanc est d’autant plus inexcusable que, s’il a toujours évité de discuter ses théories, il ne s’est pas fait faute de les énoncer. On connaît à ce sujet les idées de l’auteur :

« Trois grands principes se partagent le monde et l’histoire : l’autorité, l’individualisme, la fraternité…

L’autorité a été maniée par le catholicisme avec un éclat qui étonne ; elle a prévalu jusqu’à Luther.

L’individualisme, inauguré par Luther, s’est développé avec une force irrésistible ; et, dégagé de l’élément religieux, il a triomphé en France par les publicistes de la Constituante. Il régit le présent ; il est l’âme des choses.

La fraternité, annoncée par les penseurs de la Montagne, disparut alors dans une tempête, et ne nous apparaît aujourd’hui encore que dans les lointains de l’idéal ; mais tous les grands cœurs l’appellent, et déjà elle occupe et illumine la plus haute sphère des intelligences[7]. »

En s’aidant de la connaissance de ces idées, on comprend que M. Louis Blanc rattache la pratique de la concurrence à la théorie de l’individualisme. D’autre part, au delà de la pratique particulière des ateliers sociaux et de la Banque d’État, laquelle n’est qu’un acheminement à une pratique générale, on entrevoit sans trop de difficultés : l’État entrepreneur industriel et agricole, l’État capitaliste, sans doute aussi l’État propriétaire foncier. C’est le communisme le plus complet, le plus absolu. L’État possède tous les capitaux ; il en distribue les revenus aux individus suivant la formule de fraternité : —De chacun suivant ses moyens ; à chacun suivant ses besoins. Travaillez tant que vous voudrez ; mangez tant que vous pourrez. Certes c’est là bel et bien une théorie : c’est celle du communisme fraternitaire.

Que devait donc faire M. Louis Blanc ? Pensant avoir constaté les mauvais effets de la concurrence, il devait en montrer l’origine au sein de ce qu’il nomme l’individualisme. Ensuite, et c’était assurément la portion capitale de son œuvre, il devait nous définir, nous développer, nous démontrer théoriquement le système du communisme fraternitaire. Et comment ? En nous en faisant apercevoir la conformité avec les lois de la nature et les axiomes de la morale. Enfin, ce travail achevé, il eût pu conclure sans inconvénient aux ateliers sociaux et à la Banque d’État.

Que répondriez-vous à quelqu’un qui vous tiendrait ce langage : — « Tous nos maux viennent de la monogamie. Essayez de la bigamie comme d’un acheminement à la polygamie laquelle est, croyez-moi, un régime excellent ?» — « Il est possible. diriez-vous, que la polygamie soit un excellent régime. Démontrez-le en me faisant voir qu’elle s’accorde avec les lois physiologiques et morales. Jusque-là, veuillez permettre que je ne me livre point à de si dangereux essais. » Ce qu’on répondrait à M. Louis Blanc s’il avait essayé de réglementer, d’après son système, le mariage et la famille, il faut le lui répondre au sujet de ses propositions de réforme économique. La situation, dans l’un et l’autre cas, est identiquement la même.

Nulle part M. Louis Blanc ne prend la peine de nous exposer scientifiquement son communisme fraternitaire ; partout il s’évertue à nous affirmer les avantages de ses ateliers sociaux et de sa Banque d’État. Affirmer est au reste le fort des empiriques. M. Louis Blanc, par une chance qui le met au premier rang et lui donne une importance unique entre tous les socialistes, a eu le pouvoir ; il a pu réaliser ce système qu’il s’était contenté de développer imparfaitement. Il affirme que, si le succès n’a pas couronné ses essais, la faute n’en fut qu’aux circonstances ; il affirme que le système reste à l’ordre du jour de la République ; il affirme que la théorie trouvera dans la pratique une éclatante justification, etc., etc[8].

Pour dire le fond de ma pensée, je suis aussi loin que possible de me rallier au communisme fraternitaire, non par une répugnance de sentiment, mais par suite de déductions rationnelles. J’ai quelques motifs excellents de considérer comme monstrueuse cette absorption de l’individu dans l’État par le communisme absolu, cette immolation de la réalité à l’abstraction. J’en ai quelques autres non moins excellents de douter que le principe de fraternité puisse être substitué à celui de la justice, à celui du droit et du devoir,quand il s’agit de trouver une base à la société, et que l’axiome de M. Louis Blanc se prête à l’organisation du travail. Ces motifs, je ne demande qu’à les donner. Que M. Louis Blanc développe sa thèse économiquement et philosophiquement, elle sera discutée. Quant à lui fournir souvent l’occasion de faire des expériences comme celle du Luxembourg, je désire vivement que personne plus que moine soit tenté de le lui permettre. M. Proudhon est un homme qui a au plus haut point le sentiment de sa personnalité : aussi a-t-il combattu violemment le communisme. — Alors, penserez-vous, il a défendu énergiquement le principe de la propriété individuelle. — Tout au contraire : il l’a foulé aux pieds. — Mais, direz-vous si M. Proudhon n’est partisan ni de la propriété collective, ni de la propriété individuelle, que peut-il être ? C’est ce qu’il serait assez malaisé d’expliquer.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’aperçois combien les doctrines socialistes sont difficiles, je ne dirai pas à expliquer, mais à exposer. Cela se conçoit. L’essence de l’empirisme étant de ne se baser sur aucun principe fondamental, de ne jamais déduire, mais d’affirmer toujours à priori, il est tout naturel que ses élucubrations soient contradictoires, vagues et rebelles à toute exposition logique et rationnelle. Que font à M. Proudhon l’individualisme et le communisme ? Ce sont des systèmes ; donc il lui convient de les ignorer. Tout au plus l’entendrez-vous agiter les lieux communs de l’égalité et de l’inégalité. Et comment alors rattacher les doctrines de M. Proudhon soit à l’un de ces systèmes, soit à l’autre, à moins de les interpréter, à moins de les traduire en quelque sorte en un langage scientifique et philosophique ?

Si tout au moins l’empirisme était logique, la tâche du critique serait encore assez facile. Il n’aurait que la peine de rattacher lui-même à des principes rationnels les assertions des publicistes de cette école malencontreuse. Il n’en est point ainsi malheureusement. Tel empirique que vous surprenez, à certain moment, en flagrant délit de communisme vous apparaît, un peu plus loin, comme fortement imprégné, à son insu, d’individualisme. Il faut alors de toute nécessité négliger certaines contradictions, rechercher autant que possible une tendance à peu près générale, accuser cette tendance en termes techniques, tâche délicate et qui demande autant de patience que d’impartialité.

Je vais essayer d’interpréter de cette façon la doctrine de M. Proudhon. Mais que si, par hasard, l’auteur se trouvait incompris, il ne s’en prenne qu’à lui seul de cette mésaventure.

C’est M. Proudhon qui a dit : — La propriété, c’est le vol, phrase absurde qui dénote chez l’auteur la plus profonde ignorance de la philosophie et du droit naturel : car l’idée de M. Proudhon consiste en ceci, que l’appropriation des choses par les personnes est un phénomène en dehors de la moralité ne pouvant pas plus être légitime qu’illégitime, indifférent à la justice, tout au plus légalisable par des contrats. Quel pathos ! Enlever à la juridiction du droit l’acte le plus capital de la libre volonté de l’homme ! Vouloir légaliser par contrat ce qui serait instinctif et fatal ! La paresse la plus profonde à remonter aux principes, l’impuissance la plus honteuse se dévoilent indécemment ; l’empirisme le plus éhonté s’étale avec impudeur. Quoi qu’il en soit, M. Proudhon accepte la propriété individuelle comme un fait, sinon comme un droit.—Mais alors en quoi et pourquoi M. Proudhon se trouve-t-il en désaccord avec la pratique actuelle ?

M. Proudhon est convaincu qu’au fond, chez tous les hommes, les besoins sont égaux et les moyens équivalents ; qu’en conséquence, l’égalité absolue des biens et des fortunes est dans l’intention de la nature, et devrait se réaliser d’elle-même sous un régime économique convenable. Le régime le plus hostile à la réalisation du vœu de la nature, c’est, selon M. Proudhon, le régime de la liberté économique, le régime de la concurrence et du laissez-faire qui se déduit de ce principe que la valeur des choses se détermine par le rapport de la demande à l’offre, sur le marché. Le régime le plus favorable, selon M. Proudhon, serait un régime de taxes et de maximums qui se déduirait de ce principe que la valeur d’échange se mesure sur les frais de production ou sur le prix de revient.

En conséquence, la doctrine de M. Proudhon se résume dans une série de propositions tendant toutes au tarif des espèces diverses de la richesse, conformément aux frais de leur production. M. Proudhon tarife le prix du travail ou le salaire ; il tarife le prix des marchandises ; il tarife l’escompte ; il tarife le crédit ; il tarife les loyers ; il tarife les fermages, la rente foncière, l’impôt. Tel est le socialisme de M. Proudhon, ni plus ni moins. La concurrence est sa bête noire, comme elle est aussi celle de M. Louis Blanc. Mais alors que l’un se réfugie dans le monopole de l’État, l’autre invoque uniquement le droit de l’État à taxer la valeur des choses au prorata de leur prix de revient. Ce n’est pas plus difficile que cela.

On voit qu’il serait peut-être hasardé de signaler dans un pareil système une tendance, même inconsciente, au communisme ou à l’individualisme. Ce qu’il est aisé d’y montrer, c’est le triomphe de l’empirisme.

N’est-il pas évident, en effet, que logiquement la méthode de M. Proudhon lui devait être tracée d’avance ? Que le vœu de la nature soit ou ne soit pas l’égalité absolue des biens et des fortunes, que nous importe de le savoir dès à présent ? Que les besoins soient égaux et les moyens équivalents chez tous les hommes, que nous fait cela ? S’il est vrai que les intentions de la nature ou de la Providence soient conformes à ces principes, ces principes devront se réaliser par la force des choses sous un régime économique naturel.

Donc, quel est le régime économique le plus naturel du régime de la liberté ou du régime de l’autorité ? Voilà la question capitale. Sur quoi se mesure la valeur d’échange ? Sur le rapport de la demande à l’offre ou sur le prix de revient ? Voilà le nœud du problème tel qu’il convient à M. Proudhon lui-même de le poser.

Qu’avait donc à faire M. Proudhon ? Il avait à énoncer simplement le premier point comme un pressentiment de sa foi, et à réunir tous ses efforts pour démontrer le second point comme une conviction d’expérience. Que fait au contraire M. Proudhon ? Il s’acharne ridiculement à soutenir sa thèse de l’égalité absolue des biens et des fortunes, et néglige aussi complètement que possible d’apporter la moindre preuve à l’appui de son principe économique.

« Les jours de l’année sont égaux, les années égales ; les révolutions de la lune, variables dans une certaine limite, se ramènent toujours à l’égalité. La législation des mondes est une législation égalitaire. Descendons sur notre globe : est-ce que la quantité de pluie qui tombe chaque année de tout pays n’est pas sensiblement égale ? Quoi de plus variable que la température ? Et cependant, en hiver, en été, de jour, de nuit, l’égalité est encore sa loi. L’égalité gouverne l’Océan, dont le flux et le reflux, dans leurs moyennes, marchent avec la régularité du pendule. Considérez les animaux et les plantes, a chacun dans son espèce : partout vous retrouvez, sous des variations restreintes, causées par des influences extérieures, la loi d’égalité. L’inégalité, pour tout dire, ne vient pas de l’essence des choses, de leur intimité ; elle vient du dehors. Otez cette influence de hasard, et tout rentre dans l’égalité absolue. etc., etc.[9]. » Il y en a comme cela indéfiniment ; et c’est ainsi que M. Proudhon pense trouver dans la mécanique universelle la démonstration du principe de l’égalité des besoins, de l’équivalence des moyens, principe qui reste, ainsi qu’on peut voir, fort hypothétique.

Au contraire : — « Si c’est une conséquence de la Justice que le salaire soit égal au produit, c’en est une autre que, deux produits non similaires devant être échangés, l’échange doit se faire en raison des valeurs respectives ; c’est-à-dire des frais que chaque produit coûte[10].» Voilà la base du système établie. Tous les efforts de l’auteur se réduisent à ce c’est-à-dire, en ce qui concerne le principe du prix de revient. Or, il se trouve malheureusement que ce principe si facilement admis est complètement erroné.

Après avoir critiqué les deux types les plus intéressants du socialisme contemporain, je ne me sens pas, je l’avoue, le courage de descendre à l’examen des doctrines de sectes accessoires ou d’individualités de second ordre : cette besogne serait d’ailleurs inutile. Par les chefs du socialisme on en peut juger les soldats : de bonnes intentions, une fâcheuse ignorance de la philosophie et de l’économie politique, l’absence la plus complète de méthode ; pour tout dire, un empirisme dangereux, tel est le résumé fidèle des résultats à obtenir[11]. La plupart des sectes inférieures abandonnent plus ou moins complètement les régions économiques pour se renfermer dans le domaine d’une morale de sentiment. Là on s’occupe assez peu d’élucider le problème de la concurrence ou du monopole, le problème de la propriété individuelle ou de la propriété collective ; on veut rendre les hommes doux, laborieux, charitables, les orner de toutes les vertus domestiques. On ne s’en prend pas aux lois, mais aux mœurs : cette besogne est affaire à des prédicateurs, non à des législateurs.

Quant aux individualités indépendantes du socialisme, on les rencontre, en nombre infini, tantôt sur le terrain de la morale, tantôt sur celui de l’économie, toujours y déployant avec une assurance fâcheuse une grande ignorance et des ressources imprévues d’empirisme. Parlerai-je du dernier de ces publicistes qui ait ainsi trompé mon attente ? Je trouve d’abord qu’il demande à grands cris que l’État soit exclusivement commerçant, l’individu exclusivement industriel. Peut-être serais-je tenté d’accorder quelque attention à cette proposition tout administrative, si plus loin je ne voyais apparaître un système de crédit social basé sur ce principe que le numéraire n’a qu’une valeur conventionnelle, qu’il convient de démonétiser les métaux et de leur substituer du papier[12]. Que répondre aux inventeurs de pareilles théories ? Que leur dire, sinon qu’ils veuillent bien consentir à s’instruire des éléments de la science économique, avant d’en tirer des applications ?

Je n’ose guère exprimer de pareils dédains à l’endroit d’un publiciste aussi populaire que M. E. de Girardin ; et pourtant Dieu sait si plus que personne il peut se reprocher d’avoir porté dans la science les habitudes relâchées et le dogmatisme superficiel du journalisme contemporain. Quoi qu’il en soit, après avoir offert à mes lecteurs un type de communiste aussi complet que M. Louis Blanc, je leur dois un échantillon d’individualiste le plus pur qu’il soit possible de se procurer.

Examinons donc en particulier les idées et le travail de M. de Girardin sur l’impôt. Tout d’abord il est facile de se convaincre que, s’il s’agit pour nous de trouver la solution de la question sociale dans la constitution de la science sociale, le problème de l’impôt est éminemment à l’ordre du jour : car il touche tout à la fois à la distribution de la richesse en déterminant le fonds de la fortune commune, les sources du revenu de l’État, et à la production de la richesse, en limitant la propriété individuelle de la rente foncière, des profits, des salaires. Comment donc M. de Girardin a-t-il essayé d’opérer cette conciliation entre les droits de la communauté et les droits de l’individu ?

M. de Girardin consacre d’abord plus de la moitié de son ouvrage[13] à critiquer l’assiette actuelle de l’impôt, ce qui, du reste, est une tâche aisée. Enfin il dit :

« Tel que nous le. comprenons, l’impôt doit être la prime d’assurance payée par ceux qui possèdent, pour s’assurer contre tous les risques de nature à les troubler dans leur possession ou leur jouissance[14]; … »

Et pourquoi l’impôt doit-il être une prime d’assurance ? M. de Girardin ne le dit point. Pourtant son principe est assez gros de conséquences énormes. Parmi ces conséquences, on entrevoit nettement la suppression de toute initiative collective en ce qui.n’est point répression de quelque désordre, et la fusion de tous les ministères, grands et petits, en un seul : le ministère de la Sécurité. Comment l’auteur établit-il cette définition qui fait de l’État un entrepreneur de police à bon marché, avec brevet et monopole ? L’auteur ne démontre rien, et passe immédiatement à ses conclusions.

« Cette prime doit être proportionnelle, et d’une exactitude rigoureuse[15]. »

Proportionnelle à quoi ? Non pas au revenu, suivant M. de Girardin, mais au capital. Et pour quel motif ?

En effet, cette base est la seule qui soit immuable la même pour tout et pour tous.

Partout et toujours 1,000 francs sont 1,000 francs, mais partout et toujours 1,000 francs ne produisent pas la même ce rente.

La rente varie, et selon l’emploi qui a été fait du capital, et selon le pays, et selon le temps.

La tente est relative, le capital est absolu[16]. »

Voilà bien des affirmations très-hardies, mais très-gratuites. Que veut dire ceci : — La rente est relative, le capital est absolu ? — S’il s’agit de variations, le capital en subit autant que le revenu, et selon le pays, et selon le temps. Partout et toujours 1,000 francs ne produisent pas la même rente, cela est vrai. Mais partout et toujours 1,000 francs ne sont pas 1,000 francs. À qui donc serait-il besoin d’enseigner cela ?

« Dès que l’impôt se transforme en assurance, il en doit accepter la base ; or, la base de l’assurance, c’est le capital[17]. »

Cette raison vaut mieux que la précédente. Elle est même sans réplique. Toutefois, j’en reviens à ma première interrogation : — Pourquoi l’impôt doit-il se transformer en assurance ?

Seconde conclusion. Non-seulement, suivant M. de Girardin, l’impôt doit être proportionnel au capital, mais encore, — point essentiel ! — il doit être volontaire. En effet, :

« Tout impôt doit être aboli[18] »

Tout impôt doit être transformé en assurance.

Or,

« Le propre de l’impôt, c’est d’être forcé.

« Le caractère de l’assurance, c’est d’être volontaire[19]. »

À merveille ! Mais encore une fois, — pour l’amour de Dieu ! — pourquoi l’impôt doit-il être une prime d’assurance ?

En cherchant bien je n’ai rien, absolument rien trouvé dans l’ouvrage de M. de Girardin, qui pût passer pour une réponse à cette question. En fait de principes fondamentaux, voici tout ce que j’ai pu découvrir :

« La société est un vaste amphithéâtre où l’on est libre de ne pas entrer ; mais si l’on veut s’y asseoir, le moins qu’on lui doive, n’est-ce pas le remboursement de sa quote-part de frais[20] ? »

Je me dispense de discuter cette philosophie. Je ne m’en réserve pas moins la faculté de penser que l’impôt ne saurait avoir rien de commun avec une assurance ; que la société n’est point un amphithéâtre où l’on est libre de ne pas entrer ; que l’impôt doit être non facultatif, mais obligatoire, non volontaire, mais forcé ; qu’enfin l’impôt ne doit pas être proportionnel.

Il y aurait une observation à faire en faveur du projet d’impôt de M. de Girardin : c’est qu’il cherche à épargner les facultés personnelles et le travail, et à peser de tout son poids sur la propriété foncière et sur le capital artificiel. Je ne juge pas les systèmes que j’expose : je tâche seulement d’en faire apprécier la méthode ; d’ailleurs, la question de l’impôt est beaucoup trop vaste et considérable pour qu’il me soit permis de ne l’aborder que superficiellement ; je dirai cependant que l’idée de M. de Girardin semble éminemment libérale, et même démocratique. Que répondrait pourtant l’auteur si je lui faisais remarquer que le capitaliste trouvera toujours moyen de faire payer l’impôt par le travailleur ? Mais comment le pourrait-il ? En vendant plus cher l’usage de son capital. Ainsi cet impôt, proportionnel au capital foncier ou artificiel, serait meilleur que l’impôt actuel, proportionnel au revenu ; toutefois, il ne serait pas parfaitement juste.

Cela dit, j’emprunte à M. de Girardin les éléments d’un jugement sur l’impôt tel qu’il le comprend. Il en dit lui-même, avec quelque sévérité

« S’il n’est pas parfaitement juste, il est absolument faux.

S’il n’est que meilleur, il ne vaut rien[21]. »


<span class="romain" title="Nombre § 4. L’École économiste et la production de la richesse écrit en chiffres romains">§ 4. L’École économiste et la production de la richessee siècle

Quittons, quittons les régions malsaines de l’empirisme, et courons respirer l’atmosphère salubre de la science. En présence de la question sociale, nous ne voyons plus qu’un parti d’hommes plus consciencieux à vrai dire que hardis, mais peu jaloux d’affecter le fanatisme et le farouche orgueil des dictateurs en disponibilité, la turbulence des tribuns, ou la suffisance des hommes d’État incompris. Ce sont les économistes : M. Louis Blanc les dédaigne, M. Proudhon les injurie ; le plus grand nombre des socialistes se borne à les ignorer ; et ils ne sont guère connus de la foule peu curieuse de principes en général, et ne s’inquiétant guère que d’applications, fussent-elles utopiques. Les économistes n’en poursuivent pas moins, malgré ces mécomptes, leurs investigations scientifiques ; et les vérités qu’ils atteignent laborieusement les vengent assez en ruinant les résultats douteux préconisés par tous les empiriques.

En parlant ainsi des économistes, j’entends parler surtout de l’économie. Il m’importe assez peu que dans l’œuvre souvent considérable de tel ou tel auteur il se trouve, à côté de théories vastes et profondes, quelques lacunes. Je ne suis pas non plus dérouté si je vois, au sujet d’une question capitale, tel ou tel professeur hésiter ou se fourvoyer. Au-dessus des savants, il y a la science elle-même qui, de sa naissance à l’apogée de sa gloire, grandit peu à peu, suivant sa voie, persistant dans ses tendances. L’économie politique n’est point dans le dernier ouvrage publié sous le nom de Cours ou de Manuel ; elle est dans la somme des vérités qui se sont imposées en son nom, elle est dans la tradition fidèlement maintenue depuis le jour où on l’a fondée jusqu’au moment présent. C’est là qu’elle est, aussi fière de ses défaites passagères que de ses triomphes définitifs. J’appelle économistes les hommes qui préfèrent l’honneur de se rallier à cette tradition à la gloriole douteuse de paraître apporter au monde de prophétiques révélations.

L’utilité des choses qui peuvent concourir à la satisfaction des besoins des hommes les fait généralement demander ; la rareté relative de ces mêmes choses ne permet de les offrir à la demande générale qu’en quantité limitée. D’où la valeur d’échange et l’échange nous apprend l’économie politique. La valeur a donc son origine dans la limitation en quantité des utilités qui les fait rares. Il suit de là qu’elle a sa mesure dans les circonstances respectives de l’offre et de la demande qui se produisent sur le marché.

Lorsque les objets marchands résultent de l’application du travail à quelque matière première, la somme de la valeur vénale de la matière première, du loyer des instruments de travail, du salaire des travailleurs, constitue le prix de revient ou les frais de production des objets. La valeur vénale de ces mêmes objets ainsi produits se déterminant ensuite naturellement sur le marché, peut être inférieure, égale, ou supérieure au prix de revient. Dans le premier cas, la différence constitue une perte ; dans le dernier, elle constitue un bénéfice, lequel s’ajoute au profit du capital d’entreprise ou au salaire du travail de l’entrepreneur.

Le système de la liberté du travail ou de la libre concurrence, est celui qui consiste à n’apporter aucune entrave soit à la demande qui se fait en vue de la consommation, soit à l’offre qui se fait par suite de la production. La liberté de la production surtout a toujours été chaudement réclamée par les adhérents à ce système dont la formule, célèbre dans l’histoire de l’économie politique, est celle-ci : — Laissez faire, laissez passer ; ce qui veut dire : — laissez produire et laissez échanger.

La formule du laissez-faire et du laissez-passer n’est point nouvelle. Nous la tenons des physiocrates. Le principe de la liberté du travail fut proclamé solennellement en même temps qu’appliqué par Turgot dans l’édit de 1776. Ainsi l’on peut dire que le système de la liberté de la production est né avec l’économie politique.

On peut dire aussi que la libre concurrence et la science économique ont grandi côte à côte. Aujourd’hui, dans la pratique, nous nous acheminons vers la liberté de plus en plus absolue du marché ; et cette marche nous est tracée par les économistes, fidèles, en cela du moins, aux premières inspirations des physiocrates. Cette tendance est caractéristique de l’école.Tous les économistes en renom combattent sans relâche, en tout et partout, les monopoles, les privilèges et les prohibitions. Liberté est leur devise. Il en est quelques-uns qui se défendent de vouloir étendre leur principe à la morale, à la politique, à la religion ; mais tous le soutiennent en matière de production, et tous revendiquent avec orgueil la qualification d’école libérale que certains démocrates leur rejettent avec colère ou avec mépris, que d’autres, il faut le dire, prétendent leur contester.

« Si l’école du laisser faire et du laisser passer, dit M. Vacherot, aboutit à la consécration de tous les privilèges et de toutes les servitudes économiques, n’est-elle pas convaincue d’être aussi contraire à la liberté qu’à la justice ? Les intentions de cette école sont excellentes : elle veut la liberté, la dignité, le bonheur de tous, et se flatte toujours que la libre concurrence amènera cet âge d’or. Mais, en attendant, ses adversaires lui font le reproche de se résigner trop facilement à la misère, à la dégradation, à la servitude actuelle des classes populaires,… L’école libérale a horreur de tout ce qui ressemble à une gêne, à une entrave, à une sujétion quelconque ; elle ne veut pas entendre parler de l’organisation du travail ; elle tient en grande défiance l’association des travailleurs. Le salariat, que le socialisme veut détruire à tout prix, est pour elle le travail libre par excellence ; et comme cet état de choses entretient la misère des masses, cette école ne voit pas que sa manière d’entendre la liberté n’engendre que servitude. »—Cette accusation est cruelle : il faut y répondre : et puisque c’est un philosophe à qui nous parlons, il nous sera bien permis de fonder notre réponse sur les prémisses que nous avons établies.

Nous avons distingué, dans l’économie politique, une science de la nature et des causes de la richesse des nations, un art des moyens par lesquels une société donnée peut augmenter le plus possible son bien-être. Conformément à cette définition, nous avons fait sortir la théorie du travail du domaine des faits naturels soumis à des lois, pour le faire entrer dans le domaine des faits actifs soumis à des règles. Faut-il, en vue de la plus grande augmentation possible de richesse, opter pour la concurrence ou pour les monopoles et les privilèges, pour les prohibitions ou pour le libre-échange ? Telle est la question qui nous est posée ; et c’est une question qui rentre dans l’art de la production.

Disons donc d’abord que nous ne sommes point ici au point de vue du juste, mais à celui de l’utile. Est-ce à dire que nous immolons la morale, à l’intérêt ? Nullement ; mais nous cherchons la richesse ; je ne dis pas le bien-être de quelques privilégiés, je dis le bien-être de tous ; et nous pensons que la justice n’aura point à s’en plaindre, car nous ne croyons point aux antinomies.

Disons ensuite que s’il est quelque chose d’assuré et d’incontestable, c’est que les règles de l’art doivent être fondées uniquement sur les lois de la science, c’est que la théorie de la production doit sortir tout entière de la théorie de la valeur d’échange, c’est que le principe soit de la concurrence, soit du monopole ne saurait avoir de base que dans l’étude et la connaissance des faits dont la richesse sociale est le théâtre. Cette méthode seule est scientifique, toute autre serait empirique. Cette méthode seule est sûre, toute autre n’aboutirait qu’à l’erreur. Si la théorie de la liberté du travail et de la concurrence est en conformité incontestable avec les faits naturels, la pratique de cette théorie est excellente, excellente au point de vue du bien-être, excellente au point de vue de la justice ; et les socialistes qui l’attaquent l’auront peu, ou point, ou mai examinée. Qui sait ? Ils auront peut-être accusé la liberté de la production et de l’échange d’une misère et d’une servitude qui sont le seul fait du privilège et du monopole ?

C’est un fait que la somme des choses utiles que nous pouvons appliquer à la satisfaction de nos divers besoins est limitée dans sa quantité. Ce fait est le premier que constatent les économistes : ils le constatent sans s’émouvoir ; des empiriques impatients et superficiels ont pu leur reprocher de ne pas en même temps le déplorer ; mais aucun philosophe ne saurait leur en vouloir d’énoncer simplement et sans regrets puérils un fait qui nous condamne au travail et au progrès.

Quoi qu’il en soit, ce fait établi, il en découle une conséquence immédiate et bien évidente : c’est que l’économie politique doit assigner pour tâche à la production d’augmenter la somme des utilités, et pour but de pourvoir aussi complètement que possible à la satisfaction des besoins des hommes. Créer intelligemment de la richesse, telle est la règle générale de la production. Cette richesse une fois produite, on s’occupera de la distribuer entre les membres de la société conformément aux principes de la morale ; mais cela est une question bien caractérisée et bien différente. Si la distribution doit être équitable, la production n’est tenue qu’à être : 1° abondante, et 2° proportionnée : abondante de telle sorte que chaque besoin particulier soit amplement satisfait, proportionnée afin que tels ou tels besoins ne demeurent pas totalement inassouvis, tandis que tels ou tels autres seraient comblés outre mesure.

Si les hommes vivaient isolés, il n’y aurait évidemment qu’à s’en remettre à chacun d’eux du soin de pourvoir individuellement à ses besoins. Mais les hommes ont l’instinct social, et d’ailleurs l’observation démontre qu’en s’associant, et en se divisant entre eux le travail, ils obtiennent des résultats incomparablement plus féconds ; par où l’on voit comment concordent la nécessité des faits naturels et notre intérêt d’utilité. Pour deux raisons dont une au moins est une nécessité, il convient donc que la théorie de la production parte du fait de la société et du principe de la division du travail. Reste à déduire les règles particulières de ce principe général :—Qu’il faut que les hommes en société, se divisant le travail, poursuivent une production de richesse abondante et proportionnée.

Quant à ce qui est de la première condition, celle de l’abondance, il est certain que les faits de la société et de la division du travail n’en compliquent nullement l’exécution. Car pour remplir cette condition, il n’y a qu’à s’en rapporter, à l’état social avancé comme à l’état censé naturel et primitif, à l’intérêt privé des hommes qui leur commande de travailler d’autant plus qu’ils veulent jouir davantage ; et il suffit seulement que la société, en imposant à chacun la division du travail, lui assure, par l’équité des lois de la propriété et de la distribution, l’entier bénéfice des résultats de sa peine. Par où l’on voit comment la justice vient à l’appui du bien-être.

Passons à la seconde condition, celle de la proportion dans la production. Celle-là semble surtout d’intérêt général, et l’exécution en paraît plus difficile à poursuivre avec la seule ressource de l’intérêt individuel.

Il s’agit d’arriver à ce but que tel ou tel objet de consommation venant relativement à manquer, tandis que tel ou tel autre abonde relativement, la production se détourne de celui-ci pour se porter sur celui-là. La première idée et la plus simple, mais, il faut le dire, la plus superficielle en même temps que la plus facile, c’est de faire intervenir l’autorité. Les souliers abondent, le pain manque. Vite ! un édit pour enrôler des boulangers, en les allant chercher parmi les cordonniers. Cette pratique qui répond à la théorie des politiques à courte vue et des réformateurs ignorants de notre temps fut celle de notre société à son bas âge. L’expérience l’a condamnée en démontrant que l’autorité était incapable non-seulement de prévoir, mais de terminer même, quand elles se produisaient, les crises de la production.

À défaut de l’autorité, nous adresserons-nous à la fraternité ? Cène serait guère que tomber de Charybde en Scylla ; car c’est en de pareilles circonstances que le socialisme fraternitaire aime à produire, comme un deus ex machina, quelque dictateur, quelque père suprême, ou quelque pontife.

Récusant l’autorité sous toutes ses formes, invoquerons nous la liberté politique ? L’expérience qui a condamné l’inter vention de l’autorité en matière d’économie, l’a, me dit-on, condamnée aussi sur bien d’autres chefs. On la considère en général aujourd’hui comme un principe tutélaire pour les peuples adolescents, funeste aux peuples mûrs. On reconnaît, paraît-il, qu’il est un grand nombre de questions où l’action d’un pouvoir central quelque peu despotique est avantageusement remplacée par l’initiative des majorités locales. Soumettons en conséquence les questions de production à la libre discussion de la presse et de l’opinion ; confions-en la solution à la commune agissant par elle-même ou par ses fondés de pouvoirs.

Non ; tout cela serait inutile : il y a beaucoup mieux. Il ne suffit pas, par le fait, d’empêcher toute intervention de l’autorité politique en matière d’économie ; il convient aussi de soustraire la production à toute espèce d’action administrative, ou plutôt il est parfaitement superflu de l’y soumettre. Les difficultés politiques fussent-elles même remises à l’autorité, les questions économiques y échapperaient encore ; ici en effet l’intérêt privé concourt naturellement et de lui-même à la satisfaction de l’intérêt général. Et, pour tout dire, la proportion dans la production s’établit, comme on va voir, à la seule condition qu’on veuille bien seulement prendre la peine de ne rien faire. Tant il est vrai que nous sommes, en traitant de la production, aux seuls points de vue harmoniques de la vérité et de l’utilité, et que nous avons eu pleine raison d’écarter le point de vue moral.

La valeur d’échange des choses utiles a son origine dans leur limitation en quantité, elle a sa mesure dans leur rareté relative, ou dans le rapport de la demande à l’offre. C’est là le second fait énoncé par la science économique. Par conséquent les choses qui sont relativement le plus demandées et le moins offertes seront aussi celles qui auront, sur le marché, la valeur la plus haute ; et réciproquement, celles qui seront relativement le plus offertes et le moins demandées auront, sur le marché, la valeur la plus basse. Que les souliers abondent et que manque le pain, le prix vénal du pain augmentera, le prix vénal des souliers diminuera dans le rapport de leur rareté respective[22]. D’autre part, il est certain que, dans une société où le principe de la division du travail est appliqué, chacun travaillant en vue de l’échange de ses produits, l’intérêt privé du travailleur ne lui commande pas seulement de produire beaucoup, mais qu’il lui commande aussi de produire les objets marchands qui sont relativement très-demandes et peu offerts ; car la vente de ces objets se faisant à un prix vénal fort élevé, il restera pour le producteur, déduction faite du prix de sa matière première et du loyer de ses instruments, une part considérable représentant le salaire de son travail.

Ainsi, d’une par», les objets acquièrent une valeur plus ou moins haute ou basse suivant qu’il manquent ou qu’ils abondent : et d’autre part, l’intérêt privé des producteurs les pousse à produire les objets qui ont la plus grande valeur d’échange. Il se trouve donc en définitive qu’ils s’empresseront de produire les objets dont le besoin se fait sentir, et de combler les vides dont peut souffrir et se plaindre la consommation. Leur intérêt privé est donc en conformité parfaite avec l’intérêt général.

La production des souliers va diminuer, et elle ne diminuera pas au delà des limites convenables, sans quoi elle augmenterait bien vite. La production du pain augmentera, et elle augmentera d’une façon raisonnable, sans quoi elle viendrait bientôt à diminuer. Ce que nous disons ici du pain et des souliers pouvant s’appliquer à toute espèce d’objets de consommation, il en résulte que la fatalité providentielle des lois naturelles suffit à réglementer la production sous le rapport de la condition de proportion.

De quoi il ressort que la division du travail étant pratiquée, et que la théorie de la distribution étant constituée de façon à satisfaire intégralement aux droits individuels de propriété du travailleur sur le fruit de son travail, le principe de la liberté absolue du travail et de l’échange, ou le principe du laissez faire, laissez passer, est le principe souverain de la production, vu qu’il est tout à la fois nécessaire et suffisant à l’existence d’une production, de richesse abondante et proportionnée. Qu’opposent à ces raisonnements nos adversaires ?

« La question est donc celle-ci : La concurrence est-elle un moyen d’assurer du travail au pauvre ? Mais poser la question de la sorte, c’est la résoudre[23]. »

C’est la résoudre empiriquement ; car c’est la poser en la mutilant. Nous discutons des principes ; c’est-à-dire que nous devons opérer rationnellement. Or, au point de vue d’une société idéale, le mot de pauvre n’a point de sens économique : car un homme, dans une pareille société, est toujours riche au moins de ses facultés personnelles, lesquelles constituent un capital dont le travail est le revenu. Il n’y a de pauvres que les malades, les infirmes, les paresseux ; et tous ces gens sont sous la juridiction de la charité, en dehors du droit économique. La société n’a pas à leur assurer du travail plus particulièrement qu’à personne. La question véritable est donc celle-ci : — La concurrence est-elle un moyen d’empêcher le travailleur de jouir intégralement du revenu de ses facultés ?

« Qu’est-ce que la concurrence relativement aux travailleurs ? C’est le travail mis en enchères. »

Évidemment ! c’est-à-dire que c’est l’assimilation du travail, revenu d’un capital, aux autres revenus des autres capitaux. La concurrence, c’est la détermination de la valeur d’échange du travail sur le marché, où se déterminent également la valeur d’échange de la rente foncière, du loyer des capitaux ; c’est l’uniformité régulière dans la fixation du salaire, du fermage, du profit.

« Un entrepreneur a besoin d’un ouvrier : trois se présentent. — Combien pour votre travail ? — Trois francs : j’ai une femme et des enfants. — Bien. Et vous ? — Deux francs et demi : je n’ai pas d’enfants, mais j’ai une femme. — À merveille. Et vous ? — : Deux francs me suffiront : je suis seul.— A vous donc la préférence. C’en est fait : le marché est conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ? Ils se laisseront mourir de faim, il faut l’espérer. Mais s’ils allaient se faire voleurs ? Ne craignez rien, nous avons des gendarmes. Et assassins ? Nous avons le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son triomphe n’est que provisoire. Vienne un quatrième travailleur, assez robuste pour jeûner de deux jours l’un, la pente du rabais sera descendue jusqu’au bout : nouveau paria, nouvelle recrue pour le baigne, peut-être ! »

Voilà pourtant comme on se jette parfois dans une question avec toute la furie du sentiment, au lieu d’y pénétrer avec le calme de la raison. Au nom de la démocratie, et dans l’intérêt de la question sociale, je proteste contre une pareille méthode qui ne peut avoir pour résultats que d’obscurcir la vue des publicistes et de troubler l’âme des lecteurs. Encore une fois, abordons la science froidement, et surtout maintenons-nous toujours dans des régions qui soient inaccessibles aux passions populaires.

Écartons donc ce cortège fantasmagorique de femmes et d’enfants, de voleurs et d’assassins, de gendarmes et de bourreaux ; et voyons ce qu’il peut y avoir d’arguments économiques derrière les excès d’empirisme de M. Louis Blanc.

L’auteur met en scène trois ouvriers et un entrepreneur. Qu’est-ce qu’un entrepreneur ? Que sont des ouvriers ? Pour produire la plupart des objets marchands, il faut, comme nous l’avons dit, trois choses : 1° de la matière première, 2° des instruments de travail, 3° du travail. Un entrepreneur est un capitaliste qui possède les deux premiers de ces éléments ; les ouvriers disposent seuls du troisième.

Que l’entrepreneur ait une tendance à restreindre les salaires, cela est évident. Il l’aura dans un double but : et pour grossir d’autant le loyer de son capital, et pour diminuer ses prix de revient et de vente et s’attirer la clientèle. Il est encore évident que c’est la concurrence qui lui inspire cette tendance, au moins pour le second motif. Mais la concurrence qui le pousse à diminuer les salaires lui permet-elle de les abaisser indéfiniment ? voilà la question. Or si la passion superficielle tranche le problème affirmativement, le raisonnement approfondi le résout par la négative. La science impartiale constate une tendance des ouvriers à élever les salaires, tendance favorisée par la concurrence des entrepreneurs, et capable de balancer la première et de maintenir le taux des salaires à l’équilibre normal de leur valeur naturelle. Pour mettre ce fait en lumière, il nous suffira de compléter la peinture du marché, et d’achever le tableau dont M. Louis Blanc n’a reproduit que la moitié. « Un ouvrier cherche un entrepreneur : trois se présentent. —Combien pour mon travail ?—Deux francs : je désire abaisser mes prix de revient et de vente, et grossir le profit de mon capital.—Bien. Et vous ?—Deux francs et demi : les produits sont demandés par les consommateurs ; en abaissant mes prix de vente et en vendant beaucoup, je trouverai encore moyen de réaliser de beaux bénéfices.—À merveille. Et vous ?—Trois francs : j’abaisserai mes prix de vente, je vendrai beaucoup, et je me contenterai d’un moindre profit de mon capital.—À vous donc la préférence, etc., etc. »

Interrogez la réalité. Vous apprendrez qu’en effet, par l’application du principe de la concurrence, les prix de vente baissent à l’avantage de tous les consommateurs, travailleurs et autres, le chiffre des affaires s’élève, et le profit des capitaux se réduit. C’est l’intérêt privé qui pousse les entrepreneurs à diminuer les salaires ; c’est l’intérêt privé qui pousse les ouvriers à les faire augmenter. C’est la concurrence des ouvriers qui soutient les entrepreneurs ; c’est la concurrence des entrepreneurs qui protège les ouvriers. La concurrence fait l’équilibre. Et pour troubler cet équilibre dans le sens accusé par M. Louis Blanc, que faudrait-il ? Une coalition d’entrepreneurs que la loi peut réprimer ou qu’elle peut rendre inoffensive en ne défendant pas les coalitions d’ouvriers.

« Dira-t-on que ces tristes résultats sont exagérés ; qu’ils ne sont possibles, dans tous les cas, que lorsque l’emploi ne suffit pas aux bras qui veulent être employés ? Je demanderai, à mon tour, si la concurrence porte par aventure en elle même de quoi empêcher cette disproportion homicide ? »

Demandez, et l’on vous répondra que non-seulement la concurrence porte en elle-même de quoi prévenir les crises dont vous parlez, mais qu’il n’y a même que le seul système de la liberté du travail et de la production qui puisse empêcher cette disproportion homicide, et cela non par aventure, mais par nécessité de nature et de logique.

Si telle industrie manque de bras, qui m’assure que, dans cette immense confusion créée par une compétition universelle, telle autre n’en regorgera pas ? »

Qui vous en assure ? L’harmonie tout à la fois fatale et providentielle des lois naturelles, et la certitude des principes et, des déductions, si vous vouliez bien consentir à les exa miner. Vous sauriez alors que ce qu’il vous plaît de nommer une immense confusion est un ordre immense.

« Or, n’y eût-il, sur trente-quatre millions d’hommes, que vingt individus réduits à voler pour vivre, cela suffit pour la condamnation du principe. »

Oui, s’il est bien établi que c’est l’application du principe qui pousse au vol ces individus. Mais aussi, sur trente-quatre millions d’individus, y eût-il trente-trois millions de voleurs, cela ne suffirait pas pour la condamnation d’un principe, si le principe est bon, parce qu’alors il serait impossible que ce principe pût être considéré comme étant la cause du désordre. Or le principe de la concurrence repose logiquement sur des faits inattaquables ; sur ce fait que la somme des choses utiles est limitée dans sa quantité ; sur cet autre fait que la valeur d’échange a son origine dans cette limitation et sa mesure dans les circonstances comparatives de la somme des besoins à la somme des provisions, dans le rapport de la demande à l’offre. Le principe de la concurrence repose encore sur le fait de la division du travail. Pour ces raisons, le principe de la concurrence est absolu. Si donc il y a dans notre société misère des masses, privilège, servitude ; s’il y a désordre, en un mot, ce que je ne songe point à nier, il est également vrai qu’il faut chercher la cause de ce désordre dans un autre principe que celui de la liberté du travail et de la production. Et même il la faudrait voir peut-être avant tout dans ce fait que nous sommes loin d’en avoir encore fini avec tous les règlements plus ou moins autoritaires, avec les systèmes dits : mercantile, protecteur, colonial ; avec les lois des pauvres, la limitation du travail ; avec les lois de maximum, les lois sur l’usure ; avec les altérations des monnaies, le travail des prisonniers, l’organisation de certaines industries en monopole, etc., etc.


§ 5. L’école économiste et la distribution de la richesse.

« Une révolution sociale ! suffit-il de la vouloir pour l’accomplir ?… Ah ! vous êtes jaloux de la gloire d’accomplir une révolution sociale, eh bien ! il fallait naître soixante ans plus tôt, et entrer dans la carrière en 1789… Dans ce tempslà en effet tout le monde ne payait pas l’impôt. La noblesse n’en supportait qu’une partie, le clergé aucune,…[24]»

Qui parle ainsi ? C’est M. Thiers s’exprimant dans son langage libre, véhément, sincère, comme il a toujours été, comme il sera toujours[25].

« …Ce qui est fait n’est plus à faire… Y a-t-il, en effet, quelque part un four ou un moulin banal à supprimer ? Y a-t-il du gibier qu’on ne puisse tuer quand il vient sur votre terre ?… Y a-t-il d’autre inégalité que celle de l’esprit, qui n’est pas imputable à la loi, ou celle de la fortune, qui dérive du droit de propriété[26] ? »

Eh ! mon Dieu, peut-être bien, monsieur Thiers. Et si cette inégalité existe, nous la voulons découvrir ; et si tout au contraire elle n’existe pas, nous voulons nous en convaincre. Et si les socialistes se sont trompés, nous le leur ferons voir. Pourquoi tant de véhémence ? — Mais laissons M. Thiers voler à la défense de la propriété : car aussi bien son impétuosité naturelle est si grande qu’on a de la peine à le contenir.

Comment procède M. Thiers ? Il ne cherche, croyez-le bien, l’origine et le fondement de la propriété ni dans le droit divin, ni dans le droit du plus fort, ni dans le droit du premier occupant. Non ; mais où donc le cherche-t-il ? Dans l'instinct ! Ainsi, dès le premier pas qu’il fait, voilà M. Thiers embourbé, côte à côte avec M. Proudhon, dans les marais de l’empirisme. Tous deux de concert confondent la propriété qui est un droit avec l’appropriation qui est un fait. La propriété n’est plus ni pour l’un ni pour l’autre un pouvoir moral, apanage exclusif des personnes raisonnables et libres ; la propriété est un fait instinctif. Mais, à ce compte, les animaux sont aussi susceptibles d’être propriétaires que l’homme ? — Évidemment, selon M. Thiers.

« Les naturalistes en voyant un animal qui, comme le castor ou l’abeille, construit des demeures, déclarent sans hésiter que l’abeille, le castor sont des animaux constructeurs. Avec le même fondement, les philosophes, qui sont les naturalistes de l’espèce humaine, ne peuvent-ils pas dire que la propriété est une loi de l’homme, qu’il est fait pour la propriété, qu’elle est une loi de son espèce ! Et ce n’est pas dire assez que de prétendre qu’elle est une loi de son espèce, elle est celle de toutes les espèces vivantes. Est-ce que le lapin n’a pas son terrier, le castor sa cabane, l’abeille sa ruche ? Est-ce que l’hirondelle, joie de nos climats… etc., etc.[27] ? »

Oui, monsieur Thiers, le lapin a son terrier ; mais, faut-il donc vous l’apprendre ? il en est possesseur et non propriétaire. Le castor a sa cabane ; mais il n’a pas sur elle un droit de propriété. L’abeille a sa ruche ; mais elle en est si peu propriétaire que vous avez, vous, sans le savoir et sans savoir pourquoi, le droit de la lui ravir, et que vous la lui ravissez. Que répondriez-vous donc à l’abeille si, quand vous vous emparez tout à la fois de sa ruche et de son miel, elle vous traitait de voleur ou de socialiste ? Sauriez-vous lui dire qu’elle n’est qu’un animal dominé par l’instinct, et que vous êtes un homme raisonnable et libre ? qu’elle est une chose et que vous êtes une personne ? qu’elle n’a ni droits ni devoirs, que vous avez, vous, le droit et le devoir d’accomplir votre destinée, de l’accomplissement duquel votre liberté vous fait responsable ? Le sauriez-vous ? J’ai tout lieu d’en douter. Mais heureusement les abeilles ne lisent point M. Thiers ; et elles ignorent ses doctrines subversives et plus que démagogiques.

Telle est la philosophie de M. Thiers ; nous aurons occasion de juger tout à l’heure son économie politique ; l’une et l’autre se valent. Toutefois, pour être juste, il faut bien reconnaître que l’auteur, malgré sa médiocrité scientifique, et tout en n’unissant à une grande pauvreté d’idées qu’une platitude assez remarquable de style, parvient à constituer une apparence de théorie de la propriété. Nous avons constaté par avance que la base en était tout empirique ; constatons aussi que cette théorie, par elle-même, n’est rien moins que philosophique.

M. Thiers établit : — Que l’homme a dans ses facultés personnelles une première propriété incontestable, origine de toutes les autres. (Chapitre IV.)

Cette première propriété est incontestable, je le veux bien. Le fait est pourtant qu’elle a été contestée. M. Thiers le nie ; je l’affirme.

« Ces pieds, ces bras, ces mains sont à moi, incontestablement à moi… Si quelqu’un y touchait, si quelqu’un marchait méchamment sur f un de mes pieds, je m’irriterais, et si j’étais assez fort je me jetterais sur l’offenseur pour me venger…

C’est là une première propriété incontestable,…pour laquelle on peut m’envier, me haïr ; mais dont on ne songera jamais à m’enlever une partie pour la donnera d’autres,…[28]

Et qu’était-ce un peu que l’esclavage dans l’antiquité ? qu’est-ce encore que l’esclavage dans les temps modernes, sinon l’appropriation légale des facultés de certains hommes par d’autres hommes ? Et d’où vient donc qu’en ce chapitre IV si favorable, il n’y a pas un traître mot, dans le livre de M. Thiers, au sujet de l’esclavage ? Est-ce faiblesse de raison, impuissance de logique pour le condamner ? Est-ce manque de cœur, absence de foi pour le flétrir ?

M. Thiers établit encore : — Que de l’exercice des facultés de l’homme, il nait une seconde propriété, qui a le travail pour origine, et que la société consacre dans l'intérêt universel. (Chapitre V.)

Et ici encore quelques lignes touchant le servage n’eussent-elles point fait un bon effet ? Dans un ouvrage de la propriété réellement scientifique, l’historique de la question n’en eût-il pas merveilleusement complété l’élaboration rationnelle ? Mais ces deux éléments, chez M. Thiers, font absolument défaut l’un et l’autre.

M. Thiers s’occupe ensuite, en plusieurs chapitres, de définir très-imparfaitement le droit de propriété ; puis il conclut : —Qu’il résulte de tout ce qui précède, que le travail est le vrai fondement du droit de propriété. (Chapitre XXI.)

Arrêtons - nous ici ; et laissons l’auteur foudroyer tour à tour le communisme et le socialisme, puis enfin élaborer l’impôt. Il ne se peut rien imaginer de plus superficiel, de plus incohérent, de plus faible que cette seconde partie du livre sinon la première. Mais que nous servirait-il de réfuter ces déductions, si nous parvenons à dévoiler la complète nullité des principes ?

N’ayant point épargné les socialistes, je ne ménagerai pas M. Thiers. Aussi bien, dans leur empirisme, les socialistes sont-ils cent fois plus excusables que M. Thiers dans le sien.

S’égarer quand seul et sans guide on s’aventure dans l’obscurité d’une science pressentie, mais à peine entrevue, cela est après tout, peut-être honorable. Mais promettre de démontrer l’évidence, entreprendre une démonstration lente, méthodique des vérités jusqu’ici les plus reconnues[29] ; puis n’aboutir qu’à compromettre ces vérités, qu’à obscurcir cette évidence, cela serait infiniment ridicule si ce n’était encore plus dangereux.

L’exemplaire du livre : De la propriété, par M. A. Thiers. que j’ai sous les yeux, est un exemplaire d’une édition populaire à un franc, publiée sous les auspices du Comité central de l’Association pour la Défense du Travail national. La couverture invite le lecteur par un N. B. à voir, à la première page, la circulaire de l'Association. Pénétrons-nous des intentions de cette circulaire.

« Un livre, y est-il dit, qui vient de paraître, nous a semblé éminemment propre à remplir le but que nous poursuivons, c’est celui que M. Thiers a publié sous le titre : De la Propriété. Ce livre, déjà traduit et tiré en Angleterre à cent mille exemplaires, que l’Allemagne et l’Espagne se sont également empressées de traduire, et dont la Belgique a fait une édition populaire, a été considéré partout comme la meilleure réponse à ces attaques systématiques dirigées par différentes sectes contre l’ordre social.

L’œuvre de M. Thiers ne laisse en effet subsister aucun des paradoxes à l’aide desquels on a essayé de pervertir le bon sens des masses :…

« …Il importe que cet ouvrage reçoive la plus grande publicité, qu’il se répande dans les écoles et dans les ateliers, et que des lectures publiques habilement ménagées fassent descendre de l’instituteur à l’élève, du contre-maître à l’ouvrier, les excellentes doctrines du livre de M. Thiers. Ce sera le meilleur moyen de dissiper les funestes impressions qu’ont pu laisser les prédications du Luxembourg, et nous raffermirons ainsi nos populations laborieuses dans la pratique du bon et du juste. »

Puis donc que M. Thiers se pose en défenseur de l’ordre social et se fait accepter pour tel, c’est à lui seul qu’il faut s’attaquer. Et il faut faire voir combien cet Achille conservateur a compromis l’Ilion qu’il s’était chargé de défendre. Le travail est le vrai fondement du droit de propriété.— Soit ! L’idée que M. Thiers s’efforce ainsi d’exprimer est aussi la mienne. J’admets donc ce principe, sauf à protester encore une fois contre la démonstration matérialiste, par le besoin, qu’en a donnée l’auteur, sauf à faire encore une observation très-importante.

Le droit de propriété est un ; mais l’exercice de ce droit est complexe. La propriété est individuelle ou collective. D’où vient donc qu’il n’y a pas non plus, chez M. Thiers, la moindre trace de cette distinction ?

M. Thiers ne connaît absolument et uniquement qu’une forme de la propriété, la propriété individuelle. M. Thiers qui voit et qui conçoit les lapins propriétaires ne voit pas, ne conçoit pas les communautés propriétaires. N’est-ce point une lacune énorme et impardonnable ? car enfin, en fait et endroit, la propriété, collective existe. En fait, certaines congrégations, les hospices, un grand nombre de communes, des sociétés industrielles, l’État lui-même sont propriétaires. En droit, ils le peuvent être parfaitement : car il est aussi vrai que les congrégations, les hospices, les communes, les sociétés industrielles, l’État sont des personnes morales qu’il est vrai que les lapins n’en sont pas.

Où cela nous mène-t-il ? Je supplie le Comité central de l’Association pour la Défense du Travail national, si tant est que cette honorable association existe encore, de vouloir bien y réfléchir très sérieusement. Étant admise la famille, il faut la doter. Étant admis l’État, il lui faut un revenu, une fortune. Sous le régime féodal, constitué sur le modèle de la famille, le chef de l’État était propriétaire de la fortune de l’État : c’était encore la propriété individuelle, c’en était au moins la forme. De nos jours, le régime féodal étant proscrit, le droit de propriété de l’État ne peut pas être autre chose qu’un droit de propriété collective. Il faut alors de deux choses l’une : affirmer l’État ou le nier ; doter l’État ou le ruiner. Dans le premier cas, la propriété individuelle étant garantie, il faut immédiatement faire la part de la propriété collective. Dans le second cas, si l’on veut anéantir l’État et le dépouiller, il faut faire ce que fait M. Thiers.

M. Thiers constitue la propriété individuelle ; il se donne garde de souffler mot de la propriété collective. Il enfle sa voix fait les yeux ronds, appelle Croquemitaine le communisme et Croquemitaine le socialisme. Après quoi vient une soi-disant théorie de l’impôt d’un ridicule impayable. Que signifient ces malices de sophiste ? Et qui trompe-t-on ici ? Quelque niais !

Hâtons-nous d’en finir.

Le travail est le vrai fondement du droit de propriété individuelle, dirons-nous. Très-bien ; maintenant je dirai tout de suite à M. Thiers que la propriété ne porte que sur la richesse sociale, et qu’elle porte sur toute la richesse sociale. Or la richesse sociale, objet du droit de propriété, se partage en trois espèces : les facultés personnelles, le capital artificiel, la terre.

Le principe de l’auteur contient évidemment renonciation du droit de propriété des facultés personnelles.

Il contient également renonciation du droit de propriété du capital artificiel, fruit du travail et de l’épargne.

Reste la terre. Si la valeur de la terre a son origine et sa mesure dans la valeur du travail accumulé sur elle et du capital enfoui dans son sein ou réuni sur sa surface, la terre, économiquement parlant, est fille des facultés personnelles de l’homme ; et le principe de M. Thiers consacre la propriété foncière individuelle. Mais si la terre a. par elle-même, une valeur intrinsèque de capital, elle reste en dehors du principe de propriété tel que M. Thiers l’établit.

M. Thiers et M. Proudhon, toujours inséparables, se donnant la main sur le terrain de l’économie politique comme sur celui de la morale, disent : — « La terre ne vaut que par le travail et le capital artificiel. » Mais tous les économistes, Bastiat et ses disciples exceptés, répondent avec unanimité : — « Erreur ; la terre a, par elle-même, une valeur intrinsèque de capital. »

Donc : l° le principe du droit de propriété, tel que M. Thiers Ta donné, basé sur l’instinct, est empirique ; 2° Il est incomplet, néglige la communauté, détruit l’État ; 3° Fût-il exact en partie, en tant que principe de la propriété individuelle, il n’expliquerait et ne justifierait point la propriété foncière.

N’en parlons plus.

M. Thiers n’est pas un économiste ; et ce n’est point avec lui qu’il convient de discuter la doctrine économique sur laquelle repose sa théorie de la propriété. Toute cette doctrine est contenue dans ce principe énoncé par Frédéric Bastiat : — « Tout homme jouit gratuitement de toutes les utilités fournies ou élaborées par la nature, à la condition de prendre la peine de les recueillir ou de restituer un service équivalent à ceux qui lui rendent le service de prendre cette peine pour lui[30]. »

En langage économique, cela veut dire :— « Il n’y a de richesse sociale que la richesse produite ; » ou bien encore ; — « Le travail seul vaut et s’échange. »

C’est donc à Bastiat que je dois m’adresser. Ici, je l’avoue, je me trouve dans un certain embarras. Je suis en présence d’un homme dont les intentions furent excellentes, les convictions sincères, les efforts soutenus. Cet homme a de chauds amis et des disciples nombreux. D’autre part, sa philosophie me semble mesquine, sa science fausse ; tout me commande de le dire et de le montrer. Vais-je tenter de faire descendre cet économiste convaincu et laborieux de son piédestal pour le renverser au niveau des socialistes et des conservateurs ? Quelle tâche ingrate 1 Je ne parle point des accusations de présomption et de témérité que je ne puis manquer de m’attirer : c’est un devoir facile pour moi que de braver ces légers désagréments si je crois posséder la vérité. Mais convient-il d’assimiler aux empiriques de toutes les catégories un homme qui s’est donné tant de mal pour obscurcir à ses propres yeux la lumière, qui a dépensé tant et de si douloureux efforts pour s’ériger à lui-même l’erreur en théorie raisonnée ? Honnête et malheureux Bastiat, tes idées n’ont jamais séduit qui que ce soit autant que ta candeur et ton courage me touchent ! Mais il s’agit ici de quelque chose de plus considérable que la réputation scientifique d’un homme de bien ; il s’agit des intérêts de la vérité, il s’agit de la gloire de ces harmonies providentielles que tu as pressenties et compromises ; et rien ne saurait m’empêcher de combattre ces doctrines que tu proposais à la franchise et à l’ardeur de la jeunesse française, en appelant sur elles, de tous tes vœux, un impartial examen.

Nous parlons de propriété. Où Bastiat va-t-il en chercher l’origine. Voit-il, d’une part, l’humanité tout entière avec le couronnement supérieur de chacune de ses facultés : l’amour sympathique et esthétique, la raison, la liberté ? Voit-il, d’autre part, la nature impersonnelle ? Entrevoit-il la subordination morale de l’accomplissement des destinées aveugles et fatales à l’accomplissement des destinées clairvoyantes et libres, la réalisation du progrès économique par le travail et la propriété ? Non ; Bastiat fonde la propriété, comme M. Proudhon, comme M. Thiers, sur l’intérêt personnel. Il voit, d’une part, des besoins ; il voit, d’autre part, des satisfactions ; il constate des efforts ; il reconnaît de l’utilité ; et voilà le champ stérile et borné sur lequel il nous faut édifier la théorie de la distribution des richesses.

« Si l’on donne le nom d’Utilité à tout ce qui réalise la satisfaction des besoins, il y a donc des utilités de deux sortes. Les unes nous ont été accordées gratuitement par la Providence ; les autres veulent être, pour ainsi parler, achetées par un effort.

Ainsi, l’évolution complète embrasse ou peut embrasser ces quatre idées :


Besoin Utilité gratuite Satisfaction[31]. »
Utilité onéreuse

La théorie de la propriété va sortir de ce petit tableau.

« Propriété, communauté, sont deux idées corrélatives à celles d’onérosité et de gratuité d’où elles procèdent.

Ce qui est gratuit est commun, car chacun en jouit et est admis à en jouir sans conditions.

Ce qui est onéreux est approprié, parce qu’une peine à prendre est la condition de la satisfaction, comme la satisfaction est la raison de la peine prise[32]. »

Où sommes-nous ? Et quelle langue parlons-nous là ? Ai-je entre les mains l’œuvre d’un économiste, d’un savant, d’un philosophe, ou l’élucubration hâtive et superficielle de quelque médiocrité politique ? Et combien de pages me faudra-t-il pour signaler les erreurs dont fourmillent ces quelques lignes ?

Ce qui est onéreux est approprié, dit Bastiat. Certes, cela est vrai. Mais aussi ce qui est approprié est onéreux, voilà qui n’est pas moins vrai. De telle sorte qu’il serait inexact d’énoncer que l’appropriation procède de l’onérosité, ou que l’onérosité procède de l’appropriation. Ce qu’il serait exact de dire, c’est que l’appropriation et l’onérosité procèdent l’une et l’autre d’un même fait antérieur. Ce fait, que Bastiat ignore aussi complètement qu’il est possible, c’est la limitation dans la quantité des utilités, limitation qui rend du même coup les choses utiles : 1° valables et échangeables, 2° appropriables.

C’est là une première erreur. Elle est de peu d’importance à la rigueur. Mais que dire de la confusion que fait Bastiat entre l’appropriation et la propriété ? La propriété n’est point l’appropriation, c’est l’appropriation légitimée par la raison, par la justice. En confondant ces deux faits si différents, Bastiat anéantit d’un mot l’élément moral de la propriété, c’est-à-dire son élément essentiel, constitutif. En énonçant que la propriété procède de l’onérosité, il supprime le droit, foule aux pieds la personnalité, dégrade l’homme, avec M. Thiers, pour le rejeter au rang des brutes. Non, malgré M. Proudhon, malgré M. Thiers, malgré Bastiat, la propriété ne procède point de la nécessité, de l’instinct ; elle procède de la liberté.

Enfin, pense-t-on que j’aie oublié ma langue maternelle, pour venir me dire que l’utilité gratuite est le domaine de la communauté ? J’avais pensé jusqu’ici que le droit de propriété, simple dans son principe, s’exerçait sous deux modes : sous le mode de la propriété individuelle, et sous le mode de la propriété collective ou de la communauté. Je savais bien que des héritiers sont propriétaires en commun de meubles et d’immeubles avant licitation ; que des congrégations, que les hospices, que les communes, que certaines sociétés industrielles possèdent en commun des biens d’espèces diverses. Je n’ignorais point que tous les Français possèdent en commun des routes, canaux, édifices publics, etc., etc. L’on vient aujourd’hui m’apprendre que nous sommes propriétaires en communauté de l’air atmosphérique, que nous ne saurions posséder collectivement que de la richesse ainsi gratuite. Quelle ignorance profonde de la nature et du fondement du droit de propriété !

La propriété, dit Bastiat, c’est le droit de s’appliquer à soi-même ses propres efforts, ou de ne les céder que moyennant la cession en retour d’efforts équivalents[33].—Voilà donc ce qu’est, pour Bastiat, le principe de la propriété ! Mais passons ; ce n’est point la question morale qui nous occupe ici, c’est le problème économique. Tout mutilé qu’il est, ce principe s’applique-t-il à l’ensemble de toute la richesse sociale ? Voilà ce qu’il s’agit d’éclaircir.

Selon Bastiat,—la valeur, c'est le rapport de deux services échangés[34]. L’invention de cette phrase avec celle du mot de services est, au dire des élèves de Bastiat, son plus beau titre de gloire. Reste à savoir ce que signifient le mot et la phrase.

S’il est un don que l’auteur n’ait point, c’est celui du style scientifique ; s’il est un talent qui lui manque, c’est celui d’énoncer une fois pour toutes son idée en termes suffisamment clairs et précis. Pour résumer en deux lignes quelques centaines de pages, je dirai que Bastiat nomme service l’effort fait par un individu pour la satisfaction du besoin d’un autre individu.

Maintenant je demande :—Comment s’évaluent les services dans l’échange ? Appelons le premier de nos deux individus vendeur ; appelons acheteur le second. La valeur du service, tel qu’il est défini, doit se mesurer soit sur l’effort du vendeur, soit sur le besoin de l’acheteur et sur la satisfaction de ce besoin. La valeur du service se mesure-t-elle sur l’effort du vendeur ? Nous arrivons tout simplement à cette hypothèse de l’école anglaise que la valeur se fonde sur le travail, se mesure sur les frais de production et le prix de revient. L’observation des faits contredit formellement cette hypothèse, et l’idée des économistes anglais n’est point celle de Bastiat. La valeur du service se mesure-t-elle sur le besoin de l’acheteur et sur la satisfaction de ce besoin ? Nous retombons ni plus ni moins dans la théorie de J.-B. Say qui met l’origine et la mesure de la valeur dans l’utilité ; et la réalité des phénomènes économiques s’oppose encore ici radicalement à cette conclusion que d’ailleurs Bastiat n’a point admise.

Enfin, que répond Bastiat ?—C’est que la valeur des services est proportionnelle non point à l’effort fait par le vendeur, mais à l’effort évité par l’échange à l’acheteur.

Simple question. Si nous sommes quinze cents personnes écoutant au Conservatoire, les unes moyennant 10 francs, les autres moyennant 6 francs, d’autres enfin moyennant 4 francs, la symphonie en la de Beethoven, quel est l’effort que nous évite à tous la société des concerts ? L’effort de construire nous-mêmes une salle disposée dans des conditions d’acoustique favorables comme celle du Conservatoire ? L’effort d’écrire nous-mêmes la partition de la symphonie en la ? Ou l’effort de nous l’exécuter à nous-mêmes, comme le font MM. Alard, Franchomme et autres ?

La thèse de Bastiat n’est pas soutenable. Pourtant il faudrait voir à s’entendre- Cherchons, chez l’auteur même, un exemple. Un opulent et vaniteux banquier veut faire entendre dans ses salons une grande cantatrice — « Quelles sont les limites extrêmes entre lesquelles oscillera la transaction ? Le banquier ira jusqu’au point où il préfère se priver de la satisfaction que de la payer ; la cantatrice jusqu’au point où elle préfère la rémunération offerte à n’être pas rémunérée du tout. Ce point d’équilibre déterminera la Valeur de ce service spécial, comme de tous les autres[35]. »—À merveille ! Le banquier est très-opulent et très-vaniteux : il ira jusqu’à 10,000 francs ; il aimerait mieux se priver de la satisfaction qu’il recherche que de la payer plus cher. La cantatrice est gênée d’argent : elle acceptera bien 200 francs ; mais elle préférerait n’être point payée du tout plutôt que d’être payée moins cher. La transaction va donc osciller entre un maximum de 10,000 francs et un minimum de 200 francs ? Où s’arrêtera-t-elle ? Et de quel point d’équilibre nous parle-t-on ?

Ce point ne se trouvera pas ; la transaction ne s’opérera jamais dans les seules données établies par Bastiat. Si par hasard elle s’opérait, ce serait en dehors de toutes les circonstances ordinaires de l’échange.—C’en est je pense assez pour montrer qu’avec la seule ressource de la définition donnée par Bastiat de ses services, toute détermination de valeur est impossible.

Dans cette étude, je me propose plutôt, ainsi qu’on l’a pu reconnaître, de constater les erreurs de mes adversaires que de les redresser. Dans le cas présent, je ne puis guère me dispenser de compléter ma critique en comblant les lacunes de la théorie de Bastiat : c’est presque le seul moyen d’achever de les montrer. Voici donc ce que Bastiat n’a point vu et ce qu’il n’a point raconté. Il n’y a point qu’une cantatrice : il y en a dix de la même force ; et il n’y a point qu’un seul banquier opulent et vaniteux : il y a cent autres personnes aussi vaniteuses, aussi opulentes. Cela dit, le service de l’artiste vaut 500 francs, ni plus ni moins -, parce que cette valeur est une fonction algébrique des variables qui sont : 1° le nombre des artistes, 2° le nombre des riches dilettantes. Et la transaction s’opère tout de suite au taux de 500 francs ; parce que d’une part, si la cantatrice ne veut point chanter pour ce prix, le banquier trouvera neuf autres cantatrices disposées à y consentir ; et parce que d’autre part, si le banquier refuse de donner la somme, la cantatrice trouvera quatre-vingt-dix-neuf autres personnes qui la lui donneront.

C’est tout simplement la loi de l’offre et de la demande que Bastiat a négligé de signaler, parce qu’il ne l’a jamais étudiée ni comprise. S’il n’y avait au monde qu’une seule et unique cantatrice, on la rémunérerait peut-être à raison de 20,000 francs la séance. Et s’il y avait des cantatrices en nombre indéfini, on les aurait pour rien. D’une façon générale, les services valent suivant qu’ils sont plus demandés et moins offerts, ou proportionnellement à leur rareté relative, sur le marché. Et si les services valent quelque chose, c’est que le nombre en est restreint. D’une façon plus générale encore, la valeur naît de la limitation dans la quantité des choses utiles, et elle se mesure sur leur rareté relative, c’est-à-dire sur le rapport de la demande à l’offre en fonction de l’une et de l’autre.

En possession de la loi de l’offre et de la demande, nous pouvons reconnaître combien est vide et creuse la théorie de Bastiat.

Bastiat invente le mot de services et le voilà dans l’enchantement. — « Une foule de circonstances extérieures influent sur la valeur sans être la valeur même : — Le mot service tient compte de toutes ces circonstances dans la mesure convenable[36]. »—C’est ce qu’il faut voir. Service, au dire de Bastiat, implique : 1° l’effort fait par un individu, 2° la satisfaction du besoin d’un autre individu, 3° l’effort évité par le vendeur à l’acheteur. Très-bien ; mais encore comment s’ap précient, s’évaluent les services ? Ce n’est ni par l’effort fait, ni par la satisfaction du besoin : ces deux théories du prix de revient et de l’utilité sont ruinées. Est-ce par l’effort évité ? Cette troisième théorie est simplement ridicule : quel effort m’est évité quand j’achète un tableau de Raphaël ? Encore une fois, comment se détermine la valeur des services ? — Par la libre compassion répond enfin Bastiat.

Cette quatrième théorie n’est autre que la théorie du jugement de Storch. Elle est aussi erronée que les trois premières. Pour juger, il faut avoir les bases du jugement ; pour comparer, il faut avoir les éléments de la comparaison. Quelles sont ces bases ? Quels sont ces éléments ? Ce ne peut être dans tous les cas ni l’effort fait, ni l’utilité, ni l’effort évité. Mais qu’est-ce donc ? — Toutes ces considérations réunies, s’écrie Bastiat, et discutées librement entre les deux contractants de l’échange. — Est-ce bien là votre dernière ressource ? Elle est encore insuffisante ; car : 1° le raisonnement prouve que vous n’avez que de mauvais éléments de discussion : et 2° l’expérience démontre que la valeur ne dépend point de la liberté des échangeants, mais qu’elle s’impose, la même pour tous, à leur volonté.

Si j’achète aujourd’hui sur le marché une paire de souliers, quels que soient les efforts qu’a faits le cordonnier, quel que soit le besoin que j’aie de chaussures, quelle que put être l’effort que j’aurais à faire pour me confectionner moi-même une paire de souliers, quelle que soit ma vanité mon opulence, etc., etc., je paye mes chaussures 20 francs, comme tout le monde, si les souliers valent 20 francs. Pourquoi ? Parce que la valeur des souliers résulte de la comparaison entre la somme des besoins et la somme des provisions, du rapport de la demande à l’offre, de la rareté relative ; et qu’en dehors de cette circonstance précise, indépendante de mon libre arbitre , toute détermination de la valeur est fausse ou impossible.

Bastiat a rencontré sur son chemin la théorie de la rareté ; il lui a fait un reproche et une concession. Examinons l’un et l’autre.

Le reproche consiste en ceci que les économistes qui voient dans la rareté des choses l’origine et la mesure de leur valeur subissent le joug de la matérialité. Que signifie ce barbarisme ? Au dire de l’auteur, si l’on prétend que le rapport du chiffre de la demande au chiffre de l’offre peut donner aux objets leur valeur, on se représente la valeur comme matérielle. Se plaisant alors à prêter aux économistes qui ne sont point satisfaits du rapport des services les idées les plus stupides, Bastiat ose affirmer que, dans leur opinion, les physiciens devront constater la rareté entre la pesanteur et l’impénétrabilité des corps, que les chimistes devront la retrouver par l’analyse… Je m’arrête : il est, je pense, inutile de réfuter cette métaphysique ; et je suis, je l’avoue, quelque peu honteux d’avoir à constater chez un auteur en renom de si tristes étourderies.

Quant à la concession, voici quelle elle est :—« Rareté. J’admets avec Senior que la rareté influe sur la valeur. Mais pourquoi ? Parce qu’elle rend le service d’autant plus précieux.[37] »

La rareté, telle que l’entend ici Bastiat, n’est pas la rareté ; scientifique, c’est la rareté que le vulgaire oppose à l’abondance, comme il oppose le froid au chaud sans connaître les limites de l’un et de l’autre, sans même vouloir accuser implicitement l’existence de limites semblables. Pour le physicien, il n’y a ni chaud ni froid, il n’y a que des températures. Aux yeux de l’économiste, la rareté vulgaire n’est qu’une moindre abondance, comme l’abondance vulgaire n’est qu’une moindre rareté. Si Bastiat eût été réellement un penseur, il ne s’en fût jamais tenu à cet aperçu sommaire. Il eût distingué scientifiquement, d’une part, l’abondance des choses utiles qui se trouvent dans le monde en quantité illimitée, et, d’autre part, la rareté des choses qui ne se trouvent dans le monde qu’en quantité limitée. Alors, en possession du sens économique du mot rareté, il fût convenu que la rareté ne rend pas seulement les choses en général et les services en particulier plus précieux, mais qu’elle les rend précieux, c’est-à-dire qu’elle leur donne leur valeur.

La concession de Bastiat est donc l’aveu de son erreur.

« L’abbé Genovesi disait, il y a cent ans, dans son cours d’économie civile, fondé pour lui à Naples par Intieri : Les seules choses qui n’aient pas de valeur sont celles qui ne satisfont pas nos besoins, ou celles qui, tout en les satisfaisant, ne manquent à personne. (Lezioni di economia civile, II partie, chap. 1er)[38]. » Le principe économique de la rarreté est tout entier dans ces mots. Ce principe a été repris par Senior ; il a été développé avec une grande rigueur philosophique en 1831 par M. Auguste Walras qui l’a victorieusement opposé à la théorie de Ricardo sur les frais de production et à celle de J.-B. Say sur l’utilité[39]. En vertu de ce principe, toutes choses utiles, naturelles ou artificielles, matérielles ou immatérielles : matière première, travail, produits, qui se trouvent autour de nous en quantité limitée sont valables et appropriables. Nos facultés personnelles sont dans ce cas ; c’est-à-dire que les efforts, les peines, les services, comme dit Bastiat, s’y trouvent. Mais la terre y est de même ; elle a de la valeur et elle est l’objet de la propriété, individuelle ou commune.

Le principe économique commun à M. Thiers et à Bastiat est donc faux qui dit que :—Tout homme jouit gratuitement de toutes les utilités fournies ou élaborées par lanature, L’homme ne jouit gratuitement des utilités fournies ou élaborées par la nature que si ces utilités sont dans le monde en quantité indéfinie. Bastiat s’est évertué à soutenir qu’en thèse absolue nous ne payons pas les dons de Dieu. Il prouve que si nous achetons de l’eau, nous ne payons point le liquide, mais le travail du porteur d’eau. Il affirme que nous ne payons point la lumière du jour, la chaleur du soleil. Tout cela est incontestable. Mais il en conclut que nous ne saurions acheter la terre et que nous ne pouvons payer que les services des hommes qui l’ont défrichée, ensemencée, etc., etc. En cela il se trompe grossièrement, faute d’attention. La terre est utile comme l’eau, comme l’air respirable, comme la lumière et la chaleur solaires ; elle est limitée dans sa quantité comme le travail des facultés personnelles. Elle est possédée ; elle se vend et s’achète. Si donc la théorie de la propriété de M. Thiers et de Bastiat, ne justifie point la propriété foncière, c’est que cette théorie est mauvaise, insuffisante ou fausse.

Frédéric Bastiat est mort : je puis me permettre de porter sur son œuvre et sur lui un jugement général dont je me suis abstenu à l’égard des vivants. Il fut un homme de bonne volonté ; mais il eut le malheur de faire de la science sans génie scientifique. Il était de ces hommes dominés par une sensibilité trop vive qui ont dans l’esprit deux catégories d’idées : les unes qu’ils abandonnent à la discussion et qu’ils ne craignent point d’examiner librement eux-mêmes, les autres auxquelles ils se sont pris par la foi et qu’ils ne songent point à éprouver. La science est une jalouse maîtresse qui ne souffre point de tels partages.

Bastiat avait d’avance donné son intelligence en même temps que son cœur à quelques convictions arrêtées et définies touchant la société, touchant la famille, touchant la propriété. Sa religion et sa philosophie ne lui interdisaient point formellement de les mettre en doute et de les scruter : ce fut son génie borné qui le lui défendit ; le coup de balai de Descartes était au-dessus de ses forces. Au lieu de refaire la théorie de la propriété pour la théorie de la valeur, il voulut refaire la théorie de la valeur pour la théorie de la propriété. Il fit de la science de parti pris en vue d’une morale de sentiment.

Quand on exécute un pareil travail dans un iritërfct de fortune ou d’amour-propre, on mérite les plus cruelles, les plus impitoyables rigueurs de la critique. Bastiat fut sincère, et paya sa tentative de sa santé et de sa vie. Paix donc à sa mémoire ! Mais pourtant qu’il soit permis de regretter pour lui, qu’il ait dépensé tant d’efforts à poursuivre une besogne aride et funeste. Qu’il soit permis surtout de regretter pour la science qu’il l’ait entravée, et qu’en rompant la grande tradition économique, il ait peut-être retardé l’avènement de la science sociale[40].

Je ne me dissimule point qu’un jugement aussi sévère porté sur la valeur et le rôle scientifiques de l’auteur des Harmonies économiques pourra froisser quelques personnes. J’aurai du moins la satisfaction de penser que je n’ai rien négligé pour motiver mon arrêt. Maintenant l’on doit avouer que, si le principe de la rareté est le principe fondamental de la théorie de la valeur d’échange ou de l’économie politique, la tendance de Bastiat et de ses disciples n’est qu’une dissidence dans l’école économiste. C’est ce qu’il était, je crois, très-important d’établir nettement à l’heure qu’il est.

Le principe de la rareté se formule ainsi : — La valeur d’échange est un fait naturel qui a son origine dans la limitation en quantité des utilités, et sa mesure dans les circonstances comparatives de l’offre et de la demande.

Et si l’on appelle richesse sociale l’ensemble des choses qui sont tout à la fois : 1° valables, et 2° appropriables parce qu’étant utiles elles sont aussi limitées dans leur quantité, on tire du principe de la rareté la conséquence suivante : —La richesse sociale se divise en trois espèces : 1° La terre, 2° Les facultés personnelles des hommes, richesse naturelle ; 3° Le capital artificiel, richesse produite.

La première de ces deux propositions, aujourd’hui nettement formulée, permet de formuler immédiatement la seconde. Il faut dire à la gloire de l’école économiste que si elle a pour suivi longtemps infructueusement l’analyse philosophique du fait de la valeur et renonciation rationnelle du principe de la rareté, elle n’en a pas moins pour cela toujours trouvé dans l’observation consciencieuse, patiente et approfondie des faits une ressource suffisante pour constater la valeur d’échange de la terre et de son usage. Les physiocrates en premier lieu ; ensuite Adam Smith, David Ricardo, Scrope, Senior, MacCulloch, J.-B. Say ; MM. Auguste Walras, Blanqui, Joseph Garnier, Hippolyte Passy, se sont tous accordés à reconnaître que la fécondité productive du sol est appropriée, qu’elle se vend et s’achète ou qu’elle s’échange. La terre, richesse naturelle, don de Dieu, fait partie de la richesse sociale. Il s’agit donc enfin de constituer une théorie de la propriété qui concorde avec l’économie politique, et non de mutiler les faits naturels et de défigurer la science pour l’accommoder à l’étroitesse des principes moraux de M. Thiers.

Dans cette voie de sincérité et de courage, les économistes que je viens de mentionner, tous ceux qui, selon moi, ont su se transmettre l’un à l’autre les meilleures traditions scientifiques, nous précèdent encore.

Mac-Culloch. « Ce qu’on nomme proprement la rente, c’est la somme payée pour l’usage des forces naturelles et de la puissance inhérente au sol… La rente est donc toujours un monopole. »

Scrope. « La valeur de la terre et la faculté d’en tirer une rente sont dues à deux circonstances : 1° à l’appropriation de ses puissances naturelles ; 2° au travail appliqué à son amélioration… Sous le premier rapport la rente est un monopole. »

Senior. « Les instruments de la production sont le travail et les agents naturels. Les agents naturels ayant été appropriés, les propriétaires s’en font payer l’usage sous forme de rente, qui n’est la récompense d’aucun sacrifice quelconque… »

Enfin aujourd’hui, un certain nombre de publicistes s’autorisent de ces précédents :—« La terre a révélé, dit M. Dupont-White, son caractère de monopole[41]. »

Il serait inutile de multiplier indéfiniment ces citations. Il y en a suffisamment pour justifier une conclusion touchant la situation de l’école économiste à l’égard du problème de la distribution de la richesse sociale. Cette école s’est bornée jusqu’ici à constater scientifiquement en toute impartialité, les faits économiques. Quant aux faits moraux elle ne les a jamais abordés que très-incidemment, s’empressant toujours en quelque sorte de décliner sa compétence, et se bornant à justifier très, sommairement la propriété foncière par les raisons de prescription, d’utilité générale, de nécessité, etc., etc.[42]. C’est à nous à procéder méthodiquement à l’élaboration de cette question ; à voir si ces raisons sont suffisantes pour combler les lacunes de la théorie actuelle de la propriété ; si les propositions empiriques des socialistes, communisme, association, droit au travail, etc., etc., ont quelque fondement sérieux ; ou si plutôt, en séparant nettement la théorie de la richesse sociale de la théorie de la distribution des richesses, l’économie politique de la morale, et en cherchant dans une philosophie réellement humanitaire un plus large principe de propriété, nous n’aurions pas des chances presque certaines de rencontrer du même coup la solution de la question sociale.

§ 6. Conclusion

Cette étude n’a pour but de mettre en lumière aucune des vérités sociales qui pourraient être des plus neuves et des plus fécondes. Elle tend uniquement à convoquer quelques esprits à la recherche de ces vérités en leur indiquant autant que possible la direction générale, qu’ils auraient à suivre. Je crois pourtant que sans excéder les limites de mon programme, et sans quitter le rôle critique pour le dogmatique, je pourrais, au point où j’en suis, déduire des observations qui précèdent un certain nombre de considérations importantes sur la méthode à conserver dans l’élaboration de la question sociale. Mais peut-être, en ces matières, vaut-il mieux se contenter d’éveiller l’attention publique, sans trop prétendre à la diriger. Je me borne donc à résumer en quelques propositions les principaux résultats que je serais heureux d’avoir non pas atteints, mais approchés.

I. La solution de la question sociale dépend de la constitution de la science sociale. L’amélioration et le perfectionnement pratiques de notre état social actuel : l’extinction du paupérisme, l’assiette de l’impôt, l’organisation définitive du travail et de la propriété impliquent la connaissance théorique des conditions normales économiques d’une société idéale, et, plus généralement, l’étude rationnelle de toutes les conditions sociales : civiles, politiques, etc.

II. Le socialisme contemporain a eu sa raison d’être dans le malaise d’une société en voie d’organisation, mais encore éloignée du terme de ses efforts. Enflammés d’une ardeur hâtive par la contemplation des misères sociales, les réformateurs n’ont jamais songé à s’élever jusqu’à l’abstraction scientifique. Ignorant tout à la fois la philosophie et l’économie politique, ils n’ont demandé qu’à leur imagination des remèdes aux maux dont s’était émue leur sensibilité. Avec beaucoup de bon vouloir ils ont fait beaucoup de mal en substituant l’empirisme à la méthode.

III. Exempte d’empirisme, mais dénuée de philosophie, l’école économiste n’a jusqu’à présent résolu que le problème de la production. Quant au problème de la distribution et à toutes les questions exigeant le concours simultané de l’économie politique et de la morale, de l’expérience et de la raison, elle commence seulement à en aborder sérieusement l’examen approfondi.

De ces trois propositions, la première est capitale. Elle renouvelle et transforme le socialisme en le faisant d’empirique scientifique. Elle circonscrit l’économie politique dans ses limites naturelles, et montre à la pensée les plus vastes horizons en lui ouvrant le champ de la science et de l’art qui ont pour objet l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en société.

Cela dit, je n’aurais plus à la rigueur qu’à me taire après avoir appelé sur un point si singulièrement important l’attention de mes lecteurs. Mais peut-être, après avoir demandé aux seules exigences de la vérité mes inspirations, ne me sera-t-il pas défendu de chercher, en forme de péroraison, dans des circonstances moins sévères et plus directement saisissantes, d’autres motifs de détermination et d’encouragement pour le travail que j’entreprends.

S’il est consolant de songer qu’un jour la théorie de la société sera constituée ; que la connaissance du bien et du juste arrachée au caprice du sentiment individuel sera remise à l’inflexibilité de la raison ; s’il est enivrant d’espérer que les grandes lois sociales seront établies sur un principe supérieur évident, comme déjà les lois astronomiques le sont toutes sur le principe de l’universelle gravitation, c’est assurément quand on examine dans quel chaos d’opinions superficielles, contradictoires, désordonnées, cette espèce de religion nouvelle portera l’ordre et la lumière. Et pour apprécier l’urgence qu’il y a, de nos jours, à constituer la science sociale, il suffirait peut-être d’un coup d’œil jeté rapidement sur la confusion des idées à l’endroit de la question sociale.

Interrogeons-nous à ce sujet l’esprit public, nous enquérons-nous des dispositions de la foule à l’endroit du progrès économique, nous trouvons d’abord au dernier degré de l’échelle intellectuelle et morale, une tourbe innombrable de gens aussi dénués d’aspirations généreuses que d’idées originales. Ceux-là ne se doutent pas qu’il existe une question sociale. Et comment le sauraient-ils ? Indifférents à tout ce qui ne se rapporte pas directement au train-train de leur besogne, ignorants de tout ce qui sort du cercle de leur routine, un ramassis de lieux communs suffit à leur constituer une morale à la hauteur de leurs facultés. Toute idée qui, née d’hier, n’a pour garant que le génie d’un penseur est à leur sens une utopie ; toute ineptie qui s’étaye de la pratique universelle est à leurs yeux un axiome. Ils voient le droit dans la légalité, non par calcul et par astuce, mais par insouciance et par sottise. Ils ont ouï dire qu’il y avait des philosophes et des savants ; ils ne savent point qu’il y a une science et une philosophie. Le progrès matériel les étonne et les confond ; mais ils n’en admirent que les résultats sans en rechercher les origines. Ils ignoreront toujours que la pratique industrielle naît de la théorie scientifique, que la théorie scientifique naît elle même des spéculations de la philosophie, que la locomotive et le télégraphe électrique procèdent en ligne directe du Novum Organum de Bacon. Ils ne se persuaderont jamais non plus que les réformes politiques et sociales sont l’accompagnement obligé du développement du bien-être. Ils ont des opinions : les uns les ont reçues en dot de leur beau-père, les autres les ont prises en même temps qu’un faux titre de noblesse.

Tels ils sont lorsque leur personnalité n’est point en jeu, lorsque les intérêts de leur fortune, de leur vanité, de leur ambition ne sont point directement froissés ou seulement mis en péril par les efforts du progrès. Supposez-les en place, influents, leur sottise insouciante devient une méchanceté tout agressive ; ils sont moins indifférents et plus égoïstes, moins ignorants.et plus sceptiques ; en somme toujours immoraux et dangereux. Une grande étroitesse d’esprit, quelque bassesse dans les sentiments, voilà ce qui les caractérise. C’est l’un d’eux sans doute qui, fatigué des agitations politiques de son temps, s’écriait avec colère : — « Ah ! çà, quand tout cela finira-t-il ? » On lui répondait : — « Jamais. » Lancés dans ce courant de mécontentement, d’aigreur et de haine, ils deviennent aisément féroces, et feraient volontiers, pour assurer leur tranquillité, quelque Saint-Barthélémy d’idéologues.

Je crois n’être que juste à l’égard des ennemis de la question sociale ; mais comme je ne veux pas être suspect de partialité ; je serai plutôt sévère qu’indulgent pour les amis qui la compromettent. Il est certain d’ailleurs qu’il existe une démocratie de mauvais aloi, née du socialisme empirique, plus funeste peut-être et plus dangereuse pour le progrès que l’apathie ou l’hostilité systématiques des conservateurs de toute espèce. S’il y a d’une part sottise et ignorance, il y a de l’autre ignorance et folie ! Lequel vaut mieux ? — « Toutes les substances de première nécessité devraient être gratuites, » me disait-on un jour. Qui donc proférait cette énormité ? Quelque manœuvre ignare ? Nullement, c’était un médecin qui passait pour instruit. L’agitation de ces prétendus démocrates est encore moins un empressement hâtif qu’une turbulence bavarde et stérile. Ils proclament la question sociale ; ils prétendent y chercher l’équilibre de tous les droits et de tous les devoirs ; mais en réalité qu’y peuvent-ils trouver ? La satisfaction, je ne dirai pas de leur cupidité, non, mais celle de leur amour-propre. En effet, le droit pour eux n’est pas la légalité, c’est l’application de leurs systèmes. Qu’il faille avant tout élaborer les principes ; que, pour être mise en pratique, la théorie doive avoir été sanctionnée par la discussion, c’est ce qu’ils ignorent. Écoutez-les : ils ne défendent point des idées, ils attaquent des personnes. Ils ne se préoccupent pas, disent-ils, de construire, ils veulent démolir, préparer le terrain, faire la place nette, phraséologie vide de sens, grosse de désordre et de misère. Il y en a qui vont plus loin, mais qui, pour être plus précis, n’en sont pas moins égarés. Je passe leurs propos sous silence : ils font frémir ; on entrevoit derrière ces folies en paroles des folies en actions, des luttes, des haines, des vengeances, et les cinq cent mille têtes que demandait Marat pour assurer le salut du peuple. Les conservateurs traitent ces démocrates de démagogues ; eux nomment les conservateurs réactionnaires. Ils s’expliquent les uns les autres. Les conservateurs refusent de se mêler au mouvement social ; les démocrates en question se retirent sciemment de la société ; ils s’en isolent de parti pris. Tous sont également condamnables ; tous sont également en dehors des voies du progrès.

Fort heureusement il se trouve, en dehors de ces faiblesses et de ces exagérations, à un degré supérieur de l’échelle des idées et des sentiments, un ensemble de dispositions meilleures et d’opinions plus sages. Il est un parti d’hommes intelligents et surtout généreux, ennemis du trouble, mais par cela même amis du progrès, craignant les utopies, mais conquis d’avance à toutes les réformes qui se présenteront au nom de la science, de la vérité, du bon sens. Ce parti sans doute ne constitue pas la majorité ; mais s’il n’est pas considérable par le nombre, il l’est par l’autorité morale : l’expérience de l’histoire le prouve. Je pense qu’à toutes les époques les classes supérieures de la société ont été généralement corrompues par le luxe, je pense également que dans tous les temps les classes inférieures ont été dépravées par la misère. Mais je sais aussi qu’il y a toujours eu des exceptions et que ces exceptions ont fait à elles seules l’histoire et le progrès. S’est-on demandé quelquefois chez combien d’individus s’était opéré, dans tous les siècles, le développement régulier des facultés humaines ? Chez bien peu très probablement. Que d’êtres en l’âme de qui la nature avait déposé les germes de la liberté, de la raison, de l’amour sont restés au rang des brutes ! que d’autres y sont retombés ! faute par eux d’avoir pu ou su cultiver ces germes précieux ! Ah ! certes, à qui veut y regarder de près, l’humanité apparaît comme réduite à quelque chiffre bien exigu de personnes morales voulant, pensant et sentant ! Il n’importe : ce petit nombre de privilégiés toujours grossissant a suffi de toute antiquité à maintenir la destinée humaine à la hauteur d’une destinée morale. Il y suffit encore : il y suffira toujours, même à ces heures d’affaissement des passions, d’abaissement des mœurs où la civilisation semble concentrée dans le travail industriel, où les sciences et les arts se taisent, où tout entière aux intérêts matériels, la société ne désire qu’un repos inerte, ne veut ni se souvenir ni prévoir, où comme fatigués de liberté les hommes sembleraient vouloir retourner à l’instinct.

Qui pourrait m’en vouloir d’énoncer que nous subissons une crise de cette nature ? Tout le monde le dit : je ne fais que le répéter. Qui ne s’associerait volontiers à mon espérance si j’ajoutais que, dans ma conviction, nous ne sommes pas éloignés d’en sortir ? Le moment est proche où contre le développement de l’activité purement matérielle l’esprit réagira. Depuis cent ans et plus les sciences accumulent des faits ; bientôt elles trouveront des lois et des rapports. L’immense quantité de matériaux réunie par les efforts de l’observation n’attend plus, pour être organisée, qu’un de ces élans de l’imagination qui saisit une féconde hypothèse, qu’un de ces éclairs du génie qui de tant de matériaux confus fait sortir un édifice. Que paraisse un de ces hommes en qui se trouvent réunies au même degré la patience scrupuleuse du savant et l’impétuosité du philosophe ; que vienne une génération d’érudits métaphysiciens, et les sciences seront organisées.

Enfin, agitée depuis trente ans en tous sens, pressentie, niée, affirmée, attaquée, défendue, la question sociale est mûre. Elle trouvera sa solution dans la constitution de la science sociale. Dans les rangs de ce groupe d’hommes dévoués. prudents, étrangers aux succès comme aux revers des partis, qui se transmettent les traditions du vrai, du bien, quelques esprits se rencontreront qui, se trouvant occupés des mêmes recherches, s’associeront entre eux pour le succès de l’idée. Ils ne seront pas entendus de la foule ; ils le seront des hommes de leur entourage. Ceux-là recevront le dépôt des vérités nouvelles, et sauront peu à peu les faire triompher de l’apathie des indifférents, du mauvais vouloir des égoïstes et de la turbulence des étourdis.

  1. 112,891 ouvrières parisiennes ont été classées de la façon suivante :
    7,108 femmes, filles ou parentes de patrons, dont le salaire n’a pas été relevé ;
    4,157 payées à la semaine, au mois ou à l’année ;
    101,626 ayant un salaire appréciable par journée de travail.
    Parmi ces dernières :
    35, 085 sont payées à la journée ;
    65, 541 sont payées aux pièces.
    La moyenne de ces salaires est de 1 fr. 63 par jour. Il a été constaté un maximum de 20 francs et un minimum de 0 fr. 15.
    950 ouvrières ont un salaire inférieur à 0 fr. 60 ;
    100, 050 ont de 0 fr. 60 à 3 francs. Parmi ces salaires, ceux de 0 fr. 75, 1 franc, 1 fr. 25 sont les plus ordinaires ;
    626 femmes ont un salaire supérieur à 3 francs.
    Les salaires très-bas sont toujours exceptionnels ; ils sont gagnés, par des femmes travaillant à façon, dépourvues d’habileté, et ne donnant le plus souvent que peu de temps à l’ouvrage. Ainsi le minimum de 0 fr. 15 mentionné résulte de la déclaration de deux femmes âgées et infirmes, soutenues par la charité, et cousant cependant à l’occasion des pantalons de toile pour la troupe.
  2. Voici des chiffres. La moyenne des salaires des ouvriers est, à Paris, de 3 fr. 80 par jour. Maximum : 35 francs. Minimum : 0 fr. 50.
    27,453 hommes ont un salaire inférieur à 3 francs ;
    157,216 ont de 3 francs à 5 francs ;
    10,393 gagnent plus de 5 francs.
    Ne sont pas compris dans ces tableaux :
    16,803 jeunes garçons âgés de moins de seize ans ;
    7,851 jeunes filles.
    Ces chiffres et ceux cités plus haut sont empruntés à la Statistique de l’industrie à Paris en 1847.
  3. F. Bastiat, Harmonies économiques, Échange.
  4. Journal des Économistes, septembre 1859.
  5. ÉT. VACHEROT, La Métaphysique et la Science, t. II, p. 679.
  6. Louis Blanc, Organisation du Travail.
  7. Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, pp. 9 et 10. Il faut plus de métaphysique que n’en a M. Louis Blanc à sa disposition pour tenter, avec quelques chances de succès, l’aventure de ces grandes hypothèses historiques. Les hommes qui parlent la langue de la philosophie et qui sont au fait des efforts de l’école allemande pour expliquer l’histoire des sociétés et des religions seront quelque peu surpris de voir accolés dans leur ordre ces trois mots : autorité, individualisme, fraternité, et d’apprendre que le monde commence au catholicisme. L’autorité, que je sache, ne prévalait point dans la république démocratique d’Athènes. Voilà l’une des plus belles époques de la civilisation à rayer de l’histoire de l’humanité parce qu’elle ne s’explique point dans le système de la philosophie communiste.
  8. Louis Blanc, Organisation du Travail, p. 121.
  9. P.-J. Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, t. Ier, p. 274.
  10. Idem p. 285.
  11. Peut-être aurais-je dû discuter encore le système exposé par M. Considérant dans sa Théorie du droit de propriété et du droit au travail. Voyant dans la propriété foncière un privilège, M. Considérant réclame le droit au travail comme une compensation. Pour juger cette idée, un mot suffira. L’organisation de la propriété doit obéir aux lots morales de la science de la distribution ; l’organisation du travail ne saurait dépendre que des règles d’utilité de la production, laquelle est l’objet d’un art, et n’a rien à faire avec la justice. La théorie de la propriété et la théorie du travail sont donc deux théories différentes et par leur caractère et par leur portée. Cela posé, s’il y a, comme le croit M. Considérant, des imperfections dans le mode actuel de répartition de la richesse sociale, il faut les réformer, et non pas conclure de ces imperfections à des compensations en matière de régime industriel. Cette dernière méthode n’a point de sens philosophique ; les résultats en sont empiriques.
  12. R. Venisse, De l’Économie sociale dans l’Échange et le Crédit.
  13. LES 52, par Émile de Girardin. XIII, Le Socialisme et l’Impôt.
  14. Idem, p. 120.
  15. Idem, p. 120.
  16. Idem, p. 129.
  17. Le Socialisme et l’Impôt, p. 130.
  18. Idem, p. 127.
  19. Idem, p. 128.
  20. Idem, p. 134.
  21. Le Socialisme et l’Impôt, p. 124.
  22. « La valeur du blé monte au double du moment où la quantité livrable est affaiblie d’un cinquième, et au triple quand cette quantité est affaiblie d’un quart. » (H. Passt, Valeur. Dictionnaire de l’Économie politique, T. II, p. 811.) Le rapport dont nous parlons n’est donc pas simple ; il n’en est pas moins mathématique.
  23. Louis Blanc, Organisation du Travail, p. 26.
  24. M. A. Thiers, De la Propriété, p. 11.
  25. Idem, p.6.
  26. Idem, p.13.
  27. De la Propriété, p. 27.
  28. De la Propriété, pp. 31, 33.
  29. De la Propriété, p. 3.
  30. F. Bastiat, Harmonies économiques. Propriété, Communauté.
  31. Harmonies Économiques, Besoins, Efforts, Satisfactions.
  32. Idem. Propriété, Communauté.
  33. Harmonies économiques, Propriété, Communauté.
  34. Harmonies économiques, De la Valeur.
  35. Harmonies économiques, De la Valeur.
  36. Harmonies économiques, De la Valeur.
  37. Harmonies économiques, De la Valeur.
  38. Joseph Garnier, Éléments de l’Économie politique, 3e édit. p. 58.
  39. M. Auguste Walras, De la nature de la Richesse et de l’origine de la Valeur.
  40. Il convient de dire qu’à un autre point de vue que celui de la constitution de la science sociale, Bastiat est digne de sérieux éloges. Il fut un pamphlétaire brillant au service du libre-échange. Ce n’est pas tout encore : la grâce de son esprit et les charmes littéraires de son style ont singulièrement contribué a populariser l’économie politique.
  41. M. Dupont-White, L’Individu et l'État, 2e édit. p. 56.
  42. Dans les ouvrages des publicistes tout à fait contemporains, j’entends de ceux qui jouissent d’une certaine réputation et de quelque autorité, on trouve autre chose que l’audace irréfléchie des socialistes ou la réserve exagérée des savants. Au nombre de ces économistes philosophes, je dois citer en première ligne M. Baudrillart, auteur des Études de philosophie morale et d’économie politique et d’un livre tout récent : Des rapports de la morale et de l’économie politique. M. Baudrillart fonde le droit de propriété sur la personnalité ; et généralement il porte dans l’étude des problèmes les plus grâves de la justice sociale une profondeur, une sincérité, disons même une hardiesse peu communes. La discussion de semblables idées qui sont également scientifiques et avancées est en dehors du plan de cette Introduction, et les tentatives de M. Baudrillart demeurent à examiner comme les premières qui aient été faites en vue de la constitution méthodique de la théorie de la société.