L’Écornifleur/11

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Ollendorff (p. 38-44).

XI

MES CONFRÈRES

Aussitôt commence la revue des grands hommes « qui ont passé par là », et chaque exemple cité est comme une preuve de mon illustration future. Par la pensée, j’associe mes amis à ma haute fortune.

— « Quand vous en serez là, dit Madame Vernet, vous ne nous regarderez plus. »

Je me dresse brusquement, frémissant. Je la fixe, et, comme si elle était déjà ma maîtresse, lui jure, du geste, une fidélité éternelle.

Mon exaltation calmée, nous reprenons notre causerie intime sur le monde des lettres. Je deviens soudain l’ami des auteurs célèbres. Par principe, je dénigre tous les hommes de talent, un ou deux exceptés, les deux plus vieux, les plus inaccessibles, ceux qui se trouvent trop loin et trop au-dessus de moi pour être des rivaux, et que je vénère ainsi que des demi-dieux, les lèvres remuantes. Mais, mon acte de foi terminé, qu’on ne me parle plus de ces hommes ! Ils montrent, à vivre, une obstination indécente, aimantent toute la quantité d’admiration disponible dans l’air ; et, sans jalousie mesquine, par humanité seulement, je leur souhaite ce qui leur manque pour être complets dans l’absolu : une prompte mort.

MADAME VERNET

Êtes-vous heureux de connaître ce monde !

HENRI

Oh ! croyez-vous ? Habitude et perspective ! Ce sont des gens comme vous et moi, plus simples qu’on ne pense. Ah ! j’adorerais la vie de famille, le repos du dimanche. Je me réserverais de transporter dans mes livres, dans mon œuvre, mes désordres, mes tares, mes vices intellectuels.

Je dis « mes livres », « mon œuvre » : si on me poussait, je dirais « mon public ».

Puisque les artistes sont des hommes comme lui, Monsieur Vernet se rassure. J’ai trop adouci le monstre, et, sans transition, je le refais dangereux.

HENRI

Si nous sommes gentils avec les autres, ceux qui ne sont pas du métier, nous nous dévorons entre nous. Qui dit « homme de lettres » dit « mangeur de confrères et déchiqueteur de renommées ».

MADAME VERNET

Cependant, vous êtes d’accord sur ce point que Sully-Prudhomme, François Coppée, Leconte de Lisle sont des poètes de génie.

HENRI

Pu ! tu ! tu ! comme vous y allez ! Et d’abord qu’est-ce que le génie ?

MONSIEUR VERNET

Mais que faites-vous des actrices ? En connaissez-vous vous quelqu’une ? En avez-vous vu de près ?

HENRI

Comme je vous vois, dans leurs loges, ou chez elles.

MONSIEUR VERNET

Comment est-ce une loge d’actrice ?

HENRI

Il y en a de très bien. D’autres sont infectes.

MONSIEUR VERNET

Et elles vous donnent des billets ?

HENRI

Je n’en ai pas besoin. Vous êtes, supposez-le, rédacteur du Figaro, du Gil Blas, d’un grand journal. Vous allez au contrôle d’un théâtre, vous présentez votre carte, on vous remet un coupon.

MONSIEUR VERNET

Un fauteuil d’orchestre, veinard !

HENRI

Peuh ! on s’en lasse. Je me mets à votre service.

MONSIEUR VERNET

Ce n’est pas de refus. Nous ne sommes point gâtés, et, quand il faut aller au théâtre en payant, on y regarde à deux fois. Encore si on connaissait la pièce, on ne courrait pas le risque d’écouter des choses qui souvent vous endorment.

MADAME VERNET

Le théâtre m’amuse toujours, quand même, et un soir que vous ne saurez pas quoi faire de vos billets…

Je ne fréquente ni auteur célèbre, ni actrice en vogue. Je connais deux ou trois grues à cent sous et quatre ou cinq petits jeunes gens qui ont tous beaucoup de talent, le même âge que moi et font des vers très bien. Jamais un confrère n’a dit de mal de moi, pour cette raison que mes confrères m’ignorent, et les huailles de la foule ne m’empêchent pas encore de dormir. J’ai aperçu Leconte de Lisle au boulevard Saint-Michel et François Coppée sur le pont des Arts. Si j’en parle comme de copains, je tremble à l’idée d’aller les voir. Théodore de Banville m’impressionne moins. Est-ce parce qu’il donne, sans morgue hautaine, des vers à un journal quotidien de deux sous ? Les autres grands hommes ne me sont familiers qu’en photographie. J’ai eu la chance d’entendre causer une belle et innommable actrice de l’Odéon ailleurs que sur la scène. Elle courait derrière un omnibus, et criait au conducteur :

— « Voulez-vous arrêter ? Arrêtez donc, nom de Dieu ! »

Mais je trouve tant de charmes à étonner mes chers amis. Ils disent :

— « Continuez ! »

clignent les yeux, sourient complaisamment, puis se regardent l’un l’autre, en remuant la tête, comme piqués par des insectes. Je ne m’en veux pas trop de mon inoffensive vanité. Seulement, j’ai pris une attitude qu’il faut garder.

— « Je vous quitte ; on ne s’ennuie pas en votre société, mais je suis « obligé » d’aller voir le troisième acte de Merlinette, qu’on dit très torsif, et de rejoindre ensuite quelques amis qui m’attendent pour souper. »

Vainement on me tend un dernier verre de chartreuse : je me lève, content de vivre, distingué.

« Heureux, heureux homme ! » répète Madame Vernet.

Quel acte ? Qui me paierait une choucroute ?

Dans la rue, la pluie tombe. Au bout d’une centaine de pas, mon pantalon, que j’ai dédaigné de relever, fait « flac, flac » sur mes talons. Les becs de gaz brillent comme des yeux en larmes. Des gouttes d’eau, langues humides, me font froid au cou. Je regagne ma petite chambrette, si tiède que je crois, ouvrant la porte, non entrer, mais continuer à être sorti, et je me couche en prenant la précaution d’installer sur mes pieds ma descente de lit et ma valise pleine de linge sale. C’est lourd mais chaud, et cela fortifie les chevilles.

Ah oui ! heureux homme !