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L’Écornifleur/13

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 50-56).

XIII

COUPS DE SONDE

Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il de sable ou de rocher, tapissé d’herbes serrées ? J’avancerai à tâtons. Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Je dîne bien et souvent. Je dis des vers à la satiété de tous. Mais ne dois-je pas à mon éducation littéraire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet ? Tous les amis d’une femme sont ses amants. Chacun sait cela. Témérairement je m’efforce de le faire entendre à Monsieur Vernet :

— « Entre un homme et une femme, l’amitié ne peut être que la frêle passerelle qui mène à l’amour ! »

Monsieur Vernet, inquiet, ne répond rien. Plus tard, quand le moment sera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiques d’amitiés d’homme à femme restées pures malgré les apparences, il ne manquera pas de me rappeler mon mot.

Nous ne rivalisons encore que de générosité. Nous nous estimons pour notre indépendance de caractère. Elle se traduit par des expressions familières et même grossières. Monsieur Vernet, homme mûr, connaît la vie. J’ai aussi ma petite expérience. Nous nous énumérons nos aventures, dont quelques-unes sont scabreuses ; mais nous avons deux ou trois principes inébranlables, auxquels notre dignité en péril s’est toujours, par bonheur, accrochée. C’est ainsi que la femme d’un ami est sacrée. Nous comprenons le vol, le viol d’une jeune fille, tous les crimes : nous n’admettons jamais, sous aucun prétexte, qu’on prenne la femme d’un ami.

Ayant le moins à craindre, je me révolte avec le plus d’indignation ; je plaque mes deux mains sur les larges épaules de Monsieur Vernet, comme si nous allions lutter corps à corps, et je lui dis :

— « J’ai un ami, de mon âge, que je respecte autant qu’un frère aîné. Il rencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s’attache à elle, n’ignore pas qu’il a eu plus d’un prédécesseur, mais ne songe qu’au dernier. La manière dont ils ont permuté le préoccupe :

— « Quand l’as-tu quitté ? »

— « Encore ! Mais puisque je ne l’aime plus. »

— « Réponds : quand l’as-tu quitté ? »

— « Quand je t’ai trouvé. »

— « Alors c’est moi qui l’ai remplacé. »

— « Naturellement. »

— « Ainsi, tu l’as planté là pour moi, à cause de moi ? »

— « Sans doute : pourquoi ? »

— « Pour rien », dit mon ami.

Il prend son chapeau, part et ne revient plus.

— « C’était exagéré, dit Monsieur Vernet, mais tout de même gentil de sa part. Il compatissait à l’infortune d’un étranger ! »

Je n’ajoute pas :

— « L’ami c’est moi ! »

On le devine aisément.

J’ai en effet une collection d’amis imaginaires que je fais intervenir à propos, infâmes ou vertueux, selon la thèse à soutenir. J’en ai de très riches : ils possèdent des châteaux à l’étranger, et, importuns, me supplient d’y aller passer quelques mois. J’en ai de pauvres, qui mènent, dans l’ombre, une vie de reclus, et préparent leur grand œuvre silencieusement.

— « Mais quant à cet autre, dis-je, il m’est impossible de le voir sans dégoût, et je n’en parle que pour provoquer un haut-le-cœur. Croyez-vous qu’il s’est installé au milieu d’une famille complète ? Il la ronge, pourrit la mère, conseille le père, dirige l’éducation des enfants, préside à table, et organise la dépense ! »

Les bras croisés, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote, je pose à Monsieur Vernet cette question :

— « En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là ? »

— « Je dis que c’est un cochon, voilà ce que je dis ! »

De mon côté, je fais :

— « Bêe, bêe. »

comme une chèvre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dans une ordure.

— « La femme qui s’oublie, dit Madame Vernet, les yeux baissés sur son ouvrage, n’est pas une femme intelligente. Il me semble à moi que, si j’étais sur le point de commettre une faute, je m’abstiendrais par bon sens, après avoir raisonné. »

— « Raisonnez un peu, voyons ! »

Elle ne répond pas. Pour l’encourager, au cas où, quelque jour, elle serait tentée de risquer une avance, je parle de ma timidité auprès des femmes.

— « C’est comme cela. Je n’ai jamais pu faire le premier pas. Je ne me rends compte de ce que peut être une déclaration que par mes lectures. Je me mettrais volontiers à croupetons aux pieds d’une femme si j’étais sûr de son amour ; je lui dirais que je l’aime, à quatre pattes ou sur le dos, après. Mais avant, j’ai peur de me tromper, une peur bizarre, bleue. Je n’exige pas que les rôles soient intervertis, mais il faut que la femme me fasse signe d’approcher, me promette la réussite par une télégraphie nette. Sans cela nous pourrions rester indéfiniment côte à côte. »

Madame Vernet est prévenue.

— « Vous avez dû laisser échapper de belles occasions ? » dit Monsieur Vernet.

— « C’est possible ! » dis-je sérieusement, sans m’apercevoir que je me rends grotesque même aux yeux du mari. Une mélancolie soudaine m’envahit. Je crois entrer dans une brume épaisse qui me cache le monde extérieur. Je parle pour moi seul, tout entier à des souvenirs écœurants.

— « Quels êtres vils peut faire de vous le désir de la femme, de sa chair ? — car son cœur nous est précieux comme une vieille botte dépareillée, et son âme vaut la vessie d’un poisson qu’on vide. C’est donc pour coucher avec une femme, pour pétrir son corps, en boulangers, avec des han ! han ! gutturaux et sourds, que nous bravons notre mépris. Oh ! si je ne craignais lâchement d’être aussitôt métamorphosé en idiot, je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me ferais eunuque. Je me couperais, et je jetterais avec dédain la cause de tous nos maux au premier canard venu ! »

Monsieur Vernet trouve qu’il n’y a que moi pour avoir des idées pareilles, et Madame Vernet, tellement courbée en deux qu’on ne voit plus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu.