L’Écornifleur/19

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 80-86).

XIX

CIVILITÉS

MADAME VERNET

Monsieur Henri, avez-vous du savon ?

HENRI

J’en ai, Madame, merci.

MADAME VERNET

Dites-moi s’il vous manque quelque chose.

HENRI
Il ne me manque rien : vous êtes trop bonne.

Elle ne m’a pas encore prié de « voir en elle une seconde mère ». Elle n’entre pas dans ma chambre, et quand elle me montre un objet de toilette, je ne vois que sa main, un peu de son bras. Sa main est trop courte, trop sanguine. Au moindre effort, les veines ressortent, et Madame Vernet semble alors avoir des bouts de laine bleue sous la peau. Mais son bras est rond et blanc. Si une tension le découvre, la manche, quoique large au poignet, remonte peu, s’arrête avant d’arriver au coude, et l’étrangle.

— « Avez-vous une brosse ? »

Encore ! J’ai peur de la voir entrer, et je n’ose pas faire ma toilette. Poète, je porte des bretelles qui tirent, comme une oreille, mon pantalon, et l’élèvent jusqu’à mes aisselles. Mon ventre, au chaud, paraît emmailloté. Debout, inoccupé, je cause, à travers la porte, avec Madame Vernet. Je n’ai pas été, jusqu’ici, gâté par les attentions des femmes, et tant de sollicitude m’amollit.

MADAME VERNET
Êtes-vous bien ? soyez franc !

Plus j’affirme être comme « un coq en pâte », plus elle s’excuse et s’ingénie. Mes protestations que tout est pour le mieux l’encouragent à trouver que tout est au pire :

— « Ah ! ces marins, ce sont de braves gens, mais ne leur demandez pas autre chose. »

Et peu à peu, nous poussant l’un l’autre, nous en arrivons à traiter cette chambre, moi de palais, elle de taudis.

— « C’est à peu près propre, voilà tout ! »

Nous perdons un temps précieux. Je dis :

— « Merci, merci, merci. »

un grand nombre de fois, sans m’arrêter, pour en finir, car la manie de déprécier ce qu’on fait d’obligeant agace plus que celle de s’en vanter.

Nous sortons. Madame Vernet connaît le pays, m’en fait les honneurs. D’abord elle me présente aux pêcheurs Cruz, nos propriétaires.

— « Monsieur et Madame Cruz. »

— « Monsieur Henri, un jeune ami de mon mari. »

Les Cruz, en entendant prononcer leur nom et le mien, se demandent ce qu’on va leur faire. Je les salue de la tête : ils me le rendent du genou. Je dis :

— « On m’a parlé de vous en des termes si excellents que je crois serrer la main à de vieux amis. »

Est-ce que je les prends pour des confrères ?

Ils répondent enfin :

— « Nous sommes ben aise ! »

On ne le croirait pas. On a dû leur couper les paupières pour qu’elles saignent ainsi. Le mari a un collier, une fourrure, un boa de barbe, et quand il se met à rire, c’est pour si longtemps, qu’on pourrait, chaque fois, compter toutes ses dents, une à une, et faire la preuve. Madame Cruz, au contraire, a la bouche mince, froncée. Elle prise, et son nez recourbé, à la pointe remuante, semble toujours en train de piquer sur sa lèvre les brins de tabac qui retombent.

Madame Vernet leur parle avec volubilité, prend des nouvelles du poisson, et m’explique ce que je ne comprends pas, juxtaposant les mots difficiles.

Les pêcheurs, rouges, considèrent avec stupéfaction mon visage pâle. J’ai les pommettes saillantes. On m’affirme que dans deux mois d’ici je ne pourrai plus mettre mes faux-cols et que l’air de la mer aura bouché tous les trous.

— « À tout à l’heure ! » dit Madame Vernet.

Ils attendent qu’elle répète encore les noms. Nous nous apitoyons sur leur sort. Leur hâle et leurs yeux sanglants m’ont frappé, et je crée en moi-même un type de marin supérieur, amant de la mer, épris du péril et du rêve, sentimental et sauvage, que je confonds maladroitement avec le père Cruz.

Je l’admire avec effroi ; je voudrais soulever son crâne, pour voir à nu les impressions qu’ont laissées là les éléments en lutte, les spectacles grandioses. En même temps, je fais peu de cas de ma propre personne. Que suis-je, comparé à ces héros de tous les jours ?

Madame Vernet n’est pas moins troublée, et déraisonne avec plus de bruit.

MADAME VERNET

Avouez qu’au point de vue artiste, un marin nous intéresse plus qu’un paysan.

HENRI

Celui-ci courbe le front vers la terre ; celui-là regarde au loin ou lève les yeux au ciel.

MADAME VERNET

Le marin pêche surtout la nuit. Il met dix lieues entre la terre et lui, et, là, seul « entre deux immensités », sur une planche large « comme la main », que la rapidité du courant fait gémir « comme un violon », à la merci des trombes, des brumes, des grands vapeurs qui peuvent le couper en deux sans qu’il ait le temps de crier gare, il attend le poisson « mobile ».

HENRI

Le paysan travaille le jour. La première odeur qu’il respire en quittant « sa chaumière » est celle du fumier étalé devant la porte. Puis il laboure, somnolent, entre les deux bras de la charrue, le nez au derrière d’un cheval ou d’un bœuf écaillé de crotte. Que voulez-vous qu’il ressente ?

MADAME VERNET

Le pied sur le plancher des vaches, le marin jette son or avec indifférence.

HENRI

Le paysan est avare, et, malpropre, il n’a qu’une chaussette, celle où dorment ses gros sous.

Ainsi chantant notre hymne, nous mettons en strophes égales la grandeur du marin et la bassesse du terrien, tout près de soutenir que ces hommes qui s’agitent ont pêché et vendent leur poisson pour l’amour de l’art. Nous nous élevons ensemble, et nous nous sourions, ivres d’espace, sur des hauteurs.