L’Écornifleur/28

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Ollendorff (p. 137-141).

XXVIII

À TABLE ! À TABLE !

MADAME VERNET

Comment la trouvez-vous ?

HENRI

Oh ! les jeunes filles !

Je hoche la tête et fais la moue, tristement. Madame Vernet est gaie, et je ne lis dans ses yeux ni défi ni promesse.

MADAME VERNET

N’est-ce pas qu’on est bien ici ?

MONSIEUR VERNET

Je te crois !

Il a un complet de molleton bleu. La jeune fille regarde les assiettes. Elles sont à fleurs et à légendes ; l’huilier est à fleurs ; la suspension est à fleurs. Les murs sont peints en bleu tendre. Sur la commode, on voit trois globes de verre : celui du milieu recouvre la couronne de mariée de Madame Cruz. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Sur la cheminée on voit encore trois globes de verre. Celui du milieu recouvre la Sainte-Vierge et le Petit Jésus. Jésus a perdu sa tête, mais la Sainte-Vierge a sur la sienne une pomme d’or, et elle se tient raide, de peur de la laisser tomber, comme si elle attendait la flèche de Guillaume-Tell. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Aux deux bouts de la cheminée, deux chiens indescriptibles sont assis sur leur derrière de porcelaine. Dans des cadres dorés pendent des mers, des vaisseaux, des ports, des tempêtes. Devant moi, une glace reflète la manière dont je mange. J’y mire mes gestes, mes bouchées, la propreté de mes moustaches, et la distinction de ma main, quand je bois, le petit doigt en l’air.

MONSIEUR VERNET

Trouvez-moi des œufs comme ceux-là à Paris ! Voilà un poisson qui n’a pas été conservé huit jours dans la glace !

Arrivé depuis une heure, il se sent déjà mieux. Il trouve la soupe bien trempée, « comme de l’acier ». Il tape fortement sur sa large poitrine :

— « L’air de la mer nourrit ! »

Avec beaucoup de viande autour, car nous mangeons magnifiquement. Nous ne nous arrêtons que pour compter la mangeaille avalée.

MADAME VERNET

Comme un voyageur se retourne et regarde le chemin parcouru.

Elle affecte un goût, jusque-là contrarié, pour la nourriture simple. Elle laisse le vin aux gens des villes et veut boire du cidre. Ses lèvres se resserrent, feuilles de sensitive. Sourit-elle ? grimace-t-elle ? Elle aime le pain de ménage, dur, noirâtre au moins, les couteaux qui ne coupent pas, les verres sans pied. Elle souhaite des chutes d’insectes dans les plats.

MONSIEUR VERNET

À la guerre comme à la guerre !

Tous, nous éprouvons le besoin de mettre en harmonie nos impressions et les choses qui nous entourent. Monsieur Vernet se lève, va à la fenêtre, fait un grand geste de bras, puise de l’air, en boit à pleine gorge. Il était temps ! Il étouffait dans l’atmosphère viciée qui appauvrit le sang des citadins.

Les poumons enfin gonflés, il se remet à manger.

Je suis encore vaguement triste ; mais, après avoir fait quelques mots d’esprit qui égaient la société, je reprends conscience de moi-même.

MONSIEUR VERNET

Vous avez joliment engraissé depuis que vous êtes là. La mer vous a refait le coffre. Seulement il faut manger.

Il me remplit mon assiette. En silence, nous luttons à coups de dents. Madame Vernet répète qu’elle adore le pain dur. Monsieur Vernet lui passe toutes ses croûtes. Mademoiselle Marguerite ajoute les siennes, et j’offre timidement les miennes. Cela devient un jeu. Je me bourre de mie, afin qu’elle ne manque pas de croûte, et paierais d’une indigestion le plaisir d’éprouver la solidité de ses dents. Mais je suis vaincu par Mademoiselle Marguerite : c’est elle qui mange le plus et fournit le plus de croûtes. Son nez respire pour sa bouche en travail et pousse un bourdonnement continu.

Je l’entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir. Parfois elle essaie de rire. C’est un drame. Elle s’étrangle. Les bouchées remontent, ses joues s’enflent, ses lèvres s’ouvrent malgré ses efforts, et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette déployée toute grande, un jet de choses blanches semblables à la râpure de corne qu’on met dans les boules de verre pleines d’eau pour imiter la neige.