L’Écornifleur/55

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Ollendorff (p. 307-309).

LV

ADIEU !

Installé, les jambes allongées, le coude dans l’embrasse, tandis qu’au passage du train les pommiers courent, des poulains s’effarent, des perdrix s’envolent, moi je me sauve !

Il était temps. Le désastre aurait éclaté. Entre deux excitants également imprenables, je perdais la tête.

Mes amis m’ont donné ce qu’ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bons maintenant à mettre dans des mémoires. Afin que Marguerite m’oublie, on lui achètera un poney, propre à la selle. Le premier amour d’une jeune fille se passe en exercice, et le dernier d’une femme mûre en paroles. Madame Vernet sera sage, et dira :

— « Je remercie le hasard, qui me l’avait envoyé et me le reprend. Notre brève aventure se termine bien ; une femme honnête n’en rougirait pas. Je souffrais des nerfs, de la sensibilité : ils se calment… Je connais au fond de moi un coin rafraîchissant où je pourrai me retirer loin de mon mari, quand j’aurai besoin d’être seule. Il faut des souvenirs à une femme qui vieillit. J’en ai fait ces temps-ci provision. J’ai été tentée de me mettre au café, et je vois que je me contenterai d’un canard. »

Ainsi songera Madame Vernet dans une buée de mélancolie. C’est Monsieur Vernet qui me regrettera le plus, à cause de l’argent qu’il m’a prêté.

Comme c’est bon d’avoir la conscience à peu près nette ! Car enfin j’aurais pu mal agir, déchirer jusqu’au cœur ceux que je n’ai qu’égratignés. J’entends alors Monsieur Vernet :

— « Vous êtes l’amant de ma femme et vous êtes l’amant de ma nièce ! »

Je sens sa lourde main sur mon épaule.

Oh ! je me forme petit à petit.

L’humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagon casse un des fils qui me retenaient là-bas ; celui-ci me mettait en communication avec l’amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-là avec l’innocent éveil de cœur de Marguerite, cet autre avec les bons repas, la table, le lit hospitaliers.

Tous se brisent. Les bouts s’accrochent à mon âme, et je pourrais la secouer comme un tablier de couturière.

Mes chers amis, une dernière fois merci et adieu ! Il ne me reste plus qu’à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le Journal des Goncourt :

« À céder un parasite qui a déjà servi. »