L’Écornifleur/6

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Ollendorff (p. 15-16).

VI

MADAME VERNET

Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se tut.

— « Et vous, Madame, à quoi donc passez-vous vos loisirs ? »

Je disais « donque », et en général j’exagérais les liaisons, le soin avec lequel nous lions nos mots étant le signe certain qu’on nous en impose.

— « Je lis un peu », dit-elle.

Aussitôt je prononçai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle m’avoua qu’elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la mine sévère et condoléante du monsieur qui découvre une ignorance, j’eus la lâcheté de dire :

— « Tant mieux pour vous ! » la lâcheté de le répéter et de commencer l’éloge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet :

— « Une femme doit avoir au moins quelques notions d’histoire et de géographie. »

— « Sans doute, dis-je, et d’arithmétique. »

— « Et de musique », dit-elle.

— « Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt. »

Bientôt je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez correctement, en disant « mélieur » au lieu de meilleur. Elle aimait la peinture-poésie et la poésie-peinture. Elle désirait élever son âme de temps en temps, comme on fait des haltères, par récréation et par hygiène. Aux beaux endroits d’un livre, elle ne s’en cachait pas, ses yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vidé bien des coupes, et la façon dont elle parla de l’amertume des choses me fit comparer sa vie à quelque tonneau qui a trop roulé et où la lie se dépose, tandis que, couard, cinq minutes après avoir glorifié la femme qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout.