L’Écriture de sable

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Charpentier (p. 39-43).


L’ÉCRITURE DE SABLE


Un vieux cep de vigne se tord contre la chaux roussie de la muraille et retombe sur les faïences vertes encore brillantes, de la fontaine turque, en une étreinte lasse et fraternelle.

La rue au pavé noir monte étroite, capricieuse, étranglée entre l’affaissement sénile des maisons centenaires, penchées sur elle par leurs étages en surplomb.

Un jour discret, verdâtre, glisse à travers le fouillis des porte-à-faux dorés par le temps. De mystérieuses petites meurtrières s’ouvrent dans l’épaisseur des murs, trous noirs ne révélant rien. Les portes cloutées sont basses, renfoncées, énigmatiques.

Vers le haut, la ruelle s’engouffre sous une voûte sombre surbaissée.

Tout est mort, tout est silencieux, dans ce coin du vieil Alger barbaresque.

Seule, une boutique de fruitier arabe jette sa note gaie dans tout cet assombrissement des choses. Une échoppe étroite où s’entassent, en des mannes et des couffins, les pommes dorées, les poissons luisants, les légumes plantureux, les roses carottes, les raisins blancs, les noirs, lourds et gonflés de suc miellé, les citrons verts et les tomates surtout, la gloire écarlate des tomates qui saignent sous les rares rayons obliques du soleil intrus…

À côté, dans une niche encore plus petite, en contre-bas de la rue, habite le taleb marocain El Hadj Abdelhadi El Mogh’rebi, sorcier et médecin empirique.

El Mogh’rebi peut avoir cinquante ans. Long, très mince sous sa djellaba brune, il porte un turban volumineux, contrastant étrangement avec la maigreur osseuse de son visage bronzé, aux yeux pénétrants et vifs. Il ne sourit jamais.

Son mobilier est fruste : une natte, deux coussins couverts d’indienne jaune, une couverture djeridi rouge et verte pour toute literie, deux ou trois petites étagères marocaines anxieusement fouillées et peinturlurées, chargées de vieux livres jaunis, de fioles de drogues et d’encre, quelques petites marmites et un réchaud arabe en terre cuite, un mortier en cuivre et une meïda, basse petite table ronde.

El Mogh’rebi, accroupi sur sa natte, attend avec une indifférence songeuse ses clients.

Depuis vingt ans, les habitants du quartier sont habitués à voir le taleb ouvrir sa boutique avant le jour, aller faire ses ablutions à la fontaine et rentrer pour prier et préparer lui-même son café.

Parfois, un passant s’arrête, souhaite au taleb la paix et la miséricorde divine, puis, retirant ses souliers, entre et s’accroupit en face d’El Mogh’rebi.

Tantôt, c’est quelque vieux maure en costume aux nuances claires, tantôt un notable de l’intérieur, amplement drapé de laine et de soie blanches, coiffé du haut guennour à cordelettes en poil de chameau, tantôt quelque humble fellah enveloppé de loques fauves, ou une vieille dolente, émissaire des belles dames d’honnête lignée, ne sortant pas, ou une libre hétaïre de la haute ville…

Pour tous les hommes, El Mogh’rebi garde la même politesse grave et bienveillante. Pour les femmes, il est plus négligent, plus familier aussi parfois.

La plupart des clients viennent consulter le taleb sur l’avenir, avec la soif étonnante et déraisonnable qu’ont tous les humains de dissiper la brume bienfaisante des lendemains ignorés…

Le procédé, très vieux, employé par El Mogh’rebi, est l’Écriture de sable. Il remet au client un kalâm en lui recommandant de s’en appuyer la pointe à la place du cœur, en formulant en lui-même sa question.

Puis, il lui demande son nom et celui de sa mère et, sur une planchette de bois jaune polie, il trace un grimoire inintelligible, un carré composé de lettres arabes, finissant vers le bas en triangle. Il se livre à un calcul à lui connu, puis, presque toujours sans se tromper, il dit au client la nature de son souhait : argent, honneurs, amour, vengeance. Jamais il ne précise l’objet lui-même, en indiquant seulement l’espèce. Il prédit alors si l’impétrant obtiendra ou non l’objet de ses souhaits. Les clients habituels d’El Mogh’rebi affirment qu’il ne se trompe jamais…

Le refrain de ses prédictions est toujours le même, qu’elles soient bonnes ou mauvaises : « Mon fils, patiente, car la patience est bonne. Elle est la clé de la consolation. »

Le taleb accepte sans murmurer la rétribution qu’on lui offre.

D’autres fois, ce sont à ses lumières de khakim, médecin, que l’on vient s’adresser. Il a, suspendus aux solives blanchies de son échoppe, des bottes de simples desséchées. Il manie ces herbes avec une science accomplie de leurs différentes propriétés. Par contre, en chirurgie, son savoir est très limité et ne dépasse guère celui d’un rebouteux des campagnes de France.

Il compose également des élixirs et des philtres, il prépare des amulettes, avec une conviction absolue en leur efficacité.

À l’inverse des charlatans européens, El Mogh’rebi fuit les foules et le tumulte et ne se donne pas la peine de débiter des boniments. Pour quelques pièces blanches, il rend les services qu’on lui demande, sans jamais se déranger, sans rien faire pour attirer les clients.

Cette monotonie des choses quotidiennes est comme la condition indispensable de sa vie. Il envisagerait sans doute tout changement comme un désagrément, peut-être même comme une infortune.

Sur ses origines, son passé, sa famille, El Mogh’rebi est muet. L’on sait seulement qu’il est originaire d’Oudjda et habite Alger depuis son retour de la Mecque, il y a vingt ans… vingt ans d’immobilité et de silence sur tout ce qui n’est pas son art.

Ses habitudes, comme le décor de sa ruelle, sont immuables, et ses jours tombent au néant, comme des gouttes d’eau dans le sable.

La soif du merveilleux et de l’inconnu, qui brûle les cœurs simples et angoisse les âmes encore proches de la mystérieuse nature, durera bien autant que la vie d’El Mogh’rebi et de ses émules, et que leur vieille science surannée réfugiée dans les trous d’ombre et de paix des cités de jadis.